Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/07/2014

De quoi me parle-t-on ?

Ce matin, après avoir pris un bol de café, je m’installe devant mon ordinateur, l’esprit ailleurs (où, je ne sais !). J’ouvre le site fatidique « Regards sur une vis-sans-fin » afin d’inscrire quelques riens dans la page blanche. Quel ne fut pas ma surprise de voir que celle-ci n’était plus blanche. Un rectangle avec un dessin et une plage grise est apparu au cours de la nuit.  

– Je rêve, me dis-je. Je passe un voile gris avec la souris dévoreuse et clique sur Suppr. Rien ! L’image est toujours là, ineffaçable. Que signifie-t-elle ?

Le 21, je dévoile le bas

Tiens, cela me rappelle quelque chose. Alors, attendons avec impatience le 21 juillet. Que va-t-il se passer ? 

22/06/2014

L’amour dure trois ans, de Frédéric Beigbeder (Gallimard, 1997)

Le premier chapitre résume tout le livre. Au début tout est beau, même vous. Le bonheur existe, et il est simple : c’est un visage. Vous vous mariez le plus vite possible. Pourquoi réfléchir quand on est heureux ? Penser rend triste ; c’est la vie qui doit l’emporter. La deuxième année, vous comprenez votre femme à demi-mot ; quelle joie de ne faire qu’un. La troisième année, vous ne parlez plus à votre femme. Vous êtes tombé amoureux d’une autre. Il n’y a qu’un seul point sur lequel vous ne vous étiez pas trompé ; effectivement, c’est la vie qui a le dernier mot.

Parler du mariage et de sa fin pendant deux cent pages est en soi une performance. Peut-être se lasse-t-on à la moitié du livre, mais il y a toujours de bons mots, quelques phrases assassines, alors on continue quitte à sauter14-06-20 L'amour dure 3 ans.jpg quelques longueurs. C’est vrai, l’auteur écrit bien et nous fait partager son désarroi. Il a de la verve et cela lui sert pour ses conquêtes, mais la vie passe et qu’en reste-t-il ? Sa thèse : Personne ne vous prévient que l’amour dure trois ans. Le complot amoureux repose sur un secret bien gardé. On vous fait croire que c’est pour la vie alors que, chimiquement, l’amour disparait au bout de trois années. Je l’ai lu dans un magazine féminin… Le coup de foudre, ce sont les neurones du système limbique qui sont saturés en PEA. La tendresse, ce sont les endorphines (l’opium du couple).

Quelques bons mots : La case départ promet tellement. C’est comme si on s’était jusque-là retenu de respirer sous l’eau, en apnée juvénile. L’avenir est l’épaule nue d’une inconnue. La vie vous donne une seconde chance ; l’Histoire repasse les plats.

Ce qu’il y a de beau chez une femme, c’est qu’elle soit saine… Des dents aussi blanches que le blanc des yeux, une bouche fraîche comme un grand lit, des lèvres cerise dont chaque baiser est un bijou, une peau tendue comme un tam-tam, des clavicules fines comme des ailes de poulet, des jambes dorées comme le ciel de Toscane, un cul rebondi comme une joue de bébé et surtout, surtout PAS DE MAQUILLAGE.

Mais aussi de nombreuses inélégances pour faire moderne : Alors il s’est passé une chose terrible : j’ai commencé à garder mes chaussettes pour dormir. Il fallait réagir, sans quoi bientôt je me mettrais à boire ma propre urine. Est-ce utile ?

Bref, un livre, même un roman, mais malgré ses bons mots, qui ne casse trois pattes à un canard ! Un roman de plage ? Non, sans doute un peu mieux.

21/06/2014

La femme, pile ou… face

Vous ne me croirez pas. Ce matin, comme à l’accoutumée, je partis courir dans les rues, le nez au vent, l’haleine fraiche, le pied léger. Mais je n’ai pas les yeux dans ma poche comme ceux qui courent en se concentrant sur eux-mêmes, sans rien voir de ce Paris qui a toujours quelque chose à montrer, voire à dévoiler. Ce fut le cas ce matin. Je m’échauffais doucement, courant en petites foulées, musardant vers une vitrine, regardant pas les fenêtres ouvertes au quatrième étage (les rez-de-chaussée ne sont jamais ouvertes (ça doit cocoter !), observant les passants de dos avant de les considérer de côté, voire de les examiner de face. Une jeune femme marchait élégamment, décontractée, allant dans la vie la tête haute. Je me préparai à la doubler, quand, en m’approchant, je constatai une certaine dissymétrie dans sa démarche. Que se passe-t-il ? me demandai-je. Elle portait une petite robe légère, à mi-cuisse, noire bien sûr, volante et luisante. Tout d’un coup, en m’approchant, je n’en crus pas mes yeux. Si à gauche elle était bien mise et élégante, à droite, sa jambe montait, montait, si haut que l’on voyait non seulement sa cuisse, ferme et galbée, mais également, chose tout de même assez rare à Paris, sa fesse droite, dévoilée, que je ne décrirai pas. Elle allait sans souci, souriant intérieurement, se racontant probablement des histoires, peut-être pensant à ce jeune homme qu’elle avait rencontré la veille dans une de ces invitations à laquelle on se rend pour voir des gens avec qui l’on parle sans  savoir quoi dire. Du coup, je m'interrogeai, me demandant comment j’allais doubler une aussi charmante égérie. Etonnant même… J’arrêtai ma course, fasciné par cette vision insolite, extravagante et peu usitée. Elle poursuivait tranquillement, inconsciente de ses effets. Sa jambe longue comme un canon de fusil, blanche comme une baguette peu cuite, la chair au plus haut tremblante parfois sur un pas moins souple, me laissait béat. Ah, le feu du boulevard ! Dieu soit loué, il est au rouge. Elle n’eut pas à s’arrêter devant les autres passants. Elle traversa en toute dignité, comme si de rien n’était. Pendant ce temps, je me demandais ce que je devais faire. L’arrêter et lui dire discrètement ce qu’il en était. Continuer à courir après m’être amusé quelques instants. Rester derrière elle pour la protéger. Pendant que je m’interrogeais, elle avait traversé la rue et poursuivait sur le trottoir d’en face. Au moment où j’allais moi-même franchir l’asphalte où ne passaient que quelques rares voitures, je la vis poursuivre sa route, toujours digne, encore plus divine, car redevenue symétrique. Entretemps elle s’était aperçue de sa bévue et l’avait corrigée comme si de rien n’était.

Oui, Paris offre toujours quelque chose à voir d’insolite, de drôle, et même parfois d’extraordinaire. Ses femmes restent exemplaires, jamais troublées, l’œil sur l’horizon, jamais inquiétées par un dérangement involontaire qu’elles considèrent comme un épisode sans importance au regard de leur élégance.

14/06/2014

Funérailles

Hier, j’ai assisté à mes funérailles. Je me trouvai là par hasard, à la sortie d’un restaurant, encore alourdi  de ses victuailles sirupeuses, lorsque je vis passer un corbillard tiré par deux chevaux fringants. Le prêtre était mon vieil ami, mais malgré un signe de ma main, il ne me reconnut pas et passa, préoccupé par le vent qui se levait. Comment ai-je su qu’il s’agissait bien de mes funérailles ? Ma famille suivait derrière, à pied, affligée. J’en reconnus quelques-uns. Philbert, mon petit-fils espiègle et trop grand pour son âge. Pricilla, une jeune fille douce, mais coriace. Ma femme, Adélaïde, d’une beauté sauvage, ouverte sur le monde et enfermée de convenance. Mon frère, César, revêtu de dignité frêle, marchant en tant que chef de famille. Mais je voyais également d’autres êtres chers, des amis, tels Montgomery, le grand soldat, Yves Saint Martin, le jockey, Arthur, l’animateur radio. Je m’abritais derrière une colonne de façon à ce que personne ne puisse me voir. Ils m’auraient sauté dessus et fait mourir pour de vrai. Mais au fond, suis-je mort ou non ?

Je fus alors pris de panique. Je me pinçai fortement et poussai un cri de douleur. J’étais bien vivant pourtant ! Peut-être s’agissait-il d’une répétition dans le but de préparer un éventuel décès. Ils avaient pourtant l’air frappés. Une ambiance de catastrophe flottait dans l’air, recouvrant les suiveurs d’un nuage léger, grisâtre, un peu collant. Je voyais une de mes filles, déjà âgée, marcher silencieusement, reniflant et s’essuyant les yeux. Elle paraissait désolée. Mes yeux s’humidifièrent. Je n’allais pourtant pas pleurer sur ma mort alors que j’étais vivant !

Enfin ! La foule anonyme achevait le défilé. Ni une, ni deux, je m’invitai à mon enterrement et pris place derrière les derniers badauds. Ceux-ci parlaient entre eux de tout autre chose : l’accident désolant survenu à la princesse des Asturies lors de son voyage en Andalousie. Elle s’était fracturée le bras en empêchant la chute d’un échafaudage sur une petite fille. Devenue héroïne malgré elle, elle devait fuir les journalistes. Comme le convoi avançait à pas menus, j’eus tôt fait de les doubler sans cependant donner l’impression de vouloir en finir plus vite. J’arrivai à hauteur de mes ennemis ou supposés tels. Il y avait là Hector Malefoi, le secrétaire de l’association des sans-papiers qui m’avait accusé de nationalisme égoïste parce que j’avais énoncé le principe d’instauration d’un quota. Relevant mon col de pardessus, je passais devant lui. Il était tellement occupé à parler avec un collègue qu’il ne m’aurait dans tous les cas jamais remarqué. Je passai devant Emilie Prodhomme, mon ancienne maîtresse, ou presque. Elle gardait cet air mélancolique qui m’avait séduit. Son visage restait beau, jeune, malgré une légère voussure du dos qui mettait en évidence son âge réel. Je la revis nue, souriante, émue, lors de notre première rencontre dans la Tour des Parfums. Elle s’était entourée d’un nuage de « Bienséance », cette senteur créée par Dior quelques années plus tôt. J’avais été ensorcelé alors que je n’avais jamais pensé tromper ma femme. Et encore, l’ai-je vraiment trompé ? Nous ne sommes jamais allés au bout de nos pensées et de nos gestes et nous nous sommes séparés sans avoir goûté à l’indésirable. Je dépassai Arnold Macasse, un vieux grincheux qui toujours ne put m’accoster sans dire : « Bonjour cher ami, j’espère que cette fois vous ferez preuve de bon sens ! » Je ne sus jamais de quoi il parlait. Je le saluai d’un coup de chapeau, sans toutefois insister. Il ne répondit pas.

Ah, ma cousine Germaine, cette chère amie des premières années, qui m’initia aux premiers baisers. Sa bouche, charmante, avait un goût de fraise. Nous passions plus d’une heure, dans le froid du grand salon, à nous bécoter  et nous caresser. Je fis quelques pas avec elle, portant ma main sur son épaule. Elle en rosit un peu, se redressa, regarda autour d’elle et sourit comme si elle rencontrait une vieille connaissance. Interloqué, je lui dis que c’était moi. Mais elle n’entendit pas et replongea dans ses pensées. Ici, le cousin Sigismond, un peu snob en raison de son prénom, mais au demeurant brave et gentil. Il avait épousé une terreur qui hurlait dans l’appartement dès qu’il rentrait du travail. Il finit par ne plus rentrer. Elle hurla encore quelques jours, puis s’assagit. Elle se remaria avec un marchand de canon qui lui disait : « Si tu cries, je t’attache sur le champ de tir et procède aux réglages de la mire. » Elle se calma et ils vécurent quasiment heureux. Je passai devant Epitocle, mon vieux professeur de mathématiques. Que faisait-il là ? Je ne sais. Il m’avait initié à la prédiction par les mathématiques. Il m’était arrivé de passer trois jours enfermé dans ma chambre pour savoir s’il convenait de porter un parapluie ou une ombrelle. Depuis, la météo me donne le résultat sur Internet. Quel progrès !

J’arrivai à hauteur de la famille proche.  Judeline, ma fille devenue artiste, portait un sac transparent empli de pinceaux. Elle en parlait à une autre de mes filles : « Je les ai trouvé au vide-grenier à côté de chez moi. Ils sont bien un peu usés, mais tellement malléables. » Je poursuivis et arrivai à côté d’Adélaïde. Elle n’avait pas changé, portait toujours son sourire candide, sa mèche de cheveux lui tombant sur la joue. Vêtu de noir, elle semblait plus vive, attentive. Elle marchait sereinement, seule devant les autres, sans paraître incommodé par l’absence d’un soutien. Je la saluai au passage, émis un bruit de baiser comme nous avions l’habitude de le faire lorsque nous ne pouvions nous rapprocher. Elle me regarda, parut interloquée, mais j’étais déjà devant elle et ne vis pas comment elle prit la chose. Je poursuivis vers le corbillard, le touchai et d’un saut sans effort me glissai à l’intérieur. Le cercueil s’ouvrit. Je me couchai sur la soie bleu à fleurs jaunes, fermai les yeux et sombrai dans un sommeil sans fin.

Oui, c’est vrai, j’ai bien assisté à mes funérailles et j’y ai même participé.

09/06/2014

Course

Je suis seul dans l’appartement. Vacances ou oppression ? Je ne saurai le dire, tout dépend du moment. Ce matin, vint le moment de se demander ce que je vais me faire à déjeuner. Un rapide coup d’œil dans le frigo met en évidence quelques biens appauvris, insuffisants ou inadaptés pour un repas. L’entrevue du placard à provision n’attire pas non plus l’appétit. J’en conviens, il est temps de faire quelques emplettes pour se sustenter. Je m’empare de la chariote (appellation ancienne et plus sympathique du chariot à provision), fais mentalement l’inventaire de ce que je désire acheter, prends mes clés, claque la porte, descends l’escalier et sors de l’immeuble.

Elle est légère, roule avec facilité, ne fait pas trop de bruit, bref ma compagne est docile, sauf lorsqu’il s’agit de franchir un trottoir. S’y prendre de face ou pas du tout ! J’arrive à la superette du coin et abandonne à son sort ma chariote quesociété,quotidien,vie,expérience je troque contre un engin à roulettes sur lequel on enfile des paniers en plastique. C’est pratique, mais quel étrange ballet que tous ces gens qui, après leurs achats et ayant récupéré leur chariot personnel, retirent les paniers, les entassent sur les autres et posent leur engin dans un coin prévu à cet effet. D’autres attendent presque pour le reprendre et y installer à nouveau des paniers. Je regarde cinq minutes cette étrange chorégraphie avec son rituel immuable, plus ou moins bien exécuté. Les jeunes filles le font en papotant, sans se soucier des difficultés. Les jeunes gens sont moins à l’aise, ils tâtonnent pour trouver les crochets où enfiler les encoches des paniers. Les veilles dames le font par habitude, mais le panier d’en bas est mal encastré sur l’engin. Les femmes sont généralement détachées, considérant cela comme un mauvais moment à passer, sans plus. Les hommes en costume (pas tous) qui passent avant de se rendre au travail pestent de devoir assembler leur véhicule avant de pouvoir s’en servir.

Ca y est, le portail est franchi, je suis dans le magasin. Quel désordre. Des caisses entre deux rangées de conserves, des paquets devant les victuailles, des hommes et des femmes au plastron rouge, couleur du magasin, s’activent pour entreposer les produits à renouveler. Oui, le patron a décidé de remplir ses étals à l’ouverture du magasin. Cela lui revient moins cher que de le faire au petit matin. Les engins mis à disposition des clients n’apprécient pas ce mélange des genres. Heurts permanents, non passage par telle allée, celle où justement je dois aller, carambolage d’amas de conserves mal équarries, la cohabitation est difficile. « Pardon Madame ». Elle tient le milieu de l’allée et l’on ne passe ni à droite, ni à gauche. On ne peut cependant passer au-dessus. Absorbée en contemplation d’une boite cartonnée surchargée de couleurs éclatantes, elle s’interroge vainement pour savoir si elle va l’acheter ou non. Je fais demi-tour plutôt que d’attendre. Oui, c’est vrai, les hommes, surtout en course (pas d’automobile, ni même à cheval), n’aiment pas attendre. Je finis par atteindre le fond du magasin, là où se trouvent les boissons (toujours au plus loin des caisses), lieu que l’on atteint alors que les paniers sont déjà pleins et que les bouteilles peinent à s’encastrer entre les paquets déjà accumulés. Je commence par-là, mais je dois pousser le poids des boissons pendant toute ma pérégrination dans les couloirs et impasses de l’établissement. Mon Dieu, où trouver le poivre en grains que je dois acheter depuis quinze jours ? J’erre dans les couloirs, cherche de haut en bas et de droite à gauche, change de rayon, parcours la moitié de la boutique, pour finalement demander à une charmante employée où il se trouve. Elle cherche trente secondes et m’envoie à l’autre bout. « Merci ». Je m’y dirige, à moitié convaincu de la véracité de ses dires. Mais oui, il est bien là trônant dans un rayon. Mais il n’est pas seul. Il y en a de toutes sortes et de tous emballages. Lequel choisir ? Bref, je prends le premier qui me tombe sous la main et me dirige vers les caisses.

Dernier acte : l’inventaire. Il faut du temps pour s’infiltrer entre les chariots bourrés de toutes sortes de choses. Je finis par m’installer derrière une ménagère au sourire avenant. Quel bonheur. Quelqu’un qui sourit et vous regarde avec gentillesse. Devant elle une autre femme dépose sur le comptoir roulant au caoutchouc mal en point ses victuailles. La caissière venue des îles ne regarde personne. Elle fait défiler les objets qui se présentent devant la glace de son enregistreur, bip…bip…bip… Elle fait défiler son tapis roulant pour alimenter ses mains dévoreuses jusqu’à plus soif. Elle appuie sur un bouton : Dringlllll… Elle empoche l’argent et recommence son manège avec la dame qui me précède. Ah ! Un produit n’est pas étiqueté. Que faire ? Elle sort de sous ses jambes un téléphone, appelle la direction qui détache un spécialiste en patins à roulettes dont la tâche principale est le déplacement rapide dans les allées encombrées. Il zigzague, saute un panier, demande pardon, pardon, pardon… et revient avec célérité : trois euros vingt. La caissière tape et reprend son manège.

Enfin, c’est à moi. Je déballe modestement mes quelques achats non encore payés sur le tapis roulant, passe devant la dame des îles et les récupère, plus lourd cette fois du prix affiché dans la machine. Je sors ma carte, celle qui paye sans que l’on ait besoin de billets. Il y a bien un numéro à taper, mais je le connais par cœur et cela ne me fait ni chaud ni froid. Ca y est. J’ai récupéré ma chariote, entassé mes boissons et victuailles, et franchi en vainqueur la porte de sortie, la tête haute, tirant sur la poignée de ma réserve personnelle comme un joueur de golf avec son attirail. Oui, je ne m’en suis pas mal sorti ! Mais je ne ferai pas cela tous les jours !

03/06/2014

Envie et espoir

L’envie, un besoin, un impératif très enfantin qui glisse vers l’adolescence et l’âge mûr jusqu’à encore émettre son clignotant dans les dernières années. « Oh, Maman, j’en ai tant envie ! » Et vous attendez ce jour de Noël avec une impatience extrême jusqu’au moment où vous l’avez. C’est bien dans la jeunesse que les envies sont les plus impérieuses. Adolescent, un cyclomoteur fut l’objet d’une folle expectative, avec ses rebondissements, ses pleurs et la joie de la possession.

Il y a trois types d’envie. Le plus simple et qui n’est nullement répréhensible est le désir d’avoir ou de faire quelque chose, que quelque chose arrive. C’est une convoitise qui vous prend à la gorge, qui obsède vos pensées, qui vous rend malade jusqu’à sa satisfaction. Ainsi en est-il de l’homme qui achète une voiture hors de prix et qui invite sa femme à faire un tour pour lui dévoiler sa merveille. Il en est de même de la femme qui a acheté une robe également hors de prix et qui invite son mari à l’admirer le soir après un bon diner bien arrosé. Seule la banque ne s’en remet pas.

Un deuxième type d’envie, plus ennuyeux à gérer, est le désir de ce qu’un autre possède. On entre alors dans la démesure. On est prêt à dépenser beaucoup plus que ce que nous mettrions normalement. Prêt à se presque ruiner pour montrer que l’on peut posséder la même chose, que l’on est aussi riche, aussi pourvu, bref mettre en avant l’orgueil, la vantardise et le satisfecit. Ce genre d’envie, une fois satisfait, ne vous donne plus cette tension raisonnée du corps et de l’esprit pour l’objet convoité. Vous l’avez, votre envie est passée… La vie continue.

Le troisième type d’envie est ce sentiment de frustration face au bonheur d'autrui et à ses avantages. C’est un désir qui ne peut être satisfait. Il vous fait mourir à petit feu. Vous tendez la main au travers des grilles d’une prison imaginaire, la paume vers le ciel sans attendre qu’il y tombe quelque chose. Vous le savez, mais ne pouvez vous en empêcher. Votre esprit se rapetisse, vous vivez dans une boite de sardine à rêver d’une vie hors de proportions avec vos compétences et à vos aspirations. Désir fréquent que celui de l’envieux de la vie de l’autre. C’est un moteur tyrannique qui a ses bons et mauvais côtés. Mieux vaut l’abandonner en chemin et partir à l’aventure sans savoir où l’on va.

Et pourtant, peut-on perdre toute envie ? Peut-on vivre sans désir ? C’est ce passage de l’envie à l’espoir qui marque le tournant d’une vie. L’espoir est sans envie. Il illumine le parcours sans jamais le contraindre. Il éclaire la pensée et l’action sans jamais y mêler le désir. C’est un guide qui conduit au bonheur que l’on n’atteint bien évidemment jamais totalement. Mais ces plumes caressantes du bonheur suffisent à combler une vie agitée. Trop, c’est trop !

30/05/2014

Un dimanche après-midi après un déjeuner

Il vous arrive d’être invité à déjeuner un dimanche. L’épreuve n’est pas le déjeuner, mais les quelques heures qui le suivent. Instants d’indécision, de mal-être et d’ennui.

Vous rentrez chez vous, repu, trop, l’esprit lourd et brouillé, sans savoir pourquoi. Vous avez encore en tête le cercle des paroles échangées qui tournent autour de vous comme les hirondelles avant la pluie. Vous entendez le rire aigre d’une des convives, l’histoire égrillarde du maître de maison, la toux sèche d’une de vos voisines. Vous vous remémorez le goût du rôti saignant, mais pas trop, et de la salade qui l’accompagnait, verte et prolixe. Vous sentez encore les barreaux de la chaise de jardin qui vous entre dans le dos. Mais tout ceci s’efface dans une sorte de brouillard trouble comme un voile de gaze blanc faseillant sous le vent. Vous avez pris le volant sans l’allégresse habituelle et sans les images de détente d’un après-midi de farniente. Vous voici devant votre porte, ouvrant celle-ci après avoir cherché votre clef dans plusieurs poches. Vous entrez et… Qu’allez-vous faire ?

Rien. Non seulement vous n’avez envie de rien, mais rien ne vous attire. Et ce rien devient votre obsession. Rien de rien. Le jardin ? Il fait un peu chaud ! Et puis, quoi faire dans un jardin lorsqu’on a envie de rien ? Rien ! S’installer au salon pour lire un livre ? Mais lequel ? Depuis quelque temps, vous constatez une acédie pour la lecture. Chaque livre commencée ne signifie plus un bon moment d’oubli du monde, mais une lourdeur pénible qui vous fait fermer les paupières à la vitesse de l’éclair. Alors, vous ouvrez le piano, vous vous laissez aller à quelques accords, incertains, pauvres, qui vous cogne la tête et vous embrouillent les idées. A-t-on besoin de notes égrainées dans le désordre pour survivre à une après-midi de dimanche ? Votre double erre comme vous, avec le même manque d’entrain, assise sur le canapé, les yeux dans le vague, souriante, modeste, sans savoir quoi faire. Pour elle aussi, ce rien devient un tout, vide d’objet, vide de sensations, vide de sentiments. Si encore vos deux trous noirs se rejoignaient. Mais non, ce rien reste rien et non deux riens qui pourraient peut-être devenir quelque chose. Vous vous levez. Vous allez boire un verre d’eau à la cuisine pour vous sortir de ce marécage. Mais rien n’y fait. Vous ne ressentez rien. Quel ennui !

Alors vous prenez la décision qui s’impose. Vous montez tous les deux vers votre chambre, vous vous étendez sur votre lit en justifiant cela par la facilité de lecture d’une bande dessinée, seule littérature autorisée ces jours de tremblements du bonnet. Vous mettez quelque temps à trouver de quoi satisfaire votre impécuniosité. Ni à l’eau de rose, ni à l’action éperdue qui offre trop de contraste avec votre acédie. Vous trouvez Lefranc ou un autre héros tout aussi mobilisateur. Mais aujourd’hui cela ne marche pas. Rien n’y fait. Les aventures vous laissent de marbre, froid et lisse comme le dessus de la commode. Vous mélangez ce que vous lisez avec ce que vous avez entendu pendant le déjeuner. Tout cela s’embrouille dans votre tête qui pourtant ne veut pas encore se laisser aller complètement et s’endormir divinement. Vous reprenez le récit sans même savoir ce que vous avez déjà lu. Mais vos mains laissent tomber ce livre trop grand, trop encombrant. Vous vous tournez vers elle, vous la regardez, vous fermez les yeux involontairement, lui tendez la main pour une ultime caresse. Elle n’atteint pas son objectif et elle repose, inerte, sur le drap, rattrapée par le sommeil qui vous envahit.

Vingt minutes plus tard, vous émergez. Vous n’êtes pas éveillé comme chaque matin, en pleine forme à l’ouverture de paupières. Celles-ci ne vous ouvrent pas à la joie de vivre. Mais, progressivement, vous reprenez vos esprits, vous poussez quelques manettes, cherchez à entraîner les poulies de la compréhension. Cela met du temps. Peu à peu vous réalisez que ce dimanche vaut la peine d’être vécue. Vous vous levez, vous buvez un verre d’eau. L’éclair de la fraicheur dans votre bouche vous réveille complètement et vous êtes vif, prêt à entrer dans cette après-midi sacrée qui vous offre ce rien que vous allez transformer en création.

29/05/2014

violence et force

« La force oui, la violence non ! » proclame le cardinal Philippe Barbarin en parlant du film Cristeros qui raconte la révolte des catholiques mexicains dans les années 1926-1926 face à l’action du président maçonnique Calles.

Certes, la différenciation entre la force et la violence est difficile. Il n’y a pas une ligne de séparation bien nette puisqu’elle s’opère selon le contexte de la crise vécue. Alors examinons d’un peu plus près comment se différencie l’emploi de la force et l’usage de la violence.

Le terme force vient du bas-latin fortia, pluriel neutre de fortis, solide, énergique, vigoureux. Au sens ordinaire, il signifie puissance d'action d'un être, capacité de contraindre, énergie potentielle. Il a une acception physique : la force physique est une capacité d'action que l'on évalue objectivement en fonction des effets qu'elle produit ou qu'elle peut produire. Il a aussi un sens moral qui se manifeste par des capacités émancipatrices ou créatrices (détermination, autonomie, indépendance d'esprit...). La force, chez l'homme, n'est donc pas la violence, mais une qualité moralement neutre et dont, seul, l'usage violent peut donner lieu à la réprobation ou à la sanction.

Le mot violence provient du latin violentia qui signifie “ abus de la force ”, de vis, “ force ” ou “ violence ”. Mais il renvoie dans le même temps à violare “ violer ”, “ agir contre ”, “ enfreindre le respect dû à une personne ”. La notion grecque de démesure évoque l’ensemble de ces significations : la violence est hybris, c’est-à-dire abus de puissance, profanation de la nature, fruit de la démesure.

De cette analyse sémantique, on peut tirer deux conclusions :

  1. La force est une capacité d'agir, physique et morale. C'est une qualité que chacun possède à des degrés variables au même titre que la beauté ou l'intelligence. Elle se cultive et la civilisation grecque l'avait élevée au rang de vertu. Elle est nécessaire à la vie puisque pour vivre, il faut agir un tant soit peu.

  2. La violence est un excès d'emploi de la force et est atteinte à la personne. Mais qu'entendre par personne ? N'y a-t-il pas aussi violence contre les animaux et même la vie en général et n'y a-t-il pas violence lorsque les biens publics ou privés font l'objet de violence ? Alors disons que la violence est un exercice abusif des relations de dépendance des êtres entre eux ou avec l'environnement.

19/05/2014

Automobile

C’est ma maison, nous crie
Le sans domicile fixe
Elle est encombrée de paquets
Elle regorge d’ardeur
Car c’est le seul lieu
Où plus rien ne l’atteint

C’est mon apparence
Dit le vantard aimable
Il la brique chaque jour
Pour mettre en évidence
Son indigence personnelle
Mais sa brillance s’efface vite

C’est mon cheval de course
Regarde ce moteur en V
Il ne traine pas des pieds
Oui, il court plus vite
Que son ombre enfumée
Et pourtant elle reste à ses côtés

C’est mon salon à vivre
Chante la dame emplumée
Elle reçoit deux à deux
Converse aimablement
Et part à la première alerte
D’une atteinte à son hospitalité

C’est l’accueil pour le sans patrie
Elle devient droit d’asile
Ile au milieu des terres
Refuge du contestataire
De la femme opprimée
De l’enfant sans parent

Pour les plus simples
Ceux qui n’ont pas de rêve
Qui n’ont pas l’âme d’un poète
Ce n’est qu’un moyen
De faire don d’ubiquité
Ou même de bilocation

Le permis est obligatoire
Pour laisser l’imagination
Concrétiser ses rêves
La réalité nous rattrape
Tournez la clé dans l’antivol
Et partez tous phares allumés

 © Loup Francart

17/05/2014

Tim Eitel, peintre allemand

https://www.youtube.com/watch?v=d3MKxh8BJug

De la réalité à une fiction plus forte que le réel ou de la photographie à la peinture. « Il travaille à partir de photographies prises dans la rue et ses toiles deviennent des fictions sobres et minutieuses qui représentent des personnages solitaires au milieu d’espaces sans noms, mais toujours ancrés dans une réalité contemporaine » (France Culture)

Autre réalité toujours anonyme : un bord de mer, mais est-ce sûr ? Un personnage, une jeune femme, très réelle, qui se noie dans ce paysage et semble errer depuis des jours. Son regard est attiré par l’eau qui reflète le ciel.

Là c’est l’ombre qui produit l’effet insolite de la toile. Une ombre qui envahit la moitié inférieur de la toile et presque toute la partie supérieure. Deux trous dans ces ombres, le green qui marque son territoire stable sur lequel les deux personnages se trouvent et le ciel, pur, presque blanc. Et ce contraste crée toute l’ambiance du tableau.

Ils s’échappent du monde et fuient en ramant  vers l’inconnu. Mais on ne sait de quoi il s’agit. Un mur ou une ouverture sur une autre dimension ?

C’est beau de suggestions latentes. Cette simplicité devient enchantement et transcende la réalité.

13/05/2014

La boite à musique

« Entrez, entrez, Messieurs-Dames ! » Il entra sans savoir pourquoi. Il se promenait sur l’avenue Pratel lorsqu’il se heurta à une foule massée autour d’une porte d’immeuble. C’était un cube tout simple, une construction sans beauté ni même forme. Pourtant tous semblaient espérer entrer. Au-dessus de l’entrée il y avait une pancarte : « Participer au concert, devenez musicien. »  N’ayant rien à faire de cette après-midi ordinaire, il se laissa convaincre de faire la queue pour savoir ce qui pouvait se passer dans ce cube.

Enfin ! Il approchait de l’entrée. Un curieux appareil filtrait les prétendants. Certains étaient rejetés et ressortaient par une autre porte quelques mètres plus loin. Les autres étaient guidés vers un couloir étincelant et lisse qui s’étirait sans qu’on puisse en voir le bout. La personne devant lui arriva à hauteur de la machine. Il introduisit son doigt dans une petite ouverture, entra la tête dans une petite alcôve et appuya sur un bouton, Un tremblement perceptible le parcourut. Il était classé musical et entra dans le couloir. A son tour. Il fit de même. Il introduisit son doigt dans l’embrasure. Rien ne se passa. Il entra sa tête dans l’alcôve. Tout était noir. Le bruit des conversations s’estompa. Un silence impressionnant. Il appuya sur le bouton avec appréhension. Il sentit son doigt danser sans qu’il ne puisse rien  faire et des bruits étranges lui parvinrent. C’étaient des résonnances singulières, des harmoniques insolites, peu en accord avec ce qu’on appelle normalement musique. Il pensa à une plainte collective, mais dont on distinguait chaque son individuellement, de manière très claire, une vibration infime, mais pure, si pure qu’elle le libérait de toute pensée. Une lumière verte s’alluma progressivement dans l’alcôve, dévoilant une entrée pourvue de nombreux escaliers. « Suivant ! » Il avait passé l’épreuve et pouvait entrer dans le cube. Au tournant du couloir, une boutique distribuait des résonophones. Il le passa sur l’épaule comme ces sacs à dos à une seule bretelle et introduisit les deux embouts dans ses oreilles. Poursuivant son chemin, il pénétra dans le hall de l’immeuble. Quelle agitation. Des gens montaient et descendaient sans cesse des escaliers pourvue de paliers où ils s’entassaient avant de repartir vers le haut ou vers le bas. Des lumières assez vives apparaissaient, s’effaçaient, coulaient entre les escaliers, avec un rythme précis. Les patients (d’où tenaient-ils cette appellation ?) suivaient le rythme avec grâce, un sourire aux lèvres, concentrés. Parfois, certains se regroupaient sur plusieurs étages, formant une sorte de chapelet et leur sourire s’élargissait en une transe passagère. Puis chacun repartait vers le haut ou le bas, à droite, jamais à gauche. Si on les suivait du regard, on bouclait le tour du hall et on revenait au point de départ, mais pas forcément à la même hauteur. Tous avaient l’air de savoir parfaitement ce qu’ils avaient à faire. Ils n’hésitaient pas. Monter, à droite, descendre d’un étage, remonter de deux étages et redescendre sans pause ou encore en s’arrêtant sur un des nombreux paliers affectant chaque escalier.

Il se souvint d’un cours de sciences naturelles dans lequel des souris parcouraient des tubes transparents et pouvaient choisir leur destination. Elles étaient gratifiées de petits courants électriques si leur choix se portait sur la gauche. Alors elles tournaient, tournaient jusqu’à ce qu’elles meurent d’épuisement. Quelques générations plus tard (il avait fallu attendre plus d’une année pour le constater), ces souris ne pouvaient plus marcher droit devant elle. Les pattes de gauche avaient forcies, celles de droite s’étaient tassées. Le laborantin n’était jamais arrivé à reproduire le phénomène inverse et les souris préféraient mourir sur place plutôt que tourner à gauche.  Personne ne comprenait ce phénomène, une sorte d’aimantation pour la droite, repoussoir de toute velléité gauchère.

Il se laissa faire par le mouvement qui s’imprimait dans sa tête. Il montait, descendait, s’arrêtait sur tel palier, repartait, avançant vers la droite imperceptiblement. Peu à peu, il se sentit plus léger, plus en forme. Il commença à transpirer, mais très légèrement. Il devait accélérer parfois et d’autres fois ralentir, jusqu’à s’arrêter pendant de petites pauses. Puis il repartait, seul ou avec d’autres, vers un nouvel épisode. Il parcourut quasiment tous les étages, de haut en bas, de gauche à droite, jusqu’au retour au point de départ. Il était soulé, repu, rafraîchi, débarrassé de tout souci, le visage étincelant de bonheur, comme saisi d’une fièvre bienfaisante. Sans qu’il s’en rendit compte, il fut dirigé vers une salle plus petite, à l’éclairage réduit, munie de sièges confortables. Il s’assit, sans un regard pour ces voisins, ferma les yeux et s’endormit aussitôt. Mais était-ce réellement le sommeil, plutôt une sorte de rêverie éveillée qui le maintenait sans volonté. La séance commençait. Il vit d’abord comment s’opérait le choix des patients à l’entrée. Les lignes des empreintes digitales entraient en résonnance. Si cela ne se produisait pas, le passant était rejeté sans explication. Le résonophone ne laissait pas entendre de musique. Il permettait de créer la musique. Le patient ne l’entendait pas, mais il suivait les directives de la partition sans qu’il puisse s’y opposer. Il montait, descendait, s’arrêtait, accélérait, ralentissait, sans même avoir l’impression d’obéir à des ordres précis. Tout ce qu’il faisait lui procurait une grande sensation de liberté. Et il vit l’envers du décor, une petite pièce sans fenêtre où plusieurs techniciens étaient assis face à de nombreux cadrans et boutons qu’ils tournaient dans un sens ou dans l’autre selon des ordres précis. Un chef d’équipe tenait une sorte de baguette de sourcier et s’agitait en cadence en suivant un cahier ouvert devant lui. On montra certaines pages couvertes de signes : des lignes parallèles sur lesquelles se promenaient des ronds noirs ou blancs, généralement pourvus d’une queue dressée vers le haut ou le bas. Certaines se tenaient par la main, formant une sorte d’échelle horizontale qui pouvait se prolonger jusqu’à un rond sans queue qui marquait une pause. Il ne comprit pas grand-chose devant cette petite usine concentrée dans laquelle chacun semblait savoir exactement ce qu’il avait à faire. Parfois, un technicien levait les sourcils, comme sous l’effet d’une sorte de transe. D’autres fois, l’un d’eux se concentrait plus profondément, l’œil vif, le geste délié et entamait une sarabande endiablée. Les autres le regardaient, semblaient approuver, admiratifs de ces mouvements singuliers. Ils s’entendaient bien et donnaient un sentiment de sécurité et de puissance inhabituel.

Le noir se fit dans la salle et une étrange musique le contraint à se concentrer. Il ne put résister. Elle s’empara de lui à tel point qu’il ne savait plus où il se trouvait. Aucun repère visuel et les repères auditifs changeaient sans cesse. Son siège se mit à bouger. Il montait et descendait au rythme de la musique. Il fut pris de vertige. Il se laissa aller, enivré, goûtant cette détente involontaire jusqu’à la fin du morceau. Repu, il récupéra quelques instants. La lumière se fit dans la salle. Il fut invité à sortir. D’autres personnes attendaient leur tour. Il se retrouva dans la rue, encore mal remis de cette expérience étrange, mais somme toute agréable. Le ciel lui parut plus bleu, les rues plus propres, les gens plus souriants, le quotidien plus avenant. Il était passé dans la machine à laver les humains, inventée par les anges qui s’ennuyaient au paradis et qui faisaient de la musique pour se distraire.

10/05/2014

Le mal noir, roman de Nina Berberova (Actes Sud, 1989)

Alia est jeune. Elle s'est installée pendant plus d’un mois dans la chambre d’Evguéni qui ne désirait qu’une chose, se rendre aux Etats-Unis. Si quelqu’un habite pendant un mois au moins avec quelqu’un d’autre, il peut poursuivre la location sans nouveau bail et sans augmentation de loyer. Alors elle n’hésite pas et s’installe chez Evguéni. Ils s’observent : Elle fumait pensive et silencieuse. Je la regardais. Tout son corps semblait allongé, comme si on l'avait tiré vers le haut. Elle avait des cheveux lisses et courts, des oreilles étroites, un visage ovale, un cou légèrement trop long. Son teint, blanc ou plutôt pâle, était d’une pureté, d’une netteté particulières, et tout entière elle paraissait limpide : ni ses yeux ni son sourire ne laissaient place à l’ambiguïté ni à l’énigme. Sans doute, cela venait de ses yeux noirs, de ce regard clair qu’elle posait sur les choses et, par moment, sur moi.

Et il part pour l’Amérique, sans un regard en arrière. Oui, il regrette Alia, mais rien ne le ferait rester.

Aux Etats-Unis, il trouve un emploi de secrétaire : Votre travail (…) consistera à taper à la machine ma correspondance, en deux langues, et à vous occuper de mes affaires. J’ai deux procès, l’un ici, l’autre en Europe. Ma femme vit en Suisse, je paie toutes mes notes. J’écris mes mémoires. Il faut trier mes archives, classer, ranger dans des dossiers… Ma fille qui vit avec moi refuse de m’aider.

Il fait connaissance avec Ludmila. Elle se livre peu à peu. Elle l’invite à monter chez elle. Ils parlent. Ils se revoient. Je pensai à elle, à cette féminité qu’elle n’avait jamais dévoilée, enfouie au plus profond de son âme, et qu’elle me montrait à présent. A quoi bon ? Qu’allais-je en faire ? Ils se voient chaque jour. Elle se transforme, s’épanouit : Vous savez, Evguéni Petrovitch, avec vous je ne suis plus la même. Personne ne me reconnaîtrait à présent. C’est parce que vous n’avez pas du tout peur de moi. Vous n’imaginez pas le bonheur que c'est de ne pas faire peur.

Et pourtant, elle aussi, il va la laisser partir. Elle lui demande de l’épouser : Epousez-moi, épousez-moi pour toujours. Ne voyez-vous pas que je suis bien avec vous ? Et vous savez pourquoi ? Parce que je change, je deviens authentique comme jamais je le fus, et drôle, surtout maintenant, en cet instant. Ne dites pas non. (…) Vous n’avez peur de personne, pas même de moi. Et vous êtes très heureux.

Une histoire banale, terriblement banale. Un homme qui ne sait pas ce qu’il veut. Deux femmes qui apprécient sa présence. Et pourtant, il part sans regret. Il part trouver la vraie vie. Il pense ne pas la vivre. Je vais vivre pour voir ce que ça donne. Puisque même les morts ressuscitent parfois, alors pourquoi pas moi, qui suis vivant ?

Ce petit livre d’une centaine de pages a un parfum subtil d’innocence, de bonheur caché, de rencontres malicieuses. Le parfum d’une vie banale, d’une vie dont le charme se résume à l’écoulement du temps. C'est vrai, Nina Berberova, pourtant née en 1901 à Saint Petersburg, est très actuelle dans sa manière d'écrire.

28/04/2014

Un homme remarquable

Je ne sais quelles sont les raisons qui m’ont amené à penser à ce professeur de philosophie que nous avions l’année du bac. Très certainement, il m’a donné le goût de la réflexion. C’était un homme remarquable, à la fois professeur de philosophie et de physique dans les classes de terminale. Il maniait les concepts scientifiques avec autant d’aisance que ceux de philo. Sa salle de classe était une petite pièce qui n’avait qu’une fenêtre  qui donnait sur un puits de lumière, sans autre paysage que le mur d’en face à 2 m de distance. Nous étions serrés ; des tabourets permettaient de s’assoir devant des tables en fer, gondolées. Mais peu nous importait, on entrait dans le salon de Mme de Sévigné, dans la chambre d’un philosophe ou dans le laboratoire d’une université américaine.

Nous l’avions surnommé Einstein. Il s’appelait Monsieur Moréas. Il portait comme lui des cheveux crépus en envol autour de sa tête. Il se laissait pousser une petite moustache. Il marchait lentement en raison de son âge, un peu courbé, mais ses réparties étaient fulgurantes et drôles. Nous l’écoutions religieusement, subjugués par son verbe. Il disserta un jour sur la femme enchanteresse du monde : « La femme est une amphore, serrée à la taille, s’élargissant aux hanches, sans angles droits, une courbure parfaite, façonnée pour la procréation. La femme est la poésie de la terre, elle nous donne le goût de vivre par sa simple beauté naturelle. » Nos camarades jeunes filles en rosissaient quelque peu gênées, mais fières de cet hommage du vieux professeur.

Il nous éclaira sur l’origine du monde, nous parlant du Big Bang, étrangeté à l'époque, tout en gardant le mystère de la création présent dans son discours. Il nous initia à la pensée logique, à l’imagination créatrice. Homme complet, il avait un sourire charmant dont il usait lorsqu’il disait quelque chose de personnel et le plus souvent en plaisantant. Sa pensée était profonde, mais il parlait comme s’il disait des choses banales et nous ne soupçonnions pas les trésors qu’il nous divulguait.

Nous l’avons tous remercié à la fin de l’année. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas l’avoir revu. La jeunesse oublie, préoccupée par son entrée dans la vie adulte.

16/04/2014

Place des Vosges

Avril ! Mais… Plein été ! Heureusement l’eau coule des fontaines et ce bruissement continu rafraîchi l’atmosphère. Peu de promeneurs vont et viennent. La plupart ne sont plus passants, mais hommes (ou femmes) à l’horizontal, au ras des pâquerettes, le plus souvent deux par deux, parfois trois ou quatre.

L’herbe est encore jeune, d’un vert tendre. Devant moi, une jeune femme, les bras nus, les mains croisées derrière la nuque, le ventre à l’air, le pull remonté sur les seins. Elle se caresse l’estomac, comme si le soleil méritait une attention sur cette partie du corps. Pas un nuage. Les promeneurs passent, leur veste, voire manteau, sur le bras comme un poids mort. Un père et son jeune fils s’assoient dans l’herbe. Ils dégustent une glace comme deux jumeaux attentifs à ne pas en perdre une miette. Une jeune fille traverse la pelouse d’un pas alerte, souple, coulant. Elle glisse sur l’herbe avec aisance et une certaine nonchalance malgré l’ampleur de ses foulées. Quelle belle mécanique elle développe.

Il me semble que tous se parlent par l’intermédiaire d’un téléphone portable. La main sur l’oreille ou l’écouteur dans les ouïes, ils parlent, ils parlent, consultent, jouent. Voient-ils les autres ? Peu leur importe ; ils communiquent, sans un regard pour leurs voisins. Le jardin est un réseau miniature fermé par une cage de Faraday que forment les grilles qui l’entourent.

L’ombre se déplace, empiète sur le coin d’herbe, obligeant à une migration progressive jusqu’au moment où l’on se lève, on prend ses affaires et on fait une dizaine de pas pour se rassoir  épuisé derrière l’ombre qui poursuit sa course imperturbablement.

Comme elle est belle, d’une valeur sentimentale inestimable, cette humanité nonchalante, fondue au soleil, liquéfiée comme une motte de beurre parmi l’oseille dans la poêle qui chauffe. La chaleur brouille la vue, suscitant de légers tremblements lorsqu’on regarde au loin, dans les trous noirs des arcades. Une classe d’écoliers traverse le jardin, soulevant un nuage de poussière. Tout se trouble, tout devient gris, noire, sans forme. J’erre dans l’absolu. Oui, j’ai dû rester trop longtemps au soleil…

14/04/2014

La danse de la Parisienne

Certaines femmes marchent comme les hommes, engoncées dans leurs pensées, pressées de préoccupations. D’autres, les vraies parisiennes, marchent avec l’élégance d’une danse au ralenti.

Le teint frais, poudré, pas trop, la poitrine haute, elles propulsent leur corpssociété,femme,paris avec chatoiement sans toutefois vouloir être remarquée. Et, bien sûr, on les remarque. On les voit de loin, se déplaçant dans la foule des promeneurs, montées sur leurs échasses, les jambes longues, le bras plié, la main presque fermée, les ongles tournés vers le ciel, le sac au creux de la jointure du coude, l’autre bras balançant au rythme des pas, légèrement tourné vers l’extérieur. Elle se sourit à elle-même, ne prêtant attention à personne, heureuse, volant sur le pavé, pas trop haut pour ne pas se faire dévisager. Elle danse imperceptiblement. Ce n’est pas une danse sautante, mais plutôt une sorte de valse en ligne droite, un ballet rectiligne qu’elle conduit seule, en douceur, avec une sûreté extraordinaire, comme l’envol d’un faisan vénéré qui sort du bois et monte dans les airs avec lenteur et magnificence. Elle passe devant vous, ne vous voit pas, absorbée par son apparence, inconsciente de l’atmosphère qu’elle délivre. Elle poursuit sa route, indifférente aux regards, poupée fragile dans la broyeuse de passants. « Roule ta caisse, ma fille, et vis ta vie ! », entendez-vous derrière vous.

Oui, c’est une parisienne, une vraie, réelle comme la luxueuse Mercédès qui passe lentement devant elle. Tiens ! Elles s’arrêtent l’une et l’autre, se reconnaissent, se regardent, puis s’écartent avec majesté, chacune marchant vers son destin.

D’autres apparaissent plus sages ou plutôt moins sûres d’elles. Plus classiques, elles errent également parmi la foule, mais on ne les remarque pas. Il n’empêche. Elles sont également remarquables. Plus libres dans leurs mouvements, plus simplement décontractées, elles n’en restent pas moins aériennes, comme une libellule se promenant au-dessus de l’eau et se posant parfois auprès d’un magasin non pour se regarder dans la glace, mais pour s’occuper les yeux et les emplir de belles choses. Ces femmes-là sont cependant plus rares. Il faut quasiment être princesse pour se déplacer avec autant d’aisance, la courroie du sac entre les deux seins. Quel naturel ou quel apprentissage. Danse-t-elle ? Oui, bien sûr, un lent tango discret, presqu’invisible, en hommage à la vie, qui l’entraîne elle ne sait où, avec ferveur.

10/04/2014

La marche des hommes

De même que chaque homme est unique, chacun marche à sa manière, quasiment unique. Je ne l’avais jusqu’à présent pas remarqué vraiment.

société, homme, attitude, comportement, ville  

Hier matin, rentrant chez moi tranquillement, arrêté à un feu rouge, je regardais passer les badauds. Je vis un homme se déplacer sur le trottoir d’en face et me dis : « Tiens, quelle curieuse manière de marcher ! » Il avançait courbé vers l’avant comme s’il faisait face à un vent de force 5. Il n’avançait pas vite, mais il avait besoin de porte son poids vers l’avant pour pouvoir commencer à faire fonctionner ses jambes. Lorsqu’il s’arrêtait, il reportait son poids à la verticale comme tout un chacun. On savait le moment où il repartait. Il prenait l’attitude du coureur de 100m, avançait sa tête exagérément, laquelle entraînait le haut du corps jusqu’au moment où une jambe avançait automatiquement pour l’empêcher de tomber. Lorsqu’elle était en route, sa démarche était normale, sans à-coups, déroulant sa propagation avec raison. Mais comme était étrange cette attitude de pêcheur de crevettes pendant les grandes marées sous un vent de tempête.

Je reportais alors mes regards sur d’autres hommes cheminant sur le trottoir. Je souris, éberlué. Pas un ne marchait de la même manière. Tiens, regarde ce jeune homme. A chaque pas, il laisse tomber l’épaule opposé de quelques centimètres, puis la relève avant de laisser tomber l’autre en avançant la jambe opposée. C’est presqu’imperceptible, mais une fois qu’on l’a vu on ne peut s’empêcher de penser à un hochet à la surface de l’eau. Quelques mètres plus loin, je ne fus pas surpris de constater que l’inverse se produit également. Au lieu d’abaisser et de monter les épaules au rythme de sa marche, un autre badaud avance exagérément, et à tour de rôle, ses épaules vers l’avant, toujours au rythme de sa marche. Ah, mais bien sûr, c’est différent. Ce n’est plus l’épaule opposée qui fonctionne différemment. Cette fois, c’est l’épaule du côté du pied qui elle-même se porte avec vigueur vers l’avant comme pour aider la machine à fonctionner. Ce n’est cependant pas la démarche du baroudeur qui lui joue du buste et fait peur aux petits enfants. Ce n’est pas non plus la démarche de l’homme efféminé qui raccourcit volontairement ses pas, ce qui entraîne une symétrie obligatoire des épaules et ce mouvement non naturel, pointu et verglacé des clavicules. Non, c’est un tic imperceptible au premier regard, mais que l’on ne peut s’empêcher de contempler dès qu’on l’a remarqué.

Je m’amusais ainsi en cherchant l’erreur. Certes, tous les hommes ne sont pas remarquables dans leur démarche. Une bonne partie d’entre eux ne prête pas à redire. On n’y prend pas garde. Ils glissent le long des murs sans retenir l’attention. Ce ne sont même pas des fantômes. Non, ce sont les hommes normaux. Mais ils sont tellement normaux qu’on ne les remarque pas. Vous me direz qu’il existe d’autre manière de se faire remarquer qu’une démarche insolite. Oui, c’est certain. Mais ce jour-là, à cette heure-ci, c’était cela qui m’intéressait : comment fonctionne la carcasse du bipède qui marche dans la rue ?

Il est assez rare de voir des hommes dont les pieds se portent vers l’intérieur. Le mâle est stable par nature, c’est-à-dire projette ses pieds vers l’avant avec un léger angle du talon aux doigts de pied d’une vingtaine de degrés. Moins généralement, mais fréquemment, il attaque fortement le sol avec sûreté et même détermination. Vous allez voir ce que vous allez voir, affiche-t-il. Homme volontaire, prêt à affronter la vie à pleines dents jusqu’à ce qu’il s’en casse une en montant un trottoir.

Ce modèle perd cependant du terrain. La mode est à la nonchalance. On affiche une attitude j’m’en foutiste en conformité avec l’habillement : cravate dans la poche s’il en a une, chemise qui sort du pantalon dans le dos, voire slip, noir bien sûr, qui couvre encore chaque centimètre de peau (cela sera-t-il ainsi dans quelques années ?), baskets aux lacets dénoués rentrés entre le haut du pied et le tissu (mais est-ce du tissu ?) de la chaussure. La démarche est molle, fatiguée d’une journée qui commence à peine et qui s’annonce, à coup sûr, longue et peu exaltante. Ces jeunes hommes se reposent assez vite assis le long du trottoir, le haut du corps appuyé sur les murs sales, discutant avidement ou plutôt s’envoyant des invectives à voix forte ou encore riant fortement sans raison. Ils se font remarquer et c’est la seule forme de communication qu’ils connaissent, à l’imitation du comportement savant de l’Internaute en mal de reconnaissance.

Je ne ferai pas l’injure aux lecteurs d’une analyse psychologique de ces démarches et de bien d’autres. Cette analyse confine vite à la moquerie alors que ce passage soudain de l’inattention à la surprise d’un regard pointu est du domaine de l’impression. Et celle-ci prête à sourire, par pure poésie. Vous contemplez en rêve les humains en marche, ils glissent sur les trottoirs avec leurs petits tics gentils et vous font monter des bouffées d’amour pour cette humanité si drôle.

Mais… au fait… Je n’ai pas parlé des femmes, ni même regardé comment elles marchent. Ce sera probablement pour une autre fois. Et il y aura aussi beaucoup à dire !

08/04/2014

Est-ce vrai ?

Cette photo (rephotographiée) se trouvait au 104 (Le CENTQUATRE-PARIS,  5 rue Curial 75019 Paris). Je ne me souviens pas quelles explications étaient données, mais elle me fit rêver. 

Pierre était un grand marcheur. Il adorait sortir en fin d’après-midi de son appartement, après s’être réconforté d’un sandwich et d’un verre de bière au retour du travail. C’était sa récompense d’une journée bien remplie. Peu lui importait qu’il pleuve, qu’il y ait du soleil ou même qu’il neige. Il partait et visitait la ville, jour après jour, jusqu’à en connaître les moindres détails. Il avait bien sûr exploré les nombreuses caves qui communiquaient entre elles par des tunnels et qui débouchaient sur d’immenses salles avec d’énormes piliers. Elles avaient été creusées quand il y avait eu, au XIXème siècle, un besoin important de pierres pour construire les immeubles. La pierre de gypse y était également exploitée, emplissant ces grottes artificielles d’une épaisse couche de poussière blanchâtre dans laquelle les pas s’enfonçaient. Il aimait marcher sans bruit dans ces couloirs sans fin, découvrant de nouvelles excavations, des blocs taillés et jamais extraits et même, au coin d’un tournant, de petites sculptures anodines faites par un carrier en mal de création. Il lui arrivait également d’explorer les toits de la ville. Il montait les escaliers d’un immeuble jusqu’à l’accès au toit par une lucarne qui s’ouvrait sur le ciel. De là, il marchait pendant des heures, montant ou descendant des échelles, sautant parfois une ruelle étroite pour poursuivre dans un autre quartier sans jamais remettre les pieds à terre. Il explorait aussi les jardins, petits ou grands. On y trouve toujours des coins inconnus, insoupçonnés du grand public que seuls les employés municipaux utilisent pour se reposer, boire un coup ou même faire une petite sieste après le repas.

Mais ce jour-là il marchait le long des trottoirs, dans les rues fraiches, mais pas trop, d’une soirée de mai. Rien ne semblait vouloir apporter une surprise dans cette flânerie sans but, dans le simple plaisir de sentir ses jambes aller et venir comme un métronome bien réglé. Le temps était nuageux, mais sans trop. Les personnes qu’il croisait parlaient entre elles ou se pressaient de rentrer dans leurs appartements. Aucun signe d’insolite ou de nouveauté n’apparaissait dans cette promenade tardive. Il lui restait deux heures avant que le soleil ne se couche et il se laissait aller en songeant à sa journée. Arrivé au bout de la rue qu’il suivait, dans une de ces carrefours assez rares en forme de T, il prit à gauche sans attention particulière. Le paysage changea subitement. Il se trouvait au bord d’un parc, voire même d’une campagne implantée dans la ville, dans une rue montant légèrement et dominée par une colline. Il y avait peu de passants, mais ceux vaquaient à leurs occupations sans souci. Tout était naturel. Il croisa un jeune garçon chaussé de patins à roulettes qui descendait en se laissant glisser. Au loin quelques personnes devisant suivaient le trottoir. Ils rentraient du travail. Une voiture descendait de la rue, à allure modérée, le conducteur un coude sur sa vitre ouverte, écoutant une musique pas trop bruyante, respirant l’air du soir. Rien ne semblait vraiment différent jusqu’à ce qu’il s’aperçut que les maisons n’étaient que des façades, droites, minces, raides, qui montaient dans le ciel et semblaient tenir debout par miracle. Derrière la porte d’entrée rien que la campagne, une grande prairie fauchée, verte, dans laquelle on avait envie de se coucher et de flemmarder. Quelle drôle de rue pensa-t-il sans encore comprendre l’illogisme de cette architecture urbaine. Il continuait à avancer de son pas entraîné, montant vers le jardin, heureux d’avoir découvert un nouveau havre de paix qu’il pourrait explorer plusieurs jours de suite. Certaines façades semblaient des logements, mais toutes les fenêtres étaient fermées et vides d’habitants. D’autres semnlaient plutôt des bâtiments techniques, voire même des sortes de petites usines. Aucun personnel ne se montrait, mais tout semblait normal, conforme à l’heure tardive, après la sortie des bureaux. Il fut cependant frappé par le silence qui régnait dans cette partie de la ville. Les sons étaient étouffés, la voiture passa près de lui avec un très léger ronronnement, pas de cris d’enfants, pas de ce brouhaha urbain qui est le lot de toute les cités. Un calme ouaté, comme le ralenti d’une musique que l’on devine, mais que l’on n’entend pas encore. Il continuait à monter vers la colline, pas à pas, avec cette démarche habituée au grand trajet, comme un automate bien réglé, sûr de lui, à l’aise dans ce paysage nouveau qui ne l’inquiétait pas encore.  Passant devant une façade, il poussa la porte d’entrée. Elle s’ouvrit avec d’un maigre grincement. Elle donnait sur une petite entrée, avec un escalier et même un ascenseur. Montant quelques marches, puis un étage, il regarda par la fenêtre. Du vert, de l’herbe, de la terre, un chat marchant sur la pelouse. Il monta encore un étage et soudainement fut frappé par l’absence de portes sur chaque palier. Un arrêt dans la montée de l’escalier, une fenêtre ouverte sur cette campagne urbaine, rien d’autre. Il redescendit dans une demi-obscurité et regagna la porte d’entrée. Rien ne semblait anormal. Il la tira et se trouva à nouveau dans la même rue comme s’il sortait de chez un ami après avoir devisé et bu un verre. Mais il n’y avait rien qu’un vide caché, inaccessible et oppressant.

Il se sentit brusquement fatigué. Il ne parvenait plus à respirer correctement et avançait avec peine. La montée devenait plus raide, plus laborieuse. Les maisons semblaient se pencher vers la rue, laissant voir leur arrière nu, vide, ouvert sur les parterres. Il eut un léger malaise. Il ne comprenait plus cette irruption dans un quartier inconnu, dans lequel les maisons n’étaient que des façades, les piétons des spectres. Même l’herbe lui semblait trop vertes, les trottoirs trop macadamisés, les lampadaires allumées trop étincelants, les arbres de la colline trop jaunies alors que l’on était au printemps. Etait-il tombé dans une faille du temps ? Il se souvint avoir lu une telle histoire, un déni de réalité faisant irruption dans le cours habituel des événements sans crier gare. Il dut s’assoir par terre, sur la marche d’une porte, le visage transpirant. Il ouvrit son blouson, respira fortement, puis ferma les yeux et s’endormit. La ville autour de lui continuait à vivre, au ralenti certes, mais rien ne semblait extravagant, ni même objet de curiosité pour les quelques promeneurs de cette soirée de mai.

06/04/2014

La montée en puissance des superhéros

Metronews du mercredi 26 mars consacre sa page culturelle aux superhéros. Ils envahissent l’imaginaire des enfants, adolescents et même jeunes hommes, voire hommes mûrs. Qu’est-ce qu’un superhéros ? C’est avant tout un américain qui s’est emparé de la planète des enfants et adolescents par l’intermédiaire du web. Mais le mythe du superhéros existait déjà avant même la naissance de la nation américaine. Déjà les Grecs rêvaient de héros sublimes comme Hercule ou les Bretons avec Arthur et même les Français avec Roland. En fait chaque civilisation a besoin de se construire son ou ses superhéros. Celui-ci possède des super-pouvoirs, un peu comme les fées ou les sorcières de notre enfance. Il a unesociété,actualité,cinéma,littérature,bande dessinée force extraordinaire ou une vitesse fulgurante ou encore il vole dans l’espace et surgit sans crier gare (Batman). Certains se contentent de posséder un équipement hors du commun qui leur donne ces pouvoirs, tels l’anneau de Green Lantern ou l’armure d’Iron Man. Tous sont revêtus d’un costume particulier qui les singularise des personnes normales. Mais surtout le superhéros, au-delà de ses pouvoirs, a des intentions qui le distinguent de tous les autres hommes d’action. Il est justicier et cette particularité est le plus souvent inconnue de ses concitoyens. Il possède donc une double identité. C’est le cas de Zorro bien qu’il ne possède pas de super-pouvoirs. Le superhéros, c’est Dieu dans l’imaginaire enfantin, celui qui à l’école défend le faible face au fort. Il résout les problèmes de la vie ordinaire et disparaît dans une poussière de poudre d’or. Il permet l’évasion de ce monde où tout est difficile.

L’irruption du web, la mondialisation ont renforcé le mythe et ce mythe fait gagner beaucoup d’argent. Le livre d’abord, puis la bande dessinée et le cinéma, et maintenant les consoles de jeu et Internet véhiculent ce rêve et lui donnent de la consistance. Captain America (un patriote qui lutte contre les nazis), Batman, Iron Man surclassent largement Tarzan ou Zorro, même si LeBron James, le basketteur, comme Zorro, n’a pas de pouvoir particulier. Il saute plus haut, lance plus loin et vise mieux que les autres joueurs.

Dorénavant, l’homme ordinaire s’habille en superhéros pour accomplir des tâches normales telles que le nettoyage d’un lieu abandonné, le sauvetage d’un animal rare ou tout autre événement qui le fait sortir de l’ordinaire. Il y a aussi des superhéros dans la vraie vie, tel Phoenix Jones à Seattle qui seconde les policiers et arrête les criminels. Même les politiques s’y mettent : Antans Mockus, politique colombien, revêt parfois dans ses meetings le costume de Super-Citoyen.

Mais pourquoi cette mode qui transforme homme ou femme en justicier ?

Notons d’abord que notre société ne met guère en évidence de vrais superhéros. Nos médias ont plutôt tendance à nous montrer de vrais supervoyous, crapules, faussaires, tricheurs quels que soit le milieu d’où ils sortent : gangs, mafias, politiques, financiers, médecins, promoteurs, etc. Le public a besoin de sortir de ce monde que l’on veut à tout prix nous faire endosser. Comme l’idée de sainteté n’est plus d’actualité, mais que l’idée de bien subsiste, les superhéros l’incarnent. Mais comme notre époque est ambiguë, ils dépassent notre impuissance et satisfont également notre envie de dominer.

Et pourtant, comme le dit Iris, 10 ans : « j’aimerais aussi mettre en avant tous ceux qu’on ne voit jamais. » Le monde est plein de gens remarquables et jamais remarqués. Les superhéros sont le produit de la communication qui fabrique une réalité imaginaire. Ouvrons les yeux, regardons autour de nous, nombreuses sont les personnes héroïques qui ressemblent à vous et moi.

02/04/2014

Jusqu’où peut-on aller ?

Jusqu’où peut-on aller lorsqu’au matin, dès le lever du jour, on part calmement faire un tour en bicyclette. Une envie soudaine d’air frais, de dégourdissement des muscles, de dénaturation des neurones. C’est décidé, on part sans savoir où l’on va, mais on y va. Il faut d’abord délivrer l’engin de ses nombreux liens qui bloquent les roues, attachent le cadre au support choisi pour sa solidité et empêchent toute prise de possession hasardeuse. On est parti, petitement au départ, car cela monte et les jambes ne sont pas chaudes, simplement prêtes à se dégourdir.

Peu de voitures, des camions sans doute et des bus. Ding, ding… je ne l’ai pas entendu arriver. Les conducteurs ont pris l’habitude d’avertir gentiment d’un petit coup de cloche. Ce n’est un repas servi. Juste un petit rappel : cette voie n’est pas la vôtre et je suis plus gros ! Bien sûr, on sursaute lorsqu’on ne s’y attend pas. Le conducteur fait un petit signe : « Je vous ai surpris, n’est pas ? » Mais il s’arrête à la prochaine station et on peut reprendre l’avantage. Une piste cyclable se profile. On est parti le long du canal de l’Ourcq, ni montée, ni descente. Le profil plat tranche avec les immeubles de plus en plus hauts, puis qui diminuent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Paris.  On ne peut dire que le paysage est beau. Il est même quelque peu affligeant. Poussière, déchets, tags, trous dans la chaussée, un paysage de banlieue sans charme, mais à l’atmosphère si irréelle qu’elle laisse l’étranger sans voix.

Quelle liberté ! Plus de bruit, plus de voitures, mais des trains, un métro et un RER. Est-ce vraiment une piste cyclable ? Ne dirait-on pas une piste à chars ? Ah, ce sont les racines qui la gangrènent. Des serpents jonchent la route, l’enlacent par en-dessous. Heureusement les pneus s’amollissent à l’approche pour reprendre leur air gaillard une fois passée la grosse ficelle. Lorsque le chemin est bon, on pousse le vice jusqu’à se laisser guider par l’équilibre. On lâche les mains, on porte le corps en arrière et on appuie avec aisance sur les pédales. Cela repose le haut du corps. On croise de temps à autre d’autres cyclistes, d’une race fort différente. Nombreux sont ceux qui arborent un maillot rutilant de rouge, jaune, vert et noir, un bariolage de publicité. Ils portent des collants également participatifs et un casque pointu pour mieux fendre l’air (vous savez, un port à la manière des bérets basques). Ils vous doublent le nez sur le guidon, ils ne profitent pas du paysage qui, même s’il n’a rien d’extraordinaire, vaut parfois quelques coups d’œil. Beaucoup plus nombreux sont ceux qui roulent vers Paris comme aimantés par le devoir. C’est vrai le parisien se modère, utilise moins sa voiture et s’essaie à quelques tours de roues pour dire le soir, entre amis : « Moi, je roule écolo ! » Bientôt on entre dans le brouillard. C’est une sorte de couche plus humide probablement créé par l’eau du canal. On ne sait jusqu’où elle va, mais elle gène la progression, non pas physiquement, mais moralement, comme une couche de colle guimauve qui envahit l’environnement. On commence à ressentir la fatigue. Monte-t-on ? On ne sait, c’est le trou blanc. Ah, un vieillard qui court. Il va à petites enjambées, les coudes au corps, la tête haute levée, le sourcil broussailleux. Il fait un drôle de petit bruit à chaque foulée : « Schiiiite, schiiiite… » On le salue d’un signe de tête. Il s’arrête, regarde l’être étrange qui passe à côté de lui, mi-homme mi-roue, un cavalier de l’apocalypse, cahoté par les serpents.

Les kilomètres défilent comme sur un compteur d’eau, les flèches tournent et on pédale toujours, plein d’entrain, de hargne même. Aucun arrêt, même pas un ralentissement… La route d’huile file sous les roues, passant de pavés à l’asphalte, puis à la terre, tassée par les roues, ou encore au béton. Les ponts sont nombreux. On n’y fait plus attention. Mais là, on va être contraint de passer au-dessus pour reprendre la piste sur l’autre berge. Une grue barre le passage, le bras levé, la main acérée. On prend la place du vélo et lui se trouve juché sur l’épaule, les roues tournant dans le vide. De l’autre côté, après quelques pas sur place, on remonte sur la selle, on fait un tour de roues avant de repartir avec le même entrain, la même verve flottante jusqu’au bout du monde qui s’arrête dans un pays en révolution. Jamais un champ ne s’est profilé à l’horizon. Des constructions, en ruine, en construction, en location, à vendre. Des espaces non définis, mi-terrain vague, mi-terrain en attente d’implantation d’on ne sait quoi.

Et on poursuit le long du ruban grisâtre, dans ce couloir magique exempt de bruits où passent quelques fantômes sur roues, sans regard, pédalant et transpirant, chiens enragés de courses folles. Il est temps de faire demi-tour. On ne sait où l’on est, explorateur de terre hostiles, dans le froid des mers arctiques passant près des icebergs qui projettent leur ombre sur une mer d’huile.

29/03/2014

Autre peinture

Elle se tient debout, perchée sur l’échelle. Rien ne saurait la déranger. Elle manie son pinceau avec sérieux, enduisant de noirceur le portail défraichi. Il la revoie jeune fille, riante, le regardant d’un air effronté, comme disant : « Moi aussi, je peux faire ! » Elle y met tout son cœur, décidée à aller jusqu’au bout, à ne pas abandonner son pinceau à la main secouriste. Il la regarde et admire cette volonté subite, ce retour pour éblouir et danser ensuite de joie à l’idée d’un enjolivement dû à elle seule.

Elle se tient debout, perchée sur l’échelle. Ses cheveux flottent autour de sa tête. Elle écarte d’un geste de l’avant-bras ceux qui lui tombent dans les yeux. Elle vient de voir un barreau sans peinture, avance une main agile et presse les poils barbouillés sur la partie encore vierge. Elle est comme un dentiste devant une bouche ouverte. Elle glisse son instrument entre les dents du portail et lui assène sa couche de noir luisant jusqu’à l’étouffement. « Voilà, c’est fini ! »

Alors elle le regarde et il voit sa souffrance dans son corps. Perchée sur l’échelle, elle s’est donnée sans retenue. La main ankylosée, les reins vrillés, les pieds compressés par la minceur des barreaux, elle réserve encore sa fatigue pour tout à l’heure, lorsque pinceaux nettoyés, bidon de peinture rangé, échelle remisée, elle pourra enfin se laisser tomber sur une chaise et contempler son œuvre qui la comblera de bonheur.

Elle se tient assise et il est debout devant elle, attendri de sa constance et de sa joie enfantine. Elle a les larmes aux yeux, de fatigue, de satisfaction,  d’amour aussi. Quel beau cadeau lui a-t-elle fait ! Il lui prend la taille et l’entraine vers la maison. Qu’il est bon de rentrer chez soi, ensemble, après l’épreuve et les preuves d’un amour toujours vivant.

22/03/2014

La nuit en deux temps

Elle s’est levée au milieu de la nuit, réveillée parce que repue de sommeil. Elle est descendue à la cuisine, s’est fait un thé, est remontée, s’est laissée aller à la poésie. Quand tout fut fini, elle se tourne vers le lit où l’attend son autre moitié, celui qui donne au monde une autre chaleur, pleine de force et de paix.

Qu’il est bon de se laisser prendre dans ses bras et de refermer la vie dans ses filets. Elle se couche subrepticement, soulevant la couette d’une main agile, prenant garde à ne pas déplacer d’air. Il fait froid, ses cuisses découvertes recherchent le corps chaud. Encore un peu. La voici dans la bulle qui se forme et l’englobe de sa somnolence. Appuyée sur son épaule, elle entre dans son odeur personnelle et se laisse aller à la torpeur de ce miel chaleureux. La main gentiment se laisse aller dans le creux de la hanche, là où la courbe se fait plus tendre et creuse.

Elle caresse cette peau connue, aimée, jusqu’au moment où le sommeil s’empare d’elle. Sa main, inerte, l’a réveillé. Il se laisse bercer par la caresse, puis se rendort également. Ils se rencontrent dans leur rêve et se sourient.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, ils lisent dans la page ouverte de l’autre l’amour qui les tient endormis, sûrs d’eux et de leur bonheur.

14/03/2014

Réunion

Vous entrez dans la salle. Une salle polyvalente, tellement polyvalente que vous la connaissez par cœur sans y être une seule fois entré. Elle tient de la salle de volley-handball-tennis, voire football et de la salle des fêtes, cinéma, voire théâtre amateur. Nous sommes peu nombreux. Mais peu à peu les participants à la réunion arrivent. On ne les entend pas. Sons étouffés et inaudibles, brouhahas dispendieux. Le président s’essaie à faire le calme et prend la parole. Tour de table habituel : XX, secrétaire de l’Association YY ; BB, « professeure » de l’école Machin ; PP, policier municipal, etc. Hétéroclite me direz-vous. Oui, ce sont les réunions fraiches de la campagne où chacun apporte l’odeur de son village et de sa spécialité. Après quelques mots de remerciement pour les présents et de regret pour les absents excusés, le président passe la parole à l’intervenant. La table est en U. Quinze mètres séparent les deux bras levés du U. Il parle. On voit sa bouche remuer. On entend un petit grésillement, comme les pas d’une souris dans le foin du grenier. Tous se regardent. Enfin, quelqu’un ose dire qu’il n’entend rien. L’intervenant reprend de sa voix de ténor exacerbée qui sort de la gorge sans passer par le masque. L’ordinateur est là, le vidéoprojecteur également. Les images apparaissent. Heureusement. Si on ne comprend pas les paroles, on peut lire les images.

Une dame lève la main. Elle parle d’un filet de voix si ténue que cette fois-ci tous réclament de passer d’un dialogue à deux à un échange plus convivial entre tous les participants. Elle fait un effort. Ses paroles sont maigres, mais presqu’audibles. La question est brève, la réponse dure. On revient trois diapos en arrière, on rebascule deux diapos en avant. La démonstration est refaite. La dame est rassérénée. On ne sait si elle a compris ou si elle abandonne par timidité.

Le temps des questions semble une détente, presqu’une récréation. Un peu de bruits : on change le croisement des jambes, on sort son mouchoir, on déplace son stylo sur la table, bref milles petits gestes qui traduisent l’impatience, un ennui dissimulé, un vague à l’âme d’être enfermé dans cette salle malodorante alors qu’il fait si beau dehors. La joute verbale commence. Les questions se font plus précises, les réponses plus embrouillées. Les représentants de l’administration en rajoutent. Pas d’explication, des impératifs sortis tout droit des arrêtés pondus quelques mois auparavant par une administration délirante qui ne songe qu’à réglementer, réglementer encore, réglementer toujours. Protestation de la part de certains. Réponse : « Nous ne faisons qu’appliquer les règles et ne sommes pas responsables de leur contenu ». Dans notre pays de fonctionnaires tranquilles, personne n’est responsable d’une situation complexe, embrouillée parce que les responsabilités sont diluées, noyées entre diverses couches hiérarchiques, techniques, juridiques, organisationnelles, communicationnelles. Qui fait quoi ? Il est difficile de le trouver. Qui est responsable de quoi ? Impossible d’approcher la vérité.

Vingt minutes plus tard, le président redonne la parole à l’intervenant qui reprend son discours toujours aussi persuasif et inaudible. Nouvelle récréation, nouveaux débats. Intervention du président. Celui-ci cette fois-ci, prend un ton raide et comminatoire. Il se tient sur sa chaise très droit, tendu vers la salle, un doigt sur la joue pour donner du poids à ses remarques : elles sont réfléchies et doivent faire preuve d’autorité. Quelqu’un ouvre la bouche. Rien n’y fait. Le président a parlé. Plus personne ne parle, même pour dire quelque chose d’intéressant. C’est la démocratie participative dans laquelle la seule participation est la présence à la réunion.

Trois heures plus tard, épuisés de devoir tendre l’oreille, les participants se lèvent après la conclusion du président. On se dérouille les jambes, on se permet de parler d’une voix forte, on échange sur quelques points, on parle de la pluie et du beau temps, des champs gorgés d’eau, des routes encombrées de boue et de mille autres potins qui façonnent bien sûr une conversation entre gens d’un même lieu, mais qui se connaissent peu.

Vous montez dans votre voiture. Quelques gouttes de pluie s’écrasent sur le parebrise. Vous vous demandez ce que vous êtes venu faire à cette réunion. Dire que vous auriez pu courir la campagne et cueillir ce qui vous tombe sous la main, en toute simplicité.

10/03/2014

Politiquement correct !

Le politiquement correct exige le non discernement. Toute distinction entre citoyens de la république est interdite. Le philosophe Alain Finkielkraut en a fait l’expérience après avoir dit : « Et puis il y a aussi une place en France pour les Français de souche ! Il ne faut pas complètement les oublier ! ».

Naïma Charaï, présidente de l'agence nationale Acsé (Agence pour la cohésion sociale et l'égalité des chances) explique qu’il «  est inacceptable que ces propos soient tenus librement à la télévision sur une chaîne publique et qu'aucun des représentants du service public présents sur le plateau n'ait jugé opportun de relever ni de contredire ces affirmations que je trouve particulièrement choquantes. L'expression « Français de souche » est directement empruntée au vocabulaire de l'extrême droite, et elle est en totale contradiction avec l'article premier de la Constitution qui dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion."

Comme déjà sont retirées du vocabulaire politiquement correct les notions de race, d’origine et même de sexe, que va-t-il nous rester pour nous distinguer les uns des autres ? Les noms ? Non, les CV doivent être anonymes. Le lieu d’habitation ? Non, c’est discriminer les banlieues. L’âge ? On parle d’abaisser la majorité à seize ans. Le mérite ? Les quotas imposent que certains citoyens accèdent à certaines grandes écoles sans concours.

Méfiance ! Ai-je le droit de parler de politiquement correct ? Rien que le fait d’en parler met en évidence le fait qu’il y a du non politiquement correct, interdit sur la place publique.

Que de clones de la citoyenneté et du bien penser républicain !

05/03/2014

Mondanités

Vous sonnez.  Vous entendez le pas précis de votre hôtesse qui vient ouvrir. « Ah, chers amis, comme nous sommes heureux de vous recevoir ! » Vous entrez. On vous débarrasse de votre manteau tout en piapiatant pour ne rien dire. A peine installés dans le salon, vous la voyez filer sur un coup de sonnette inaudible. Elle revient avec une autre comparse tout sourire et miel soyeux. Et bientôt vous vous retrouvez six, puis huit autour d’une table si basse que les dames doivent couvrir leur corsage de leur avant-bras pour y prendre leur verre. On ne s’assied pourtant pas par terre comme au Japon. Les sièges sont confortables, hauts et pincés. On s’y installe droit et les femmes croisent les jambes élégamment sous le regard attendri des hommes. Ils attendent le moment crucial du décroisement et du recroisement qui s’annoncent par un froissement des bas dans un silence tonitruant. De leurs côtés les femmes se jettent des coups d’œil, observant l’homme encore jeune qui creuse ses abdominaux et resserre sa ceinture d’un trou, laissant apparaître alors de petites boursoufflures sur les hanches qu’il s’empresse de cacher dans les plis de sa veste.

La conversation se déroule. Elle a ses règles. Comme le temps psychologique, elle enfle et se désintègre avec régularité. Parfois un convive à l’égo acéré monopolise le verbe dans une danse des mots qui lasse peu à peu l’assistance. La maîtresse de maison, si elle tient son rôle, détourne subtilement la conversation d’une petite interrogation insidieuse qui n’a rien à voir avec ce qui préoccupait l’assemblée auparavant. « Avez-vous lu… Avez-vous vu… Pensez-vous que… Souhaitez-vous que… » L’un des invités comprend à demi-mot et répond aussitôt sur le même ton. Changement de rythme, changement de thème. On passe à une autre symphonie. L’orchestre se recompose. Le soliste varie, mais les musiciens savent enchaîner sans difficulté. La mondanité a des avantages, comme la politesse. Peu importe les paroles et même la mélodie jouée, l’impression suffit aux convives. Leurs yeux en témoignent : regard prudent d’un vieillard encore vert vers une cinquantenaire bien roulée, expression effarée d’une jeune dame devant l’attitude insistante d’un quadragénaire qui use et abuse de son verre à pied, attitude soumise et effacée d’une toute nouvelle mariée qui écoute son mari sorti d’une grande école parisienne énoncer des banalités d’un air docte. Les bruits de la Cour mobilisent en un instant la conversation : Savez-vous que le chef de cabinet du ministre… Toute l’attention se condense autour du détenteur de l’information. Il devient le héros du jour, il explique et réexplique, il ajoute des détails qu’il ignore, enjolivant les faits de motifs excitants comme les trilles du soliste sur une mélodie fade. Ayant épuisé son pouvoir d’imagination, le conteur s’arrête brusquement en attente qu’un autre comparse prenne le relai. Rien ne vient. Un silence inquiétant se fait. Il dure peu, mais ce peu se fait long, laissant un arrière-goût dans la gorge qui fait dire à l’hôtesse que le repas est servi. A défaut de grives, on mange des merles !

Le concert se poursuit sans entrave. Les uns parlent pour ne rien dire. Les autres ne parlent pas parce qu’ils ne savent que dire. Certains parlent ou plutôt se parlent à eux-mêmes en s’écoutant parler. D’autres encore tentent de parler, mais ne sont pas écoutés. Peu enfin se demandent ce qu’ils font là, isolés du reste des convives, mais ils maintiennent un semblant d’intérêt par quelques mots bien sentis qui fait dire au reste de l’assemblée qu’ils ont une qualité d’écoute hors du commun. Il convient bien sûr, de temps en temps, au moment de l’arrivée d’un plat, lorsque le premier convive a piqué sa fourchette perspicace sur une viande dorée, de s’exclamer sur les délices que l’on goûte. Que les mots soient criants de vérité et que le ton y soit. Votre hôtesse vous jette un regard éperdu de reconnaissance avant de reprendre part à la conversation de son voisin.

Ainsi se poursuit le diner, dans une bonne humeur factuelle, couvert d’un brouillard inaudible d’exclamations et d’inflexions, qui peignent un paysage à la Turner que l’on traverse à l’aveugle. Vient enfin le moment que votre corps attend bien que votre tête lui dit de se tenir tranquille, celui du départ du cocon, d’une extraction en douceur du piège moelleux de bonnes intentions de l’hôtesse charmante qui est tout sourire. Vous saluez les comparses de cette scène conventionnelle avec moult sourires et poignées de main rugueuses et vous retrouvez dans la nuit, cherchant le trou de la serrure de votre voiture dans les sièges de laquelle vous vous écroulez avec un soupir de bonheur. Enfin seul, face à soi-même, même si vous êtes en couple. Vous vous souriez. Après ces fariboles déjantées, vous prenez la main de votre complice et lui dites tendrement qu’il est bon d’être ensemble sans ce brouhaha virevoltant de mots prononcés sans pouvoir. Et pourtant : « Parlez, il en reste toujours quelque chose ! » Où se cache le pouvoir ?

03/03/2014

Je te reparlerai d’amour, roman de Pascal Jardin (Julliard, 1975)

Un livre sans commencement ni fin. Des pages magnifiques et d’autres sans intérêt. On glisse dessus comme dans un rêve, laissant de côté certains passages, relisant trois fois d’autres.

Pascal Jardin est le père d’Alexandre Jardin, un auteur dont plusieurs livres14-03-03 Je te reparlerai d'amour.jpg sont de petites merveilles : voir Le petit sauvage (voir le 7 janvier 2013) ; Fanfan, le 29 juin 2012 ; Bille en tête, le 22 février 2013 ; Les coloriés, le 6 janvier 2014 ; Chaque femme est un roman, le 1er mai 2013 ; Le Zubial, le 3 mai 2012. Il est le fils de Jean Jardin, personnage truculent qui lui inspira La guerre à neuf ans et Le nain jaune. Il fut scénariste, dialoguiste et écrivain. Il fut aussi le héros de nombreuses pages des livres de son fils, dont Le Zubial.

Le livre commence dans un bistrot, avec le souvenir de Clara, il finit un matin de juillet lors d’un retour de Clara. Les mêmes phrases : Faut-il donc être fou pour avoir tout misé sur une simple femme, une bête qui mord autant qu’elle caresse, avec une petite tête dure comme le fer où les idées des hommes n’entreront jamais, une bête, belle comme un dieu païen, et si vulnérable avec son ventre qui saigne toujours une fois par mois.

C’est un livre circulaire, avec des dérivations, des impasses et de longs cheminements comme ces descriptions splendides de personnages extraordinaires. Ainsi Clara, nue, et Julien le mari de Clara : Ils étaient des animaux. Il n’avait plus que des corps. Encastrés l’un dans l’autre, ils fonctionnaient avec la joie dite de la première fois, et qui, tout bien pesé, ne vient qu’après longtemps, quand on a tout exploré de l’autre, qu’on est rodé, usé, poli, frotté à l’autre. L’amour fort, le contraire des premiers bafouillages, l’anti-puberté, la femme avec des hanches, la femme qui sent la femme et l’homme comme un chien. Sur elle le poids de lui, le poids de sa vie. Ils se connaissaient, ils se reconnaissaient.

Mais tout ne tourne pas autour de Clara. D’autres femmes sont le prétexte de portraits tendres et virulents. Ainsi de Frédérique : Elle avait des cheveux roux et se faisait par coquetterie un regard de myope pour mieux paraître étonnée. Dans le mode le plus fabriqué, le spectacle, elle était restée une paysanne. Les coudes sur la table, elle tartinait son pain avec des gestes bibliques. Elle ne prenait sa douche qu’en mettant de l’eau partout. Toujours elle s’habillait trop vite, et sortait dans la rue à demi boutonnée. « Il faut que j’aille », disait-elle, désireuse et pressée de courir le monde. (…) Elle avait vingt-cinq ans. Les hommes lui courraient beaucoup après. Elle courrait assez peu. C’était un petit prince. Une enfance difficile lui avait appris à survivre. Jamais elle ne se plaignait, ni du temps, ni des dents, ni de rien.

Ou encore l’Oiseau : Le nez était fin et petit, et les narines ouvertes laissaient voir en leur base une veine minuscule dont le rouge foncé tranchait avec la peau blanche de noctambule. Les yeux étaient importants, fendus en amande, très mobiles, le front bombé et haut était particulièrement masqué par une coiffure bouclée. La bouche sensuelle, aux lèvres fortes, contenait un sourire sans cesse retenu sur des dents de loup assez peu régulières, mais fort enviables. Les pommettes hautes, le cou long et les épaules carrées évoquaient les Olympiades ou quelque dieu du stade. Les mains potelées, comme chez les enfants, s’ornaient sur les ongles d’un rouge très foncé et récemment posé. Les seins accrochés haut sur le buste possédaient des points admirablement dressées. La taille d’une minceur évidente était le contrepoint à des hanches superbes, un beau passage pour une naissance. Les cuisses étaient musclées, les jambes fines et longues s’appuyaient sur des pieds un peu grands pour l’ensemble. Ils avaient cependant un attrait profond. Cambrés, ils donnaient leur assise au personnage…

A la fin du livre, la phrase du début qui se poursuit ensuite : ... Et pourtant, ceux qui voient le soleil dans les yeux d’une maîtresse, et lisent leurs blessures sur les lèvres peintes en rouge, et la houle du large dans les hanches d’une femme, ceux-là voient bien plus loin que la plupart des autres.

Alors laissez vous tenter. Vous y trouverez des pages charmantes et vous sauterez celles qui vous ennuient.

02/03/2014

Le retournement des idées

La République se proclame égalitaire. A chacun sa chance ! Jules Ferry, en matière d’éducation, en fit son cheval de bataille. Tous peuvent accéder aux grands postes par la réussite aux concours et examens.

Depuis quelques années, et cela s’accentue sans cesse, l’égalité ne consiste plus à permettre à tous de travailler pour que tous puissent réussir. Elle implique un quota d’accès aux grandes écoles et universités sans concours ni examens. Il n’est plus question de sélectionner, car sélectionner c’est exclure. L’égalité est un postulat et non un résultat. Elle doit être imposée. Pourquoi ?

Les défenseurs de cette thèse proclament que l’inégalité ne tient pas à l’aptitude de chacun devant les tâches. Elle tient aux conditions sociétales et culturelles dans lesquelles celui-ci se trouve. Le bourgeois passe des diplômes. Le fils d’ouvrier, l’immigré n’y a pas accès en raison de son rang social. Alors l’égalité consiste à lui ouvrir les portes sans démonstration de son savoir-faire. Pas d’examen, pas de concours. L’égalité commande son intégration. C’est ainsi que Sciences Po, et d'autres écoles dites grandes, accueille des élèves de lycées défavorisés. Pourquoi certains sont sélectionnés, pourquoi certains lycées sont élus et pas d’autres ? Peu importe. Cette inégalité est retournée par l’objectif final : tant de pourcentage pour telle banlieue, telle appartenance, telle communauté, telle minorité, etc. L’égalité se retrouve derrière les statistiques et non derrière la valeur intrinsèque d’hommes et de femmes sélectionnés pour leurs aptitudes.

Désormais l’égalité consiste à donner à tel ou tel catégorie l’accès à ce qu’il ne peut par lui-même acquérir. La démocratie n’est plus affaire de partage des chances, elle consiste à donner à des catégories sociologiques déterminées ce que d’autres doivent acquérir par le travail.

25/02/2014

Le mystère du bonheur

Les hommes courent après le bonheur sans jamais le rattraper. Parfois ils sont si proches de lui que son parfum les envahit, les amollissant et les privant ainsi de ses bienfaits. Plus rarement encore, électrisés, ils le touchent du doigt et en restent sans réaction. Qu’est-ce que le bonheur ?

La première approche que l’on peut faire est comparative. Le bonheur se mesure et s’apprécie par rapport au malheur. Mieux même, le bonheur est l’absence de malheur. Est-ce si vrai ? Peut-on comparer l’intention d’éprouver du bonheur qui est encrée en chaque homme avec l’arrivée d’un malheur qui n’est, a priori, nullement recherchée ? Le premier serait le saint Graal, le second la tuile qui tombe sur la tête dans la rue. Pour le premier une recherche de toute une vie, pour le second une angoisse toujours présente. Cette approche a le mérite de mettre en évidence l’absence d’échelle de perception entre les deux concepts. Le malheur peut se mesurer comme on fait mesurer la douleur de 1 à 10. Mais le zéro n’est pas le bonheur. Il ne signifie que l’absence de malheur.

La deuxième approche permet sans doute d’aller plus loin. Elle est également comparative. Le bonheur serait un état d’être qui se situe sur une même échelle que la satisfaction du désir ou l’extase de la joie. Très vite cependant, l’on perçoit que ces deux dernières notions se situent dans l’instant, alors que le bonheur implique une certaine durée. Elles ne sont que des vagues nées du vent de la vie, alors que le bonheur se trouve dans les eaux profondes et sans mouvement, qui ne sont pas touchées par les aléas extérieurs. La satisfaction du désir, c’est-à-dire le plaisir, n’entraîne qu’un simili bonheur d’un instant. L’extase de la joie est une explosion brutale qui  s’éteint progressivement de la même manière que l’eau qui bout se refroidit obligatoirement. Le bonheur est une sérénité durable que les riens de la vie ne peuvent atteindre.

Qu’est-ce qui fait cette différence entre le bonheur durable et la jouissance instantanée du plaisir  ou la jubilation fervente de la joie ? Ne serait-ce pas leur cause ? Je recherche les seconds dans les événements de ma vie. Je découvre le premier en moi, grâce à la contemplation du mystère du monde, mais hors de tout impact momentané du monde sur moi. Oui, le bonheur est un retournement des perspectives. Il n’y a plus de ligne de fuite, mais perception d’un mystère qui s’agrandit en harmonie et de manière permanente. Le bonheur est une ouverture. Le plaisir et la joie ne sont que des explosions provisoires qui cessent lorsque les derniers débris sont retombés sur le sol.

Alors, que signifient ces mots : le mystère du bonheur ? Le mystère est inaccessible à la raison ou plutôt l’étude rationnelle ne permet pas d’en faire le tour. C’est par exemple ce qu’il y a au-delà du big-bang. La science approchera cet instant premier de la naissance de l’univers, mais elle ne saura jamais, sauf à changer de perspective, qui est à l’origine. A travers le comment, elle permet de répondre au quoi, mais pas au pourquoi. Pourtant, nous sentons bien, dans le même temps, que le bonheur dépend de nous. Ce ne sont pas les évènements qui en sont la cause, mais notre façon d’être et de vivre qui détermine la part de bonheur dont nous disposons.

Peut-on conclure, provisoirement, que le bonheur est une notion générale, mais qui se vit individuellement ? Je fais mon bonheur par ma façon de d’être et de vivre, mais ce bonheur m’est personnel dans sa réalisation. Oui, chaque homme est un mystère unique et c’est ce qui en fait sa grandeur.

21/02/2014

La politesse

La politesse a deux fonctions.

Elle régule les rapports entre les êtres humains et permet d’éviter les heurts d’humeur, voir la manifestation ouverte d’animosité. Elle facilite ainsi la bonne marche de la société.

Mais elle peut également, et ses avantages se transforment alors en inconvénients, devenir langue de bois lorsque les parties ne veulent pas se parler. Sous prétexte d’éviter tout heurt, il devient impossible de s’exprimer et de faire part de son point de vue. L’échange n’existe pas sur le sujet de discorde qui est évacué sous prétexte de risque de confrontation.

Cela s’accompagne d’une discrimination à la parole. Les autorités seules y ont droit, en usent et en abusent. Les autres doivent écouter sous le prétexte d’éviter le démêlé verbale. Lorsqu’on veut faire part de son point de vue, il est trop tard, ce n’est pas le moment, ce n’est pas le sujet de la réunion. Bref, toutes sortes de faux arguments pour vous empêcher de vous exprimer. C’est ainsi que gouvernent nos politiques et notre administration. Cela évite d’avoir de véritables échanges participatifs.

Mais bien sûr, il y a eu concertation ! Celle-ci signifie que les deux parties ont été conviées à une réunion au cours de laquelle seules les autorités ont la parole, sans aucune réponse aux quelques questions qu’elles permettent de poser à l'autre partie.

19/02/2014

Ce qu’il advint du sauvage blanc, roman de François Garde

« Au milieu du XIXème siècle, Narcisse Pelletier, un jeune matelot français, est abandonné sur une plage d’Australie. Dix-sept ans plus tard, un navire anglais le retrouve par hasard : il vit nu, tatoué, sait chasser et pêcher à la manière de la tribu qui l’a recueilli. Il a perdu l’usage de la langue française et oublié son nom. Que s’est-il passé pendant ces dix-sept années ? C’est l’énigme à laquelle se heurte Octave de Vallombrun, l’homme providentiel qui recueille à Sydney celui qu’on surnomme désormais le sauvage blanc. » (Résumé 4ème de couverture)

On ne le saura pas, malgré les efforts d’Octave. Narcisse disparaîtra sans qu’il14-02-13 Ce-quil-advint-du-sauvage-blanc.jpg ait dévoilé ce qu’il fit pendant ce séjour imposé en Australie. On le devine cependant, car un chapitre sur deux est consacré à ses premières impressions : solitude, désespoir, incompréhension. Un martien parachuté dans le monde des hommes qui souffre de la soif, de la faim et de l’indifférence des sauvages.

L’autre moitié du livre est consacrée au récit d’Octave, homme raffiné, très à cheval sur les convenances, mais modeste et dérouté par le silence de Narcisse. Il écrit à son protecteur, le président de la Société de Géographie, et lui conte ses difficultés. Il sera l’objet de la risée lorsqu’il présentera son sauvage à la société : moquerie, incrédulité, voyeurisme. Narcisse est invité à se présenter à l’impératrice. Il parle pour la première et dernière fois ; il chante même, une mélopée imprévisible faite de miaulements, répétitions saccadées de syllabes, claquement de langue, grognements syncopés, sifflements. Quelque chose de la rudesse de l’Australie, de la solitude de ses déserts, de l’ardeur du soleil sur une terre craquelée… L’impératrice lui donne une bague et lui accorde un emploi dans l’administration. Ne sachant où le mettre, on finit par l’envoyer à l’île de Ré : garde magasin au phare des Baleines.

Un jour Narcisse disparaît et personne ne le retrouve. Evaporé, il devient une légende. Octave meurt. Plus personne ne se souvient de ces deux personnages haut en couleur qui marquèrent l’opinion de façon contrastée : drame véridique ou récit de faussaire ? 

L’écriture est bien celle de la bonne société du XIXème siècle, compassée, emplie de références à la vision sociale d’alors. Le récit en devient long. Il tarde à dire les choses. On s’ennuie parfois sur ces précautions oratoires qui enrobent le déroulement des faits. Le récit lui-même s’embrouille à la fin. Pourquoi cette disparition, qu’advient-il réellement de Narcisse ? On ne le saura pas et l’on reste sur sa faim qui commençait à s’atténuer en raison de la monotonie du récit.

18/02/2014

L'envie

L’envie, un besoin, un impératif très enfantin qui glisse vers l’adolescence et l’âge mûr jusqu’à encore émettre son clignotant dans les dernières années. « Oh, Maman, j’en ai tant envie ! » Et vous attendez ce jour de Noël avec une impatience extrême jusqu’au moment où vous l’avez. Je me souviens, adolescent, d’un cyclomoteur qui fut l’objet d’une folle expectative, avec ses rebondissements, ses pleurs et la joie de la possession.

Il y a trois types d’envie.

Le plus simple, et qui n’est nullement répréhensible, est le désir d’avoir ou de faire quelque chose, que quelque chose arrive. C’est une convoitise qui vous prend à la gorge, qui obsède vos pensées, qui vous rend malade jusqu’à sa satisfaction. Ainsi en est-il de l’homme qui achète une voiture hors de prix et qui invite sa femme à faire un tour pour lui dévoiler sa merveille. Il en est de même de la femme qui a acheté une robe également hors de prix et qui invite son mari à l’admirer, un soir, après un bon diner bien arrosé. Seule la banque ne s’en remet pas.

Un deuxième type d’envie, plus ennuyeux à gérer, est le désir de ce qu’un autre possède. On entre alors dans la démesure. On est prêt à dépenser beaucoup plus que ce que nous mettrions normalement. Prêt à se quasiment ruiner pour montrer que l’on peut posséder la même chose, que l’on est aussi riche, aussi pourvu, bref mettre en avant l’orgueil, la vantardise et le satisfecit. Ce genre d’envie, une fois satisfait, supprime cette tension raisonnée du corps et de l’esprit pour l’objet convoité. Vous l’avez, votre envie est passée, vaincue… La vie continue…

Le troisième type d’envie est un sentiment de frustration face au bonheur d'autrui ou à ses avantages. C’est un désir qui ne peut être satisfait. Il vous fait mourir à petit feu. Vous tendez la main au travers des grilles d’une prison imaginaire, la paume vers le ciel sans attendre qu’il y tombe quelque chose. Vous le savez, mais ne pouvez vous en empêcher. Votre esprit se rapetisse, vous vivez dans une boite de sardine à rêver d’une vie hors de proportions par rapport à vos compétences et à vos aspirations. Désir fréquent que celui de l’envieux de la vie de l’autre. C’est un moteur tyrannique qui ne possède que des mauvais côtés. Mieux vaut l’abandonner en chemin et partir à l’aventure sans savoir où l’on va.

Peut-on perdre toute envie ? Peut-on vivre sans désir ? C’est ce passage de l’envie à la liberté qui marque le tournant d’une vie. Celle-ci est au-delà de l'envie. Elle illumine le parcours sans jamais le contraindre. Elle éclaire la pensée et l’action sans jamais y mêler le désir. C’est un état d'esprit qui conduit à la réalisation de soi que l’on n’atteint bien évidemment jamais totalement. Mais ces plumes caressantes du bonheur suffisent à combler une vie agitée. Libre parce que sans envie, quelle sérénité !