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05/03/2014

Mondanités

Vous sonnez.  Vous entendez le pas précis de votre hôtesse qui vient ouvrir. « Ah, chers amis, comme nous sommes heureux de vous recevoir ! » Vous entrez. On vous débarrasse de votre manteau tout en piapiatant pour ne rien dire. A peine installés dans le salon, vous la voyez filer sur un coup de sonnette inaudible. Elle revient avec une autre comparse tout sourire et miel soyeux. Et bientôt vous vous retrouvez six, puis huit autour d’une table si basse que les dames doivent couvrir leur corsage de leur avant-bras pour y prendre leur verre. On ne s’assied pourtant pas par terre comme au Japon. Les sièges sont confortables, hauts et pincés. On s’y installe droit et les femmes croisent les jambes élégamment sous le regard attendri des hommes. Ils attendent le moment crucial du décroisement et du recroisement qui s’annoncent par un froissement des bas dans un silence tonitruant. De leurs côtés les femmes se jettent des coups d’œil, observant l’homme encore jeune qui creuse ses abdominaux et resserre sa ceinture d’un trou, laissant apparaître alors de petites boursoufflures sur les hanches qu’il s’empresse de cacher dans les plis de sa veste.

La conversation se déroule. Elle a ses règles. Comme le temps psychologique, elle enfle et se désintègre avec régularité. Parfois un convive à l’égo acéré monopolise le verbe dans une danse des mots qui lasse peu à peu l’assistance. La maîtresse de maison, si elle tient son rôle, détourne subtilement la conversation d’une petite interrogation insidieuse qui n’a rien à voir avec ce qui préoccupait l’assemblée auparavant. « Avez-vous lu… Avez-vous vu… Pensez-vous que… Souhaitez-vous que… » L’un des invités comprend à demi-mot et répond aussitôt sur le même ton. Changement de rythme, changement de thème. On passe à une autre symphonie. L’orchestre se recompose. Le soliste varie, mais les musiciens savent enchaîner sans difficulté. La mondanité a des avantages, comme la politesse. Peu importe les paroles et même la mélodie jouée, l’impression suffit aux convives. Leurs yeux en témoignent : regard prudent d’un vieillard encore vert vers une cinquantenaire bien roulée, expression effarée d’une jeune dame devant l’attitude insistante d’un quadragénaire qui use et abuse de son verre à pied, attitude soumise et effacée d’une toute nouvelle mariée qui écoute son mari sorti d’une grande école parisienne énoncer des banalités d’un air docte. Les bruits de la Cour mobilisent en un instant la conversation : Savez-vous que le chef de cabinet du ministre… Toute l’attention se condense autour du détenteur de l’information. Il devient le héros du jour, il explique et réexplique, il ajoute des détails qu’il ignore, enjolivant les faits de motifs excitants comme les trilles du soliste sur une mélodie fade. Ayant épuisé son pouvoir d’imagination, le conteur s’arrête brusquement en attente qu’un autre comparse prenne le relai. Rien ne vient. Un silence inquiétant se fait. Il dure peu, mais ce peu se fait long, laissant un arrière-goût dans la gorge qui fait dire à l’hôtesse que le repas est servi. A défaut de grives, on mange des merles !

Le concert se poursuit sans entrave. Les uns parlent pour ne rien dire. Les autres ne parlent pas parce qu’ils ne savent que dire. Certains parlent ou plutôt se parlent à eux-mêmes en s’écoutant parler. D’autres encore tentent de parler, mais ne sont pas écoutés. Peu enfin se demandent ce qu’ils font là, isolés du reste des convives, mais ils maintiennent un semblant d’intérêt par quelques mots bien sentis qui fait dire au reste de l’assemblée qu’ils ont une qualité d’écoute hors du commun. Il convient bien sûr, de temps en temps, au moment de l’arrivée d’un plat, lorsque le premier convive a piqué sa fourchette perspicace sur une viande dorée, de s’exclamer sur les délices que l’on goûte. Que les mots soient criants de vérité et que le ton y soit. Votre hôtesse vous jette un regard éperdu de reconnaissance avant de reprendre part à la conversation de son voisin.

Ainsi se poursuit le diner, dans une bonne humeur factuelle, couvert d’un brouillard inaudible d’exclamations et d’inflexions, qui peignent un paysage à la Turner que l’on traverse à l’aveugle. Vient enfin le moment que votre corps attend bien que votre tête lui dit de se tenir tranquille, celui du départ du cocon, d’une extraction en douceur du piège moelleux de bonnes intentions de l’hôtesse charmante qui est tout sourire. Vous saluez les comparses de cette scène conventionnelle avec moult sourires et poignées de main rugueuses et vous retrouvez dans la nuit, cherchant le trou de la serrure de votre voiture dans les sièges de laquelle vous vous écroulez avec un soupir de bonheur. Enfin seul, face à soi-même, même si vous êtes en couple. Vous vous souriez. Après ces fariboles déjantées, vous prenez la main de votre complice et lui dites tendrement qu’il est bon d’être ensemble sans ce brouhaha virevoltant de mots prononcés sans pouvoir. Et pourtant : « Parlez, il en reste toujours quelque chose ! » Où se cache le pouvoir ?