Un dimanche après-midi après un déjeuner (30/05/2014)

Il vous arrive d’être invité à déjeuner un dimanche. L’épreuve n’est pas le déjeuner, mais les quelques heures qui le suivent. Instants d’indécision, de mal-être et d’ennui.

Vous rentrez chez vous, repu, trop, l’esprit lourd et brouillé, sans savoir pourquoi. Vous avez encore en tête le cercle des paroles échangées qui tournent autour de vous comme les hirondelles avant la pluie. Vous entendez le rire aigre d’une des convives, l’histoire égrillarde du maître de maison, la toux sèche d’une de vos voisines. Vous vous remémorez le goût du rôti saignant, mais pas trop, et de la salade qui l’accompagnait, verte et prolixe. Vous sentez encore les barreaux de la chaise de jardin qui vous entre dans le dos. Mais tout ceci s’efface dans une sorte de brouillard trouble comme un voile de gaze blanc faseillant sous le vent. Vous avez pris le volant sans l’allégresse habituelle et sans les images de détente d’un après-midi de farniente. Vous voici devant votre porte, ouvrant celle-ci après avoir cherché votre clef dans plusieurs poches. Vous entrez et… Qu’allez-vous faire ?

Rien. Non seulement vous n’avez envie de rien, mais rien ne vous attire. Et ce rien devient votre obsession. Rien de rien. Le jardin ? Il fait un peu chaud ! Et puis, quoi faire dans un jardin lorsqu’on a envie de rien ? Rien ! S’installer au salon pour lire un livre ? Mais lequel ? Depuis quelque temps, vous constatez une acédie pour la lecture. Chaque livre commencée ne signifie plus un bon moment d’oubli du monde, mais une lourdeur pénible qui vous fait fermer les paupières à la vitesse de l’éclair. Alors, vous ouvrez le piano, vous vous laissez aller à quelques accords, incertains, pauvres, qui vous cogne la tête et vous embrouillent les idées. A-t-on besoin de notes égrainées dans le désordre pour survivre à une après-midi de dimanche ? Votre double erre comme vous, avec le même manque d’entrain, assise sur le canapé, les yeux dans le vague, souriante, modeste, sans savoir quoi faire. Pour elle aussi, ce rien devient un tout, vide d’objet, vide de sensations, vide de sentiments. Si encore vos deux trous noirs se rejoignaient. Mais non, ce rien reste rien et non deux riens qui pourraient peut-être devenir quelque chose. Vous vous levez. Vous allez boire un verre d’eau à la cuisine pour vous sortir de ce marécage. Mais rien n’y fait. Vous ne ressentez rien. Quel ennui !

Alors vous prenez la décision qui s’impose. Vous montez tous les deux vers votre chambre, vous vous étendez sur votre lit en justifiant cela par la facilité de lecture d’une bande dessinée, seule littérature autorisée ces jours de tremblements du bonnet. Vous mettez quelque temps à trouver de quoi satisfaire votre impécuniosité. Ni à l’eau de rose, ni à l’action éperdue qui offre trop de contraste avec votre acédie. Vous trouvez Lefranc ou un autre héros tout aussi mobilisateur. Mais aujourd’hui cela ne marche pas. Rien n’y fait. Les aventures vous laissent de marbre, froid et lisse comme le dessus de la commode. Vous mélangez ce que vous lisez avec ce que vous avez entendu pendant le déjeuner. Tout cela s’embrouille dans votre tête qui pourtant ne veut pas encore se laisser aller complètement et s’endormir divinement. Vous reprenez le récit sans même savoir ce que vous avez déjà lu. Mais vos mains laissent tomber ce livre trop grand, trop encombrant. Vous vous tournez vers elle, vous la regardez, vous fermez les yeux involontairement, lui tendez la main pour une ultime caresse. Elle n’atteint pas son objectif et elle repose, inerte, sur le drap, rattrapée par le sommeil qui vous envahit.

Vingt minutes plus tard, vous émergez. Vous n’êtes pas éveillé comme chaque matin, en pleine forme à l’ouverture de paupières. Celles-ci ne vous ouvrent pas à la joie de vivre. Mais, progressivement, vous reprenez vos esprits, vous poussez quelques manettes, cherchez à entraîner les poulies de la compréhension. Cela met du temps. Peu à peu vous réalisez que ce dimanche vaut la peine d’être vécue. Vous vous levez, vous buvez un verre d’eau. L’éclair de la fraicheur dans votre bouche vous réveille complètement et vous êtes vif, prêt à entrer dans cette après-midi sacrée qui vous offre ce rien que vous allez transformer en création.

07:22 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, ordinaire, acédie, création |  Imprimer