La solitude (heureuse) du coureur à pied (25/11/2011)

 

Avez-vous déjà couru dans une ville, au petit matin, entre chien et loup ? Vous descendez de votre appartement, bien réveillé, même si le reste de la ville11-11-25 Rues brouillard.jpg semble dormir. Vous ouvrez la porte de l’immeuble, et là, une autre atmosphère, ouatée, diluée, silencieuse, vous opprime tout à coup. Vous plongez dans la nuit qui vous envahit d’un éther cohérent et sans fin. Vous commencez à courir parmi les poubelles, sur des trottoirs à peine éclairés par des halos provenant de réverbères amputés de lueurs franches. Personne dans les rues, ou presque. Vous croisez Madame qui promène son chien pour des nécessités impératives, vous apercevez le livreur qui peine à charger sur son diable des paquets plus gros que lui, vous entendez les éboueurs interpeller leur camion, ou plutôt son chauffeur, parce qu’il oublie de s’arrêter.

Vous vous échauffez et la pression commence à monter en vous, comme une machine à vapeur qui doit attendre la montée de sa puissance. Vous commencez à sentir vos ailes pousser, elles battent encore doucement au gré des carrefours, mais progressivement vous vous élevez dans l’air humide du matin, ayant trouvé votre rythme, respirant en trois-trois ou deux-deux, ou encore deux-trois (inspiration-expiration au rythme des foulées), selon votre vitesse de vol. Dans les descentes, vous vous laissez aller, trouvant votre centre de gravité plus en arrière, tentant de vous décontracter tous les muscles du corps, avant de vous pencher à nouveau en avant, volontaire et pédalant, pour franchir la légère montée du calvaire ou, plus prosaïquement, passer devant la boulangerie qui, lorsque vous la frôlez, laisse s’échapper des senteurs délicieuses de croûte grillée et de croissants chauds. Vous repartez le ventre plein virtuellement, le nez au vent, l’œil aux aguets, l’ouïe ouverte, pour accélérer vos foulées, ayant vu au loin un autre joggeur ruisselant que vous dépassez avec un petit signe de la main, comme pour dire : « On est copain, même si l’on peine sur des chemins différents ! »

Mais dans le même temps, votre esprit fonctionne à cent à l’heure. Il évacue les miasmes de la nuit, il rumine les pensées de la veille, il met au point les idées à appliquer ce jour, comme une gigantesque machine à laver. Puis l’essoreuse se met en route, évacuant les eaux pesantes, pour ne vous laisser qu’un échiquier impeccable de propreté mentale.

Et doucement, au fil des foulées, la ville s’éclaire, le ciel se dévoile, les passants s’agitent, les enfants sortent des immeubles le cartable sur le dos, la magie s’efface. Alors vous sentez la fatigue s’emparer de vous. Il ne s’agit pas d’une fatigue physique. Simplement, l’entrée dans la clarté du jour vous donne une impression de déjà vu, comme un éternel recommencement auquel vous aviez pu échapper grâce aux lunettes que la nuit profonde avait mises sur vos yeux.

J’aime cette première heure, au carrefour du jour et de la nuit, ce passage imperceptible entre l’imaginaire et le tangible, entre l’échappée allégorique des romans et l’écriture accessible des journaux.

 

 

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