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09/04/2019

Immémorial : Convento de Cristo (Tomar, Portugal)

L'entrée vue des remparts. Toujours aussi impressionnant. 

 

19-04-08 Tomar couvent (5 ter).JPG

 

La couronne de vertus
Surmontée du clocher de l’orgueil
Menacée par la nature
Et l’étouffement des pierres

Pourtant rien ne vient troubler
L’impressionnante assise
De ce couvent ouvert sur le bleu
Et tourné vers les étoiles

07/04/2019

Convento de Cristo (Tomar, Portugal)

 

19-04-05 Tomar 50-GF.JPG

Pluie qui frappe les joues…
Eau qui ruisselle sur le pavé…
Brillance du soleil sur le buis mouillé…
Parfum huilé qui flotte dans l’air…
Portugal, pays de contraste
De l’indolence à la fureur

Le monastère dresse ses créneaux
Sur les nuances de gris
Parfois réveillées par l’éclat
De la verdure dans le soleil
Comment croire à la consistance
D’une végétation envahissante
Dans laquelle on rêve de se rouler

 

 

Le couvent de l'ordre du Christ (en portugais : Convento de Cristo), situé dans la ville de Tomar, était à l'origine une forteresse des Templiers bâtie au  XIIème siècle. Lorsque l'ordre du Temple a été dissous au XIVème siècle, la branche portugaise de l'ordre a été transformée en chevaliers de l'ordre du Christ, qui soutiendront les découvertes maritimes du Portugal du XVème siècle.

Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Couvent_de_l%27ordre_du_Christ 

 

25/01/2019

Humain

Une belle histoire qui montre que l'humain est plus que l'intelligence...

 https://youtu.be/ftugbci9ohg


 

11/08/2017

Le dit de Tianyi, de François cheng (Albin Michel, 1998)

La guerre, l’amour, l’amitié, l’idéologie et bien d’autres choses encore, pourraient installer le livre dans une gravité impressionnante. C’est vrai à certains moments, mais l’auteur nous promène également la tête dans les nuages et la brume au travers d’épopées poétiques qui rassemblent une belle langue française au service d’impressions, de réflexions et de réminiscences chinoises. En un peu plus de 400 pages, François Cheng nous plonge à la fois dans les mentalités paysannes d’un Moyen-âge chinois  et dans l’histoire du XX° siècle occidental : la guerre sino-japonaise, le Grand Bond en avant de 1958, puis la révolution culturelle. La vie de trois personnages rythme le roman : tout d’abord Tiannyi, qui deviendra peintre, Yumei, l’amante, et Haolang, l’ami. Chacun cherche sa vie dans l’exaltation de la jeunesse et ne trouve que malheurs et parfois des éclaircis où l’amour et l’amitié leur permettent de faire face à un destin hors norme. Tout a déjà été dit sur ce livre qui est à la fois un roman, une autobiographie, un poème, un conte et un livre d’histoire vu sous l’angle personnel de quelques héros anonymes.

Ne citons que ce paragraphe, bouleversant, car il résume grandement l’esprit du livre :

… Je mesurais la difficulté qu’il y avait à toucher la vraie profondeur d’un autre, a fortiori d’un autre féminin. Oui, l’homme peut-il rejoindre l’extrême désir de la femme dont elle-même ne peut sonder le fond ? Il y a certes de la tendresse sans bornes qui fait tomber comme de vaines poussières préventions et fantasmes de l’homme. Il u a des moments d’extase qui entretiennent éphémèrement de rêve de l’Un ? L’homme, taraudé par le fini, s’échine à rejoindre la femme, envahie par l’infini, sans jamais y parvenir. Il lui reste à demeurer cet enfant abandonné qui pleure au bord de l’océan. L’homme s’apaiserait s’il consentait à écouter seulement la musique qui résonne là, en lui et hors de lui – d’écouter humblement la femme devenue un chant trop nostalgique pour être accessible.

Ne pas en dévoiler plus. Mais « il n’est pas trop tard ; faisons quelque chose encore ! » nous dit la rieuse voix de Yumei dans les brouillards et les nuages d’une Chine malgré tout immuable.

10/04/2017

L’état du ciel, de Pierre Péju

Est-ce l’histoire d’un ange déjà déchu ou d’un couple en perdition ? Les deux sans doute sans que l’on sache au début qui fait quoi. Histoire bizarre que celle de l’ange, histoire banale que celle du couple.

L’histoire de l’ange : Aujourd’hui Dieu est mort, ou peut-être hier, je ne sais pas. (…) Nous, ses anges, sommes donc livrés à nous-mêmes. Sans emploi, sans mission. (…) Nous pouvons fouiller dans vos boites crâniennes, essuyer du doigt vos pensées sur les parois de verre de vos âmes comme sur un pot de confiture. Accoudés à nos balcons dorés, nous nous penchons encore un peu au-dessus de vos existences afin de tromper notre ennui. (…) Et pourtant, moi, Raphaël, j’aimerais beaucoup faire un dernier petit tour chez vous, malheureux mortels. Suis-je encore capable d’accomplir ne serait-ce qu’un minuscule miracle ? Le ciel s’ouvre. Le hasard fait – mais est-ce le hasard ? – que là-bas, tout en bas, dans une maison construite à flanc de montagne, surplombant un lac dont les reflets font paraître le ciel plus beau j’aperçois une femme endormie. Le jour se lève. Le coton de sa chemise de nuit fait une vive tache blanche au centre de ma vision angélique. Elle est seule dans son lit. Allongée dans son désespoir et ses draps froissés. Je me dis que je pourrais peut-être faire quelque chose pour elle… Mais quoi ?

Là commence l’histoire du couple : Elle, elle peint. Ou plutôt, elle peignait. A présent, elle est devenue une sorte de femme des bois et se sert de branches, de mousses et de roches pour confectionner des monstres dont on ne sait s’ils sortent de sa tête ou de la nuit des temps, mais l’accablement et la douleur n‘avaient pas eu raison de cet appétit d’ogresse. Rien ne va plus depuis l’accident et son mari n’en peut plus. Après avoir lui-même frôlé la mort, il décide de partir et de la laisser.

C’est un récit quelque peu bateau de par ses rebondissements, un récit presque midinette. Mais il est mené tambour battant, avec l’allant et la vigueur de Pierre Péju. L’ange y joue son rôle, la femme également ainsi que l’homme. L’ange s’enchante de réconcilier les deux, mais des grains de sable enraille la mécanique. L’ange sera déchu, le couple se réconciliera après l’irruption de nouveaux personnages. Mais il ne faut pas dévoiler ces deux histoires…

02/05/2016

La fin de l'histoire (36 et fin)

Le président du Comité Nobel norvégien se leva brusquement et clama : « Taisez-vous Monsieur. Nous ne vous avons pas nommé pour dire des insanités et des mensonges éhontés. Nous sommes une institution séculaire et n’admettons pas cette parodie de discours. Descendez de cette tribune et sortez ! Soyez heureux encore que je ne vous fasse pas arrêter. » À ces mots, la salle s’enflamma, tous se mirent à parler en même temps, certains sifflèrent Nicéphore, mais quelques autres crièrent " Vive Nicéphore ! " Ce fut très vite une confusion totale. Une bonne partie des invités au discours de réception quittèrent la salle. Mais leur surprise fut grande lorsque, ressortant dans le hall de réception de l’hôtel de ville d’Oslo, ils découvrirent les milliers de livres sur des présentoirs et une voix off qui disait : « Servez-vous, servez-vous ! Prenez le livre de Nicéphore, lisez-le, donnez-le à vos voisins. Il explique l’esclavage dans lequel vous êtes tenu. Retournez-vous et devenez libres, ne cherchez que votre propre réalisation, libérez-vous de ce joug insupportable ! »

Au même moment dans les grandes capitales, aux endroits stratégiques des villes, d’autres organisaient la même promotion du Retournement, le livre de Nicéphore. En une heure le monde entier fut submergé, les médias ne surent plus où donner de la tête et les gens commencèrent à se rassembler dans les rues. Les assemblées de chaque pays furent convoquées, les gouvernements ne savaient que faire, la dP ne bougeait pas, terrassée par la pression publique et l’inertie des politiques.

Nicéphore s’échappa de la salle de réception, s’enfuit au loin et put passer la frontière grâce au plan préparé trois semaines auparavant. Charles le suivit quelques jours plus tard. Par chance, il passa au travers des mailles du filet de la dP qui le recherchait. Car, quelques heures à peine après ces événements, tout redevint calme. Les quelques livres qui restaient à disposition du public furent récupérés et brûlés sur place par des " Volontaires de l’Ordre Établi ". Néanmoins, une bonne partie de la population put lire l’essentiel de l’ouvrage et comprendre les manipulations imposées par la classe politique et médiatique.

Huit jours plus tard, débarquèrent à l’aéroport de Tombouctou deux hommes barbus. Ils ne portaient qu’un petit sac à dos, quasiment vide. Ils faisaient comme s’ils ne se connaissaient pas. Grâce aux faux papiers établis lorsqu’ils étaient encore bien en vue, ils passèrent la douane sans difficulté. Nicéphore chercha Mohamed et finit par le trouver sur le mur où il avait l’habitude de se tenir. "Allons-y ", lui dit-il. Mohamed alla chercher les trois dromadaires qui attendaient un peu plus loin et ils s’enfoncèrent dans le désert, vers les montagnes où aucune eau ne coule, mais où la liberté flotte dans l’air comme un parfum subtil.

Et pendant ce temps, couvait sous les crânes du monde entier un vent de tempête qui explosera quelques années plus tard, enterrant la fin de l’histoire.

27/04/2016

La fin de l'histoire (35)

Vint le jour de la remise des prix. Nicéphore fit le voyage, accompagné par Charles et une horde de journalistes. Il avait auparavant été reçu par le Président de la République, à l’Elysée, qui s’était réjoui de ce nouveau prix Nobel pour la France. A la mairie d’Oslo un silence attentif précéda son discours :

« En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude est d'autant plus profonde que je mesure à quel point cette récompense est imméritée et, dans le même temps, totalement conquise et gagnée. En effet, j'ai beaucoup réfléchi avant de vous dédier ce discours qui traite du rôle du politique et de la société. Je ne souhaite pas faire un long discours, mais simplement vous dire quel est mon idéal et pourquoi j'ai choisi cette remise de prix pour en faire part alors qu'auparavant je vous ai tous trompés. »

Nicéphore laissa un petit temps de silence et remarqua que l’assemblée redoublait d’attention, tout en s’interrogeant sur ce qu’il pouvait avoir à dire de nouveau par rapport aux discours habituels et convenus. Il poursuivit :

« À quoi sert le politique, telle est bien la question primordiale en ces temps où n'est recherché qu'un consensus mou et obligatoire. Pour moi, le politique a une seule mission et celle-ci est essentielle : permettre à chaque concitoyen de se réaliser pleinement au maximum de ses possibilités au sein d’une société qui offre à chacun la même capacité d'épanouissement grâce à une paix entre les nations et entre les hommes et femmes du monde entier. Contrairement à ce que pensent beaucoup de politiques, leur problème n'est pas de gagner la compétition des nations au mépris de leurs concitoyens et des autres nations. Car alors ils sont prêts à tout pour arriver à leur fin, y compris l'asservissement du peuple dont ils font grand cas et qu'ils contraignent sous une férule inoffensive, mais ô combien perverse. Interdiction de penser par soi-même, une liberté totalement contrainte sous des dehors d'hygiène sociale, une égalité qui empêche tout progrès, une fraternité qui n'est qu'extérieure parce qu'elle ne vient pas du meilleur de chacun. C'est ce que je veux changer. C'est pourquoi je vous remercie à nouveau pour cette distinction. Elle me permet de m'exprimer ouvertement devant le monde et de propager ces idées, ce que je n'aurai pu faire seul, sans votre aide. Alors, je compte sur vous, passé la première surprise, pour promouvoir ce nouveau champ d’action politique presque totalement vierge, celui de l'épanouissement de chaque être humain, pour le bien de tous. (…) »

Charles, qui était bien sûr là, regardait les visages des personnalités présentes. Jusqu’à présent bienveillants, ils prenaient progressivement un air bougon, puis franchement hostile. L’assemblée commençait à comprendre ce que Nicéphore disait et cela ne lui plaisait pas du tout. Certains commencèrent à parler à voix basse, se penchant vers leurs voisins. Enfin, l’un d’eux, un homme assez rougeaud, avec un ventre replet, se leva. Mais ne sachant quoi dire, il se dirigea vers la sortie d’un air offusqué. Mais Nicéphore poursuivait :

« Vous connaissez bien sûr la phrase du Mahatma Gandhi : " Dès que quelqu'un comprend qu'il est contraire à sa dignité d'homme d'obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l'asservir. " Oui, je demande au peuple de retrouver sa dignité, d’arrêter de croire ces politiques qui camouflent la vérité sous des slogans abrutissants, d’arrêter d’écouter les nouvelles truquées des télévisions et radios du monde entier et surtout d’arrêter de prendre ces pilules de faux bonheur. Enfin que chacun refuse les arrestations de la dP, que les roues de ses véhicules soient crevées, que des barrages soient levés, que les voisins viennent au secours des malheureux suspectés et que ces lois scélérates soient abrogées. »

23/04/2016

La fin de l'histoire (34)

Enfin vint le moment de sortir son livre. La pression médiatique, très motivée par l'action de Charles, répondit immédiatement présente. Le livre fut tout d'abord envoyé à quelques personnalités politiques, universitaires, économiques et même culturelles. Ceux-ci commencèrent à en parler en bien étant cités abondamment dans l'ouvrage. Cela permit une présentation à la télévision du livre et une sortie importante dans les librairies. Le livre s'arracha. On ne parlait que de cela. En quelques jours, il devint le livre de l'année, encensé par tous.

Alors Nicéphore put travailler sur sa véritable finalité. Chaque année, l’Institut Nobel invite parlementaires, ministres, anciens lauréats, et professeurs à proposer des noms pour la prestigieuse récompense du le prix Nobel de la paix. Ce prix, qu'Alfred Nobel a institué en 1901, récompense « la personnalité ou la communauté ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix ». Charles susurra à quelques partisans de son ami que celui-ci pourrait peut-être faire un bon candidat. Ceux-ci amplifièrent l'idée. Ce fut repris par l'ensemble de la classe politique qui y voyait l'occasion de se faire briller indirectement et de redorer le blason de la France. Sa candidature fut amplifiée dans un premier temps en France, puis très vite dans le reste du monde auprès des différentes élites politiques et autres. Il finit, au printemps, par être inscrit sur les cinq noms liés à une action de promotion d'une méthodologie à l'usage des gouvernants qui simplifiait considérablement l'action politique et surtout qui permettait de faciliter la résolution des points d'achoppement entre adversaires. Les politiques français l'avaient employée à plusieurs reprises et avaient toujours pu réconcilier les contraires. Nicéphore et quelques collègues, dont Charles, finirent par emporter le prix qui lui fut attribué pour sa contribution méthodologique à une diplomatie gérant les rapports entre les nations. Le président du comité Nobel norvégien lui téléphona, le félicita et lui demanda de préparer un discours de réception.

Le soir même Nicéphore annonça à Charles qu'ils avaient gagné et qu'il ne leur restait plus qu'à préparer le discours de réception au cours duquel il annoncerait la parution du véritable livre, donnerait sa teneur surprenante et en lirait quelques extraits. Charles mit tout en œuvre pour que le manuscrit soit édité dans les temps, qu'il soit distribué dans toutes les grandes libraires et que des interviews soient programmées non seulement en France, mais dans le monde anglo-saxon et en Extrême-Orient. Le livre s’appellera « Le retournement », avait décidé Charles. Car il s’agit bien de se retourner, ou plutôt, de ne plus se laisser retourner. Ne plus chercher dans le monde les causes de notre déracinement, mais apprendre à chercher en soi-même en faisant le vide et non en remplissant notre quotidien d’informations préparées, digérées, édulcorées. Le retournement doit être un acte libre, réfléchi, qui engage la personne qui le fait en toute liberté.

18/04/2016

La fin de l'histoire (33)

Le jour même, Nicéphore se mit au travail. Tout d'abord, réunir les informations nécessaires. Il se garda de se rendre à la bibliothèque, acheta un ordinateur, un logiciel de cryptage et commença à fouiller sur la toile. Sur chaque événement important concernant la conduite des affaires du monde, il recueillit en parallèle deux types d'informations: celles qui mettaient en valeur les actions menées par tel ou tel membres de gouvernements, d'organismes internationaux, d'industries de pointe et celles qui concernaient leurs procédés cachés, leurs pratiques frauduleuses, leurs gains éventuels. Les seconds étaient mis dans une partie cryptée du disque dur. Il travailla ainsi pendant plus de huit jours sans s'arrêter, accumulant des indices sur toutes les affaires du moment: construction de barrages, de centrales, d'usines, d'autoroutes. La deuxième partie de sa tâche consista à trier ces informations, à les recouper, voire à rechercher des informations complémentaires permettant de mettre en valeur la contribution au succès de l'événement ou, inversement, de creuser des pistes de compromissions ou même d'enrichissement illégal. Les événements étant décryptés dans les deux approches, il commençait à disposer d'une base sérieuse. Il lui restait à trouver des preuves crédibles auprès du public et inattaquables par les politiques. Pour cela, il mit au point un système de téléphonie passant par Internet et réussit à recueillir par interviews des preuves formelles qui, confrontées entre elles, mettaient en évidence l'implication de telle ou telle responsable. Il s'intéressa en particulier à tous ceux qui avaient préparé la loi sur la pilule et son système de contrôle. Il s'aperçut que nombreux étaient ceux qui, au départ, y étaient opposés, puis qui se sont laissés convaincre, moyennant des transferts d'argent ou des facilités offertes. Certains d'entre eux avaient reçu des prix prestigieux pour service rendu aux nations.

Ayant accumulé des indices, puis des révélations et, enfin, des preuves, il réfléchit à un plan adéquat pour les mettre en évidence. Pour le premier livre, il n'eut pas trop de difficulté. Il suffisait d'entrer dans la logique du politiquement correct, agrémenté de statistiques et d'éloges facilement trouvés dans la presse. La crédibilité se construisait d'elle-même, agrémentée de preuves irréfutables. Pour le second, ce fut plus compliqué. Il disposait bien d'éléments valides difficilement attaquables, mais le problème était de les présenter en se mettant dans la peau de personnes connaissant peu ce milieu et persuadées que leurs responsables faisaient du mieux qu'ils pouvaient pour leur réserver une vie la plus agréable possible. Et personne ne pouvait l'aider dans cette tâche.

Tout cela lui prit presque six mois. Pendant ce temps, Charles était sorti. Devenu prisonnier modèle, il avait été relâché au bout de deux mois pour bonne conduite. Les autorités n'avaient vu que du feu à sa soi-disant conversion. Il avait pris un poste dans la presse et l'édition qui lui permettrait le moment venu d'éditer et de diffuser les deux écrits. Il s'était rapproché des partis politiques au pouvoir  et commençait à disposer d'un excellent carnet d'adresses. Le décor était en place, ils allaient pouvoir passer à l'action.

Cela commença par des interviews. Charles interrogea un jour Nicéphore à propos d'un livre qu'il était sur le point de finir et qui traitait de l'action du gouvernement. Il expliqua que l'écrit ferait une petite bombe auprès du monde politique et médiatique, révélant l'excellence de l'école politique française par rapport à l'école anglo-saxonne tant au niveau de la conception des actions qu'au niveau de sa conduite. Cette interview somme toute assez bref, mis la puce à l'oreille de nombreux politiques. Chacun se demandait s'il serait cité et si ce qui était écrit lui permettrait de se représenter aux prochaines élections avec une chance supérieure d'être élu.

Ce fut poursuivi par des conférences sur l'excellence française. De nationales, elles devinrent assez vite internationales. Le gratin politique se pressait pour se montrer et faire croire qu'il faisait partie de cette élite. Le plus petit attaché parlementaire s'ingéniait à se faire une place devant les caméras ou à donner une explication à un journaliste. Peu à peu, la notoriété de Nicéphore s'agrandit. Il fut demandé pour des soirées dans lesquelles les hommes politiques se pressaient, pour des petits déjeuners entre chefs d'entreprise, pour des goûters avec certains partis politiques. Les sondages le donnaient gagnant d'élections importantes. Il était connu, applaudi et encensé.

14/04/2016

La fin de l'histoire (32)

Le lendemain matin, tôt, vers cinq heures, il entra en communication mentale avec lui :

Nicéphore : "Charles, je crois que j'ai trouvé le moyen de dénoncer le système. Cela demande du travail, beaucoup de travail, ce n'est pas sans risque, mais cela éclatera suffisamment à la face du monde pour éclabousser les responsables du système et provoquer un refus de prendre la pilule malgré la loi."

Charles: "Que comptes-tu faire?"

Nicéphore : "J'ai trouvé l'idée auprès de Sun Zi, le stratège chinois bien connu. Il appelle cela le stratagème du détour secret. Cela consiste à cacher notre intention véritable derrière une activité apparemment innocente et conforme à leur attente. Je vais écrire deux livres. Le premier encensera le système et donnera des pistes aux dirigeants pour mieux accomplir leur déculturation. Il devrait être possible d'atteindre une certaine notoriété avec un tel livre. Le second démontrera de manière impitoyable la connivence existant entre nos élites et la tromperie généralisée qui transforme la société en un troupeau bêlant avec l'aide des médias. Lors de la remise d'un prix ou d'une conférence ou d'un événement en faveur du premier livre, je  dévoilerai le second et proclamerai la forfaiture."

Charles: "Excellent! Nos responsables n'y verront que du feu si nous savons tenir secret les recherches concernant le fonctionnement du système. Du moment où l'on flatte leur égo, ils ne percevront pas l'astuce et la préparation de notre attaque. Je pourrai t'aider à faire connaissance avec ceux qui connaissent les rouages et facilitent la mise en œuvre du système."

Nicéphore : "Cela nécessite que tu devienne un mouton et entre dans le jeu de la dP. Tu devrais y arriver en quelques semaines jusqu'au moment où te libéreront pour bonne conduite comme ils l'ont fait pour Magrit. Je crains hélas que celle-ci ait bien fait un retournement inconditionnel. Je suis passé la voir. Elle n'avait apparemment pas changé, mais j'ai bien perçu qu'elle avait été manipulée et qu'il serait difficile de lui rappeler les sentiments qu'elle avait auparavant envers la société."

Charles : "D'accord. Je vais jouer le jeu. Continuons à nous donner rendez-vous chaque matin pendant notre méditation. Merci Nicéphore, tu me redonnes espoir et je vais essayer de me montrer digne de ta confiance."

10/04/2016

La fin de l'histoire (31)

Ne sachant si, réellement, il était recherché ou non par la dP, il loua une chambre dans un quartier éloigné du sien, payant d’avance une semaine.  Entrant en méditation, il fit le vide en lui-même et attendit que vienne une solution. Que pouvait-il envisager ? Il avait fait le tour des possibilités. Vers qui se tourner, vers quoi tendre ses efforts, où se diriger ? Il ne savait. Il se coucha quelque peu anéanti, se demandant comment il allait s’en sortir. Tôt le lendemain, alors qu’il reprenait la méditation, la solution lui apparut. Un stratagème, à la manière de Sun Zu pour qui la meilleure victoire est celle obtenue sans combat, par la surprise sur l’adversaire. Or l’adversaire était de taille : le monde politique, médiatique, culturel, intellectuel, industriel, etc. S’attaquer de face à l’ensemble de la société, c’était obligatoirement se mettre en état d’infériorité. Dans la matinée, il se rendit à la bibliothèque et trouva un livre intitulé Stratagèmes, trois millénaires de ruses pour vivre et survivre, écrit par Harro von Senger[1]. Celui-ci expliquait que l’auteur d’un stratagème se sert d’une configuration impénétrable, discrètement mise en scène, ayant un effet quelque peu théâtral, permettant de prendre au piège l’adversaire qui ne peut le déceler. Le stratagème est avant tout le fait d’une bonne connaissance de la manière de penser et d’agir de l’adversaire. Il se sert de l’habitude, de la crédulité, de l’orgueil, de la crainte, des méthodes et pratiques utilisées pour le conduire à de fausses manœuvres. Mais quel stratagème employer ?

Il y réfléchit tout l’après-midi. Tromper la société en général pourrait consister à abonder dans son sens, voire même à louer l’action des autorités, à jouer le jeu médiatique et à gagner la complicité des principaux acteurs de la société. Cependant, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut s’introduire dans une discipline proche des intérêts du pouvoir, créer un réseau favorable, monter les échelons jusqu’à être connu, puis devenir une référence. Bref, au minimum quatre à cinq ans, voire plutôt dix, d’efforts sans même savoir s’il y arrivera. De plus, il ne savait même pas si la dP l’avait fiché ou non. S’il l’était, cette tentative était vouée à l’échec dès le départ. Il entrevit alors une solution : un livre qui deviendrait une référence pour ces responsables, qui encenserait leurs pratiques et les justifierait et mettrait en évidence leur travail considérable pour la société. S’il arrivait à le faire connaître et être distingué pour un prix international important, pourquoi pas un prix Nobel de la paix, il pourrait alors faire volte-face et faire connaître la tromperie généralisée mise en place. Car son idée n’était pas bien sûr d’atteindre cette notoriété pour rien. Il s’agissait le moment venu, après avoir obtenu une certaine célébrité, de faire paraître un second livre, tout aussi percutant, qui démontrerait de manière certaine, la collusion existant entre ces personnes et la tromperie généralisée mise en place par un pouvoir aux mains de quelques-uns et encensé par quelques autres. Il décida d’en parler avec Charles.

 

[1] Harro von Senger, Stratagèmes, trois millénaires de ruses pour vivre et survivre, Paris, InterEditions, 1992, p.8.

06/04/2016

La fin de l'histoire (30)

Nicéphore prit toutes ses précautions pour entrer en contact avec Charles. Il observa longuement, assis à la terrasse d’un café, l’entrée de son immeuble. Les gens entraient et sortaient tout à fait normalement. Il examina également l’environnement : les lieux d’observation, les voitures garées, les systèmes de vidéosurveillance. Tout semblait en ordre. Il remarqua cependant une nouvelle caméra qui filmait l’entrée. Elle ne se déplaçait pas, ce qui était une bonne chose. Elle se contentait de prendre des images en continu et le contenu devait être examiné si un fait anormal était survenu, donc a posteriori. Il alla s’acheter un chapeau à bords larges et un imperméable descendant au-dessous des genoux. Il acheta également une paire de lunettes noires et un grand carton à dessin. En fin d’après-midi, au moment où la lumière du jour commençait à faiblir, il se présenta à la porte, restant en permanence de dos par rapport à la caméra. Se cachant derrière le carton à dessin, il n’offrait rien qui puisse le faire reconnaître. Il poussa la porte, entra dans l’immeuble, chercha une autre caméra, mais ne vit rien. Il ne prit pas l’ascenseur. Arrivé devant la porte de l’appartement de Charles, il chercha à nouveau une caméra, mais ne vit rien. Alors, se cachant toujours derrière le carton à dessin,  il sonna. Rien. Le silence. Au moment où il allait repartir, la porte s’ouvrit brusquement. Un homme passa la tête :

– Vous désirez ? demanda-t-il d’un air interrogateur.

–  Charles n’habite plus ici ?

– Je ne connais pas de Charles. De qui parlez-vous ?

– J’ai dû me tromper d’immeuble. Je suis bien au 6 ?

– Non, pas du tout, vous êtes au 8. C’est juste à côté.

Ainsi Charles avait été dépossédé de son appartement. Le traitement n’était pas le même que celui de Magrit. Où pouvait bien être Charles ? Il ressortit en prenant les mêmes précautions. Surtout ne pas être vu ! Comme il se trouvait à côté d’un parc, il décida d’y passer la nuit. Il franchit la grille sans trop de difficulté et s’installa dans un fourré. Recouvert de son imperméable, il passa une nuit assez agréable, sans avoir froid.

En se réveillant, il médita une heure afin de continuer à maîtriser les flux qui pourraient réveiller son indicateur. A la fin de sa méditation,  il eut une soudaine illumination. Il vit Charles, seul, dans une cellule cimentée. Il méditait lui aussi. Et bientôt, leurs pensées se rejoignirent. Ils purent se parler dans leur tête, mentalement, sans l’intermédiaire de la parole.

Charles : " Nicéphore, vous voilà enfin. Je vous ai attendu longuement. J’ai passé des heures et des jours terribles. J’avais froid, j’avais faim, j’avais sommeil. Mais j’espérais. J’ai vu Magrit. Elle a capitulé. Elle reprend la pilule et a repris sa place dans la société. Sa conscience l’a quittée. Je me croyais seul et maintenant je vous retrouve, libre. Sommes-nous les seuls ? "

Nicéphore : " Je ne sais. Je ne connais pas d’autres libérés. J’ai rencontré des « sous-terrains ». Ils méditaient, mais sans conscience du but recherché. Ils ignoraient la délivrance, ce sentiment de toute puissance que donnent l’absence de crainte et l’accès au tout, c’est-à-dire au vide céleste. L’avez-vous éprouvé ? "

Charles : " Oui. J’ai vécu ces instants inouïs où ma personnalité n’existait plus. J’étais passé au-delà, dans cet espace hors du temps qu’est la véritable liberté. C’est ainsi que j’ai pu survivre à cet enfermement. J’y suis libre. Mais Dieu soit loué, ils ne le savent pas. "

Nicéphore : " Courage! Nous nous sommes rejoints. Gardons le contact. Chaque matin, à cinq heures précises, méditons et échangeons. Nous pourrons nous donner un but."

Charles : " On vient. Je vous quitte. A bientôt! "

Nicéphore jubilait. Il avait le sentiment d'avoir atteint un état extraordinaire, une excitation anormale qui lui conférait de pouvoirs qu'il n'avait pas en temps ordinaire. Et il était très probable que Charles éprouvait les mêmes sensations. Cette tension lui donnait l'impression de sortir de lui-même et d'être éveillé hors du monde matériel. Il naviguait dans un monde mental, spirituel, les nerfs à vif, à la frontière des perceptions habituelles et d'un autre mode de perception, plus intuitif et cependant pleinement réel.

02/04/2016

La fin de l'histoire (29)

Le lendemain, au réveil, Nicéphore eut la ferme conviction qu’il devait repartir à la surface en dépit des risques. Il ne trouverait rien ici qui puisse l’aider à accomplir son destin. Au contact des « sous-terrains », il venait de réaliser un fait qui jusque-là lui avait échappé, une dichotomie existant en chaque homme. Celui-ci est tiré vers deux extrêmes qui sont en lui plus ou moins développés : la personnalité et l’essence. Il avait lu ce constat dans le livre, mais n’avait pas réalisé son importance. La personnalité n’est pas à lui, contrairement à ce que pense la plupart des gens. Elle est le fruit non seulement de son éducation, mais également de ses impressions, de ses sentiments appris selon les circonstances  dans lesquels il a été plongé. La personnalité se forme, en partie, du fait de l’imitation involontaire des adultes. Seuls les petits enfants n’ont pas de personnalité. Leur être est réellement ce qu’il est au plus profond de lui-même. Les « sous-terrains » avaient découvert leur essence, mais ne savaient pas comment l’exploiter. L’essence des hommes peu cultivés est généralement plus développée que celle des hommes cultivés. Ils devraient donc disposer de la capacité de se développer et de s’accomplir. Mais leur personnalité est insuffisamment enrichie. Sans certaines connaissances, sans l’apport d’éléments qui ne leur appartiennent pas, ils ne peuvent pas commencer le travail sur eux-mêmes. En fait ils ont bien une essence, mais celle-ci est le plus souvent morte. Alors eux aussi veulent ce que veulent les autres, par mimétisme. Ils restent donc entre eux comme des enfants et ont peur de leur avenir. Leur personnalité ne voit que ce qu’elle aime voir et ce qui ne contrarie pas leur expérience. Elle ne voit pas ce qu’elle l’aime pas. Jamais Nicéphore ne pourra les convaincre de surmonter leurs appréhensions. Seul l’homme vrai peut pénétrer suffisamment son essence et la développer pour s’accomplir. 

Ce jugement, certes hâtif, le décida. Il devait repartir vers le monde, même si celui-ci avait troqué la liberté contre l’égalité. A midi, il s’esquiva sans rien dire, reprit le long chemin du retour et déboucha à nouveau à la surface, soulagé. Il décida de rechercher Magrit. Il se dirigea vers son appartement. Rien ne semblait changé. Aucun policier en vue. Il monta et sonna à la porte. Magrit vint ouvrir. Apparemment, elle n’avait pas changé. Son visage restait ouvert, ses yeux vifs, son regard pénétrant, mais quelque chose semblait éteint, une ombre recouvrait son apparence.

– Bonjour Nicéphore, entrez, lui dit-elle doucement.

Sa voix ! C’était sa voix qui avait changé. Une intonation inhabituelle, doucereuse, qui mettait mal à l’aise. Elle semblait jouer une comédie. Elle parlait faux, malgré un regard clair. Quelle subtilité de la part de ceux qui avait réussi ce changement. S’il s’était contenté de la regarder, il n’aurait rien vu, rien décelé.

– Bonjour Magrit. Comment allez-vous ?

– Ma foi, bien. J’ai fait un petit séjour à la campagne parce que j’étais fatigué. Mais cela va mieux. Je peux reprendre ma place dans la société.

– Quelle chance, lui répondit-il. Ils conversèrent pendant un quart d’heure, puis Nicéphore prétexta une course importante à faire. Elle lui dit au revoir, sans la moindre émotion, sans même paraître l’avoir connu dans d’autres circonstances. Il remarqua au dernier moment la petite cicatrice au-dessus de ses deux yeux. Elle avait été opérée ! La dP avait encore progressé, elle était capable de remettre, par la médecine, les gens dans le droit chemin.

Il ne fait surtout pas qu’ils me prennent ! se dit-il en regardant autour de lui. Le système social avait du bon : personne ne se méfiait de personne si les comportements étaient bien huilés. Inversement, dès qu’une fausse note, telle qu’une réflexion sur la société, sur la liberté, sur l’égalité, sur le pouvoir politique, apparaissait, la personne était aussitôt prise en charge par la dP.

28/03/2016

La fin de l'histoire (28)

Il put passer la première nuit avec eux. Ils l’installèrent dans une pièce qui tenait lieu de dortoir. Trois d’entre eux restèrent avec lui et commencèrent à se déshabiller sans aucune gêne. Ils enfilèrent des sortes de pyjamas, déballèrent des matelas qui étaient dans un coin roulés en boule et se couchèrent dessus sans un mot. Ils s’endormirent vite, le laissant seul avec ses interrogations.

Que faire ? se demanda-t-il. Mon chemin se trouve entre deux attitudes : la passivité imposée par l’avertisseur ou une liberté non conquise qui ne mène à rien. Entre les deux, il n’avait connu que sa propre voie qui le laissait insuffisamment expérimenté et celles de Charles et Magrit qui s’étaient fait prendre par la dP. Y a-t-il des hommes réellement libérés ?  Et même s’il en trouvait, l’aiderait-il à parfaire sa libération ? Ne risquait-il pas de se trouver lui-même prisonnier d’un maître qui le contraindrait à pratiquer des voies auxquelles il n’adhérerait pas. Oui, il tenait à sa propre liberté, une liberté consciente et non une soumission à un gouvernement, un maître qui lui impose ses pensées et actions.

Il se souvint avoir lu dans le livre que lui avait donné Charles qu’il existait trois sortes d’hommes qui sont en recherche de la liberté réelle : le fakir, le moine et le yogi. Le fakir travaille sur son corps physique et s’impose bien des épreuves pour se libérer de cet esclavage au corps. Il peut se tenir debout, sans un mouvement, pendant des jours entiers sous le vent, la pluie, la neige ou le soleil ardant. Il peut finir par dompter son corps, mais ses émotions et ses pensées restent non développées.  Il a conquis la volonté, mais il ne possède rien à quoi il puisse l’appliquer. Le moine  travaille sur ses sentiments. Il soumet toutes ses émotions à une seule émotion, la foi. Il développe en lui-même l’unité, mais une unité qui éteint son corps physique et sa raison. Enfin, le yogi travaille, lui, sur son intellect. Il sait, mais ne peut tirer parti de sa victoire sur lui-même. Cette vision des choses lui avait paru enfantine malgré ses apparences méthodologiques. Il était évident que le fakir devait obligatoirement maîtriser ses émotions et son intellect s’il voulait arriver à la maîtrise du corps, que le moine ne pouvait atteindre la spiritualité sans un certaine maîtrise du corps et de la raison et que le yogi ne peut devenir son propre maître que par, au moins au début, imitation d’un véritable maître.

Le livre donnait alors la possibilité d’une quatrième voie qui ne peut être enseignée. Elle doit être trouvée et cet effort pour trouver est le premier test sur la voie de la libération. Cette voie n’exige pas le renoncement. Au contraire, les conditions de vie habituelles où il se trouve placé sont les meilleurs, car elles sont naturelles. La voie n’est pas liée à des exercices, la maîtrise des émotions ou le savoir, mais à la compréhension par l’expérience, par l’accumulation d’échecs, de petites victoires et de franchissement de barrières difficilement identifiables, mais réelles. Le livre appelait cette voie celle de l’homme rusé. Il dépasse la recherche sur les différents Je qui constituent son moi. Il s’élève vers un soi qui dépasse son corps, ses émotions et son intellect, ou plutôt qui en fait la synthèse et sait les faire fonctionner ensemble.  Mais comment conduire les rares personnes ayant un besoin de liberté suffisamment fort à une telle unité. Il voyait bien que tout arrive en l’homme, qu’il n’était pas maître de lui-même et que cette maîtrise demande un long apprentissage hors des sentiers battus, dans lequel les circonstances extérieures jouent un rôle important. Lui-même en serait-il là s’il n’avait pas eu les contraintes qui se sont révélées à lui. Attention, se dit-il, ne pas te considérer différent ! Oui, entre en toi-même, ne te laisse pas prendre au jeu des comparaisons ! Là-dessus, il s’endormit profondément.

16/03/2016

La fin de l'histoire (25)

Deux jours plus tard, les sans-abris lui parlèrent de gens qui habitaient sous la ville.

– Ils sont un peu fêlés, dit l’un d’eux. Ils ne se montrent pas au-dehors. Ils vivent toute l’année dans les boyaux des lignes de métro abandonnées et restent là sans rien faire, assis, les yeux fermés, sans bouger. Ils semblent heureux et même intelligents.

– Sont-ils nombreux ?

– Non, pas tellement, une trentaine, des hommes, mais aussi des femmes. Ils s’entendent bien, mais restent très indépendants les uns des autres. Ils ont tous une cicatrice au milieu du front, très visible. Une sorte de trou…

Nicéphore enregistra cette information qui lui parut être intéressante. Ainsi il y avait des gens qui vivaient hors de tout contrôle social, apparemment. Il semblait même ne plus porter d’indicateur. Peut-être les avaient-ils arrachés ? Il lui fallait trouver là où ils vivaient.

Le lendemain, il demanda à ces deux nouveaux amis de le conduire aux gens dont ils avaient parlé hier. L’un d’eux s’écria que jamais il ne dévoilerait cette cachette et que d’ailleurs il était incapable de retrouver le chemin qui y conduisait. Le second ne dit rien, mais, un peu plus tard, prit Nicéphore à part et lui dit qu’il lui montrerait les galeries où ils sont réfugiés.

Dans l’après-midi, il vint le trouver, lui dit de prendre son bagage et l’entraîna derrière lui. Ils marchèrent longuement, tantôt horizontalement, tantôt presque verticalement : escaliers, couloirs, portes, sans jamais rencontrer personne. Son compagnon ne disait rien. Il semblait savoir où aller, mais en était-il sûr ? Le silence était total. Aucun bruit de la ville ne leur parvenait. Parfois, on entendait l’écoulement des eaux dans les tuyaux ; d’autres fois, c’était le grincement d’une porte rouillée ou le piétinement des rats dans les couloirs. Seule, la lampe électrique que tenait son accompagnateur maintenait une illusion de vivant. Nicéphore était perdu. Il ne savait plus s’il se trouvait loin de la surface, loin du lieu d’où ils étaient partis. Enfin… Une dernière porte, puis la lumière. Ils étaient aveuglés. Elle était chaude, dorée et semblait diffuser le contentement, voire caresser le visage d’un souffle apaisant. Ils s’arrêtèrent, écoutant le silence qui avait mis de la tendresse dans son écho. Derrière une autre porte, ils devinaient des chants, doux comme le beurre sur une biscotte qui craque. Nicéphore eut envie de fuir. Quels étaient ces fous ? se demanda-t-il.

Ils entrèrent. La pièce était sombre, à peine éclairée par quelques bougies. Des hommes et des femmes étaient assis le long des murs, immobiles, silencieux, les yeux clos, en méditation. Ils n’étaient tournés vers rien, se faisaient face, et semblaient être concentrés sur le milieu de la salle. Mais celle-ci était vide. Quelle étrange réunion, se dit-il. Son accompagnateur avait disparu. Il était là, debout, hésitant, le cœur battant. Un des hommes lui fit signe de s’assoir à côté de lui. Il prit un coussin, s’assit en tailleur, redressa sa colonne, joignit les mains et ferma les yeux. Il se sentait bien. La surprise lui avait permis de faire le vide en lui-même. Aussi retrouva-t-il sans difficulté ce qu’il avait découvert dans le désert près de Tombouctou. Peu à peu, cette paix individuelle qu’il éprouvait rejoignit celle des autres. Il eut le sentiment qu’il entrait dans une nouvelle ère, plus électrique, plus chargé de minuscules vibrations qui entretenaient une sorte de courant entre eux. C’était imperceptible, mais néanmoins palpable. Ses poils se hérissaient et semblaient flotter dans l’air. Il se sentit léger, délivré même du souci de maintenir son indicateur éteint. Plusieurs fois, il faillit s’endormir, sa tête tomba sur sa poitrine, le contraignant à une attention soutenue.

13/03/2016

La fin de l'histoire (24)

Commença alors une vie errante, d’hôtels en chambres louées à des particuliers, avec de longues journées dehors, en guettant le soir avant d’oser entrer dans un refuge incertain. Ce n’est pas que cela lui faisait peur, mais il n’avait pas la tranquillité d’esprit nécessaire pour investiguer franchement et tenter de savoir ce qu’il était advenu de Magrit et Charles. Toujours sur ses gardes, il devait continuer à être libre pour transmettre ce qu’il avait appris au cours de ces quelques mois. Une question le tracassait cependant : était-il dorénavant seul ou y avait-il d’autres personnes qui, comme lui, cherchaient une libération ? Il comprit qu’il ne pourrait trouver une réponse tant qu’il serait soumis à cette vie errante, mais il ne voyait pas où il pourrait aller pour poursuivre ses découvertes, sauf à nouveau à Tombouctou. Mais il faut prendre l’avion, donc disposer de papiers d’identité qui ne soient pas à son nom. Continuer comme aujourd’hui revenait à se faire prendre un jour ou l’autre parce que son avertisseur s’allumerait sans qu’il puisse le contrôler. Il se sentait néanmoins investi d’une mission particulière. Laquelle ? Il ne savait pas trop. Il s’efforçait de la préciser sans trouver réellement une réponse. Il passait plus de temps en méditation, se créant une véritable chambre intérieure dans laquelle il se détachait des influences du monde et qui lui donnait la force d’empêcher l’indicateur de s’éclairer. Cette chambre était vide. Il n’y trouvait rien. Mais ce rien lui permettait justement de ne plus être atteint par l’extérieur. Il concentrait toute son attention à ce qui se passait en lui tout en oubliant son Moi social. Il cultivait le calme. Il s’efforçait de paraître semblable aux autres : paraître seulement et non pas être. Il s’interrogeait sur sa vocation véritable, sur le but de sa vie. Il prit conscience de ses erreurs d’objectifs : toujours courir après un leurre, que celui-ci soit professionnel, social, culturel, familial ou autre. Les aléas de la vie ne devaient pas le guider vers un futur quelconque. Seul le but qu’il arrivera à se fixer lui permettra de poursuivre sa destinée. Il était, dans le même temps, bien conscient que cette vision n’était que temporaire et dépendait du temps et de l’intensité qu’il consacrait à sa méditation. Selon les moments de la journée et les influences subies, il s’écartait plus ou moins de son objectif de trouver la « liberté intérieure ». Cette expression lui était venue un jour où, fuyant un hôtel dont le propriétaire devenait soupçonneux, il comprit cette cassure existant entre la notion de liberté dans la vie quotidienne et une véritable liberté intérieure, faite non pas de satisfaction de ce que l’on veut, mais d’absence de volonté d’obtenir quelque chose. « Liberté intérieure » : un trou d’air dans sa vie difficile, une aspiration qui l’enchantait et le poussait à agir selon celle-ci, à l'écart des habitudes sociales.

Il s’était réfugié sous un pont en raison d’une pluie incessante et y avait trouvé deux clochards (oui, les sans-abris existaient encore, par vocation plutôt que par obligation). Ils avaient bu, sans plus, divaguaient quelque peu et s’étaient moqués de lui. Il n’en ressentait aucune gêne. Il avait même parlé avec eux, calmement, les considérant comme des congénères qui n’ont pas encore découvert cet espace que chacun possède en soi pour se sentir en harmonie avec le monde. Il n’y avait pas création d’une distance entre lui et eux, pas non plus la conscience d’être autre. C’était une aspiration intérieure qui le guidait, un mince souffle qui lui faisait comprendre l’incroyable destinée commune qu’ils possédaient, eux et lui, et qui le poussait à les comprendre et les aider. Sensation étrange, comme l’habitation d’un souffle qui passait au travers de son corps et l’entraînait à une attention soutenue pour s’oublier lui-même.

09/03/2016

La fin de l'histoire (23)

Il ressentit tout à coup la légère pression des liens entre lui-même et le monde. Il rattrapa une jeune fille et, instantanément, fut englobé dans ces pensées. Il ne vit qu’une moitié de joue et les cils de l’œil gauche, le tout entouré de cheveux foisonnants. Cette joue devint une sorte de miroir qui lui renvoyait son entendement aussi naturellement que si elle avait pris un téléphone pour lui parler. Il était en elle comme il était dans ses propres pensées une minute auparavant. Un saut d’un monde à l’autre, sans transition, le laissant aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre. Cela ne dura pas longtemps, cinq ou dix secondes. Mais quelle précision ! Femme tout d’un coup, il était plongé dans une vision féminine du monde. Il voyait en femme une situation entrevue habituellement avec plus de distance et moins d’implication des sens. Là, le monde était plus rond, plus caressant, plus à fleur de peau également. C’était un monde plus concret, plus ancré dans les sensations et sentiments, moins distant et probablement plus vrai, parce que plus enraciné dans la réalité. Il touchait le monde et les fibres qui relient chaque être ou chaque chose avec un autre et jouais une autre symphonie, plus charnelle, plus tendre, moins rationnelle et plus vivante. Les femmes donnent naissance au monde alors que les hommes le décortiquent. Ils jouent aux cubes, inlassablement, édifiant et démolissant le monde, pendant que les femmes nagent dans leurs relations, pour y trouver l’harmonie qui les relie. Il comprit qu’une femme ancre sa place dans le monde en jouant de ces fibres qui unissent entre eux les êtres et les choses. Les hommes, eux, s’attachent plus à construire et reconstruire leur position dans le temps et l’espace pour atteindre un équilibre précaire que les nouvelles relations établies entre eux amènent à une nouvelle mobilité. Il ressentit l’importance de disposer des deux visions. Elles consacrent un accomplissement qui devient un commencement, une autre manière de percevoir l’univers, une unification des liens entre les deux aspects de la nature, la féminine et la masculine. Ce fut une sorte de mariage intérieure, la naissance d’une intense luminosité due à la jonction entre le tout et l’absence de moi. Enfin ! Il était, unique, au milieu de tous, parmi tous et tout, parce qu’il avait oublié ce moi encombrant, taraudé de questions sans réponses. Quelques instants plus tard – combien ? Il ne le savait – il eut l’impression de se réveiller. Il était dans un état d’exaltation passionnée, sous l’effet d’une tension intérieure impressionnante, mais tellement enrichissante. Progressivement il retrouva la ville, le passage des passants, le bruit des poubelles, le bourdonnement des voitures démarrant au feu rouge. Le monde reprenait sa place, redevenu éternel et indifférent. Mais en lui, désormais, le rire et les larmes se mêlaient, devenus un même état d’être, au-delà des sensations et des sentiments.

Le lendemain, il apprit par les médias l’arrestation de Magrit. Comment avaient-ils su ? La dP l’avait arrêtée à quatre heures du matin en pénétrant chez elle avec l’aide d’un bélier. Les premiers comptes rendus la désignaient comme une dangereuse idéologue, antisociale et néfaste à l’esprit républicain. Bien sûr, il n’était nullement indiqué où elle avait été transférée. Diable ! Cela se rapproche ! Que faire ? Dois-je rester dans mon appartement ou, au contraire, partir loin d’ici ? Il ne savait. En attendant de prendre une décision, il rassembla dans un petit sac quelques vêtements, deux livres, ses papiers d’identité, de l’argent. Il était prêt pour toute fuite ou même arrestation. D’abord prendre des forces, se dit-il. Il médita une heure, s’efforçant de retrouver les sensations de la nuit. Puis, il sortit, avec son sac. Bien lui en prit. À peine avait-il franchi le premier carrefour, qu’il entendit les avertisseurs des voitures de la dP. Lui aussi était donc recherché !

06/03/2016

La fin de l'histoire (22)

Ainsi je ne suis pas seul, se dit-il. Magrit a également choisi. Mais je ne comprends pas comment elle fait. Prend-elle toujours la pilule ? Comment fait-elle pour lutter contre ses effets. Il faudra que je lui demande. Il rentra vite chez lui, sentant que son cerveau commençait à s’embrouiller et qu’il n’en était plus maître. Il rentra d’extrême justesse. À peine avait-il franchi sa porte que son indicateur s’alluma, le dénonçant automatiquement. Il ferma aussitôt les rideaux, craignant que cette lueur n’attire les regards. Il s’installa en posture de méditation et commença à entrer en lui-même, calmant les battements de son cœur et ses inquiétudes. Tentant de respirer consciemment, il découvrit une autre manière de faire silence en lui, particulièrement efficace lorsqu’il est en situation de stress. Il eut l’impression de respirer au-dedans de lui-même. Partant du ventre, sa respiration fit naître en lui un espace libre au-dessous de la gorge, comme un air de liberté inviolable qui grandissait en lui et allégeait ses difficultés. Très vite, il se sentit délivré, libre, aérien. Ce fut une exaltation sans fin, un trou dans le réel qui le faisait changer de monde. Il se détendit, laissant jouer ses muscles, ses tendons, tout en maintenant son corps droit. Il eut le sentiment d’être aspiré et de se nettoyer intérieurement. La frontière entre son personnage extérieur et sa réalité intérieure s’éclipsa ou, tout au moins, devint transparente. Il acquit une lucidité qu’il n’avait jamais connue jusqu’à présent. Il ouvrit les yeux, constata que son indicateur s’était éteint. Il s’endormit très vite et ne se réveilla que dans la matinée, en pleine forme. Il sortit courir dans la ville et eut l’impression de voler entre les immeubles. Il sentit son cœur devenir chaud et chaque passant lui sembla aimable et beau.

Quelle sensation extraordinaire ! se dit-il. Il courait et le monde s’ouvrait. Les liens se tissaient entre les immeubles, d’autres liens entre les gens qu’il croisait. Tous ces liens donnaient une étrange conformité au paysage, comme un revêtement de couleurs douces et huilées. Il écouta le martèlement de ses chaussures sur le sol goudronné. Il devenait de plus en plus léger et sentait son poids devenir plus faible, moins sensible. Sa légèreté intérieure se transmettait à sa perception extérieure. L’enveloppe de son corps s’amenuisait. Il ne sentait plus la différence entre cette présence extérieure des êtres et des objets et celle, intérieure, de son propre moi qui devenait inexistant. C’est cette absence de personnalité qui lui permettait de vivre ce moment unique, l’osmose de son être avec le monde. L’univers était en lui et il était l’univers.

29/02/2016

La fin de l'histoire (21)

Le lendemain, il se présenta à la porte de la jeune fille. Rien, aucune trace de policiers. Tout semblait normal. Il n’hésita pas, monta au quatrième étage et sonna. La porte s’ouvrit. Margit était là, sereine. Aujourd’hui, elle détient une beauté cachée, pensa-t-il.

– Bonjour Margit. Je désirais parler encore avec vous. Notre conversation de l’autre jour m’a fait du bien, mais elle a ravivé le souvenir de Charles. Je désire en parler si cela ne vous dérange pas.

– Entrez, me dit-elle avec un sourire discret.

Elle le fit entrer dans la même pièce qui devait servir de salle de séjour. Elle était encombrée, mais rangée. Dans un coin, un ordinateur était installé sur une table, ouvert et allumé. Quelques feuillets à côté montraient son utilisation studieuse. Il s’assit, sur sa demande, dans une sorte de canapé recouvert d’une draperie rouge avec les motifs orientaux et elle lui proposa un café qu’il déclina.

– Que s’est-il passé l’autre jour ? Je suis venu et j’ai vu votre maison gardée par des policiers. Je vous ai cru arrêtée.

– En fait, non. C’était une erreur faisant suite à une dénonciation entre voisins à laquelle je n’étais absolument pas mêlée. Une histoire d’intérêt.

– J’ai cru que j’avais perdu la dernière trace de Charles. J’ai besoin de savoir comment vous l’avez réellement connu ? lui demanda-t-il.

– C’était il y a un an. Je l’ai rencontré à la sortie de la fac. Nous nous sommes heurtés dans un couloir. J’ai perdu mes cahiers et il les a ramassés prestement non sans lire ce que j’avais marqué sur la page de garde de l’un de ceux-ci : recherches. C’était un mot qui m’attirait, sans plus. Je l’avais adopté, sans comprendre qu’il pourrait m’attirer des ennuis. Re-cherche, cela signifiait que non seulement il fallait chercher, mais qu’il fallait ne jamais cesser de chercher. Mais que cherchez-vous ? me demanda-t-il d’un air moqueur. Je ne sais, lui répondis-je. Je cherche un sens à ma vie, mais lequel ? C’est pour l’instant impossible à dire. Je sais que je dois chercher et cela me suffit. Il m’invita à prendre quelque chose dans un café et me parla alors de sa propre vie. Moi aussi, je cherche, me précisa-t-il. Je sais ce que je dois chercher. Je commence à acquérir quelques connaissances, mais ce n’est bien sûr pas suffisant pour avoir une idée précise de ce que je veux trouver. Une certaine paix, probablement. Mais laquelle, pour quoi faire, comment ? Je ne sais pas. Cette recherche me semble importante pour mon équilibre. Sans elle, je me sens nu et méprisable. C’est comme une lueur au fond de moi qui me pousse à poursuivre, presque malgré moi. J’étais émerveillé de trouver quelqu’un qui connaissait mes préoccupations et qui était plus avancé que moi sur le chemin. Il avait fait se lever une lumière en moi, une certitude sans savoir pourquoi, et cela me permit d’approfondir mes propres questions. Nous nous revîmes une fois ou deux, dans un café, discrètement, avant les événements dont nous avons parlé et sa disparition.

– Avez-vous peur ? lui demandais-je.

– D’un côté, oui, bien sûr. Qui n’aurait pas peur de disparaître sans que personne ne sache où il est passé. C’est effrayant. Mais d’un autre côté, non. Pourquoi ? Probablement le fait de savoir qu’il existe autre chose qui est le bien le plus précieux : une partie de l’être qui est sans crainte parce qu’elle fait vivre l’autre partie. Elle est plus profonde que le moi conscient dans lequel on se confond habituellement. Cela m’éclaire tellement que plus rien ne pourrait m’empêcher de la faire vivre et de la développer. Mais j’avoue que je ne sais vers qui me tourner. J’ai peur d’en parler, car il y a des policiers partout ou des gens prêts à vous dénoncer. Ainsi, lorsque vous êtes venu me voir l’autre jour, j’ai craint d’avoir été dénoncée. J’ai joué la bécasse pour que vous ne puissiez m’identifier. Je me suis pourtant trahie sur les dernières paroles et c’est sans doute pour cette raison que vous êtes revenu, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est vrai, mais c’était heureux, car j’ai failli laisser tomber votre piste. Cela m’a mis la puce à l’oreille et j’ai décidé de vous revoir une dernière fois. Bien m’en a pris… Magrit, prenez garde à vous ! La société guette tous ceux qui n’obéissent pas à ses règles et les punit violemment. Comment ? Je n’en sais rien, mais c’est encore plus effrayant ! Inversement, je ne vous dirai jamais d’arrêter votre quête, car je sais combien elle est importante pour vous comme elle l’est pour moi. Alors, concluons un pacte. Entraidons-nous discrètement et cherchons où peut se trouver Charles. On lui doit bien cela.

Après quelques autres échanges, il quitta Magrit en lui recommandant à nouveau de prendre garde à elle et en lui donnant l’exemple de Charles qui était pourtant parfaitement au courant de ce qu’il risquait.

 

26/02/2016

La fin de l'histoire (20)

Pour avancer, il décida de lire attentivement la philocalie des Pères neptiques. Il apprit que le terme neptique vient du grec Nepsis qui signifie la « sobriété de l’âme ». Nicodème, un des Pères dont les écrits avaient été intégrés au recueil, était cité en préface : « Enivrez-vous de l’ivresse que donne la vraie sobriété ». Très vite, il comprit que son objet consistait à rechercher le silence en Dieu. Une phrase lui vint à l’esprit : du non-être naîtra l’être. Il ne comprit pas ce qu’elle signifiait, mais elle resta là, dans son cerveau, comme gravée. Il découvrit que le recueil était composé d’écrits de nombreux pères et avait été préparé au Mont Athos. Son titre d’ailleurs était beaucoup plus imposant que celui utilisé habituellement : philocalie des saints neptiques, compilée d’après nos pères saints et théophores, dans laquelle, par la pratique et la théorie de la philosophie morale, l’intellect est purifié, illuminé et rendu parfait. A cette fin, la pratique de l’ascèse et la prière du cœur étaient considérées comme le véritable moyen de se préserver de l’esclavage du monde visible. Il eut malgré tout beaucoup de mal à entrer plus avant dans les textes. Le terme de Dieu s’y rencontrait pratiquement à toutes les lignes et son esprit encore imbibé de cartésianisme rejetait cette façon d’aborder le monde. Il comprit néanmoins qu’au-delà des différences de langage, le fond était le même : trouver en soi, par l’apprentissage de l’absence de soi, le tout dénommé Dieu. Il remarqua néanmoins dans un des textes de Maxime le Confesseur ces deux phrases : quand, par le désir ardent de l'amour, l'intelligence émigre vers Dieu, alors elle ne sent absolument plus aucun des êtres. Tout illuminée par la lumière infinie de Dieu, elle est insensible à tout ce qu'il a créé, de même que l'œil ne voit plus les étoiles quand le soleil se lève. Ainsi l’amour avait des rapports avec l’intellect, mais pas du tout de la manière à laquelle il pensait auparavant. L’intellect est subordonné à l’affectif, mais celui-ci doit auparavant être purifié des passions pour prendre la première place. Quelle leçon d’humilité. Mais Nicéphore sentait qu’il tenait quelque chose qui ne pourrait lui être ravi, même sous la contrainte et cela lui fit chaud au cœur. Il avait encore besoin de manifestations intérieures d’encouragement pour poursuivre. Il se sentait faible, toujours soumis à ses humeurs, mais celles-ci prenaient, dans le même temps, de la distance. Il arrivait à s’en détacher.

Deux jours plus tard, il tenta de revoir Margit. Mais arrivé devant chez elle, il vit la porte gardée par deux policiers en civil, vérifiant les papiers de ceux qui cherchaient à entrer. Il poursuivit sa route sans même jeter un œil sur ce qu’ils faisaient, se disant qu’il l’avait échappé belle. Il était en effet fort probable que Margit avait été arrêtée et il ne voulut pas en savoir plus. Il eut juste une interrogation bizarre : que vont devenir ses documents dont certains étaient des textes rassemblés par Charles ?

Nicéphore sentit ce jour-là la charge qui pesait sur ses épaules. Il semblait se retrouver seul au monde. Il détenait un secret inavouable et cela lui pesait. Il espérait que personne ne l’avait remarqué et ne soupçonnait ce qu’il cachait au plus profond de lui-même. Il y tenait, mais ne voulait surtout pas que cette découverte soit connue. Margit a-t-elle ou non été arrêtée ? se demanda-t-il soudainement. Il n’en savait rien en fait. Il faut que j’y retourne, se dit-il.

23/02/2016

La fin de l'histoire (19)

Auparavant, Nicéphore fit des recherches. Il n’avait entendu parler de la philocalie qu’indirectement au cours d’une rencontre en Grèce dans un monastère orthodoxe. Il se souvenait de l’expression « les pères neptiques », mais n’en savait guère plus que la jeune fille. Il se plongea dans la lecture de Gnosis, ce livre que lui avait prêté Charles. Ce qui l’avait attiré était l’introduction concrète : notre vie intérieure change presque à tout instant. Cependant l’homme prétend avoir de la suite dans les idées et être conséquent dans les actes. Poursuivant sa lecture, il était écrit que ce que chacun appelle le moi est un terme énigmatique et très peu défini. Ce Moi évolue, change, n’est jamais le même. Il est un ensemble de Moi qui constitue la personnalité d’une personne, laquelle est très souvent insaisissable. Malheureusement, très vite, le texte entrait dans des considérations théoriques qui avaient rapidement lassé Nicéphore. Il était question de trois modes de vie ou trois centres de la vie psychique, le centre intellectuel, le centre émotif et le centre moteur, qui se situent dans le cerveau, le cœur et le plexus solaire. Selon les cas, l’un des trois prédomine pendant quelques instants dans la personnalité et donne à celle-ci une apparence de cohérence. Il apprit que le centre intellectuel enregistre, pense, calcule, recherche ; que le centre émotif a pour domaine les sentiments, les sensations et les passions ; que le centre moteur dirige les cinq sens, accumule l’énergie dans l’organisme par ses fonctions instinctives et préside, par ses fonctions motrices, à la consommation de cette énergie. La conclusion sautait aux yeux, sans toutefois être explicite : il s’agit de dépasser la conscience subjective du Moi pour atteindre la conscience objective du Moi individuel, c’est-à-dire la conscience de Soi. Cet état de conscience n’est pas un état habituel. Il ne vient que par des ruptures insolites qui font prendre conscience de cette unité profonde existant en l’homme, si difficile à atteindre en raison de la dispersion permanente de celui-ci à l’intérieur de ces trois centres.

Refermant le livre, il comprit que son séjour dans le désert avait constitué une rupture qu’il devait cultiver et agrandir. Celle-ci lui avait permis de déjouer la dP. Il s’efforçait d’entretenir en lui cette découverte ténue qui le protégeait des investigations des enquêteurs. Il comprit que cela ne suffisait pas et qu’il se ferait prendre un jour ou l’autre s’il n’allait pas au-delà. Ah, mais oui ! Cette sensation de vide qu’il avait ressenti au cours de sa méditation était-elle semblable à ce que Charles appelait désapprendre le monde ? C’était possible. Cela impliquait également que cette notion de monde visible et invisible soit éclaircie. Il était simple de comprendre ce que signifiait le monde visible, celui que l’on voit et que l’on ressent, mais de quoi parlait-on lorsqu’il s’agit du monde invisible ? Est-ce un monde que l’on ne peut voir, mais que justement l’on peut ressentir ? Est-ce un monde virtuel construit de l’imagination de l’homme ? Est-ce le monde des idées, un monde purement intellectuel ? Ces suppositions se bousculaient dans sa tête sans qu’elles puissent s’enchaîner les unes aux autres.

19/02/2016

La fin de l'histoire (18)

Il se décida à revoir la jeune fille que Charles avait rencontrée à Montmartre. Il dut prendre des précautions ne voulant pas qu’une maladresse de sa part lui cause un préjudice irréversible. Il la suivit quelque temps dans ses trajets habituels. Un jour, dans un autobus, il saisit l’occasion d’une place libre à côté d’elle pour engager une conversation anodine. Elle se souvenait bien de lui sans le dire ouvertement. Il la convia à prendre un café dans un bistrot place Clichy. Là, perdus dans la foule anonyme des consommateurs, ils purent échanger quelques mots.

– L’avez-vous vu souvent avant sa disparition ? lui demanda-t-il après les échanges habituels de gens qui se connaissent peu.

– À peu près une dizaine de fois. C’était quelqu’un qui parlait peu, assez discret. Mais lorsqu’un sujet l’intéressait, il faisait preuve de connaissances que je n’aurai pas soupçonnées chez lui. Il s’intéressait particulièrement à la philosophie et la mystique dont il parlait à mots couverts. Un livre l’avait profondément marqué. Il s’appelait d’un nom bizarre. Autant que je me souvienne, quelque chose comme philocaïde. Il m’a parlé de manière d’être et d’exercices destinés à améliorer la perception du monde.

– Ne s’agit-il pas plutôt de philocalie ?

– Oui, ça doit être ça. Mais il ajoutait une drôle d’expression, quelque chose comme philocalie des frères nautiques. Il n’a pas eu le temps de m’en dire plus. J’avoue que je ne sais ce que signifie l’expression des frères nautiques. Je suppose qu’il s’agit d’un lieu de réunion de passionnés de navigation ou d’un club d’aviron. Mais ce sont de pures suppositions.

– Je pense que vous confondez. Il doit s’agir de la Philocalie des Pères neptiques, un livre mystique écrit au XVIIIe siècle et qui s’est répandu dans toute l’Europe au début du XIXe. Un très beau livre de réalisation intérieure.

– Pardonnez-moi, je n’y connais rien. De quoi s’agit-il ?

– C’est un recueil de textes de la spiritualité orthodoxe. Le terme philocalie signifie « amour de la beauté ». Il s’agit là de la vraie beauté, celle du monde invisible, caché derrière le monde visible. Les textes parlent tous de la manière d’atteindre ce monde invisible, par la prière.

– Vous y croyez, vous ? C’est quoi ce monde invisible ? lui demanda-t-elle abruptement.

Nicéphore eut tout à coup des doutes. Cette fille a-t-elle été l’amie de Charles où ne serait-elle pas une espionne de la dP ? Ne s’était-il pas trop engagé ?

– Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire des pensées et comment envisager le monde. J’écris un livre sur les différentes utopies ayant régné en Europe depuis le Moyen âge. Les utopies religieuses ont été nombreuses et variées. Celle de la philocalie a été particulièrement importante grâce à la diffusion d’un livre appelé « Récit d’un pèlerin russe ».

Nicéphore s’en tira ainsi et n’osa plus insister. Cette fille était un peu bécasse et il fallait s’en méfier. Ils bavardèrent encore quelques instants, puis elle se leva en posant une question :

– Charles m’a dit que pour connaître le monde, il fallait le désapprendre. Est-ce vrai ?

– Je… Je ne sais pas. Vous parlez du monde invisible ou du monde visible ?

– Je m’interroge sur ce qu’il appelait le monde invisible. Comment désapprendre quelque chose qu’on ne connaît pas ?

Elle le quitta sur ces paroles qui ne manquaient pas d’intelligence, ce qui l’intrigua. Il n’arrivait pas à la saisir. Elle semblait fuir comme une anguille que l’on serra dans ses mains. Impossible de la maîtriser. Néanmoins elle fit un effort de mondanité qui lui sembla de bon augure.

– Je m’appelle Margit et vous pouvez m’appeler ainsi. Et vous ?

– Nicéphore.

– Je ne sais si nous aurons l’occasion de nous revoir, mais cette conversation m’a fait du bien. Au revoir, Nicéphore. Au fait, j’habite au 15 rue Tellurique, dans le 13e arrondissement.

– Au revoir Margit.

Une fois dehors, Nicéphore s’interrogea sur le sens de son interrogation : comment désapprendre quelque chose qu’on ne connaît pas ? Il ne s’était jamais posé la question. « Au fond, cette fille est peut-être plus intelligente qu’elle veut bien le laisser croire. Je ne sais. Je dois sans doute la revoir une nouvelle fois, en lui avouant mes réelles recherches. C’est un risque à prendre. »

15/02/2016

La fin de l'histoire (17)

Le lendemain, il écrivit une petite annonce anonyme : « Cherche jeune homme, disparu il y a deux jours, suite à un incident dans la rue Patrick Boujoux, 13e. Vous adressez à poste restante N°1024 dans le 11e arrondissement. » Il n’osa pas être plus clair et donner le nom de Charles. Il la fit publier dans deux journaux de petites annonces et dans un quotidien national. Il rentra ensuite chez lui et reprit sa méditation. Celle-ci lui était devenue indispensable et faisait maintenant partie de sa nature profonde. Il avait trouvé le trou noir existant en lui. Il n’avait pas encore franchi sa porte, mais avait entrevu certaines caractéristiques de celui-ci : un vide attirant qui procurait un bienfaisant soutien permettant de faire face aux événements qui n’allaient pas tarder à arriver. Il ferma les yeux, se concentrant sur le passage de l’air dans son corps, s’efforçant d’évacuer ses interrogations et sa colère. Il parvint progressivement à la paix intérieure, ne conservant qu’une mince pellicule entre son moi et le monde extérieur. Désormais, il se savait insaisissable, parvenant à contrôler les impulsions mettant en route l’indicateur. Il était arrivé à se créer une cuirasse qui était, chose curieuse, transparente, ténue, fragile, mais efficace et indétectable. Le plus curieux cependant tenait au fait que plus il pensait à la nécessité de ne rien dévoiler, plus il se sentait vulnérable. Il lui fallait atteindre un état de non pensée pour ressentir la certitude bienfaisante d’être inébranlable.

Il chercha d’autres voies pour connaître le sort de Charles. Il prenait cependant garde de n’être pas soupçonné de déviationnisme et ainsi risquer l’enfermement. Il lut chaque jour les journaux, espérant apprendre quelque chose, même s’il savait qu’une fois pris, les non collectifs (ils étaient ainsi dénommés par la population) n’étaient plus jamais évoqués dans les médias. Ceux-ci se conformaient strictement aux consignes données par le gouvernement et même si un journaliste apprenait quelque chose, dès l’instant où la personne avait été déclarée déviationniste, elle ne pouvait plus être évoquée. De même, la plupart des personnes sensées dès l’instant où elles comprenaient qu’il s’agissait de non collectifs se refusaient à en parler. Une sorte d’atonie s’emparait d’eux et ils gardaient les yeux dans le vague tant que leur interlocuteur évoquait l’individu. Néanmoins, il restait des traces de leur passage sur cette terre. Tout d’abord, il était possible de chercher dans les archives des journaux ce qu’avait fait la personne en question avant sa maladie. Cela permettait de se renseigner sur ses pôles d’intérêt, ses habitudes, ses passions, sa manière de vivre. On pouvait ainsi reconstituer ce qui avait marqué son passage sur terre et disposer d’une biographie, élémentaire certes, mais utile. On pouvait également visiter les lieux qu’elle avait fréquentés, sa maison, son école ou son université, son club de sport, éventuellement son église. Enfin, et c’était sans doute le plus précieux, on pouvait rencontrer les gens qu’elle avait côtoyés, à condition de n’évoquer aucune amitié ou même rapport avec elle. Il fallait donc recourir à des subterfuges tels qu’une recherche commerciale ou administrative, ou encore la volonté de réunir sur une même photo des camarades de classe ou tout autre prétexte futile.

Toutes ces recherches restèrent vaines. Rien ne transparaissait de ce qu’était de venu Charles. Certes, il avait bien récolté quelques éléments de biographie : les quelques collèges où il avait suivi sa scolarité, le club d’échecs où il avait brillé, les voyages effectués à l’étranger. Mais rien de tout cela n’induisait sa manière de penser, ses habitudes intimes, ses rencontres improbables, ses lectures et tout ce qui pourrait lui donner des pistes. Rien. Rien de rien ne transparaissait dans tout cela. De même, les petites annonces mises dans certains journaux ne donnèrent rien. Aucune allusion à cette disparition. Tout se passait comme si Charles n’avait existé que dans l’imagination de quelques Parisiens frileux et déjà âgés. De sa vie récente, rien.

11/02/2016

La fin de l'histoire (16)

En sonnant à la porte, il s’interrogeait sur celle qu’il allait rencontrer. Etait-elle en attente d’un changement dans la société, même sans trop savoir ce qu’elle entendait par là ou au contraire sans aucune interrogation sur le monde et la société tels qu’ils étaient appréhendés par la plupart des gens ? La porte s’ouvrit, la tête d’une jeune fille apparut derrière la porte entrebâillée. Elle était blonde, les yeux bruns, un peu dilatés comme en attente d’une réponse à une interrogation muette, la bouche petite, mais les lèvres charnues, une légère fossette à la joue droite qui apparut lorsqu’elle sourit. Avenante, mais méfiante, telle fut la conclusion de Nicéphore. Il se présenta sous la couverture qu’il s’était inventée. Elle fit plutôt semblant d’y croire, tout en se demandant pourquoi c’était un homme qui venait plaider la cause des féministes. Il lui parla de la prétendue attaque de Charles Borowsky en lui demandant ce qui s’était réellement passé et comprit vite que les médias avaient transformé un instant de sympathie en une échauffourée qui leur permettait de mettre en évidence le manque de sûreté dans la ville et la grande nécessité de renforcer la surveillance de petits groupes qui pouvaient commencer à déraper. Il décida d’aller plus loin et d’expliquer qui il était en réalité et pourquoi il était là. Elle le fit entrer. Elle lui parut habillée simplement, mais élégamment. Son maintien était discret et serein. Elle le fit assoir sur un canapé, s’assit à côté de lui et progressivement lui fit part de ses sentiments vis-à-vis de Charles. Elle évoqua sa rencontre un soir, il y a deux mois, dans une rue de Montmartre, leur promenade autour de la colline, leur entente immédiate bien qu’ils n’aient pas parlé de société, de politique ou de sociologie. Il apparut que Charles avait retrouvés son groupe d’amis après avoir quitté Nicéphore. Ils rentraient chez eux en parlant, certes sans doute un peu fort, mais c’est tout. La personne qui avait téléphoné à la dP était quelqu’un qui habitait dans le même immeuble que Charles et qui lui reprochait sans cesse de faire du bruit. L’irruption de la police avait suscité des commentaires de la part de témoins peu fiables qui détestaient la façon joviale dont les jeunes appréhendaient la vie. Le problème était que maintenant Charles était introuvable et qu’elle se trouvait bien seule face à une police qui ne cessait de l’interroger et de la soupçonner de déviationnisme social. Nicéphore fit de son mieux pour la requinquer. Il lui promit de lui faire part des résultats de ses recherches et de la revoir très vite. Regardant par la fenêtre, il observa la rue, ne vit personne et sortit discrètement, laissant la jeune fille rassérénée.

04/02/2016

La fin de l'histoire (15)

Ainsi Charles s’était fait prendre malgré les précautions qu’il avait utilisées. Il avait pourtant l’air sûr de lui. Il maîtrisait les astuces pour ne pas éveiller les soupçons, il n’allait jamais au-delà de qu’il pouvait contrôler. Pourquoi ? Et puis, que signifiait les termes importuner et plus particulièrement une jeune fille. Qui était-elle ? Pourquoi parlait-il à ces étudiants ? Que leur disait-il ? Il faut le savoir. Nicéphore prit la résolution de savoir exactement ce qu’il s’était passé. Ce compte-rendu laconique donné par les médias n’en rendait pas compte.

Nicéphore dut s’interrompre dans ses réflexions. Il commençait à ressentir des picotements à hauteur des yeux. Il ne devait pas se laisser pas envahir par son personnage justicier. Se remettre en méditation ! Il s’assit en tailleur, se décontracta, tenta de passer d’un état d’être indigné ou au moins inquiet à un état lui permettant d’évacuer les pensées négatives. Il laissa se creuser le sillon de respiration entre l’entrée dans le nez, le passage dans le conduit nasal, l’arrivée au carrefour de la gorge, l’entrée dans les poumons et l’atteinte du plexus solaire. Repos, puis expiration, lente, permettant d’évacuer les miasmes d’émotions, de laisser filer un air qui nettoie le personnage qui s’installait en lui. Ouf, il est parti en fumée. Il distingue clairement la réalité des faits, sans les connaître, ni les comprendre. Il faut fouiller pour savoir, puis réfléchir pour connaître. Allons-y, se dit-il.

Ce n’était cependant pas aussi simple qu’il l’avait pensé. Comment retrouver les étudiants et la jeune fille en particulier ? Comment ne pas éveiller les soupçons de ceux qu’il interrogerait à propos d’une affaire sans intérêt ? Le journaliste, oui ! Il fallait commencer par-là, mais éveiller son attention. Comment faire ? Dans tous les cas, détourner l’attention du journaliste en lui montrant qu’il ne s’intéressait nullement à ce que Charles et elle avaient échangés, mais qu’il défendait la jeune fille contre les attaques de ce dernier. Oui, il devait se faire passer pour un ardent défenseur du féminisme et le questionner sur les atteintes au droit de la femme et la nécessité de l’interroger pour connaître son adresse. Ainsi, à peu près assuré de ne pouvoir être dévoilé, il se lança dans son enquête.

Il réussit sans trop de difficulté à obtenir l’adresse de la jeune fille et des quelques compagnons ayant été agressés par Charles. Il choisit d’aller directement interroger la demoiselle plutôt que d’éveiller éventuellement des soupçons de la part de ceux qui l’accompagnaient. Le lendemain, il se présenta en se faisant passer pour un membre de l’association Bergères et Brebis. Cette association prétendait assurer la garde du troupeau des femmes et les défendre contre les attaques physiques, sociales et psychologiques que la société machiste ne cessait de leur infliger. Fort d’une telle couverture (il se présentait comme un membre actif faisant partie du bureau), il obtiendrait, sans aucun doute, un blanc-seing de la part des autorités curieuses qui pourraient s’inquiéter de ses interrogations.

31/01/2016

La fin de l'histoire (14)

Arrivée au Café Jaune, il aperçut l’étudiant, non, le professeur. Il lui fit un signe de la main et se rapprocha de lui. Mais celui-ci regardait à côté et fit semblant de ne pas lui prêter attention. Nicéphore vit ses yeux suppliants et comprit. Il poursuivit son chemin au-delà du jeune homme et se dirigea vers les toilettes avec naturel. A son retour le professeur était parti. Comment reprendre contact et où ? Nicéphore décida de retourner à la bibliothèque dès le lendemain. Il y serait peut-être.

Effectivement, le lendemain le professeur était à la bibliothèque au même endroit que la première fois. Ils se reconnurent tout de suite. En passant devant lui, Nicéphore lui glissa : « Ce soir, 19h, au Café Jaune », l’autre acquiesça d’un signe de tête et fit semblant d’être occupé à chercher un livre. Le soir même, ils se retrouvaient au Café Jaune et purent parler sans crainte.

– Hier, j’étais suivi par un homme de la dP. Heureusement vous avez compris et je ne crois pas qu’il vous ait repéré. Avez-vous lu mon livre.

– Oui, je vous l’ai même ramené. Très intéressant, parfois compliqué. Un point m’a marqué : nous vivons endormis et il faut nous éveiller. Si l’on prend conscience de cela, on peut commencer à s’en sortir avec des efforts personnels. Au fait, comment vous appelez-vous ?

– Charles Borowsky.

– Charles, merci pour ce livre, il m’a fait comprendre beaucoup de choses. On ne peut s’arrêter là. Connais-tu d’autres personnes qui auraient les mêmes intuitions ?

– Oui, une seule. Je peux la contacter et voir si elle est intéressée par une action commune.

– Méfie-toi tout de même, on ne sait jamais !

– Continuons à creuser nos techniques d’éveil et tentons de recruter quelques autres personnes. Il faut que je parte, car je ne peux rester trop longtemps ici, sous peine d’être suspecté. Au revoir Nicéphore.

– Au revoir Charles, à bientôt.

– Oui, après-demain au Café Bleu, à 20h. By.

Charles se perdit dans la foule.

 Le lendemain, en ouvrant le journal, Nicéphore vit en première page le titre suivant : Un dangereux individualiste est capturé par la dP après une course poursuite dans le métro. Il lut le bref article qui décrivait la capture : Hier soir, vers 23 heures, un jeune homme, Charles Borowsky, a été arrêté dans le métro par la dP. Cet individu importunait un groupe d’étudiants et plus particulièrement une jeune fille. Un des voyageurs a téléphoné à la dP et, sur le conseil du policier qu’il avait au bout du fil, a tiré la sonnette d’alarme. Le jeune homme s’est alors enfui en descendant sur la voie et s’est mis à courir devant le train jusqu’à la station suivante. Poursuivi par la dP qui descendait l’escalier roulant pendant qu’il montait, il est parvenu à sortir à l’air libre et s’est réfugié dans un café. Après mise en place d’un important dispositif de sécurité et l’établissement d’une zone interdite, les policiers, armés et munis de boucliers de protection, ont réussi à l’interpeler en usant de grenades défensives. Il a été embarqué dans un fourgon sans que l’on sache où il a été emmené. La police a rappelé les consignes : tout « individualiste » doit être immédiatement signalé à la police qui, déclarée en état de légitime défense, emploiera tous les moyens pour arrêter l’individu, y compris les armes à feu.

27/01/2016

La fin de l'histoire (13)

Il rentra chez lui et s’installa sur son lit pour lire ce pavé de plus de cinq-cents pages. Il eut beaucoup de mal avec les explications techniques, la cosmologie simpliste et leur traduction en octaves musicales. Il fut par contre intéressé par les explications psychologiques, voire mystiques, qu’émettait Mouravieff. Celui-ci expliquait que la plupart des hommes vivent dans l'état de sommeil pour la moitié de leur vie et, pour l’autre moitié, dans un état de veille qu’ils appellent conscience lucide et qui n’est en fait consciente de rien. Plus intéressant est le troisième état dit de rappel de soi ou conscience de soi, c’est-à-dire conscience de son être propre. Enfin, le dernier état est la conscience objective qui permet de voir les choses comme elles sont, ce qui suppose le développement de la conscience de soi. Nicéphore se remémora tout ce qu’il avait vécu et se dit qu’au fond il avait probablement atteint sans le savoir l’état de conscience éveillée. Il en conclut qu’il devait également renforcer sa conscience de soi, c’est-à-dire sa compréhension de lui-même regardant celui qui pense, parle et agit. Cela lui semblait relativement simple lorsqu’il cherchait à ne plus penser. Mais cela devient autrement plus complexe lorsqu’il de se penser et de surveiller sa pensée et ses actes.

Il se rappela alors son objectif : rétablir l’histoire. Cela passe par un surplus de conscience de la part de chacun, même si aucun politique ne peut croire à une telle sornette. Tous issus de grandes écoles enfiévrées de mondialisation forcément heureuse, ils sont convaincus qu’il suffit d’un décret mondial pour rendre inoffensives les foules et les individus. Il est vrai que cette alliance entre le politique et le scientifique responsable de la conception et de la fabrication de la pilule constitue un défi difficile à relever. Peut-on réellement lutter contre cette machine inexorable qui broie tout ce qui n’est pas d’accord avec elle ?

Il poursuivit sa lecture : « Il n’y a rien de nouveau dans l’idée de sommeil. Presque depuis la création du monde, il a été dit aux hommes qu’ils étaient endormis. Combien de fois lisons-nous, par exemple, dans les évangiles “Éveillez-vous“, “Veillez“, “Ne dormez pas“. » Plus loin encore : « Les possibilités de l’homme sont immenses. Vous ne pouvez même pas vous faire une idée de ce qu’un homme est capable d’atteindre. Mais dans le sommeil rien ne peut être atteint. Dans la conscience d’un homme endormi, ses illusions, ses rêves se mêlent à la réalité. L’homme vit dans un monde subjectif dont il lui est impossible de s’échapper. »

Oui, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas tenter le retour de l’histoire. Pour quoi faire ? Tout simplement vivre réellement plutôt que de subir cet avilissement permanent que donne la pilule prise chaque jour. S’éveiller, première étape. Merci à l’étudiant, ou plutôt au professeur qui m’a confié ce livre. A deux, peut-être y arriverons-nous ?

Enfin il lut encore : « Tout ceci est en rapport avec l’une des caractéristiques fondamentales de l’attitude de l’homme envers lui-même et envers son entourage, à savoir sa constante identification à tout ce qui prend son attention, ses pensées ou ses désirs, et son imagination. L’homme est toujours en état d’identification, seule change l’objet de son identification. » Il se promit d’en parler au professeur.

Il poursuivit sa lecture pendant les deux jours qui lui restait avant son rendez-vous. L’essentiel semblait être dit dans ce qu’il avait retenu de cette première soirée de lecture, du moins le pensa-t-il à ce moment.

22/01/2016

La fin de l'histoire (12)

Le lendemain matin, après son heure de méditation destinée à se blinder pour la journée, Nicéphore alla à la bibliothèque municipale. Sa carte était toujours valable, ce qui lui évita de trop se montrer auprès de la conciergerie. Il s’engouffra dans les couloirs de livres qui étaient rangés par thèmes, puis dans l’ordre alphabétique des auteurs. Dans le thème spiritualité, il chercha Krishnamurti et trouva deux ouvrages : "De la connaissance de soi" et "La révolution du silence". Il les feuilleta et tout en surveillant ceux qui passaient à côté de lui. De pauvres bougres, désorientés, en mal d’être ! Vingt minutes plus tard, passa un jeune homme, environ vingt-cinq ans, l’air avenant, qui s’excusa d’une voix grave et harmonieuse. Tiens ! Intéressant. Nicéphore le suivit des yeux. Le jeune homme se retourna, lui sourit, puis continua quelques mètres et s’arrêta en regardant la tranche des livres qu’il avait devant lui. Le sourire ne veut rien dire dans une société sociable. Tous sourient, mais d’une manière automatique, apprêtée. Son sourire à lui était discret, mais réel. Il le regarda à nouveau du coin de l’œil. Que faire ? Tant pis, j’y vais ! Il se rapprocha, passa à côté de lui et lui dit à voix basse :

– Vous cherchez quelque chose ? 

Le jeune homme rougit, bafouilla positivement, le regarda et lui dit : 

– Rendez-vous ce soir au Café Vert à sept heures.

Il partit précipitamment, laissant Nicéphore à ses interrogations. Et si c’était un piège ? Il traina quelques minutes encore faisant semblant de chercher des livres scientifiques concernant l’évolution de l’univers, puis sortit tranquillement en regardant s’il était suivi. Non, rien. Tant mieux, cela simplifie les choses.

A sept heures, il se présenta à la porte du Café Vert. C’était un petit café situé pas très loin de la bibliothèque, mais suffisamment éloigné pour ne pas être surveillé. Il était plein de jeunes gens et jeunes filles qui parlaient sans arrêt à voix haute de manière passionnée. Les conversations étaient multiples, les unes sur le temps qu’il avait fait l’été dernier, les autres sur le dernier livre à la mode, d’autres encore sur une histoire d’amour qui finit mal (la passion déréglait parfois le consensus social en vigueur). Une petite place derrière un pilier était inoccupée. Nicéphore s’y assit pour attendre l’étudiant (du moins supposait-il qu’il n’avait pas fini ses études). Au fond, oui, se dit-il, ce sont les jeunes qui sont plus susceptibles d’avoir une certaine dissidence. Ils nourrissent plus aisément un idéal que ceux qui sont entrés dans la vie active. Ah, le voilà. Le jeune homme s’arrêta sur le seuil, regarda derrière lui par la porte vitrée, puis avança tranquillement vers Nicéphore. Il était encore plus jeune que celui-ci ne l’avait pensé. Oui, vingt-cinq ans maximum, probablement moins. Mais peu importe. Dès les premières paroles, ils se sentirent à l’aise, tous les deux, malgré la différence d’âge (Nicéphore avait trente-six ans). Ils parlèrent de choses et d’autres, d’un air détaché, chacun surveillant l’autre jusqu’au moment où le plus jeune lui dit :

– Je fais peut-être une bêtise, mais il me semble que vous me cachez quelque chose comme je vous cache moi-même quelque chose. Alors, jouons franc jeu, cela simplifiera nos relations et nous permettra de mieux nous connaître sans perdre de temps.

Nicéphore lui raconta sa révulsion pour la pilule et son entrée en opposition avec le voyage à Tombouctou. L’étudiant (il était en réalité tout jeune professeur à l’université) le regardait avec admiration et lui avoua :

– J’ai bien tenté de me passer de la pilule, mais je suis tombé malade trois heures après : vertige, nausée et indicateur allumé. Un de mes amis me surprit ainsi chez lui. Je lui racontai que je m’étais évanoui et n’avais pu prendre la pilule. Je le suppliai de m’en donner une et de ne rien dire, ce qu’il accepta. Je m’étonnais d’ailleurs de pouvoir penser si librement malgré la pilule et mis cela sur mon caractère. J’avais cependant peur d’être surveillé et me forçais à me lier avec les autres professeurs et les étudiants de l’année où j’enseignais.

Nicéphore comprit alors ses airs parfois inquiets ou au moins absents.

– Vous seriez donc le premier éveillé, lui dit-il.

– Tiens, je ne connaissais pas cette expression. Que signifie-t-elle ? demanda Nicéphore.

– C’est une expression lue dans un livre ancien intitulé Gnosis. Son auteur est un certain Boris Mouravieff y livre la doctrine ésotérique de l’Orthodoxie orientale et décrit les rapports entre le monde et l’homme. J’ai amené le livre, car je pensais qu’il pourrait vous intéresser. J’y tiens et souhaite le récupérer dès que vous l’aurez lu. Je vous fais confiance. Rendez-vous dans trois jours au Café Jaune, cette fois à huit heures du soir. Je suis obligé de partir, car je ne tiens pas à vous compromettre.

Il se leva, sortit sans se retourner, me laissant seul, le livre à la main.

18/01/2016

La fin de l'histoire (11)

Le lendemain, il prit l’avion pour l’aéroport Charles de Gaulle. Au cours de son voyage, il réfléchit à ce qui l’attendait. Il pensa à cette fin de l’histoire qui avait été imposée par le gouvernement mondial. En un instant d’illumination, il comprit que sa vocation était de faire repartir l’histoire, non pas celle des idéologies et des luttes entre peuples, mais l’histoire personnelle de chaque être humain. « Nous avons perdu notre libre arbitre. Oui, j’existe en tant qu’être social, mais je n’avais plus jusqu’à peu de moi personnel. Je ne savais même pas qu’il est possible de penser par soi-même, de s’interroger sur ce que je veux réellement faire. Ne plus subir ce que la société veut que chacun d’entre nous fassions ! Mais comment ? »

Arrivé sur place après un vol sans histoire, il eut du mal à rester concentré. Les sollicitations étaient importantes et l’attention demandait des efforts surhumains. Plusieurs fois il ressentit des picotements à hauteur de son indicateur, signe certain qu’il n’allait pas tarder à s’allumer. Il se forçait alors à replonger en lui-même, à reprendre le contrôle de sa pensée et à faire le vide en soi. Il put arriver jusque chez lui sans que rien ne transparaisse.

La nuit suivante, il chercha comment éveiller la curiosité de ses contemporains. Il ne pouvait bien sûr leur parler ouvertement, ni même faire certaines allusions à la liberté individuelle. La personne en tant qu’être humain autonome et unique ne semblait plus exister. Elle peut continuer à être raisonnable, mais à condition qu’elle soit sociable et même sociale. La sociabilité commande à la raison et non l’inverse. Encore heureux que les livres ne soient pas interdits. Le gouvernement s’était interrogé sur le rapport entre la raison et la sociabilité et certains experts avaient prédit qu’une raison insuffisante conduirait à une révolte probable, l’idéal étant une égalité entre la raison et la sociabilité. La composition chimique des pilules à prendre chaque matin avait été un mélange savant de produits permettant d’atteindre cette égalité. Et cela marchait ! Il y avait bien sûr des cas où l’égalité n’était pas respectée. Cela dépendait principalement de la personnalité de l’enfant à sa naissance, car on pensait qu’ils avaient déjà une personnalité qui tenait aux gènes de leurs parents. Dans certains cas, on devait les tenir éloignés du réseau social, sans toutefois le dire ouvertement. On les appelait les déviants. Personne ne leur parlait ou même les regardait dans la rue. Ils étaient libres en apparence, mais la société les rejetait ouvertement. Ils étaient accusés de tous les maux qui pouvaient survenir malgré tout dans une société policée : un incident dû à un cataclysme naturel, un accident dans une usine suite à une rupture de pièces et même un coup de folie pour un individu suite à un défaut de dose injecté dans l’indicateur. Ils n’en étaient en fait nullement responsables, mais la vindicte populaire se reportait sur eux qui ne pouvaient s’exprimer faute de moyens de communication mis à leur disposition, ces derniers étant réservés au personnel politique qui en usaient sans partage. D’ailleurs la plupart des personnels qui avaient accès aux bibliothèques n’écoutaient plus les médias, lassés tant par le discours de fond que par la forme n’utilisant qu’un nombre restreint de mots répétés en boucle. Le réseau Internet était lui-même étroitement surveillé par la police politique, autrefois importante et de plus en plus réduite par la docilité de la population. Certes, les bibliothèques étaient sous surveillance. On obligeait les lecteurs à disposer d’une carte d’inscription et les livres prêtés étaient notés si bien que l’on savait précisément les sujets intéressants untel ou untel. Cela permettait de plus de répondre à leurs besoins en consommation grâce à l'addition des deux bases de données intérêts intellectuels et besoins matériels. Nicéphore avait souvent consulté des livres tout en prenant garde de ne marquer trop d’intérêt pour les sujets qui l’intéressaient.

Ah, mais voilà l’idée que je cherche ! Entrer en contact avec d’autres lecteurs. J’y trouverai peut-être quelqu’un qui s’intéressera à ce que j’ai découvert. Mais attention, il y a des membres de la police politique, la fameuse dP (dedicated police ou police dédiée), qui parfois se mêlent aux simples citoyens pour savoir ce qui se passe. Il est vrai que cela a lieu de moins en moins souvent en raison de l’efficacité de la pilule. Oui, c’est une bonne idée, car il n’y a que parmi ces gens-là que je pourrai trouver des gens dissimulés et sincères. Attention cependant. Chercher dans les livres ésotériques ou scientifiques, pour voir qui s’y trouve, mais ne jamais en emprunter !

14/01/2016

La fin de l'histoire (10)

Le lendemain, quatrième jour de méditation, il commença sa journée par un jogging, puis se rendit à la source dont lui avait parlé Mohammed. Ce n’était qu’un vulgaire trou dans lequel croupissait une eau presque saumâtre. Mais lorsqu’il la toucha, elle devint transparente après que les ondes émises par la pénétration de ses doigts se soient effacées. Une mince couche d’eau claire s’ouvrait devant lui. Il se pencha et but. Dieu, cela n’avait rien à voir avec l’eau chaude des gourdes en peau de chèvre, se dit-il. Dorénavant je viendrai tous les jours me rafraichir. Revenu dans la grotte, il s’assit et commença sa méditation. Silence… Vide… Respiration… Il s’enfonça vite en lui-même, creusant son être ou, peut-être, l’allégeant en lui donnant de la transparence. D’abord le noir absolu. Puis une vague lueur transparaît entre les deux yeux. Peu à peu ses paupières se soulèvent, dévoilant une brume blanchâtre et tremblante. Ne pas réagir, attendre, sans volonté. Progressivement, il médita les yeux ouverts, sans voir ce qui l’entourait, perdu dans ce moi qui n’existait plus. Plus une pensée, plus une sensation, plus une émotion. Le soleil vint frapper son visage. Il avait tourné et pénétrait maintenant à l’intérieur de la grotte. Il eut l’impression de se réveiller. Il n’ouvrit pas les yeux puisqu’ils étaient déjà ouverts, mais il reprit conscience. Nettoyé. Oui, il était nettoyé, léger, sans retour permanent à ce moi qui l’obsédait auparavant. Il sut que son indicateur n’était pas allumé et qu’il ne s’allumerait pas tant qu’il serait dans cet état. Attention ! Se rappeler à soi-même pour ne pas se confondre avec le monde ! Mais ne jamais s’imaginer détaché de ce monde et différent. Quel équilibre paradoxale mais combien enrichissant !

Il sut qu’il avait gagné, sans plus. Il ne s’en réjouit pas. Il en fit le constat et se dit qu’il était temps de retourner à la civilisation. Mohamed allait arriver, il rangea son campement, fit son sac et attendit. L’attente ne lui pesait plus. Il était libre, sans désir personnel, exsudant une lumière invisible qui transparaissait dans ses yeux. Enfin Mohamed arriva.

– Salam Aleikoum !

– Aleikoum Salam, lui répondit Nicéphore.

Ils reprirent la route de Tombouctou. Ils s’arrêtèrent à l’heure de la prière, Mohamed fit ablutions et prosternations, Nicéphore entretint sa clarté posément. Puis ils repartirent pour arriver en fin de soirée dans la ville. Sans cesse, Nicéphore contemplait à la fois l’extérieur et l’intérieur, le monde et son monde qui n’était rien, mais qui avait tant de ressources. Il prit une chambre dans un petit hôtel minable, commanda un repas frugal, puis s’endormit rapidement, sans pensée. Le vrai combat commençait.