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28/12/2011

Bonjour, mot de passe ou de bienvenue ?

 

De nombreuses personnes n’ont plus la volonté, le courage, la joie de dire « bonjour Monsieur » ou « bonjour Madame » ou « bonjour Noémie ». Ils se contentent de donner un « bonjour » qui s’adresse à tous, c’est-à-dire à personne. On se salue sans reconnaissance de l’autre, comme si sa personne était évacuée au profit d’un automatisme social, voire politique. Mais ce salut, il ne faut pas l’omettre. Ne pas dire bonjour, c’est faire preuve d’incivilité, de manque de savoir vivre en communauté, quasiment d’indigence morale (et non pas esthétique). Et on vous le fait savoir. Cela s’affiche dans le métro, cela s’affiche dans les administrations, cela se proclame dans les magasins, certaines vendeuses déficientes vous répétant dix fois bonjour plutôt que de vous demander quoi que ce soit si vous omettez le mot de passe sacro-saint de la politesse républicaine. Vous pourrez vous adresser à elle avec une courtoisie royale, elle vous considérera comme le dernier des paltoquets et vous demandera d’entrer le mot de passe dans son ordinateur personnel, sans quoi il ne peut y avoir démarrage de la machine commerciale.

 

Mais il y a aussi différentes manières de proclamer ce mot de passe.

« Bonjour ! » vous contraint à remarquer la personne qui le profère d’une voix claire, comme s’il semblait dire « Evident, mon cher Watson ! ».

« Bonjour... » montre l’inexpérience d’une vraie salutation ou le regret de n’oser dire « bonjour untel ».

« Bonjour ? », avec une interrogation dans la voix, semble attendre impérativement qu’on lui réponde le même mot de passe, comme un jeu de reconnaissance d’espions dans un pays ennemi.

De même un bonjour où l’on appuie sur le jour plutôt que sur le bon laisse supposer un échange difficile et donc une mauvaise journée si l’on n’y répond pas.

Il y a aussi le bonjour des fonctionnaires d’organismes publics à un usager et non à un client : usez, mais n’en abusez pas.

Toute lettre doit également commencer par bonjour-virgule et le début du texte. C’est la lettre type distribuée par l’Internet à l’usage des vrais clients, ceux qui payent quoiqu’il arrive. Cela signifie dans quatre vingt dix neuf pour cent des cas que l’entreprise regrette, mais qu’elle n’est pas en mesure de répondre à votre demande légitime, car elle n’est pas incluse dans le contrat (voir le paragraphe 605 bis-§3, en bas de l’avant dernière page, que vous ne lisez même pas avec une loupe).

 

Prononcer autre chose que bonjour en signe de bienvenue signifie, pour les fiers partisans d’un civisme légalisé, ne rien dire, donc être incivique. Vous ne pouvez plus donner de salutation (trop risible), salut (trop intime), hi (trop américain), hello (trop apostrophant). Quant à commencer par : « S’il vous plaît pourriez-vous m’indiquer… », c’est tellement ringard que seuls quelques croulants osent encore s’afficher avec de telles paroles et ils semblent tout droit sortis d’un théâtre du XVIIIème siècle.

L’uniformité du bonjour a l’avantage de mettre tout le monde sur un pied d’égalité et même d’une certaine fraternité. Mais quel manque de liberté. Pourtant légaliser l’obligation du bonjour sous peine d’amende pourrait bien être une préoccupation de nos prochains élus républicains, qui se rejoindraient, de droite et de gauche, dans l’absurdité de la civilité transformée en civisme devenu règle juridique, à l’image de la loi pénalisant la négation du génocide arménien.

Mais où est donc passée la simple politesse où la manière de s’exprimer est plus importante que l’obligation de dire ou de ne pas dire ?

 

11/12/2011

Slogans et liberté

 

Nous sommes subvertis par les slogans qui créent des réflexes. La pensée se fractionne en une somme de vérités qu’on nous impose sans démonstration véridique. Elle ne sait plus suivre un raisonnement logique et passer d’une idée à l’autre dans un enchaînement dialectique. Elle hurle l’émotion, sans la lucidité du recul.

L’implication empathique à tout évènement est devenue beaucoup plus importante, dans notre monde médiatisée, que la recherche d’informations permettant d’approcher la vérité. Celle-ci importe peu. Et si l’on s’est trompée, tant pis, une information en chasse une autre.

Seule compte la nécessaire implication du public à ce qui lui est proposé. Pourquoi ? Parce que celle-ci crée l’audience et l’audience est indispensable aux médias pour vivre. Alors, n’ayons aucune illusion : les slogans, qu’ils soient publicitaires, politiques, écologiques, économiques et toute autre forme en « ique », resteront la règle et ne cesseront de nous envahir par tous les pores du cerveau. A nous de nous blinder, de créer des disjoncteurs permettant d’y échapper.

Il ne s’agit pas de s’isoler de toute information comme le font certaines personnes qui, pour lutter contre les ondes de la téléphonie mobile ou du Wifi, se logent dans des grottes au fin fond d’une épaisse forêt. Il s’agit simplement d’exercer notre libre arbitre de citoyen : Que penser de ce qui se passe, en toute liberté individuelle, avec le recul nécessaire à un véritable jugement ? Mais, me direz-vous, il est impossible d’avoir un jugement quand nous ne savons pas ce qui se passe. Et pourtant. N’est-ce pas le rôle premier du politique : prendre des décisions sans avoir l’ensemble des informations permettant de décider en connaissance de cause. A chacun de nous d’exercer sa propre responsabilité : qu’est-ce que je pense de ce vacarme médiatique sur tel ou tel sujet ?

C’est justement la porte ouverte à l’émotion et l’implication empathique, me direz-vous. C’est exact. Il est donc nécessaire d’apprendre à traduire les faits, et non l’information en soi, véhiculée par des centaines de médias. La première interrogation est donc : que s’est-il passé réellement et non que penser de ce qu'on nous dit de ce qui s’est passé ? C’est le véritable métier du journaliste et c’est la conception d’un certain journalisme anglo-saxon qui sépare les faits, de ce que certains en pensent et de ce que l’on peut en penser soi-même.

La seconde interrogation concerne bien sûr les conséquences de ces faits. Et pour arriver aux conséquences, il faut passer par les causes et les acteurs, en s’interrogeant sur leurs motivations et leurs buts. On ne peut certes que faire des hypothèses. Mais on peut émettre des pourcentages de probabilités sur celles-ci. Ce qui nous conduira à également émettre des probabilités en ce qui concerne les conséquences. On verra les médias s’engouffrer immédiatement dans les probabilités les plus folles et les plus improbables. Mais elles sont intéressantes parce que justement elles font appel à l’émotion. Le plus probable n’est pas intéressant, parce qu’il dégonfle l’agitation médiatique.

Cela me rappelle une anecdote lors de la guerre d’Irak conduite par la coalition américaine en 2003. Leurs troupes étaient aux portes de Bagdad, prêtes à y entrer. Participant à une table ronde journalistique dans laquelle les hypothèses et rumeurs étaient extravagantes d’alarmisme, j’avais émis l’hypothèse très probable d’un non massacre : Bagdad allait tomber comme un fruit mûr. Cette hypothèse m’a immédiatement mis à l’écart des tours de table des experts. Elle n’intéressait pas parce que non sensationnelle. C’est pourtant ce qui s’est passé.

Alors, prenons-nous en main ! Réfléchissons par nous-mêmes et n’allons pas chercher des béquilles pour cheminer sur la vérité (sans grand V). Et admettons ne pas connaître l’avenir, malgré le nombre de « madame soleil » qui nous entourent et nous divertissent sous prétexte d’information.

 

 

07/12/2011

Tour des blogs, par ennui ou distraction

 

Cela arrive rarement : faire un tour de blogs comme on fait un tour de manège à huit ans, laissant ses cheveux s’envoler et le rire s’évader. C’est à chaque fois différent. Cela dépend du choix de l’instrument de rêve sur lequel vous vous asseyez. Il peut être un cheval ailé qui monte et descend et vous rend fou d’images et de paroles. Il peut être un carrosse de citrouille dans lequel vous montez serein et qui vous conduit sagement là où vous aviez prévu d’aller. Mais l’on peut monter sur une licorne à la pointe aiguisée et se perdre dans les méandres d’une poésie.

Tous ces blogs font sourire : quelle imagination pour se faire connaître ! Mais souvent, l’on décèle derrière les phrases une envie de vivre réellement et non de n’être qu’un être de surface que l’on ne connaît que par une situation dans l’échelle sociale. On perçoit la plainte intérieure des humains qui ont du mal à se satisfaire d’une vie monocorde. L’homme a besoin de diversité, de profusion, de méandres et de circonvolutions, pour faire des choix et trouver un chemin vers sa réalisation. L’autoroute qui fonce droit dans un paysage désertique ne l’intéresse pas, il n’y rencontre pas de quoi le distraire, puis l’attirer.

Mais attention ! A se noyer dans les autres, on finit par se perdre soi-même. Au bout de quelques temps, variables et inappréciables puisque dépendant de votre humeur, vous vous laissez enduire d’une couche de glu qui vous colle à l’écran et emprisonne votre esprit. Vous pataugez dans des peintures de fleurs plus ou moins tournicotées ; vous vous arrêtez sur des critiques acerbes de la vie actuelle, comme si autrefois tout était délectable ; vous vous noyez dans des poèmes en spaghettis et sauce tomate adoucie ; vous écoutez des musiques qui font frémir vos oreilles et donnent la chair de poule. Pire encore, votre imagination s’éteint, vous êtes au cinéma de la vie et le film vous laisse un goût amère de déjà vu, déjà entendu, déjà essayé, déjà, déjà, déjà…

Alors sautez dans l’inconnu, fermez votre engin et laissez-vous aller à une cure de désintoxication : pain blanc pour un cerveau gris avec un morceau de fromage pour activer les neurones. Laissez-vous nourrir de votre propre esprit qui, même si vous ne le savez pas, recèle à profusion une vie personnelle qui n’a rien à envier au monde de l’affichage. Certes, cela demande un mental d’explorateur. Vous pouvez vous perdre dans des dédales entrecoupés de précipices ou au contraire errer dans des plaines à l’horizon tellement dégagées que vous n’y voyez rien. Poursuivez, il en sortira un bien, une évasion merveilleuse qui conduit aux portes de votre propre réalisation. Et ce sera bien la vôtre, unique, réelle, dans laquelle vous ne vous reconnaîtrez pas, parce qu’il s’agit d’un autre vous-même, le vrai, celui que vous ignoriez.

Alors, en route pour le voyage ! Montez sur le manège, mais seul avec vous-même et tournez, tournez, jusqu’à ce que la solitude, opposée à la force centrifuge, vous conduise au centre d’où vous contemplerez le tourbillon des évènements en restant immobile.

 

 

29/11/2011

L'immersion (tendre) du coureur à la campagne

 

Ce matin, vous courez à nouveau, mais à la campagne cette fois. Quel contraste ! Vous sortez de la maison, faites quelques pas et vous voici en plein champs (bien qu’étant dimanche, ce n’est pourtant pas le moment de la cantillation). Il fait doux, d’une douceur envieuse qui berçe le roulis de votre course et pénètre avec tendresse dans votre tenue de joggeur, jusqu’à vous procurer une légère ivresse, certes toute morale.

Vous êtes frappés par le silence, d’une toute autre nature que le silence d’avant-hier qui était fait d’un brouhaha estompé par le brouillard. Ici, le silence est léger, serein, épanouissant, nourrissant comme un fruit mur. Il 11-11-29 coureur.jpgvous soulève au dessus du sol et vous volez à nouveau, mais d’un vol libre, planant, dans un calme absolu. Vous volez dans une liberté étourdissante, les yeux écarquillés, les oreilles débouchées, la bouche entrouverte, respirant un air pur, empli des senteurs campagnardes : rosée odorante, feuilles mortes, herbe tendre, thym frais, champignons vieillis, bouses de vache. En courant le long d’un chemin de terre, vous dites bonjour à l’achillée millefeuilles qui vous regarde passer de ses cent yeux de petites fleurs et au molène bouillon blanc dont deux fleurs jaunes se dessèchent au bout de sa tige brune. Et vous montez plus haut, au promontoire de la colline, vous laissant ensuite glisser vers la vallée sur laquelle coule une trainée de brume qui lui donne un air de mystère dans lequel vous souhaitez plonger.

Retour vers le bercail. Vous transpirez de bien-être. Vous ralentissez, vous vous arrêtez, vous regardez et écoutez. Quelle atmosphère différente. Après avoir chevauché un dromadaire qui vous permettait de franchir les canyons urbains, vous êtes monté sur un pur-sang qui vous a entraîné dans des chemins enivrants avant de s’arrêter, repu, auprès du petit bois, refuge de tous les rêves d’enfant et de toutes les passions adultes. Et ses sous-bois s’illuminent, vous permettant d’imaginer un avenir paisible et reposant, à l’image du faisan qui picore tranquillement à vingt mètres de vous. Une fois encore, déconnecté de tout souci, vous vous apprêtez à vivre une nouvelle journée, toujours aussi enivrante.

 

 

25/11/2011

La solitude (heureuse) du coureur à pied

 

Avez-vous déjà couru dans une ville, au petit matin, entre chien et loup ? Vous descendez de votre appartement, bien réveillé, même si le reste de la ville11-11-25 Rues brouillard.jpg semble dormir. Vous ouvrez la porte de l’immeuble, et là, une autre atmosphère, ouatée, diluée, silencieuse, vous opprime tout à coup. Vous plongez dans la nuit qui vous envahit d’un éther cohérent et sans fin. Vous commencez à courir parmi les poubelles, sur des trottoirs à peine éclairés par des halos provenant de réverbères amputés de lueurs franches. Personne dans les rues, ou presque. Vous croisez Madame qui promène son chien pour des nécessités impératives, vous apercevez le livreur qui peine à charger sur son diable des paquets plus gros que lui, vous entendez les éboueurs interpeller leur camion, ou plutôt son chauffeur, parce qu’il oublie de s’arrêter.

Vous vous échauffez et la pression commence à monter en vous, comme une machine à vapeur qui doit attendre la montée de sa puissance. Vous commencez à sentir vos ailes pousser, elles battent encore doucement au gré des carrefours, mais progressivement vous vous élevez dans l’air humide du matin, ayant trouvé votre rythme, respirant en trois-trois ou deux-deux, ou encore deux-trois (inspiration-expiration au rythme des foulées), selon votre vitesse de vol. Dans les descentes, vous vous laissez aller, trouvant votre centre de gravité plus en arrière, tentant de vous décontracter tous les muscles du corps, avant de vous pencher à nouveau en avant, volontaire et pédalant, pour franchir la légère montée du calvaire ou, plus prosaïquement, passer devant la boulangerie qui, lorsque vous la frôlez, laisse s’échapper des senteurs délicieuses de croûte grillée et de croissants chauds. Vous repartez le ventre plein virtuellement, le nez au vent, l’œil aux aguets, l’ouïe ouverte, pour accélérer vos foulées, ayant vu au loin un autre joggeur ruisselant que vous dépassez avec un petit signe de la main, comme pour dire : « On est copain, même si l’on peine sur des chemins différents ! »

Mais dans le même temps, votre esprit fonctionne à cent à l’heure. Il évacue les miasmes de la nuit, il rumine les pensées de la veille, il met au point les idées à appliquer ce jour, comme une gigantesque machine à laver. Puis l’essoreuse se met en route, évacuant les eaux pesantes, pour ne vous laisser qu’un échiquier impeccable de propreté mentale.

Et doucement, au fil des foulées, la ville s’éclaire, le ciel se dévoile, les passants s’agitent, les enfants sortent des immeubles le cartable sur le dos, la magie s’efface. Alors vous sentez la fatigue s’emparer de vous. Il ne s’agit pas d’une fatigue physique. Simplement, l’entrée dans la clarté du jour vous donne une impression de déjà vu, comme un éternel recommencement auquel vous aviez pu échapper grâce aux lunettes que la nuit profonde avait mises sur vos yeux.

J’aime cette première heure, au carrefour du jour et de la nuit, ce passage imperceptible entre l’imaginaire et le tangible, entre l’échappée allégorique des romans et l’écriture accessible des journaux.

 

 

21/11/2011

MEDays 2011, du 16 au 19 novembre, à Tanger (Maroc)

 

Tanger, ville frontière, entre deux mers, entre deux terres, aux bâtiments indolents, mais agitée d’une foule affairée, devenue pour quelques jours un lieu de réflexion sur « Le Sud dans laMedays 2011 003 rev&red.jpg gouvernance mondiale ». Ce sont les MEDays 2011, journées organisées par Brahim Fassi Firhi, président de l’Institut Amadeus, mettant en contact les principaux acteurs du Sud avec les principaux décideurs internationaux. On y parle de crise, bien sûr, dans toutes ses formes, sociale, sécuritaire, financière, climatique, etc. Y participent d’anciens chefs d’Etat, de nombreux ministres, en particulier des Affaires étrangères, des responsables de toutes sortes et de tous domaines. Et l’on y parle en toute liberté, sans langue de bois (ou presque), les expressions utilisées restant modérées.

Nous sommes au bord de la Méditerranée, l’hôtel séparé de celle-ci par un mur qui cache le Medays 2011 009 rev&red.jpgspectacle des vagues que l’on entend frapper le sol de leurs sévères caresses. Certes, ce n’est pas de tout repos, car l’inimaginable communication moderne envahit chaque recoin, y compris sans doute à l’intérieur des têtes, les faisant tourner entre les différents thèmes du forum. Oui, sans doute micros et haut-parleurs sont les rois des panels où interviennent les personnalités. Certains en usent, parlant avec une sensualité douce pour ensuite asséner d’une voix forte quelques vérités supérieures. Mais l’habitude vient avec le temps et l’on se fait à tout ce bruit qui meuble les changements de tables rondes. Pendant les prises de paroles, on peut en même temps voir sur écran les visages des intervenants. Très diversifiés, ils mettent cependant en évidence les points communs de l’humanité tant d’une façon purement physique que, plus subtilement, les attitudes et expressions. Chaque homme porte en lui l’humain. Il est Homo sapiens, c’est-à-dire intelligent, sage, raisonnable, disposant de jugement. Et quand je dis homme, je parle de l’être humain en général, qu’il soit homme ou femme, cela va sans dire. La langue française ne distingue pas le genre de cette dénomination ou plutôt confond l’ensemble avec le mâle. C’est sans doute une erreur historique puisque le latin distingue l’homo, être humain, et le vir, humain mâle. Et dans ces images dont nous sommes abreuvés, apparaissent bien des attitudes ou comportements communs : regard songeur, mais acéré, des penseurs sur les crises désorganisant le monde ; jambes croisées de personnages gênés de disposer assis de tentacules inutiles qui se révèlent malgré tout nécessaires dès l’instant où un déplacement s’impose ; doigts posés (deux en général) sur une joue tiède pour augmenter l’écoute et la concentration, la tête légèrement inclinée du côté du lobe de la réflexion.

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Cette photo a été prise à un moment où la foule habituelle n'empêcherait pas de voir la salle de rencontre et de presse.

Mais, si l’on prête une attention dans le temps à ces images diffusées, apparaît une diversité incroyable et respectable, attendrissante pourrait-on dire. Et ici se côtoient des représentants de l’ensemble de l’humanité, jaunes, noirs, blancs, entre deux couleurs, ou même entre trois. Tous disposent des mêmes gènes et chacun d’entre eux est différent de son prochain. Caractéristique première de la vie : la diversité. Chaque plante, chaque animal, chaque être humain se distinguent des autres membres de son espèce. Il n’y a pas de clone. Mieux même, chaque être humain est centre du monde, l’analyse avec sa vision qui diffère de celle du voisin. Il est vie unique, mystérieuse, imprévisible, parce que soumise à un environnement fragile qui est le même pour ceux qui vivent dans un même lieu et en même temps. J’ai aimé entendre l’ancien Président de la république de Colombie, l’ancien Président de la république du Pérou et le Président de Microsoft Africa, si différents en tant qu’hommes vivants dans des environnements différents, mais aux préoccupations proches. La mondialisation n’est pas seulement un maelstrom économique. Elle peut être transformée en instrument de socialisation et de paix. Mais il nous faudra encore du temps et beaucoup de réflexions pour abandonner nos intérêts localisés et incompatibles.

Qu’en retenir ?

Au-delà de l’étonnante diversité des hommes, l’intelligence des réflexions de nombreuses personnalités ressortissantes des pays du Sud. Au-delà de la compréhension des mécanismes des sociétés, c’est une culture commune et philosophique qui ressort, même si de nombreuses divergences d’action restent évidentes. Je pense en particulier au professeur Abdelfattah Amor, président de l’académie internationale de droit constitutionnelle, dont la profondeur de vision du droit fait entrer de plein pied dans les aspects philosophiques et moraux de l’être humain et de ses droits quelles que soient son ethnie et sa religion.
L’importance et l’intérêt de la jeunesse marocaine à ses réflexions est un second point à mettre en exergue. Ce forum fut organisé par des jeunes, très jeunes même, presqu’étudiants, et l’organisation, colossale, a tenu ses promesses, comme les buts de la réflexion proposée. Et pourtant, notre société ne leur laisse que peu de place dans le monde du travail. On peut penser qu’une des faillites de la mondialisation est principalement l’incapacité à procurer du travail à tous les âges et toutes les couches de sociétés très variées mais plongées dans un même bain : certains, de moins en moins nombreux, mais de plus en plus riches, continuent à accumuler de manière éhontée, au détriment d’encore plus d’hommes et de femmes, jeunes ou vieux. La corruption, qui commence par la monopolisation du pouvoir (ce qui se passe en Egypte) est le fléau de nos sociétés, y compris dans nos démocraties.
Troisième point : la possibilité d’établir des relations avec des gens de tous pays, travaillant dans toutes sortes de domaines, étant à des postes d’action ou de réflexion importants, est une occasion unique qui donne à ce forum un intérêt indiscutable. Chacun y pêchera les relations qu’il souhaite, au-delà de paroles entre gens de bonne société.

Merci à nos amis marocains et plus largement des pays du Sud pour cette leçon de courage qu’ils nous donnent : courage pour monter un tel forum, courage pour reconnaître les erreurs commises, courage pour envisager des solutions inédites et pas forcément politiquement correctes, et, toujours, un sens de l’accueil inégalé.

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17/11/2011

Les rapports entre l’homme et le temps

 

« C’est curieux, mais la vie humaine n’a jamais été soumise à une enquête mathématique. Prenons pour exemple le temps. Je rêve de faire cette expérience : appliquer des électrodes sur la tête d’un homme et calculer quel pourcentage de sa vie il consacre au présent, quel pourcentage aux souvenirs, quel pourcentage au futur. Nous pourrions découvrir ainsi ce qu’est l’homme dans son rapport avec le temps. Ce qu’est le temps humain. Et nous pourrions définir à coup sûr trois types humains fondamentaux, selon l’aspect du temps qui serait dominant pour chacun. »

Mais si nous poursuivons cette idée de Milan Kundera dans L’immortalité (5ème partie, le hasard-4), on constate la difficulté immédiate de la mise en application de l’expérience. Avons-nous seulement une véritable vie conceptuelle dans le présent ? Je ne cesse à cet instant de penser à ce qu’a dit Kundera, mais ce qu’il a dit est déjà du passé et je remâche ce passé pour construire, dans l’avenir, une idée enrichie de ce qui est dit par Kundera.

C’est vrai, me direz-vous, mais vivre dans le passé, le présent ou l’avenir est au-delà de ces rapports difficiles de la pensée présente avec ce qu’elle connaît, venant du passé, et ce qu’elle soupçonne de l’avenir.

Ici, il est question de la philosophie de la vie : ma vie est-elle tournée vers la nostalgie du passé, vers la jouissance du présent ou vers l’investigation du futur ?

Certes, selon le métier de chacun, ses rapports avec le temps seront différents : le stratège et le trader sont professionnellement tournés vers l’avenir, l’historien et l’archéologue le sont vers le passé. Probablement l’artiste est tout à la construction de son œuvre, donc orienté vers le présent dans l’accomplissement de sa tâche fondamentale, de même le chirurgien, pour des raisons proches. Mais cette différence tient-elle essentiellement à la profession ?

Il est très vraisemblable qu’elle tient également au caractère même de la personne. On peut penser que les primaires sont plus préoccupés par le présent que les secondaires. On peut également penser que les actifs sont attirés par le présent et le futur, les non actifs s’intéressant probablement plus au passé. Mais est-ce si important et probant ? Probablement non.

Il semble plus intéressant d’aborder le problème avec les types psychologiques de Jung. Pour lui, l’individu  a deux façons de se charger en énergie : l’introversion qui puise dans l’environnement extérieur, les activités, les expériences, et l’extraversion qui trouve dans son univers intérieur des idées, des souvenirs et des émotions de quoi nourrir sa vie. Ainsi, l’extraverti vivrait plus facilement dans le présent et un peu l’avenir, alors que l’introverti serait plus porté sur le passé (monde des souvenirs et des émotions) ou l’avenir (monde des idées).

Alors qu’en est-il ? On peut penser qu’au-delà des différentes typologies de caractère, il faut avant tout retenir un autre trait fondamental de la psychologie humaine : l’optimisme et son contraire le pessimisme, et, plus loin encore, l’espérance dans la vie. Les optimistes sont bien sûr à l’aise dans le présent et se projettent dans l’avenir sans difficulté. Le pessimiste envisage le futur comme un trou noir qui cherche à engloutir tout ce qui a retenu jusqu’à présent son attention.

 

29/10/2011

Détachement et plénitude

 

Quel étrange émerveillement et quel appréhension de se retrouver, adolescent, dans un lieu aimé, la maison familiale, seul.

Emerveillement d’abord : Vous profitez de la vie, pleinement, courant de ci de là, touchant les objets interdits, rêvant le matin dans votre lit jusqu’à des heures indescriptibles aux autres, vous soulevez le couvercle du piano et vous laissez aller à une mélodie inconnue, vous ouvrez un livre de la bibliothèque habituellement fermée à clé et vous plongez dans des lectures jusqu’ici interdites, vous vous faites un sandwich en milieu de matinée au lieu d’attendre sagement l’heure du déjeuner et, quand celle-ci arrive, vous ne pensez plus à votre faim, occupé par d’autres propositions importantes telles que sortir la canne à pêche parce que vous avez vu sauter un poisson dans la rivière ou encore partir en bicyclette vous promener dans la forêt.

Mais dans le même temps vous ressentez une appréhension qui ne concerne pas le présent. Vous vous imaginez dans quelques années et vous considérez ces biens accumulés, ces objets entassés, ces souvenirs effleurant votre mémoire. Comment pouvez-vous bien faire pour que cela arrive, pour qu’un jour vous vous retrouviez avec des objets, différents, mais chéris de la même façon, avec une maison, si petite soit-elle, avec une vie empaquetée dans un périmètre défini, clos, vous appartenant ? Par quel miracle réussissez-vous à rassembler ces souvenirs qui sont d’abord des acquisitions ? Et vous êtes pris d’une appréhension devant la vie, d’une inquiétude pour vos capacités à faire de même, d’une crainte d’un avenir difficile où il faut travailler, travailler encore pour arriver, misérablement, à collecter de quoi subsister, puis de quoi vivre, puis de quoi s’épanouir, en pleine connaissance de cause.

Et progressivement, sans heurt ni évènement particulier tout ceci survient imperceptiblement. Mieux encore, vous connaissez le paradis grâce à une présence à vos côtés qui vous réjouit pour la vie. Et celle-ci s’écoule, de manière hachée si l’on considère chaque jour, avec sérénité si l’on considère les années.

 

Quel étrange sentiment quand vient le temps où tout ceci n’a plus d’importance, où seul reste ce qui vous lie à d’autres humains, à commencer par votre propre famille. Vous disposez de tous ces biens et vous devenez conscient que tout ceci importe peu. Votre richesse est dans l’instant, déconnectée des objets accumulés. Elle est dans votre compréhension de chaque moment, pleinement, sereinement, même si, toujours, vous êtes poussé à réaliser, à créer, à aimer. Mais vous le faites dorénavant avec recul, vous regardant agir pour mieux en profiter.

Et le soir venu, vous accumulez dans votre mémoire secrète ces instants merveilleux où vous vous êtes vu entreprendre ce que vous aviez toujours souhaité, mais que vous n’avez jamais eu le temps de faire. Et vous vous dites : « Quelle heureuse vie j’ai eu et quel est mon bonheur lorsque j’entame une activité rêvée que je peux maintenant accomplir ! »

Ainsi, vous songez à tout ce que vous voulez faire et vous rendez compte que, probablement, votre vie n’y suffira pas, mais vous l’aurez vécue pleinement, dans la joie de la création. Mais surtout, ne jamais se dire, j’ai fini ! Il y a toujours à créer, chercher, découvrir, concevoir. C'est ça la vie !

 

 

13/10/2011

La recherche


Comme il est curieux qu’en France parler de recherche revient à parler de la recherche scientifique et de personnes qui vouent leur vie à des études sans fin. La recherche est objet de politique et en parler revient à dire qu’il lui faut plus d’argent. Alors on crée de nouveaux organismes en charge de rationnaliser l’organisation de la recherche. Certes, les chercheurs eux-mêmes s’intéressent à leurs recherches propres et s’y donnent à fond. Mais pourquoi la recherche est-elle  réservée à la science ?

En réalité, depuis longtemps, l’université est beaucoup plus qu’un pôle d’enseignement. Elle constitue un vivier de chercheurs en tout genre, de l’histoire à la littérature, de l’écologie à la faim dans le monde. De plus, depuis un certain nombre d’années, sont apparus les think tank, temples américains de la recherche sur toutes sortes de choses, y compris et principalement sur la politique.

Mais tout cela enferme la recherche dans des organisations ad hoc et les chercheurs dans un monde conventionnel dont il est important de franchir les étapes progressivement : examens, publications, colloques, etc. Et peu à peu, ces chercheurs ne vivent que pour ces étapes, leur consacrant plus de temps qu’à leur recherche. Ils ont cherché pour accéder à ce monde privilégié et mirifique du statut de chercheur et ils profitent de ce monde qui leur donne une certaine reconnaissance.

Et pourtant, la recherche est bien autre chose, quelque chose de plus vaste et plus envoutant. En fait, vivre c’est posséder cette volonté de recherche permanente. Vivre, c’est ne jamais renoncer à chercher. C’est ne pas croire à l’infinité des solutions et l’impossibilité d’une réponse. Tout homme peut et doit être chercheur : certes, le scientifique, l’universitaire, l’économiste, mais aussi l’artiste, qui est un chercheur solitaire, le sportif, qui mène sa propre recherche sur lui-même, le chef d’entreprise, qui recherche en permanence des idées pour faire progresser sa création, et également le mystique dont toute la vie est consacrée à la recherche de Dieu.

L’art de la recherche : après avoir fait le tour des connaissances dans un domaine, chercher en soi la faille entre la réalité et ce qui est dit sur le sujet en faisant appel à d’autres angles d’approche que ceux prescrits par le monde confiné des pontifes. Vous serez dans le brouillard, vous n’avancerez plus, ce sera la nuit obscure dont parle Saint Jean de la Croix. Puis, un jour, une intuition ouvrira une brèche qu’il faudra creuser, expérimenter, rendre intelligible et progressivement s’assembleront les idées jusqu’à former une nouvelle vision du problème.

Cela est vrai pour tout ce qui touche la vie et ne demande qu’une chose, être convaincu que vous-même vous pouvez le faire, vous devez le faire, en dépit de tous les efforts que cela demandera. Mais auparavant, une condition est indispensable : que le sujet vous intéresse et même vous passionne, quel qu’il soit.

Vous deviendrez vieux lorsque vous n’aurez plus cette flamme bénéfique qui fait de vous un homme (ou une femme) : la recherche !

 

09/10/2011

Les apparences sont trompeuses

 

Hier, pluie et soleil. Mais plutôt pluie au pied du palais du Louvre. Et, il fallait faire la queue avant d’entrer dans la caverne à ciel ouvert, pointe de diamant vers les étoiles. Echantillon de personnes du monde entier, parlant toutes sortes de langues, mais comprenant bien qu’on va se faire mouiller et sortant, pour les plus avertis, leurs parapluies. Le ciel était noir et l’ondée arrivait, cinglant les toitures d’abord, puis la place qui se transforma en piscine luisante.

Devant moi se tenait deux jeunes hommes, dont l’un se promenait avec son pantalon sous les fesses, montrant un slip bariolé et des rondeurs efficaces. Quelle idée de montrer ses fesses à tous comme un trophée unique ! En faisant exception de cette anomalie, il avait l’air sympathique ainsi que son compagnon. La pluie tombait, drue comme des lames de couteau. Il se tourna vers moi et me proposa, en anglais, un coin de parapluie, ce que j’acceptais bien volontiers. Ils devisaient entre eux, m’abritant sans m’exclure jusqu’à ce que le soleil apparaisse à nouveau, brusquement, comme une lampe de poche éclairant une cave. Et le grain cessa, laissant les patients à deux mètres de la porte d’entrée, trempés et dégoulinants. Ils pourront au moins se réchauffer dans l’étouffoir de la grande salle aux guichets multiples.

« Thanks for your umbrella ». Encombrés de sacs, ils passèrent devant la machine à fouiller sans les doigts tandis que je poursuivais mon chemin n’ayant rien d’autres que mes habits trempés. Descendant l’escalier roulant, je pensais que l’habillement n’est qu’une apparence trompeuse. Se promener les fesses à l’air lui semblait tout naturel. De plus, personne n’avait l’air choqué ou ne l’avait remarqué.

Alors je me suis souvenu qu’avant d’arriver à la queue pour entrer dans le musée, j’avais croisé une très belle femme, bien habillée, qui se promenait les pieds nus, sans chaussures, même à la main, dans les flaques d’eau, marchant le plus naturellement du monde, comme si elle se tenait dans un salon.

Multitude des attitudes du genre humain !

 

 

27/09/2011

Qu'est-ce que l'art ?

 

Vous êtes-vous demandé un jour ce qu’était l’art ? Il est, relativement, aisé de répondre à une telle question lorsqu’il s’agit de la science ou de la philosophie. Mais l’art ne se laisse pas définir aussi facilement. Si l’on s’en tient au sens étymologique, le mot vient du latin Ars, artis qui signifie habilité, métier, connaissance technique. C’est une activité humaine au même titre que la science et la philosophie. Mais le terme art concerne également l’œuvre, produit de cette activité. Enfin, il implique une réflexion sur sa nature même, l’idée que l’on s’en fait.

Aller au-delà de ces définitions trop vagues, donne des éclairages imprécis qui ne permettent que d’accumuler d’autres sens sans pouvoir les englober dans une définition unique et universelle. Alors tentons autre chose. Qu’est-ce que j’appelle art au sens le plus authentiquement personnel ? Essayons de le définir d’une phrase simple qui résume sa complexité.

Il me semble que l’art est avant tout une aspiration à la création de beauté. Concrètement, il se caractérise par la représentation d’une idée qui a germé dans l’esprit de l’artiste  et qui s’est affinée progressivement dans une sorte d’accouchement conceptuel, d’abord, puis matériel, jusqu’à la réalisation de l’œuvre et la reconnaissance de sa finition par l’artiste lui-même. Eh oui, je ne parle pas de sa perception par le public et de la reconnaissance de son esthétisme par les connaisseurs. L’art implique ces dernières fonctions. Mais sont-elles essentielles à la définition de ce qu’il est ? Je ne le crois pas, au moins dans le temps court d’une vie d’artiste. Un siècle, le temps de la maturation par les connaisseurs, est parfois nécessaire à cette reconnaissance, et même parfois plus, comme ce fut le cas pour Vivaldi, connu en son temps, oublié, puis redécouvert.

L’aspiration implique l’inspiration artistique, c'est-à-dire tout un mécanisme difficile à analyser parce que propre à chaque artiste. Mais l’inspiration ne suffit pas et doit être également aspiration, car elle est le résultat d’un désir, d’une transcendance qui pousse l’artiste à accomplir une œuvre. Cette aspiration est essentielle pour l’artiste, elle est source et cause de l’inspiration et elle est universelle chez tous les artistes, alors que l’inspiration est un processus individuel et différent selon les arts auxquels elle s’applique.

L’art est création, non pas imitation, ni reproduction en série de variantes proches d'un sujet. Chaque œuvre est unique, produit d’un artiste, fruit de son inspiration jusqu’à sa réalisation et la reconnaissance de sa finition. C’est ce qui distingue l’art de l’artisanat.

Enfin, l’art aspire à la beauté et c’est sa caractéristique principale. Beaucoup d’artistes contemporains, de critiques d’art, de connaisseurs diront que la beauté ne caractérise plus l’art, et même, ne l’a jamais caractérisé. Ils pensent que le but de l’art est de donner une représentation du monde à une époque particulière et que cette représentation change selon le temps. Avant la photographie, l’art pictural était en charge de la représentation de la réalité. Il était seul à fournir une image du réel. Cependant, les plus belles œuvres ne sont pas forcément des images exactes du monde, mais une représentation idéalisée qui en fait ressortir la beauté. Ainsi l’odalisque d’Ingres a probablement trois vertèbres de trop et c’est ce qui en fait sa beauté. De nos jours, ces experts pensent que l’art a avant tout une fonction sociétale (philosophique, religieuse, sociale, etc.), sans souci d’esthétisme. L’artiste, si l’on peut continuer à l’appeler ainsi, privilégie l’interaction et l’échange. Son objectif est le plaisir ou l’éducation du spectateur plutôt que la recherche à son adhésion intérieur à l’aspiration créative de l’auteur. Alors l’art se transforme en paillettes multicolores en charge d’attirer le public. Il rentre dans les vues de l’homme de la rue et renforce sa propre vision des choses au lieu d’apporter un éclairage unique et particulier qui enrichit ce que Teilhard de Chardin appelait la noosphère ou, mais c’est plus utilitaire et moins propre à l’aspect mystique de l’art, ce que Pierre Levy appelle l’intelligence collective.

A la réflexion, et cela dépasse l’idée d’une fonction sociétale de l’art, chaque œuvre se doit d’être unique, chaque artiste est unique et c’est en cela que l’art est une activité humaine intéressante, aspirante pourrait-on dire. Copier les autres artistes et produire ce que le public attend n’a rien de véritablement artistique. On revient à l’artisanat. Ce fut une tendance permanente dans le milieu artistique, que ce soit entre artistes (l’on copie plus ou moins celui qui a du succès), mais également pour chaque artiste qui a tendance à refaire les œuvres qui ont reçu un bon accueil du public. L’art y perd son esprit, sa magie, son aspiration et devient un simple objet de commerce ou de communication.

L’art est le sel de la vie, un inutile propre à l’homme, mais combien rafraichissant et goûteux sous le palais. Il nous donne une respiration d’un morceau d’univers, entièrement et humainement créé. Il élargit les dimensions de l’esprit et le conduit en des lieux personnels, celui de notre affection pour la vie. Pourrions-nous vivre sans l’art ?

 

 

20/09/2011

Nos cours d'eau

 

Exceptionnellement je vais revenir à un problème politique. Il est à la fois réellement politique, en ce sens qu'il implique la vie quotidienne présente et à venir des citoyens sur un sujet majeur, celui de l’eau et de la conservation de sa qualité et de sa quantité. Mais il est en même temps très politicien, en raison des intérêts mis en jeu par les parties en présence.

 

De quoi s’agit-il ? Le Parlement européen et du Conseil (Directive 2000/60/CE du 23 octobre 2000) a établi un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau, considérant que l'eau n'est pas un bien marchand comme les autres, mais un patrimoine qu'il faut protéger, défendre et traiter comme tel. En fait il s’agit principalement de réduire les pollutions domestiques, industrielles, agricoles et autres des rivières.

 

L’administration, du ministère de l’écologie aux préfets et diverses agences, commissions et autres organisations, a donc mis en œuvre une multitude de textes le plus souvent contradictoires pour atteindre la « continuité écologique », seul moyen d’après elle pour aboutir aux objectifs européens. Puis, au-delà, le cheval de bataille de la continuité écologique est devenu la destruction des seuils, barrages, vannes, de tout obstacle permettant une certaine gestion de la rivière. Une rivière doit couler de sa source à son embouchure, et in fine jusqu’à la mer, en parfaite liberté, sans obstacle, L’objectif étant de permettre la libre circulation des poissons et des sédiments.

 

Ainsi l’humanité qui, depuis plusieurs milliers d’années, utilise l’eau et la conserve grâce aux ouvrages de main d’hommes, avait tort (lire l’introduction de la pièce jointe). Et l’administration, sous des dehors pattes de velours (fausses réunions dite de concertation), lamine les riverains et usagers des cours d’eau et veut leur imposer des mesures inappropriées à la bonne gestion de l’eau. Derrière cette politique se cache de nombreux intérêts. Pour n’en citer que quelques uns : ceux des pollueurs chimiques et domestiques, ceux des gestionnaires utilisateurs des subventions européennes (qu’il faut à tout prix utiliser quel qu’en soit l’usage), ceux des politiques qui peuvent ainsi mettre ma main sur les rivières non domaniales.

 

 

Prenons conscience de cette dérive politique et réagissons !

 

Ouvrez le document ci-dessous :

 

Yatilunediscontinuiteecologique.pdf  

 

Si vous êtes convaincu, mobilisez vos élus locaux pour qu'ils ne donnent pas leur accord. Leur consultation a lieu d'ici la fin du mois pour certaines régions.

 

 

16/09/2011

Un musicien chinois à Paris

 

Il se tenait là, sur le trottoir, bien propret, magnifique dans son11-09-15 Un musicien chinois à Paris.jpg costume gris, mal coupé, mais beaucoup plus élégant que les vêtements habituels des passants, entouré de ses quelques biens, une sacoche pour ordinateur portable, qui n’en contenait pas, et l’étrange boite protectrice de son drôle d’instrument dont il tirait des sons…chinois.

L’Erhu est une sorte de violon à deux cordes. D’abord instrument d’accompagnement dans les opéras, il devint instrument solo grâce aux améliorations apportées par deux grands artistes à la fin du XIXème siècle. Il possède une sorte de tambour en bois d’ébène ou de santal qui constitue sa caisse de résonance. Le manche est en roseau et mesure 81 cm de long. Il a deux cordes. L’artiste en joue assis, l’instrument posé sur la cuisse gauche, la main gauche tenant le manche et la droite l’archet. Lerhu est un des représentants les plus communs de la famille des huqins (vielles chinoises à deux cordes) qui compte une trentaine de modèles différents.

 

http://video.google.com/videoplay?docid=-3875038914279072592&q=erhu&pl=true#

Ecoutez une interprète de la musique traditionnelle d’Erhu accompagné par un yang qin, instrument à cordes d’acier sur lesquels l’artiste joue avec deux maillets en bambou. Musique typiquement chinoise dans laquelle les notes s’enchaînent sans rupture, en passant de l’une à l’autre par glissement.

 

http://video.google.com/videoplay?docid=-3875038914279072...

Voici une interprétation très différente sur le même instrument, beaucoup plus moderne. L’interprète est doué et joue en s’amusant, avec ou sans archet.

 

http://video.google.com/videoplay?docid=-3875038914279072...

Admirez le mariage entre l’Erhu et le violon, dans une interprétation tout à fait occidentale. L’Erhu vaut le violon.

 

http://video.google.com/videoplay?docid=-3875038914279072...

Mais ce que j’ai entendu du chinois à Paris était plus de ce style. Ce n’était pas un grand interprète. Il avait cependant eu le courage de s’expatrier en France, ne parlant pas notre langue ni même l’anglais, et il méritait bien une grosse pièce pour continuer à nous faire écouter de la musique chinoise.

 

14/09/2011

L'autre jour, dans le métro

 

J’étais l’autre jour dans le métro, je ne sais pour quelle raison. Sans doute à cause du mauvais temps. Mais peu importe, l’essentiel est ailleurs. C’était un métro ordinaire, sale, bruyant, sentant la poussière, bref, un métro comme les autres. Je me préparais à faire les dix stations de mon trajet en pensant à autre chose, en m’abstrayant du contexte morose d’une après-midi pluvieuse qui m’avait contraint à prendre la chenille infernale.

Debout parce que je n’avais pas trouvé de place assise, je regardais autour de moi. En face, face à face pourrait-on dire, se trouvait une femme, la quarantaine, au premier abord sans signes particuliers. Mais en la regardant plus attentivement, je notais un maintien élégant, une expression du visage heureuse, comme une fée qui se promène aujourd’hui parmi les humains, emprunte de sérénité. Elle ne bougeait pas, se contentait de contempler au loin un rêve inaccessible aux autres, et ce rêve embellissait son visage au point qu’il le transfigurait (au figuré bien sûr !). Mais je ne saisis pas tout de suite cette transformation de l’atmosphère (en formation, évidemment). Laissant poursuivre mon regard sur d’autres occupants de la voiture, je remarquais un homme, la trentaine, également sans signes distinctifs. Son attitude respirait une certaine noblesse, par sa façon de se tenir à la barre verticale qui se trouve au centre de l’emplacement dégagé devant chaque porte. Drôle, cette rampe qui, en d’autres lieux, sert à d’autres contorsions qui n’ont rien d’aristocratiques. Mais là c’était un ange qui se tenait à la barre, un ange de tous les jours que l’on ne distingue des autres que parce que l’on est attentif à son apparence. Les doigts légèrement recourbés sur la barre de métal, il semblait aérien, ne tenir debout que par la simple pression de l’extrémité d’un doigt, comme un équilibre merveilleux de grâce et de gravité.

Je m’interrogeais : Que se passe-t-il dans ce métro aujourd’hui ? Je regardais à côté de moi. Etait assise une jeune fille. Elle n’était pas d’une beauté éblouissante, ses vêtements n’avaient pas l’aspect soigné des toilettes de femmes qui attachent de l’importance à leur apparence. Elle regardait au loin, les yeux perdus dans ses préoccupations. Et pourtant, en la regardant un peu plus, je remarquais à nouveau une extrême harmonie qui transfigurait tout son être. Tiens, un deuxième ange, me dis-je, étonné. Comme je continuais à la regarder, elle se tourna vers moi et me fit un sourire. Très rares sont les jeunes femmes qui font un sourire à un homme dans le métro. C’est un signal fort d’invitation que se garde bien de manifester toute personne sensée. Mais il s’agissait d’un sourire autre, comme une invitation au bonheur, à profiter de la vie, à s’ouvrir les bronches pour crier sa joie d’être en vie et d’aller où bon vous semble, monté sur un nuage de béatitude. Très vite, elle reprit une attitude conventionnelle. Mais combien était émouvant ce clin d’œil qui ouvrait sur une autre dimension, celle d’un vol au dessus du métro accompagnant les âmes qui s’y trouvaient.

Intrigué, je poursuivis l’inspection des autres occupants de la voiture. Je n’en trouvais aucun qui donne un sentiment de vulgarité, de laideur ou d’abjection. Chacun possédait une aura propre, qui ne se remarquait pas au premier abord, mais qui, en un instant magique, se dévoilait au travers d’un coup d’œil, d’une expression, d’une attitude, d’un maintien particulier. Ce métro était-il véritablement ensorcelé ou bien était-ce moi qui avait changé mon regard sur les autres ? Je ne sus le dire, mais l’effet était là : le monde était différent, l’invisible devenait visible, sa beauté transparaissait comme une sudation interne que l’on remarque et que l’on caresse de l’œil pour imprégner ce jour d’un titre spécial que je n’ai pas encore trouvé. Mais peu importe le nom, peu importe la manière de le raconter. Seul compte la naissance en soi d’une bouffée évanescente de la grandeur sidérale de l’être humain.

 

 

12/09/2011

Aux champignons

 

Cet après-midi, vers deux heures, je découvrais, étonné, des ceps dans le jardin. Comment diable peut-il y avoir ici des ceps ? Aussi décidais-je d’aller faire un tour en forêt. Sait-on jamais !

Arrivé sur place, j’empruntais le chemin pénétrant dans les sous-bois. Il faisait chaud, une chaleur écrasante qui vous contraint à marcher lentement, en respirant petitement. Pas un bruit, même pas le chant d’un oiseau. La forêt dormait, en léthargie. Seul le bruit de mes pas sur les branches mortes emplissait le silence d’un chant de percussions. Le soleil donnait dans les feuillages, réchauffant le sol, brûlant les feuilles mortes, enfermant la végétation dans un immobilisme écrasant. Le sol était trop sec, bien sûr. Quelle idée de partir aux champignons alors qu’il n’a pas plu suffisamment. Et pourtant, à un carrefour de chemins, je tombais sur une amanite rougissante, excellent champignon dont le nom fait fuir les faux amateurs. Elle était seule. Aussi, repérant son emplacement, j’attendis d’en voir plusieurs avant de la cueillir. Connaissant le coin, je me dirigeais vers l’ « Emplacement », celui que tous connaissent, qui est piétiné, mais dont on ne parle à personne. Pas l’ombre d’un renflement sur le sol de feuilles mortes et de fougères. Je continuais et sentis tout d’un coup l’odeur, signe caractéristique de leur présence, une odeur forte de pourriture parfumée, comme, dans votre potager, vous sentez l’odeur des tiges d’oignon, prenante et audacieuse. Mais j’eus beau chercher, me mettre à quatre pattes pour tenter d’apercevoir un chapeau de n’importe quelle couleur. Rien, pas l’ombre d’un tube ou d’une lamelle. Plus loin, cependant, surprise, une amanite épaisse, espèce assez proche de l’amanite rougissante. A la troisième, je les cueille. Mais il n’y eu pas de troisième.

Comme il était bon de se promener, seul, environné de silence lourd et charnu, marchant à petits pas, les yeux au sol, écrasé par l’atmosphère lénifiante d’une après-midi magique. Et soudain, je me suis rappelé cette même ambiance, il y a longtemps déjà, lorsque la chaleur enveloppait nos corps d’enfants, mais que notre vivacité surmontait facilement jusqu’au moment où nous tombions, écrasés de fatigue et mourant de faim. Après les courses éprouvantes dans les bois, il fallait rentrer. Plus rien ne pouvait nous faire bouger. Nous reprenions le chemin du retour, assis dans la charrette, l’un d’entre nous conduisant l’âne, les autres endormis sens dessus-dessous, jusqu’au réveil à l’arrivée à la maison, où, reposés, nous repartions pour mille autres folies à faire avant la fin de la journée.

Pourquoi y avait-il des ceps dans le jardin ? Sans doute parce qu’il conserve l’humidité plus facilement qu’un sous-bois inondé de soleil ; mais aussi, c’est certain, parce que ce jour-là, je devais forcément faire un tour en forêt pour me souvenir de ces journées d’enfance : une vie dans l'instant, libre de toute intention.

 

29/08/2011

Paradoxe de la gaité

 

Paradoxe de la gaité : elle rend triste quand on en a perdu l’objet. La joie n’a plus d’objet particulier. Elle se nourrit de tout. Elle est l’objet.

 

L’école de la joie est une école de juste milieu.

 

12/08/2011

Solitude et partage

 

Chacun porte en lui la contradiction du désir de solitude et de la soif de partage.

Partage de la solitude, ce pourrait être le titre d’un livre, l’ébauche d’un rêve, une réclame de l’âme, mais c’est aussi la finalité de toute une vie.

La solitude est nécessaire à l’homme pour construire sa vision personnelle du monde. Ce sont des moments à privilégier, à condition de pouvoir et savoir les occuper. A quoi sert la solitude ? Méditer et créer. La méditation est l’interrogation ultime et permanente sur ses propres buts, non pas ceux que la société cherche à vous faire endosser, mais ceux que l’on désire vraiment pour soi-même. Il est complexe de pouvoir les identifier. On doit éliminer les faux buts, ceux dont l’objectif est de se créer une image réconfortante de soi, reflet de l’image que l’on cherche à donner aux autres. Au-delà, on doit identifier les buts personnels à rechercher, puis éliminer ceux que l’on ne pourra jamais atteindre parce que la vie et les circonstances font que nous n’avons pas la force, la compétence, l’expérience ou même simplement la volonté, de les mettre en œuvre. Alors il reste un trésor à faire bouillir doucement dans son moi profond comme un pot au feu qui mitonne au coin du poêle. Mais ce trésor, encore faut-il le mettre en œuvre !

La création est l’expression de notre vision intime du monde. Elle est variable dans ses domaines et son intensité pour chaque homme. Le facteur Cheval est un exemple de cette force de conviction que donne la création d’une œuvre. Mais tous les grands artistes, savants, entrepreneurs, politiciens qui ont su créer cette vision intérieure, on atteint le but de leur vie. Mais comment communiquer cette vision intime du monde ?

C’est ici qu’intervient le partage, un vrai partage, avec de vraies personnes, non pas les êtres dont le seul but est de masquer la peur de solitude par un verbiage permanent dans une mondanité superficielle ou encore par une réserve  révélant une incapacité à communiquer avec une certaine profondeur sous prétexte que les secrets intimes ne se partagent pas. Partager, c’est entrer dans l’intimité de l’autre, dans son être essentiel, pour atteindre cette dimension intérieure qui seule permet un accomplissement total de notre vie. Ce partage n’a rien à voir avec les rapports habituels des gens entre eux. Il ne s’agit pas de convaincre l’autre, mais d’exposer sa propre vision en sachant que la vision de l’autre est forcément différente et que c’est cette différence qui crée sa richesse. Alors, comme les eaux du fleuve se mélangent à la mer, on efface progressivement sa propre histoire, on perd de sa propre importance, et l’on communie au mystère du monde et de l’homme, du bout des doigts, avec modération, mais en pleine connaissance de cause.

Cette relation intime entre la solitude et le partage est le secret d’une vie pleine et entière, l’accomplissement du lien nécessaire entre le moi et le soi.

 

 

07/08/2011

Pluie et divagations

 Eau, pleine, grasse, qui tombe du ciel et des arbres jusque dans le cou et chatouille les idées jusqu'à vous contraindre à écrire (n'importe quoi). C'est un jour de matinée au lit, dans le lit, sur le lit, ventousé entre les draps, l'appareil à images sur genoux, les mains sur le clavier, la tête dans les jambes pour mieux réfléchir à rien. Quelle journée épuisante, rien à faire, rien à penser, rien à vivre.

Et pourtant, comme il est bon de contempler cette pluie qui court et marbre le paysage de traits fins et discontinus, comme un filet défilant, comme un nuage flottant, comme une voile gonflée du vent de l'imagination.

La deuxième moitié de la première de la journée (comprenez qu'il est 10h30) se montre tout autant indolente. Le gris lumineux des jours sans tâche éclaire la pièce qui se concentre sur quelques objets : le réveil qui nargue l'heure insolite, la lampe qui ne s'allume plus à l'apparition de quelque idée, la robe de chambre qui dessine toujours la place du corps assis dans le fauteuil. Pas de musique, et pourtant, Chopin ou Mozart seraient les bienvenus, ou encore la petite machine à coudre de Bach, dont les notes égrainent une conception de la vie qui aide à monter, non pas sur ses grands chevaux, mais sur l'olympe de la béatitude.

Merci d'avoir lu ces quelques mots de rêverie au coin du lit.

04/08/2011

Peut-on parler de progrès en art ?

 

Peut-on parler de progrès en art ? C’est une des questions évoquées par le livre de Milan Kundera intitulé La vie est ailleurs. Dans le chapitre 15, il pose la question au travers d’une discussion dans un cercle de jeunes marxistes. L’un des participants affirme qu’on ne peut pas dire que Shakespeare soit inférieur aux auteurs dramatiques contemporains. Pour Jaromil, le personnage principal du livre, le progrès est incontestable : "les tendances de l’art moderne signifient un bouleversement total dans une évolution millénaire ; elles ont enfin libéré l’art de l’obligation de propager des idées politiques et philosophiques et d’imiter la réalité, et l’on peut même dire que c’est avec l’art moderne que commence la véritable histoire de l’art."

La question ne manque pas d’intérêt. Si l’on peut penser sans trop de difficulté qu’il y a progrès en science, peut-on réellement dire que le même phénomène se répète en art ?

Certes, on constate des ruptures. Ces ruptures sont d’ordre conceptuel. Qu’attend-on de l’art ? C’est ainsi que l’on constate une rupture conceptuelle entre l’art helléniste qui consacre sa plénitude à la contemplation de l’homme et l’art byzantin qui décrit l’invisible derrière le visible, entre l’art classique dont le but est la représentation la plus parfaite de la réalité et l’art impressionniste qui donne la priorité à la perception intérieur, à l’expression du ressenti plutôt que de la représentation exacte de ce qui est vu, enfin jusqu’à l’art abstrait qui évacue la réalité pour une autre, purement fictive. Mais constatons que ce sont les évolutions de la science qui permirent cette transformation : à quoi serviraient les reproductions fidèles de la réalité puisqu’il existe maintenant la photographie et le cinéma ? Mais si ceci est vrai pour la peinture, en est-il de même pour les autres arts ?

C’est certain en ce qui concerne l’architecture. Les progrès techniques de la construction permettent des schémas d’assemblage des matériaux réellement inimaginables il y a encore une centaine d’années. Mais peut-on dire qu’il en est de même pour la littérature ? Je ne le pense pas. Certes, il y a eu un changement culturel dû à l’évolution des idées et des modes de la société. On peut même dire qu’il y a eu un changement conceptuel, par exemple dans la manière d’envisager la poésie : le carcan des règles a sauté au profit d’une pleine liberté d’expression, qui a conduit à autant d’aspects positifs que négatifs. Mais la littérature, par le fait qu’elle est pure invention de l’esprit, échappe au progrès scientifique et donc échappe à l’esprit de progrès irréversible.

Enfin, pour ce qui concerne la musique, l’idée même de progrès reste, me semble-t-il, irréaliste. Là aussi, les progrès techniques dans la construction des instruments, l’utilisation du son numérique et les mixages possibles entre l’instrument joué et le son produit par un ordinateur ont modifié les possibilités offertes. Mais dire que la musique techno est un progrès par rapport aux autres styles de musique me semble une aberration. Certes, au dix-neuvième siècle a été épuisée une bonne partie des possibilités de variations musicales utilisant l’harmonie classique. Oui, ont été inventées au vingtième siècle d’autres conceptions d’utilisation de l’harmonie et du contrepoint allant de l’emploi de modes traditionnels sortant du cadre harmonique classique aux gammes dodécaphoniques. Cependant, peut-on parler de progrès dans ces évolutions, j’en doute. Disons qu’il y a eu un élargissement important des palettes de sons utilisables et de leur organisation dans le temps et l’espace qui a marqué de manière indiscutable le siècle dernier. Mais en quoi peut-on parler de progrès au même sens que le progrès scientifique ou technique ?

Alors sans doute faudrait-il revenir aux fondamentaux : qu’appelle-t-on progrès ? Il sous-entend l’idée d’un avenir meilleur et, de manière plus intellectuelle, l’idée du sens de l’histoire, issue d’une vision du monde occidental, laquelle est assez liée à une conception chrétienne d’avènement du royaume de Dieu. Certes, c’est un résumé facile et simpliste, mais qui ne manque néanmoins pas de vérité, même si le christianisme, tout au long de l’histoire de l’Occident, s’est longtemps opposé à l’évolution des sciences, de la pensée philosophique et de la réalité politique et sociétale.

Si le progrès n’est pas une évolution rectiligne dans le temps et l’espace de l’impact de l’homme sur la création, il demeure cependant en tant que progrès scientifique, qu’accroissement des connaissances, que passage d'un paradigme du savoir à un autre. L’idée de progrès est certes liée à un système d’explication du monde, mais n’existe-t-il pas également une emprise plus élargie de l’homme sur l’univers, pour le meilleur, mais aussi pour le pire ?

 

 

03/08/2011

La vie se crée dans le délire

 

La vie se crée dans le délire et se défait dans l’ennui. L’ennui, cette maladie incurable… L’univers transformé en après-midi de dimanche.

Nous ne pourrions atteindre le terme d’un seul jour si la possibilité d’en finir ne nous incitait pas à recommencer le jour d’après. Pouvoir disposer absolument de soi-même et s’y refuser, est-il don plus mystérieux ?

Qui fut assez audacieux pour ne plus rien faire parce que tout acte est ridicule dans l’infini ?

On ne discute pas l’univers, on l’exprime : nous ne commençons à vivre réellement qu’au bout de la philosophie.

L’être est muet et l’esprit bavard. Cela s’appelle connaître.

J’ai voulu supprimer en moi les raisons qu’invoquent les hommes pour exister et pour agir… Et, me voilà dans l’hébétude, vide…

Notre existence, réduite à son essence, continue à être un combat contre les éléments de toujours, combat que notre savoir n’adoucit aucunement.

Qui n’a convoité l’ignominie, pour couper à jamais les liens qui l’attachaient aux autres, pour subir une condamnation sans appel et arriver ainsi à la quiétude de l’abîme ?

L’homme est l’être dogmatique par excellence, et ses dogmes sont d’autant plus profonds qu’il ne les formule pas, qu’il les ignore et qu’il les suit.

 

 

22/07/2011

Secrets de couple

 

Chaque couple, pour former un véritable couple, doit avoir ses secrets. C’est son trésor de guerre, amassé au fil des années, au gré des circonstances et de l’entente. Ce peut être des secrets anodins, tels que la manière de se comprendre sans avoir besoin de parler. Ce peut-être un secret ignoré d’un des deux membres du couple, tels qu’un défaut de l’autre qu’il ou elle aurait remarqué et qu’il se garde d’évoquer. Ce peut-être également un secret partagé volontairement, qui concerne une personne de leur entourage, avec laquelle ils continuent à avoir des relations tout en sachant au fond d’eux-mêmes telle ou telle chose. Mais tout ceci ne sont que des secrets superficiels, qui ne font pas le couple en lui-même, c’est-à-dire une entité propre, unique, que personne ne peut partager et qui leur permet de tenir toute leur vie ensemble, malgré les vicissitudes au fil des ans.

 Le premier vrai secret est celui de leur rencontre. Non pas la rencontre extérieure telle que le lieu où ils se sont rencontrés ou par quels intermédiaires ils ont fait connaissance, mais tous ces instants d’or qui font qu’ils se sont sentis attirés l’un vers l’autre jusqu’au point où l’un et l’autre ne peuvent se passer de la présence de l’aimée(e) qui l’enrichit : la première fois où ils se sont tenus par la main, leur premier baiser, l’annonce de leur amour réciproque. Ne jamais partager ces secrets, ce sont ceux qui font vivre le couple au-delà des apparences et qui font qu’il est unique.

 Le second secret, et ce n’est qu’un classement par ordre chronologique, est celui de leur vie intime, au plus profond de leur corps, dans leur bulle personnelle pourrait-on dire. Avez-vous ressenti l’importance de cette bulle ? Comme un refuge vis-à-vis du monde et de ses turpides, qui vous permet de vous déconnecter et de vous unir pour retrouver des forces. C’est la naissance de cette intimité secrète qui fait de vous un vrai couple : découverte du lieu intime de l’autre qui fait que vous y puiser un surcroit d’être, que celui-ci vous suffit et même vous comble. Ce n’est pas abstrait, contrairement à ce que pourront penser certains. C’est au contraire très vivant, réel, mais profondément intime, tels que le besoin de caresser doucement le creux de l’aine, comme un signe de reconnaissance indivise, ou de sentir le creux du cou de l’aimé(e), ou encore laisser reposer sa tête sur sa poitrine et se dire un de ces petits secrets dont nous avons parlé tout à l’heure. Un des signes de l’existence de ce secret intime est l’impression de toujours découvrir le corps de l’autre, comme une cathédrale à explorer, dans laquelle on prie ensemble (quelle métaphore !), pour renforcer la beauté du monde et des êtres. Et cette redécouverte permanente vous assure une plénitude incommensurable.

Contrairement à ce que prétendent les médias la transparence ne conduit pas forcément à plus d’être et de compréhension. Cette intimité de la vie de couple, qui ne peut se partager, est un signe de santé. La préserver est indispensable. Si celle-ci meurt, par manque de soins (extinction de ces petits gestes que nous avons évoqués) ou par dévoilement aux autres (céder ces secrets contre une excitation provisoire), alors le couple dépérit, se délite et, peu à peu, s’éteint faute de combustible.

Enfin, il existe un troisième secret, sans doute moins secret que les deux premiers, car il peut être apparent, c’est celui de leur but. Pourquoi formons-nous un couple ? Qu’est-ce qui nous tient ensemble, malgré les difficultés, les aléas de la vie ? Certes les deux secrets précédents permettent d’y répondre en partie, mais ce n’est pas suffisant. On tente d’y répondre au moment de l’engagement. Mais en réalité, il faut y repenser au fil des ans et le faire évoluer, pas seulement au fil des générations, mais également sur les motivations intimes du couple, et non se contenter d’une torpeur de bien-être qui est plus un lavement de tranquillité qu’un stimulateur d’énergie.

 Ce sont les secrets de la vie intime du couple qui lui permettent d’assurer vis-à-vis des autres, son rôle d’accueil, d’entraide et d’amitié, chaque couple à sa manière, car chacun à « son entente secrète ». C’est aussi en cela que vos enfants, lorsqu’ils sont mariés, deviennent un peu des étrangers. Auparavant tous leurs secrets devaient vous concerner, sans forcément que vous en fassiez état. Mais c’est fini : ils ont leur secret, sur lequel vous ne devez pas les interroger.

 

 

19/07/2011

Vivre en somnolence perpétuelle

 

Vivre en somnolence perpétuelle sans jamais vraiment connaître la réalité.

Qu’a-t-on d’ailleurs à connaître ? Des phrases, des mots alignés sans fin qui sont lancés vers le miroir concave de la curiosité. Les regarder vivre sans se sentir concerné. Même, est-ce bien moi qui renvoie les mots comme une balle de tennis ? On reconnaît le joueur adroit à cette promptitude de la réplique.

J’attrape parfois au vol un mot que je renvoie dans le jeu… Information… Négociation… Affaire… Que de mots creux et significatifs du jeu. Si toutes les raquettes pouvaient être percées !  Un jeu de silence sur une pelouse verte. Le monde de fer et de béton est fait pour résonner. Vivre dans le grand tambour où les mots s’éparpillent en ondes, comme les particules dont certaines seulement produisent une réaction.

Evaporation de la parole où la bouche s’ouvre sur la bulle irisée de l’incompréhension, carpe suburbaine, poissons de métabolisme buccal, je vous regarde vous affronter dans vos joutes mortelles. Car la parole est l’arme du crime parfait, de l’assassinat social.

Quand d’un regard je te pénètre, pourquoi détruire par le mot l’instant éternel de la compréhension.

 

 

13/07/2011

Perception affective du matin

 

La perception affective, c’est-à-dire cette faculté, à la vue d’un objet, de ressentir une certaine émotion qui, en quelques instants de communion avec celui-ci, suffit à nous donner de la joie pour une journée, n’est pas une valeur constante et varie en fonction d’un certain nombre de facteurs dont l’humeur, l’espace, le temps et, en particulier, ce temps qui se renouvelle périodiquement, celui d’une journée.

Au matin, à cette heure où le jour est suffisamment levé pour avoir la possibilité de percevoir chaque détail d’un objet, mais où le soleil n’est pas encore assez haut pour lui donner un volume de lumière, et que l’esprit, libéré pendant le sommeil de l’affectivité accumulée dans la journée précédente, est prêt à recevoir et à emmagasiner un nouveau courant de sensations, nous percevons avec une émotion plus intense, plus aiguisée par la liberté de l’esprit, la beauté d’un paysage jusqu’alors peu remarqué, le charme d’un bibelot sans importance, le tendre attachement à un objet usuel. A l’état de l’air, plus léger et plus libre, donnant aux formes une netteté accrue, correspond un état d’esprit semblable qui permet une perception intense dans l’émotion purifiée au maximum puisqu’elle est dégagée de tous les facteurs affectifs accumulées pendant la journée.

Quelques minutes plus tard, déjà l’esprit se remet en marche et fait remonter des fonds vers la surface les bulles de soucis, de préoccupations et de souvenirs qui, lui redonnant sa fonction normale, c’est-à-dire un filtre qui permet de passer de la perception sensorielle directe à la perception intellectuelle, y ajoutant justement le courant qu’il a accumulé, lui retire cette faculté précaire, mais facilement éducable, de percevoir l’objet dans l’émotion directe de son contact. Et pendant la journée, au hasard des circonstances, des rencontres, d’autres bulles feront surface, créant une certaine tension entre les deux pôles du cerveau, celui de la sensation pure et celui de la sensation intellectualisée, jusqu’à perdre les références de la première impulsion des sens.

 

 

10/07/2011

La trajectoire des piétons

 

Imprévisible. En conduisant, vous pouvez prévoir la trajectoire d’une voiture et anticiper ce que le conducteur compte faire, même lorsqu’il semble ne pas savoir où aller. Mais il est impossible de prévoir la trajectoire d’un piéton sur un trottoir lorsque vous courez dans Paris.

Il y a, en premier lieu, les piétons isolés qui viennent vers vous sur le même trottoir. Ceux qui regardent ailleurs et, parce qu’ils ont la tête tournée suivent une courbe dans le sens du regard. Ils sont anticipables, s’ils ne changent pas l’objet de leur regard, mais c’est rarement le cas. Ceux qui regardent au loin, les yeux dans le vide, c’est-à-dire qui ne regardent rien et dorment au monde immédiat pour se réfugier dans une rêverie sans fin où d’angoissantes questions les obligent à oublier leur environnement. Enfin, on rencontre des gens sérieux qui sont capables d’anticiper comme vous. Malheureusement, le plus souvent, ils anticipent dans le même sens que votre propre anticipation, ce qui conduit à une valse d’hésitation qui se termine par un sourire ou parfois un rire commun.

On trouve ensuite les duos de piétons : femme avec un enfant, femme avec une autre femme, femme avec un homme ou encore homme avec un homme. Chacun d’eux a des comportements différents, même à l’intérieur de chaque catégorie.

La femme avec un enfant, parce qu’elle-même est dans ses pensées, occupe tout le trottoir et ne vous voit même pas approcher et être contraint de s’engouffrer entre deux voitures garées pour laisser passer leur traineau de deux personnes que rien ne peut entamer. Il arrive parfois qu’un sourire accompagne le geste de tirer l’enfant pour vous laisser un passage, comme une excuse de laisser si peu de place sur un étroit trottoir.

Deux femmes ensemble sont des duettistes indissociables qui restent de front quoi qu’il arrive. Impossible de les faire passer de la ligne à la colonne, ce serait rompre leur plaisir incommensurable de discuter de tout ce qui n’est rien.

Lorsqu’il s’agit d’un homme et d’une femme, ce sont pour beaucoup des amoureux. Or, nous le savons, l’amour est sans pitié, tête en l’air et corps contre corps. Alors comment les dissocier lorsqu’ils sont soudés l’un à l’autre par la main, les bras ou la bouche ? La rue leur appartient !

Vous vous effacez, contemplant leur bonheur qui vous procure un air de vacances avant de vous trouver en face de deux hommes parlant de sport avec force gestes et expressions corporelles. Vous vous dites, ils vont me laisser un passage et vous vous mettez manifestement devant eux pour pouvoir y accéder. Peine perdu. Ils vous ignorent, ne savent même pas que vous êtes là et l’un d’eux vous bouscule et se retourne l’air offusqué comme si volontairement vous lui aviez fait l’affront d’engager une partie avec lui. Ne voulant pas perdre de temps, vous continuez en haussant intérieurement les épaules.

Il est encore plus difficile de dépasser, plutôt que de le croiser, un piéton sur un trottoir dont la largeur ne surpasse pas deux personnes et demi. Il marche généralement au milieu de la chaussée et selon son regard, il oscille de droite à gauche au gré de ces intérêts ou de ses pensées. Vous vous décidez à le doubler par la droite, mais à ce moment il arrive devant une agence immobilière ou elle passe devant une boutique de vêtements et, sans que ce soit volontaire, s’en rapproche pour mieux la contempler. Au dernier moment vous décidez de passer de l’autre côté, mais il se tourne vers la gauche parce qu’il a vu une somptueuse voiture garée là ou parce qu’elle a remarqué sur sa plage arrière un chapeau qui lui paraît admirable.

Deux personnes, qu’ils soient du même sexe ou différent, constituent un obstacle infranchissable. Soit ils sont tous les deux dans leurs pensées dont rien ne peut les en faire sortir, soit ils parlent entre eux, et, quel que soit ce qu’ils disent, ne vous entendent ni arriver sur eux, bien que vous accentuez implicitement le bruit de votre course, ni même demander le passage après que vous ayez été contraint de vous arrêter. « Pardon Madame, peut-on passer ? » Elle vous regarde d’un air furieux puisque vous la dérangez et, de plus, surprenez sa conversation intime avec son ami (probablement plus) ou son amie (peut-être moins).

Alors que dire des groupes, d’enfants, de femmes, d’hommes ou même mixtes, encore plus difficiles à manœuvrer.

Il peut vous arriver si vous courrez dans les lieux touristiques, que vous tombiez sur des touristes ou des personnes âgées qui se dirigent vers l’entrée d’un car tout en pérorant sans cesse entre eux. Renoncez tout de suite et traversez la voie publique ou vous serez immobilisé, puis avalé par cette guimauve humaine dont vous aurez beaucoup de mal à vous décoller. Ils ne vous feront aucun mal, ils ne vous verront pas, même coincé entre eux, la tête à hauteur des seins ou des parapluies selon l’origine géographique du car.

Les groupes d’enfants sont généralement accompagnés par un professeur et quelques parents ayant accepté de fournir une main d’œuvre à l’enseignant. Là, d’une voix péremptoire, il vous sera intimé de rester sur place sans bouger en attendant que la longue chenille d’enfants piaillant vous soit passée sur les pieds. Malheur à vous si vous tentez de passer, vous agressez les enfants, vous êtes un mauvais citoyen et même les autres passants vous regarderons comme criminel. Alors vous trottez sur place en attendant que le dernier des enfants qui, bien sûr se traine, convient qu’il est temps de rejoindre les autres.

Il y a aussi les collégiens ou lycéens, et pourtant ce n’est pas votre faute si vous habitez à côté d’un établissement d’enseignement, qui occupent le trottoir, sont assis sur les voitures en stationnement et débordent largement sur une chaussée où les automobilistes tentent de les éviter. Là il vaut mieux avoir changé de trottoir largement plus avant, afin d’éviter toutes sortes d’ennuis qui vont de l’obstruction pur et simple aux quolibets qui peuvent parfois, mais rarement, devenir humoristiques.

Rien, bien sûr, ne contraint le piéton en matière de déplacement sur les trottoirs. Il y avait autrefois des règles de politesse telles que « les hommes se mettent du côté chaussée et les femmes du côté immeuble », « laisser passer un vieil homme lorsque le passage ne permet qu’une seule personne à la fois ». Mais tout ceci est prohibé, puisque, lorsqu’on marche sur un trottoir, on n’a pas le temps de faire attention aux autres. De nouvelles règles ? Jamais ! Ce serait encore plus contraignant et pénible que la situation actuelle. Vous voyez-vous face à un agent de la force publique vous contrevenant parce que vous avez dépassé une dame par la droite plutôt que par la gauche ?

Alors me direz-vous, quelle idée de courir dans Paris ? Oui, drôle d’idée, comme de coudre sur une plage, de marcher dans la boue ou de chanter au bureau. Et pourtant, quelle joie au petit matin, lorsque le soleil pointe ses premiers rayons, de laisser dérouler sa machine corporelle, d’enclencher ses rouages et de partir au gré de la course, le nez au vent, heureux de cet air frais qui vous donne des jambes et égaille votre esprit. Alors, malgré ces obstacles humains perpétuels, vous souriez à la vie et aux gens pour rentrer chez vous, apaisé et prêt à poursuivre une journée d’enchantement.

 

 

08/07/2011

La piste de skate

 

Sur les deux estrades de part et d’autre de la rampe ou half-pipe, double tremplin courbe, ils s’élancent sur leur machine roulante, leur planche volante appelée skateboard, tels des rats dans un demi-tonneau, sans discontinuer. Nous sommes square Emile Chaut, en face de la Gaîté lyrique, à Paris.

 

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La planche levée au bord de la piste descendante, les skateurs se lancent à tour de rôle, dans le désordre, courbés sur leurs jambes, se redressant au gré des montées et descentes, se laissant glisser d’un bout à l’autre sur le travers de la piste, l’art étant d’opérer un renversement de sa planche au plus haut avant de se laisser redescendre sous les applaudissements  de la foule d’amateurs. Ils sont jeunes, il n’y a que des garçons, blue jeans, casquettes, à l’envers, bien sûr, et puis pour certains, le blouson de laine à capuche. Tous très sûrs d’eux, travaillant comme des professionnels, sans un mot, sautant sur leur planche, la perdant sur une figure, mais se rattrapant toujours sur leurs pieds sans jamais tomber réellement, le tout avec aisance et légèreté.

 

Chacun fait son run aRampe half-pipe.jpgvec un certain nombre de tricks (figures). Le corps détendu, ils s'envolent, épousant des jambes le mouvement arrondi de la piste. Mille fois, ils reprennent l’exercice jusqu’au moment  où ils réussissent, sans lâcher leur planche, la figure enviée, en particulier le three-sixty (rotation de 360° du skateboard).

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 Mais chacun a son style. Certains paraissent morts, sans mouvement, mais réussissent des best tricks. D’autres, décontractés, accompagnent du haut du corps et des jambes à demi-fléchies, la remontée. La planche semble indissociable des pieds, et pourtant, certains arrivent à leur faire faire un tour à vide avant de reprendre le contact avec elle. Subtile figure : rouler sur le coping (le bord de la rampe) avant de redescendre le vert, départ vertigineux de la rampe.

 

Le skateboard est-il un sport ou un art ? Les deux très certainement. La performance technique est essentielle, mais elle s’accompagne d’un idéal esthétique dans lequel chacun met son style propre. C’est au fond assez semblable au patinage artistique avec moins d’élaboration dans les règles.

Il faut l’avouer, ce mariage du corps et d’une planche à roulettes atteint parfois un véritable enchantement de part la souplesse et l’élégance du skateur, l’apesanteur que semble atteindre le skate et l’envolée au dessus de la rampe qui, toujours, se termine par un retour précis sur la piste afin de repartir pour un nouveau trick.

Le skateur : un danseur qui s’ignore, recherchant la beauté à travers le mouvement. Et il la trouve !

 

 

03/07/2011

Un instant d’éternité

 

Il existe de ces instants magiques où le temps suspend sa course immuable. C’est encore plus perceptible lorsque se mêle au présent un souvenir de jeunesse et qu’il surgit, très prégnant, au travers de ce que chaque sens nous dit.

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La chaleur d’abord, de celle des étés de Pagnol, quand l’ombre d’une branche vous semble une caresse furtive et apaisante, alors que la pure lumière vous est un poids qui épuise le corps.

Le silence lourd de la campagne ajoute à cette torpeur. Seul le chant de quelques oiseaux, parfois, le trouble pour vous rappeler que tout cela est vivant, mais que la vie est suspendue. Sous chaque noyer, l’ombre bienfaisante sert de repère à la méditation, troué de taches de lumière qui suivent le frémissement des feuilles. L’herbe de la prairie se balance au gré de la brise indolente, survolée de moucherons qui dansent l’éternelle fête de la brume de chaleur qui les enrobe.

 

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Ce chemin, vous l’avez parcouru des milliers de fois, mais ce retour aujourd’hui vous conduit à constater l’apaisante vérité de la succession du temps et des espèces. Dans la rangée des noyers qui descend vers la rivière, seul manque l’un d’eux, déjà remplacé par un petit, très petit noyer qui a poussé seul contre la volonté de tous. Le chemin de pierre laisse une bande d’herbes entre les roues des voitures. Quelle étrange sensation que celle des pas sur cette bande de terre qui vous aide à descendre vers le passé, lorsqu’enfant, vous dévaliez à un rythme effréné, en bicyclette, le chemin pour vous laisser ensuite freiner dans les hautes herbes aux abords du ruisseau. Parfois, entraîné par l’élan, vous vous arrêtiez à quelques centimètres de la berge, en vous jetant par terre. Plus tard, votre propre enfant s’est cassé une dent en se laissant tomber sur le gravier plutôt que de percuter la porte cochère.

 

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Mais aujourd’hui le temps s’est arrêté. La chaleur, probablement, qui engourdit vos perceptions et endort votre attention. Alors vous longez la haie à gauche du chemin, là où l’ombre maintient encore une certaine fraicheur. Vous regardez chaque espèce d’arbres, la rugosité de leurs troncs, le dessin de leur développement jusqu’aux derniers rameaux, leurs feuillages, pleins, aux larges feuilles, ou encore clairsemés de petits opuscules, et chacun d’eux évoque en vous des moments différents, des lieux et des temps éloignés, mais qui redeviennent si présents qu’ils semblent revivre sous votre regard attentif.

Et vous descendez toujours, écrasé de soleil, vous laissant bercé par ces instants remémorés jusqu’à l’approche de la maison que vous connaissez bien et qui vous fait sortir de votre rêve éveillé.

 

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Au loin, très loin dans le ciel, un avion vole sans bruit et seule sa trajectoire vous rappelle que la vie continue, inexorable, dans cette nature immobile, anéantie de chaleur sourde troublée par l’aboiement d’un chien aux confins du village qui vous signifie que le frémissement des feuilles fait aussi partie du tableau vivant.

 

Je me souviens être venu, adolescent, quelques jours après un concours, pour me reposer, seul dans l’immensité de la maison et de la campagne et avoir passé huit jours au rythme de la terre et de l’inspiration. Je me couchais tard, me relevais deux fois, trois fois, dans la nuit pour reprendre un tableau, transcrire une idée, écouter une symphonie. Et les jours passaient dans l’indolence et la création, avec pour seul plaisir la contemplation d’une nature riche, parfaite parce qu’imparfaite, dans laquelle je pouvais me rouler jusqu’à pleurer de joie.

 

 

21/06/2011

La grande peur du condamné

 

La grande peur du condamné, n’est pas la peur de mourir.

C’est la connaissance du fait qu’il ne vivra plus et le regret de tout ce qu’il aurait pu vivre.

 

A vingt ans, le nombre de possibilités heureuses qui s’ouvrent devant soi paraissent infinies. Peu à peu, cette ouverture se resserre. On imagine plus facilement l’avenir, il semble de plus en plus tracé. Pour certains, il devient même inexorable et oppressant.

Il y a pour chacun un équilibre à réaliser : garder une ouverture certaine, mais avoir une direction d’avenir. Avoir un but, mais ne pas en être prisonnier.

 

 D’où la nécessité d’apprendre à rebondir, à disposer d’une certaine résilience qui est l’art de pouvoir changer d’orientation sans en être traumatisé et en trouvant l’expérience intéressante. L’ouverture dans la vie, c’est savoir trouver de nouvelles voies lorsque celles que l’on a l’habitude d’emprunter sont bouchées.

 

 

12/06/2011

Voyager sans bouger

 

Voyager, c’est sortir de l’habitude : recherche de dépouillement par le dépaysement. Le poète sait voyager sans bouger. Il est maître de l’espace.

Mais il n’est pas maître du temps, car sa poésie tient aux sensations, aux souvenirs, à tout ce qui ensuite se rumine dans sa tête pour sortir à un moment qu'on ne peut prévoir. S’il les oublie, il n’a plus rien à dire. Son sac se rétrécie et rien n’en sort plus, juste l’instant qui souffle et le rend vulnérable.

Quant à l’avenir, où est-il ? Dans une imagination sans sensation, ni sentiment, ni même impression. Et pourtant, l’avenir peut se rêver. Imaginer sa destinée et faire en sorte qu’elle advienne, c’est le plus grand bonheur dans la durée que l’on peut se procurer.

 

 

08/06/2011

Quartier latin

 

Sortir du cinéma, se noyer dans la foule qui s’écoule entre les écueils de la rue, se bousculer dans l’indifférence, avaler par les yeux les mots que l’on vous jette au visage pour imprégner en vous un réflexe consolateur, ainsi éprouvais-je la liberté geôlière de ces gens qui défilent à pas comptés , le regard vide ou avide, les bras enchevêtrés et les cœurs séparés, revêtus de parures et d’ennui. Quelques mots saisis au passage, quelques mots sans vie de phrases que l’on dit parce qu’il faut parler, quelques paroles tombées sans lassitude comme la pluie, indifférentes et journalières.

Parlez, car la parole est votre drogue. Ici est le lieu de la parole, dépensée en pure perte, érigée en monument sonore au dôme éclatant, écoulée en flots le long des pierres usées du caniveau, affichée sur les murs, les vitres et les vêtements même. Lieu que j’aime encore, car les mots n’ont plus de sens, les phrases pas de suite. Lieu que j’exècre aussi, car les mots ont d’autres pouvoirs que cette ivresse prodigue. Silence des regards que l’on croise, de ces regards sans nom où passe la ville bariolée. Je les ai regardés, tous, les uns après les autres, sur ce voile de bienfaisante tiédeur qui envahit leur corps, je les ai vus aussi se lécher les doigts, comme des enfants, après avoir englouti des sucreries mièvres achetées dans un réduit graisseux.

Et pourtant combien est vraie et émouvante cette vieille ville qui dure immémoriale au pied de la foule qui passe sans lever les yeux. Elle porte les stigmates de son indifférence à son égard, mais elle cache aussi au-delà de ses façades grises, sous un porche humide, des prodiges d’architecture, où tournoient de charmants escaliers en colimaçon et des fenêtres étroites. Elle cache aussi des artistes qui s’évertuent à créer ce que d’autres jugent sans comprendre. Elle cache enfin des amours, des deuils, des naissances, bref la vie qui va et part, qui vient et repart, qui sans cesse se noue et se dénoue au fil des jours dans les pierres qui restent, immobiles, jusqu’au jour de la déchéance.

 

 

16/05/2011

Illumination

 

Illumination. Que se passe-t-il aujourd’hui ? Tout revit, tout redevient : consistance, perplexité, immesurable. Je viens de percer un mur et m’enfonce lentement, émerveillé, dans un monde indéfinissable, comme si ma chambre était partie à la dérive au-delà de la ville, au-delà de la terre, vers un univers d’apesanteur et de compréhension. Comme une momie, ressuscitée par son transport vers une atmosphère régénératrice, je me débarrasse de mes bandelettes où s’accrochent quelques lambeaux de chair desséchée. Tout s’allège et perd peu à peu de cette consistance qui fait la réalité. Je regarde les objets de ma vie quotidienne, ils me paraissent si lointains. Encore quelques bandelettes à dérouler et il ne restera plus rien, qu’une chambre nue, vide d’objets, vide de ma présence, mais que je verrai encore comme si j’étais attaché, alors que déjà j’aurai amorcé le voyage incohérent au-delà de l’atmosphère oppressante qui nous entoure.

Peu à peu, au cours de la journée, subtilement, s’est établie une intense lucidité mêlée d’un détachement des sens, jusqu’à cet instant, jusqu’à tout à l’heure, où j’étouffais, où je criais d’angoisse et de joie. Effet de l’imagination ou possibilité d’une autre réalité, insoupçonnée, découverte par hasard, indéfinissable, que je ne peux définir, mais qui m’étreint et me transporte dans la joie de l’absolu et l’angoisse du néant. Une autre voix me parlait… Qui es-tu ? … Je ne sais pas… Que fais-tu ? Je ne sais pas… Que deviens-tu ? Rien encore, peut-être, un jour… Le jour est là, il se lève, regarde-le au dessus des toits luisants, regarde le soleil ouaté monter dans le brouillard vert de la nuit… Je ne vois rien… Mais si, regarde bien, ouvre les yeux, éveille-toi…

Et je m’éveille. Je vois la ville mauve prenant parfois des teintes d’un rouge insoutenable, alors qu’ailleurs certaines maisons s’estompent dans un gris diffus. Je vois ce soleil, presqu’invisible, mais perceptible cependant, qui s’élève lentement dans la nuit verte, la parant d’une lueur translucide… Aimer, me dit-on dans l’oreille, voilà ce que tu dois aimer. Regarde, regarde bien ces gens qui courent nus, habillés de bijoux et d’étoffes luxueuses, dans le jardin qui borde la ville où vient se baigner le fleuve. Regarde-les parler, faire des gestes, se voir dans les glaces, rire brutalement et pleurer en cachette derrière un arbre au feuillage bleui par la nuit. Il faut les aimer, car ils sont malheureux, comme tu l’étais toi-même, comme tu le seras à nouveau sans pouvoir rien faire d’autre que jouer dans le jardin baigné par le fleuve, jouer avec les bijoux suspendus au cou des femmes et avec les cerceaux des enfants qui effleurent les adultes. Tu devines cent histoires qu’ils racontent, mille vies qu’ils égrainent, ces destins par centaine de milliers qui s’entassent dans le jardin et tournent sur leur orbite, se projetant de plus en plus dans ce mouvement infini semblable à la course folle de notre planète dans le vide de l’espace. Tu t’éveilles lentement de ce cauchemar du jardin, tu franchis les portes bétonnées et menues, et tu t’enfonces dans la glaise glissante jusqu’à la plage de sable fin, où chaque grain contient une histoire que tu pourras voir de tes yeux ouverts en le tenant au creux de ta main.

Je me souviens d’Almostasim[1], de cette progression ascendante vers Almostasim, l’homme qui possède la clarté et la transparence, que personne n’a pu voir, que personne ne verra, parce que personne ne veut s’en donner la peine ou ne peut parvenir au bout du voyage, ou encore, meurt à l’instant de le voir. Je me souviens aussi de la bibliothèque de Babel[2], cette bibliothèque qui est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible, dans laquelle il y a des centaines de millions de livres dont un seul d’entre eux contient le volume qui rassemble tous les volumes, le volume qui seul signifie quelque chose dans le fatras de lettres, de points, de virgules, de marges, d’espaces vides des autres livres. Des centaines de bibliothécaires passent leur vie à chercher le livre, mais aucun jusqu’à présent ne l’a peut-être trouvé.

Est-ce possible, est-ce seulement possible une telle difficulté d’être, une telle impossibilité de respiration dans l’atmosphère où baignent ces objets ? Vouloir être, plus je creuse cette volonté, plus l’espace s’ouvre, comme par un phénomène de perspective, vers de nouveaux horizons, de plus en plus coupés, tortueux, délabrés, où chaque sommet fait apparaître d’autres montagnes encore plus belles, plus légères, plus aériennes, recouvertes de fleurs transparentes, de personnes sans corps ou de corps imperceptibles, froids, translucides, impalpables. Et plus j’avance, plus les corps perdent de leur consistance jusqu’à ne plus être que des émanations gazeuses du sol, comme forgés dans de petites boursouflures qui crèvent de temps à autre.

Poursuis ta route, sans autre préoccupation, sans regarder en arrière, jusqu’à ce qu’elle prenne fin !



[1]Voir Histoire de l’éternité, de Jorge Luis Borges.

[2]Voir Fictions, de Jorge Luis Borges