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19/02/2020

Locédia, éphémère (60)

Locédia, pourquoi n'ont-ils pas encore fermé tes yeux, ces yeux inertes que tu tiens ouverts désespérément vers le lit, sous le lit vers lequel sont tendus tes bras, comme un geste rituel esquissé, mais que tu n'aurais pas osé accomplir complètement, comme un sacrilège ébauché.

_ Monsieur le commissaire, je vais vous expliquer…

Je parle à un crâne arrondi, à des cheveux noirs que j'aperçois dans la glace accrochée au-dessus du lavabo dans un coin de la pièce. Un des pitons qui la maintiennent au mur est parti et elle s'affaisse un peu vers le lavabo. Est-ce bien toi qui t'étais amusée à écrire d'une écriture enfantine avec du rouge à lèvres sur le coin opposé de la glace A-M-0-U-R. Chaque lettre détachée, unique, seule, comme une lente décomposition du langage, du mot répété jusqu'à ce qu'il ne semble plus rien signifier, comme un de ces mots qu'on invente le soir avant de se coucher et qui obsède la pensée jusqu'à la venue du sommeil.

Amour, une fleur de papier transperce ton sein et égaie lamentablement ta robe bleue remontée un peu au dessus du genou. J'ai tout à coup envie de les caresser une dernière fois, d'imprégner ma paume de leurs formes, puis de rabattre doucement ta robe. Mais je suis trop fatigué.

_ Monsieur, si vous voulez bien me suivre, vous vous expliquerez au commissariat.

 

 

 FIN

 

15/02/2020

Locédia, éphémère (59)

J'apercevais aussi, dans la glace piquetée de l'armoire, le lit anodin au pied duquel était étendu le corps de Locédia, un de ces lits recouvert d'un couvre-lit saumon comme on en rencontre dans toutes les chambres de passage. Les murs vides n'étaient rompus dans leur symétrie que par le lavabo en coin, une penderie et une armoire à glace. La veille, le nez enfoui dans le vallonnement créé par les côtes du tissu, j'avais longtemps regardé les fils de laine qui sortaient en chevelure brouillonne de ces vallées allongées côte à côte. L'entremêlement des fils roses et blancs, retenus et soudés par d'autres fils de couleur indéfinissable, avait pris dans le vieillissement de l'usage la couleur du saumon. En atténuant son retour, ou son arrivée, ou ce départ que nous voulions prendre, que nous avions décidé de prendre, j'avais joué à engager entre deux orteils les barreaux du lit, lisses et froids, deux à deux, les abandonnant réchauffés et recommençant un peu plus à droite ou à gauche en prenant toutefois garde de ne pas détourner de mon champ de vision la porte de contreplaqué verni, par laquelle tu devais pénétrer. Le bruit des pas dans le corridor, étouffé par le tapis marron, qui s'écoulait lentement après avoir enflé, jusqu'à ce que je reconnaisse la légère déformation de ton pas et que tu ouvres la porte en disant : « Salut. »

Salut, Locédia, je te salue une dernière fois, car tu es là, étendue, sans pouvoir, cadavre pour ce médecin, objet d'inquiétude pour le commissaire, mystère de la pesanteur et du retour aux choses. Le tapis est légèrement fripé, plissé un peu autour de ta main gauche. Sans doute as-tu cherché à t'y accrocher après ta chute, alors que de l'autre tu tenais la fleur de papier qui te tache la poitrine. Puis ces deux mains se sont rapprochées sans toutefois se joindre et ont abandonné leurs doigts à la pesanteur. A côté de ces mains, pas très loin de tes mains, des souliers noirs avec une boucle d'argent, les talons un peu usés vers l'intérieur comme les souliers des marins. Ils semblent indécis et s'interrogent à petits coups tapés méthodiquement sur le tapis, répondant comme un écho aux diverses questions qui se forment bien au dessus d'eux, dans cette tête ronde couronnée de cheveux frisés.

Comme tout parait calme dans cette pièce. Les volets ont été tirés, pas complètement, mais suffisamment pour que règne une semi obscurité, une pénombre convenable devant la mort.

11/02/2020

Locédia, éphémère (58)

14

 

Morte. Le médecin se releva, retira ses lunettes, sortit de sa poche un mouchoir fripé et en essuya les verres.

_ Mort par arrêt du cœur dû à une perforation du ventricule gauche.

Il précisait d'une voix monotone, professionnelle, sans même baisser le ton devant son corps étendu sur le ventre, les jambes allongées, l'une légèrement plus relevée que l'autre, les bras repliés sur le sol, les doigts de la main à demi ployés, la tête rejetée en arrière.

Locédia riant follement, les seins projetés vers l'avant, qu'elle maintient et soulève entre ses paumes, rejetant ses cheveux sur le dos en levant le menton. « Je suis belle, n'est-ce pas ? » Tu es belle et tu es là, étendue, immobile.

Assis ou, pour être plus exact, prostré dans un fauteuil, je caressais machinalement le tissu rugueux de l'accoudoir, comme les enfants ont l'habitude de flatter leurs grenouilles avant de les faire sauter. Il était couvert de tâches jaunâtres et par endroits laissait apparaitre la trame de l'étoffe de rembourrage. Jamais personne ne s'asseyait dans le fauteuil, on s'installait sur l'accoudoir en équilibre sur une cuisse, l'autre jambe prenant appui sur le sol. Je regardais dans la glace piquetée de l'armoire dont la porte était légèrement entrouverte sur des étagères vides recouvertes de papier rose. J'y voyais le visage du médecin, sans toutefois y faire suffisamment attention pour être ensuite capable de le décrire. Ce n'est qu'après que j'appris à connaitre sa physionomie. Elle me paraissait alors anodine et je ne pouvais formuler aucun jugement sur la largeur de sa bouche, l'inclinaison de son nez ou la couleur de ses yeux. Je le regardais sans le voir, de même que je contemplais le corps de Locédia étendu sur le ventre, le cœur percé d'une rose de papier, pas tout fait une rose, une de ces étoiles de papier crépon que l'on tire les jours de foire dans les baraques foraines, ou encore une de ces ailettes de papier verni qui stabilisent les fléchettes des enfants.

07/02/2020

Locédia, éphémère (57)

Labyrinthe de tes attitudes...

Le décor s'écroule. Il ne reste plus que toi. Et encore, que reste-t-il de toi ? Je t'ai vu, je te vois attentive à tenir le volant de la voiture, attentive à ne pas blesser les plantes grises, attentive au geste de ma main sur ton bras. Je vois ces cheveux que tu redresses d'un rapide coup de tête, ton visage légèrement penché sur l'épaule gauche, abandonné.

Labyrinthes de couloirs, de corridors, d'escaliers, de murs gris, sales, pelés, crasseux, que l'on monte avec difficulté, que l'on redescend trop vite, qui résonnent de coups sourds. Tes lèvres prononçant le nom de Bach, le disque qui tourne encore avec un grincement de plume sur le papier blanc, ce grincement que je perçois en écrivant, ce grincement que j'écoutais en t’écrivant. La fenêtre s'ouvre sur les murs rétrécis, sur les murs qui se referment comme un tombeau de pierres, de portes, d'armoires, un tombeau blanc marbré de veines noires.

Continuons encore, jusqu'à la fin, avec courage, sans désemparer, comme un navire dans la tempête. Au dessus brille un ciel d'étoiles, pur, imperceptiblement voilé par la venue du jour, insensiblement brouillé par l'approche de l'évènement attendu, l'évènement imprécis, inconnu, révélé à la dernière minute, indescriptible.

 

03/02/2020

Locédia, éphémère (56)

Lorsque tu seras vieille, que tes cheveux auront blanchis et que je n'aurai plus dans le regard la fraicheur de ton visage, je te rencontrerai à nouveau.

Salons de fausses boiseries, lustres de verre. J'errais à ta rencontre. Murs de marbre rose, en colonnes arrondies, immenses, sans profondeur. Longues glaces encadrées de moulures de plâtre doré qui multipliaient à l'infini la foule des invités. Noirs, sur les murs sombres, les hommes, comme une colonie de pingouins. Noir déplacement en gestes lents, aux bras le long du corps ou encore au coude à demi ployé vers un autre être cassé en deux parties symétriques par les jointures des glaces piquetées de points noirs. Blanches arborescences au cœur des pousses noires, comme des fleurs sur les cercueils d'une catastrophe nationale. Pourquoi étais-je seul ce soir à porter une veste de velours vert et une étoile fripée sur chaque épaule, une méchante veste avec des boutons de bois simulé ? Mon visage dans la glace. Ce visage dont les traits s'étaient accentués. Ce visage alourdi que je regardais avec coquetterie, fier de cette veste verte, et dont le nez avait pris de gigantesques proportions. J'avais bu, habitude que j'avais prise après ton départ ou que tu m'avais communiquée. Je me souviens avoir buté contre un canapé au coin d'une pièce et une glace m'avait renvoyé cette image éclairée par un lampadaire auquel je m'étais accroché. Et les voix, ces voix que j'entendais, mais ne comprenais plus : « Il est ivre ! Une fois de plus. C'est habituel. » Je m'assis sur un canapé dont la tapisserie rugueuse me réconforta un peu. Je suivis avec difficulté la conversation d'une vieille dame, m'attachant particulièrement aux mouvements gracieux de ses mains dont l’ossature semblait jouer sous la peau tendue et craquelée. De quoi parlait-elle, des mémoires de Metternich ou de la moralité de Sade ? Je ne sais plus, D'autres personnes l'écoutaient gravement, le poids du corps porté sur une jambe, les bras croisés ou quelques doigts de la main allongés le long de la joue, approuvant parfois de la tête en s'accompagnant d'une sorte de grognement.

Est-ce pendant le diner ou un peu plus tard, que je te revis ? Je ne me souviens plus des contours de la salle : grotte, architecture de piliers, de miroirs. Elle était obscure à la fin du diner. Peut-être avait-elle été éclairée auparavant ? Je me souviens de colonnes et d'une table immense avec une nappe blanche, illuminée par des flambeaux imitant une main humaine ou plusieurs enchevêtrées. Les bougies brûlaient sur les visages, faisant ressortir la blancheur des dents et creusant les globes oculaires. De vieilles femmes qui conversaient de leur beauté passée, de l'arrogance et de la liberté de la jeunesse, trônaient entre des espaces noirs où ne se percevait que la blancheur des chemises ou d'un œillet. Le tintement ininterrompu des fourchettes et le bruit monotone des mandibules et des dentiers m'avaient enfoncé dans une trouble torpeur. Le diner s'achevait à travers les brouillards d'alcool et de cigarettes.

30/01/2020

Locédia, éphémère (55)

Tu t'étais levée et venais saluer quelques personnes à côté de moi. Je ne sais plus qui était assise à ma droite, une de ces femmes poudrées et édentées à l'allure de fin de race, mais j'ai encore le souvenir de ton bras nu tendu vers moi, devant moi, lentement, avec insistance, au dessus duquel luisaient les lueurs des chandeliers de la table et les visages animés des convives. Puis, avec un calme et une lenteur exaspérante, pendant un temps immensurable où je pus regarder la peau sans défaut, blanche et lisse, un peu verte au pli intérieur du coude, tu approchas l'avant-bras jusqu'à ce qu'il vienne effleurer mes lèvres. L'écume de la Mer. Plus rien n'existait que l'écume de ce bras dans laquelle j'enfouissais mon visage. Cela dura une minute, deux minutes, cinq minutes. Les gens continuaient à parler gravement sans paraître nous voir, pas même celle à qui tu tendais la main et qui semblait s'être figée. Tu me dis de la même voix qu'auparavant : « Tu m'aimes. »

Je n'ai jamais pu savoir si pour toi cette petite phrase était une question ou une affirmation. Peut-être n'était-ce ni l'une ni l'autre, seulement une de ces phrases dont nous vivons, qui n'existent que par leur présence, sans forme, sans raison.

_ Le mariage est la pire des prostitutions et la plus répandue. On se prostitue à un seul homme, on lui prête son corps contre une maison et du pain. Et cette obligation de simuler la joie au long de nuits toutes semblables. Non, je ne marierai pas. Patience. Un jour viendra où je serai toi. Ne brusques pas les choses, elles doivent arriver dans l'ordre, dans l'enchaînement logique de chaque portion de temps.

Et le temps Locédia, est passé selon la logique irréfutable de son enchaînement. Je t'ai contemplé morte. Je te possède morte, souvenir livide. Locédia, blanche, hagarde, effroyablement rigide et immobile.

Quand tu boudais, quand tu souriais, quand tu me méprisais, quand tu m’embrassais. Mille attitudes, mille gestes effondrés par la pesanteur.

26/01/2020

Locédia, éphémère (54)

Je n’eus alors plus d’yeux que pour toi. J’oubliais l’orchestre. Je me remémorais les jours passés, ces instants ambigus de nos rencontres, lorsque tu me disais : « Tu m’aimes », plus comme une affirmation qu’une interrogation, ou encore, lorsque tu soulevais tes seins en déclarant « Je te désire ». Et tout à coup, tu te penchas vers la personne à côté de toi, un homme assez jeune, et tu lui dis quelque chose à l’oreille. Il te regarda, sourit avec gentillesse, et passa son bras derrière tes épaules. Tu te laissas aller contre son corps et je ressentis ma solitude. Elle m’empoigna et me laissa vide de toute pensée. Toi, ici, avec quelqu’un d’autre, à qui tu te donnais comme tu t’étais donné à moi, en toue simplicité et toute légèreté, comme pour t’amuser. Je ne pouvais que penser aux instants que nous avions vécus, si présents et si lointains maintenant. Je te revoyais dans ta chambre exigüe, coiffée de ton chapeau de paille, jouant de la flute devant tes peintures. Je me sentais mal, le ventre noué, avec une immense écorchure dans la poitrine. A l’entracte, je prétextais un mal de tête et quittais le théâtre.

 

Un autre soir, je me promenais le long du canal, dans cette rue un peu glauque où je t’avais déjà rencontré une fois, du temps de ton innocence. Je me souviens que tu m’avais regardé longuement, penchant légèrement la tête sur le côté, puis m’avais souri sans cependant m’adresser la parole. Cette fois-ci, je te vis de loin, au bord de l’eau, sur le trottoir, marchant au côté d’un garçon que je ne connaissais pas, lui tenant la main, lui-même la main sur ton épaule. Tu avançais lentement. Tu me vis. Tu continuas à marcher comme si tu ne m’avais pas vu. Tu te serras contre l’homme, levant le visage vers lui. Et lui, ne comprenant pas ton attitude, resserra son étreinte. J’avançais, étonné, refusant la vision de toi-même en promenade romantique au bord de l’étendue d’eau, frissonnante de désir. J’entendais le son de mes pas, je sentais les relents de fraicheur dans mes narines, un peu de bile me monta aux lèvres. Je passais devant toi, lentement, au ralenti, contemplant tes genoux découverts par ta jupe remontée, admirant ton aisance à ne pas reconnaître celui que la veille encore tu avais appelé au téléphone pour lui dire ta joie de le savoir près de toi. Locédia, j’ai regardé passer ton ombre, encore bien vivante, mais déjà ensevelie dans les plis de ma mémoire comme un objet mort. Ta silhouette seule remuait encore, avec lenteur, lointaine et inconsistante, proférant quelques sons inaudibles de ta voix charmeuse. Tu es passée, je suis passé, nous sommes passés l’un à côté de l’autre, comme deux inconnus. Et pourtant combien avions-nous à nous dire.

22/01/2020

Locédia, éphémère (53)

Le concert pu alors commencer. Symphonie pour cristalophone de Marc Aurèle Vergeture. L’œuvre était joué pour la première fois en public. Le soliste, après une introduction de l’orchestre, se servait élégamment de ses battoirs pour frapper les notes cristallines du clavier. L’instrument étant assez vieux, mais d’une sonorité exceptionnelle. Il devait prendre garde de ne pas casser les longues membranes de cristal qui résonnaient avec la particularité de transmettre leurs vibrations aux notes voisines, procurant cette sorte d’exaltation communicante propre à l’instrument. Lorsque cela arrivait, un accordeur, installé dans un fauteuil à ses côtés, remplaçait la membrane d’un tour de clé, permettant au musicien de poursuivre sans qu’il y ait d’arrêt de la mélodie. L’inconvénient de cet instrument était néanmoins l’atmosphère capiteuse qu’il délivrait surtout à ceux qui était assis au premier rang. Moi-même, fatigué par l’approche du théâtre sur la place, je me laissais aller à une sorte de rêverie sans qu’il s’agisse réellement de sommeil. Je regardais la salle avec ses magnifiques lustres montant et descendant au gré de la musique, avec ses flambeaux muraux diffusant des couleurs changeantes. Certains auditeurs se laissaient aller, quelque peu avachis sur leur fauteuil, la tête enfoncée dans les épaules. D’autres étiraient le cou, les yeux sortant des orbites pour mieux suivre le déhanchement du soliste face à son clavier. D’autres enfin, rythmait leur mouvement sur le contrepoint des instruments, parfois frappant les genoux de leur compagne dans des instants d’extase. Et je te vis cinq rangs devant nos emplacements. Je reconnus ta chevelure, brune, légèrement châtain, coiffée avec élégance, avec tes boucles d’oreille en poils d’éléphant. Toi seule portais de telles suspensions qui pouvaient dispenser, sur commande, une musique préalablement enregistrée.

18/01/2020

Locédia, éphémère (52)

Une semaine plus tard, j’allais à un concert avec des amis. Le théâtre se trouvait dans la vieille ville, entourée d’une place où les boutiquiers installaient leur abri et vendaient toutes sortes de choses, comme des arêtes de poissons fossilisées, des mouchoirs cartonnés dépliant, des vidéolivres qui permettaient au lecteur de voir sur son écran ce qu’il imaginait avec deux secondes de décalage. J’y ai même vu un autre jour un marchand qui vendait du vide interstellaire en boite de conserve. Il s’est depuis fait arrêter parce qu’il avait omis de préciser sur l’étiquette qu’il était dangereux d’ouvrir ce style de souvenir. En effet, et l’affaire fit pas mal de bruit lorsqu’elle sortit, un jeune couple l’avait ouverte sans précaution chez eux et avait provoqué un trou dans l’atmosphère. Ils avaient disparu, aspirés par le vide. Les forces d’attraction étaient aussitôt intervenues, avaient installé un périmètre de sécurité, enfilé leurs combinaisons anti-vide et avaient fouillé la vacuité, encordés pour éviter que l’un d’eux ne soit à son tour aspiré. Arrivé en bout de cordée, ils avaient dû se faire treuiller pour revenir, bredouilles.

L’approche du théâtre était difficile en raison de la foule qui achetait sans discontinuer des trésors insolites. Heureusement, nous connaissions les lieux et savions qu’il fallait du temps pour atteindre la loge où l’on pouvait acheter les billets. Arrivé légèrement en avance, nous pûmes entrer dans la salle de concert, où la foule de mélomanes discutait du dernier concert du chef d’orchestre qui avait mal tourné parce qu’un spectateur avait éternué, provoquant une réaction en chaine sur les percussions. Il avait fallu reprendre le morceau intégralement pour que cesse le phénomène. Nous nous assîmes dans le parterre, à côté d’une jeune femme élégante, papillonnant avec un homme en smoking vert foncé. Le bruit allait s’amplifiant, chacun jouant la comédie des connaissances et du baise-main. Dans l’allée centrale, se tenait plusieurs couples en grande conversation, s’échangeant très activement, comme des passes de rugby, des citations acidulées. La gêne occasionnée par ces spéculations passionnées ne semblait pas les atteindre. Ils bouchaient le passage avec une telle inertie qu’il fallut l’intervention du directeur du théâtre pour les contraindre à cesser ce match verbal.

15/01/2020

Locédia, éphémère (51)

Entré dans le café, je te cherchais dans un coin tranquille. Rien. Une jeune fille semblait attendre également quelqu’un, mais ce n’était pas toi. J’entendis des voix fortes qui criaient sur ma gauche et tournais la tête par curiosité. Tu étais là, assise au milieu d’un cercle de garçons et de filles, objet de toutes les attentions, parlant haut, légèrement rosie par l’entrain que tu mettais à raconter une histoire apparemment drôle. Les autres t’écoutaient, riant, te regardant, semblant te caresser mentalement. Interdit, je te voyais en me demandant si c’était bien toi.

Tu avais bu, le désordre de tes vêtements l’attestait. Tu me lanças fortement : « Viens, viens donc, nous avons besoin de tes lumières ! » Tu me montras une chaise, dans le cercle, assez loin de toi, et tu repris ton récit, affairée de verbe. Tu parlais de Mondrian, le peintre aux couleurs primaires dont l’usage du blanc et du noir fermait les espaces perpendiculairement. Tu le citais : « Si nous ne pouvons nous libérer nous-mêmes, nous pouvons libérer notre vision ! ». Que sous entendais-tu derrière ces paroles de l’artiste, je ne sais. Mais tu fis courir un frisson dans le groupe qui révélait ainsi ton emprise sur lui. Locédia, magicienne des espérances, traductrice des désirs, reconnue par ses pairs comme celle qui fait vivre des moments plus intenses. Et je me laissais prendre au jeu de ton intelligence. J’admirais ton aisance, ta culture, ton excitation également devant ces hommes et femmes qui te regardaient et t’écoutaient. Prêtresse mystique, tu manipulais heureusement les visions de tes congénères, les entrainant dans un imaginaire impossible où les lignes horizontales et verticales se couvraient de couleurs enchantées. Locédia, tu étais belle malgré tout dans cette passion que tu mettais à convaincre. Et pourtant, tu repartis au bras d’un autre, me faisant un signe, comme si je n’existais plus. Il se réjouissait de t’avoir à ses côtés, mettant en évidence ta personne, te couvrant de ses mains sur tes épaules, cherchant dans tes yeux une satisfaction que tu semblais lui donner. Je pris moi-même un autre chemin, plus long, plus difficile, passant par les rues où nous nous étions promenés, m’efforçant de découvrir de nouveaux attraits à ce quartier connu. Pourtant, je te voyais dans mon souvenir, la tête penchée vers moi, m’offrant tes lèvres, innocente et altière. Pourquoi t’avais-je rencontré ? Pourquoi t’avais-je regardé jusqu’à ne plus te voir dans ta réalité ?

11/01/2020

Locédia, éphémère (50)

J’ai compris que l’on parlait de moi. Je me voyais dans sa chambre, allongé sur son lit, elle-même à mes côtés, me regardant rieuse, tout en m’entretenant sur les peintres flamands. Contraste saisissant entre une Locédia éphémère et une femelle provocante. Pourtant, je préférais la Locédia aux échanges stimulants et au rire encourageant des après-midis d’automne. La femme ne transparaissait qu’à certain moment, lorsque mes yeux se décillaient et que ses gestes évoquaient de loin l’attitude aguichante des péripatéticiennes. Que choisir, qui croire, quel comportement adopter devant la double face de ta consistance ? Je te revoyais m’entrainant dans les bas quartiers de Saint Traminède. Détachée, tu errais dans les rues comme si tu les connaissais toutes, et tu me tirais vers les bistrots de perdition en riant à pleine gorge. Je venais de comprendre que tu avais tes habitudes et que tu connaissais ces gens, vulgaires et arrogants. Que même tu t’étais promené aux bras de quelques uns, soulevant tes seins pour te mettre en valeur et t’offrir, provocante, au premier venu. Et moi, je n’osais te prendre la main, te regarder dans les yeux et baiser tes lèvres minces comme une lame de couteau. Locédia, pourquoi m’as-tu trahi ? Pourquoi t’es-tu laissé aller dans les bras d’inconnus ? Tu me connaissais, tu avais deviné mon attrait pour tes conversations, tes attitudes et ta lente approche de notre compréhension. Tu jouais avec moi et je venais de m’en rendre compte. D’ailleurs était-ce vrai ? Je ne sais plus.

Je te revis à Cipar un soir de cette semaine. Tu m’avais donné rendez-vous dans un bar, me disant le plaisir que tu éprouvais à t’asseoir dans un lieu inconnu pour qu’il devienne un nid de réflexion. Tu pouvais y rester plusieurs heures, parlant aux inconnus, lisant un livre avec tant d’assiduité que tu ne voyais plus ce qui se passait autour de toi. Je t’imaginais, en attente, rêvant de ce que nous allions faire.

 

07/01/2020

Locédia, éphémère (49)

12

 

Retour dans la vie qui pétille et s’offre à l’être en dehors de toute arrière pensée. Reprise du travail passionnément, malgré un climat maussade. La pluie rouge descend du ciel, appauvrissant le paysage d’une couleur brique, d’une poussière pourpre qui pénètre sous les portes et vient jusque dans les lits, les couvrant d’une fine pellicule. Je te voyais déjà dans ta chambre, perchée sur ton lit, luttant désespérément face à cette invasion de résidus avec un masque de voile blanc sur le visage. Mais rien, rien ne m’y autorisait. Tu étais absente, loin de ma présence, loin de mes rêves, hors d’une réalité arrachée au climat.

Aussi un soir, ai-je été tenté, avec deux amis, d’aller boire quelque chose au café des glaces tournantes. Attraction de notre ville, il projetait ces clients dans leurs souvenirs par le fait qu’on entendait les conversations des uns et des autres, sans savoir d’où elles venaient. Parfois, il arrivait qu’une conversation engendre une bagarre avec des inconnus qui n’étaient pas concernés par ce qui s’était dit. Tant que l’on parlait entre nous, la soirée se passait plutôt bien. Mais dès que la conversation s’arrêtait, les bribes échangés entre d’autres groupes venait troubler la quiétude et rompait l’unité de la table. Je t’attendais, je t’espérais, je me désespérais. Je ne parlais pas et me contentais d’écouter mes deux amis raconter la course mécanique du week-end précédent. Soudain, j’entendis parler de toi. J’avais beau regarder, je ne vis pas ceux qui discouraient. Je les entendais très clairement, comme s’ils étaient à côté de moi.

_ Elle sort beaucoup le soir dans les soirées où elle rencontre des hommes. Je l’ai vu un jour, dans les bras d’un grand et fort idéal masculin, sorte d’homme gominé qui ne pense qu’à ça. Elle se pelotonnait contre lui, comme une chatte, lui embrassant la poitrine. Elle semblait prête à s’exhiber devant tous, les lèvres ouvertes et l’œil fiévreux. Je n’ai pu en voir plus étant moi-même occupé.

_ Moi, je crois qu’elle ne sait pas ce qu’elle désire. Elle excite les hommes, mais va rarement au bout des choses.

_ Tu rigoles ! Je l’ai vu un jour dans la rue, pendue au bras d’un voyou, lui roulant un baveux de manière très décontractée. Je suis sûr qu’il l’emmenait chez lui ou dans une chambre de passage.

Comment avais-je deviné qu’il s’agissait de Locédia ? Je ne sais pas. Mais j’en avais une intuition aigüe, une certitude perverse. Plus rien ne serait comme avant, lorsque notre inconnaissance restait entière. Locédia, que raconte-t-on de toi ? Tu sembles devenue plus réelle, mais plus opaque aussi. Je te revoyais la première fois dans le jardin, soignant une plante grise, les cheveux en désordre, occupée à placer un pansement sur une morsure de taupe. Je ne savais pas alors que tu deviendrais mon unique préoccupation, une recherche vaine de bonheur annoncé mais jamais survenu.

_ Et lui, il attend quoi ? Pourquoi ne va-t-il pas droit au but ? Avec tous les hommes qu’elle a possédés, elle ne devrait pas lui dire non. Il n’ose pas alors qu’elle ne demande que çà.

03/01/2020

Locédia, éphémère (48)

En approchant du bas de l’immeuble, nous pénétrâmes dans la partie réservée aux gros requins, monstres gracieux à la bouche fendue. Un scaphandrier, revêtu de plaques de fer, les nourrissait au bout d’une immense fourchette. A tour de rôle, chacun des requins venaient prendre les poissons plats qui leur servaient de nourriture, sortes de boursouflures jaunâtres qui ouvraient la bouche de terreur. Parfois l’un d’eux arrivait à se détacher du présentoir et partait le plus loin possible en nageant avec peine, comme s’il était ivre. Mais très vite l’un des requins le pourchassait et l’engloutissait dans un tourbillon prodigieux. Un brouillard de particules les entourait comme celui produit par des chevaux sur une carrière poussiéreuse au soleil de midi. Tu fus subjuguée par ces animaux dont la sensualité te déconcertait. Les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes, tu les regardais, puis me regardais, jusqu’au moment où tu te tournas vers moi, ouvrant les mains, entrouvrant les bras, les jambes légèrement écartées, comme prise d’une irrésistible bouffée de plaisir sensuel, voire même sexuel. Je contemplais ta gorge qui vibrait sous ta respiration accélérée, repoussant les boutons de ton chemisier. Locédia, qu’étais-tu donc à ce moment ? L’arrivée à l’étage d’un vieux couple trébuchant te ramena à la raison, et nous sortîmes au soleil, éblouis, hébétés, inconscients de l’agitation qui nous entourait. Assis sur le mur de pierre qui ceinturait l’aquarium, nous laissions notre corps reprendre vie, avec hésitation, comme s’il sortait d’hibernation.

Dernier jour de vacances, étendue sur les rochers, tu contemplais le mouvement des vagues, une tristesse imperceptible dans une attitude d’abandon. Tu te léchas le doigt, l’enduisant de salive, puis le promena sur ma poitrine, d’un mouvement circulaire. Tu te penchas vers moi, me regardant dans les rayons du soleil, et posa avec tendresse tes lèvres sur ma bouche, dans une immobilité inquiétante, mais avec une chaleur envoutante.

_ Es-tu satisfait de ces vacances ? me demanda-t-elle. Et sans me laisser le temps de répondre, elle me prit la main, la posa sur son sein droit et avec son autre main, m’attira à elle. Ses lèvres chaudes éclatèrent dans ma tête. Plus rien n’existait en dehors de son souffle. J’aspirais ses baisers avec avidité, je la regardais, les paupières closes, offerte, livrée à moi, sans retenue, se donnant entièrement. Heureusement, ou malheureusement, nous étions sur la plage, entourés de baigneurs et de cris d’enfants. Je dus faire un effort considérable pour faire cesser l’irrésistible pulsion de mon corps, me lever avec patience, l’entrainer vers la voiture et me diriger vers la maison pour une dernière soirée. Tu me dis alors :

_ Rien ne saurait nous séparer, et pourtant demain sera un autre jour. Lorsque nous serons à Cipar, pourra-t-on être aussi proche ?

30/12/2019

Locédia, éphémère (47)

Vers seize heures, grillés quelque peu par le soleil d’été, nous décidâmes de visiter l’aquarium de Licentès, une petite merveille de biologie et de technologie. Arrivés au parking, nous fûmes aussitôt abordés par les rabatteurs qui nous convièrent à une visite complète qui ne duraient que deux heures. Nous entrâmes dans la tour de béton noir, contraints de progresser doucement dans une semi-obscurité, jusqu’au sas principal s’ouvrant sur la verrière de bois et l’aquarium géant. Il était possible de commencer la visite par le haut ou par le bas selon notre bon vouloir. Prenant l’ascenseur, nous nous retrouvâmes au dernier étage, à 70 mètres au dessus du sol, avant de chausser les patins à roulettes qui nous permettraient de redescendre sans trop user nos chaussures. Ces patins disposaient de freins hydrauliques que l’on manipulait grâce à une poire munie d’un bouton sur lequel il suffisait d’appuyer plus ou moins fortement. Un petit volant, situé sous le bouton, permettait d’effectuer de rapides changements de direction sans être obligés de trop se pencher. Il fallait être prudents, car de nombreux jeunes garçons empruntaient cette descente non pour admirer les merveilleux animaux qui se prélassaient dans l’aquarium, mais pour entamer une course de vitesse jusqu’au rez-de-chaussée. Certaine d’entre eux, ayant pris trop d’accélération, se fracassaient au pied de la tour et il fallait faire appel aux balayeuses municipales pour nettoyer le sol jonché de milliard de petits débris. De plus, les roulements à billes en or de leurs patins étaient recherchés avidement par leurs camarades qui auscultaient les caniveaux à quatre pattes pour y déceler les petites boules dorées. Une confusion certaine régnait lorsque de tels accidents survenaient. Nous eûmes beaucoup de chance, ce ne fut pas le cas ce jour-là.

Descente prudente dans la lueur bleutée. On ne voyait que l’aquarium aux vitres impeccablement propres. Le couloir était maintenu dans l’obscurité, les murs étant peints en noir. Les espèces de poissons étaient divisées selon leur affinité grâce à des grilles disposées tous les 10 mètres sur la hauteur du cylindre empli d’eau, c’est-à-dire environ 60 mètres. Les ingénieurs ayant mis au point cette structure avaient été surpris le jour où l’on avait introduit des poulpes dans l’aquarium. Passant leurs longues tentacules entre les barreaux, ils avaient trouvé le moyen de les tordre, puis de les descellés. Il avait fallu fermer l’aquarium, déménager les poissons dans d’autres aquariums pour remplacer les deux grilles encadrant les poulpes par des plaques d’aluminium lisses comme du verre et inatteignables à leurs tentacules. Depuis, de nombreuses personnes passaient beaucoup de temps à leur étage, admirant leurs contorsions et tressautements, sans que les poulpes aient quelques succès. Nous descendions lentement, admirant le lent et voluptueux déhanchement des urbifènes, le long bâillement édenté des tulapes, la majestueuse danse sur place, grâce à leurs nageoires tourbillonnantes, des hénicorptères. Nous nous laissions glisser au fil de la descente. Je te tenais la main, éprouvant tes sensations au travers de leurs paumes, caressant tes doigts agiles, te guidant dans la foules des curieux par des pressions que nous connaissions tous deux depuis notre promenade le long de la palissade du jardin. Arrivés devant l’horangoutan, un des poissons les plus laids, tu te serras contre moi dans un frisson de crainte. Je pris ton visage entre mes mains et déposais un baiser sur tes yeux mis clos. Alors tu semblas rassérénée et tu te laissas guider un étage plus bas, face aux milliers de petits éclatères, espèce si minuscule qu’elle donne une impression de frémissements multiples de l’eau, comme les étincelles des cierges magiques que l’on allume dans les arbres de Noël.

26/12/2019

Locédia, éphémère (46)

Le soir, tu voulus aller danser. Nous prîmes la voiture, vêtus moins légèrement, mais de vêtements suffisamment souples pour pouvoir nous glisser dans les anfractuosités du dancing, là où le bruit devient tremblement, où le tremblement devient transe, jusqu’au moment où plus rien ne trouble l’incroyable chaleur ressentie sur et dans tout le corps. Alors les corps se rapprochent se palpent, se reconnaissent, s’enlacent jusqu’au matin, avant qu’ils ne reviennent à la conscience individuelle. Tu fis en sorte que nous soyons séparés. Tu me laissas dans une anfractuosité verte et te glissa dehors pour errer sans fin dans les étages du dancing. Qu’y fis-tu ? Je ne sais et je ne voulus pas savoir. Au petit matin nous rentrâmes sans parler, sans nous regarder, légèrement hagards, le cerveau pleins de sons, sans pensées cohérentes.

 Levés tard, si tard que nos hôtes étaient déjà partis. Tu entras dans ma chambre, en pyjama, déjà coiffée, mais pas vraiment éveillée, l’œil espiègle. Tu ouvris mon lit et y pénétras. Sans te laisser toucher, tu me racontas ton enfance, ton amour de la peinture, tes rêves d’avenir, exceptés ceux de ta vie sentimentale. Je regardais ton profil, je laissais mes paupières te caresser le visage, j’enfouissais mes lèvres dans ta chevelure, je respirais l’illusion de te posséder. Je devenais un autre être, celui qui te rêvait et finissait par t’atteindre malgré ta volonté. Nous nous levâmes, enfilant nos maillots pour partir à la plage, emportant un panier à provision contenant quelques réserves pour nous nourrir au long de la journée.

Vers seize heures, grillés quelque peu par le soleil d’été, nous décidâmes de visiter l’aquarium de Licentès, une petite merveille de biologie et de technologie. Arrivés au parking, nous fûmes aussitôt abordés par les rabatteurs qui nous convièrent à une visite complète qui ne duraient que deux heures. Nous entrâmes dans la tour de béton noir, contraints de progresser doucement dans une semi-obscurité, jusqu’au sas principal s’ouvrant sur la verrière de bois et l’aquarium géant. Il était possible de commencer la visite par le haut ou par le bas selon notre bon vouloir. Prenant l’ascenseur, nous nous retrouvâmes au dernier étage, à 70 mètres au dessus du sol, avant de chausser les patins à roulettes qui nous permettraient de redescendre sans trop user nos chaussures. Ces patins disposaient de freins hydrauliques que l’on manipulait grâce à une poire munie d’un bouton sur lequel il suffisait d’appuyer plus ou moins fortement. Un petit volant, situé sous le bouton, permettait d’effectuer de rapides changements de direction sans être obligés de trop se pencher. Il fallait être prudents, car de nombreux jeunes garçons empruntaient cette descente non pour admirer les merveilleux animaux qui se prélassaient dans l’aquarium, mais pour entamer une course de vitesse jusqu’au rez-de-chaussée. Certaine d’entre eux, ayant pris trop d’accélération, se fracassaient au pied de la tour et il fallait faire appel aux balayeuses municipales pour nettoyer le sol jonché de milliard de petits débris. De plus, les roulements à billes en or de leurs patins étaient recherchés avidement par leurs camarades qui auscultaient les caniveaux à quatre pattes pour y déceler les petites boules dorées. Une confusion certaine régnait lorsque de tels accidents survenaient. Nous eûmes beaucoup de chance, ce ne fut pas le cas ce jour-là.

 Levés tard, si tard que nos hôtes étaient déjà partis, tu entras dans ma chambre, en pyjama, déjà coiffée, mais pas vraiment éveillée, l’œil espiègle. Tu ouvris mon lit et y pénétras. Sans te laisser toucher, tu me racontas ton enfance, ton amour de la peinture, tes rêves d’avenir, exceptés ceux de ta vie sentimentale. Je regardais ton profil, je laissais mes paupières te caresser le visage, j’enfouissais mes lèvres dans ta chevelure, je respirais l’illusion de te posséder. Je devenais un autre être, celui qui te rêvait et finissait par t’atteindre malgré ta volonté. Nous nous levâmes, enfilant nos maillots pour partir à la plage, emportant un panier à provision contenant quelques réserves pour nous nourrir au long de la journée.

22/12/2019

Locédia, éphémère (45)

Arrivée au port, là où une longue file d’attente s’égrenait, chaque voiture comme un grain de chapelet jusqu’au bateau au loin sur la jetée. Nous avançâmes doucement, jusqu’au péage où se tenait la femme tronc habituelle, qui nous demanda la carte plastifiée qui servait de monnaie. Je repris le volant, guidant la voiture sur un parcours de flèches vertes jusqu’à notre emplacement définitif, sur tribord. Fermant les portes à clef, nous montâmes sur le pont humide et glissant. Il faisait pourtant beau. La mer était calme. Mais une légère brume la recouvrait, humectant les surfaces à son contact d’une légère pellicule de gouttelettes visqueuses, dégageant une odeur prenante, oppressante même, mais agréable. Peu après, émettant quelques fumées par sa cheminée, le bateau se mit en branle, comme quittant à regret son havre de paix pour s’engager sur l’inconnu. La traversée ne fut pas longue, mais elle nous coupa du continent et nous permit de débarquer allégés, rajeunis, sur une jetée allongée, qui tendait son bras bien au-delà de ce que la nature offre normalement. L’île avait la singularité d’être peuplée de pistalets, sortes de coquillages qui avaient la possibilité de se traîner sur terre, comme des mille pattes, certes lentement, mais suffisamment loin du rivage pour que la police municipale ait été contrainte d’installer de grands filets le long des routes pour les empêcher de provoquer des accidents. A certains endroits, ils s’accumulaient dans des poches, se montant les uns sur les autres en des sortes de pyramides baveuses. Il fallait alors téléphoner à la police pour qu’elle envoie des spécialistes qui faisaient sauter à la dynamite cet amas avant que certains pistalets ne puissent déborder hors des filets. Ils sont cependant bons à manger, mais quelle indigestion ! Leur chair bien cuite ressemble à des éponges roses percées de petits trous par lesquels s’échappent des senteurs exquises, parfois écœurantes. Un seul suffit pour le repas, et encore, il faut un bon appétit.

Dix kilomètres plus loin, nous arrivions à notre lieu de villégiature, un village dans les terres, suffisamment près de la côte pour que nous puissions nous y rendre en chariocycle. Tu me fis les honneurs de la maison, tu me montras ma chambre, cachée derrière les escaliers, mais bien éclairée et propre, tu me présentas à nos hôtes, que je connaissais déjà. Le lendemain matin, tu descendis déjeuner en bikini, vêtue malgré tout d’un peignoir rose avec des revers rouges foncées. Tu laissais celui-ci suffisamment ouverts pour que tes seins se laissent deviner, rêver, frôlés par l’étoffe légèrement rugueuse qui excitait leurs pointes. Quel réveil !

Empruntant un des chariocycles permettant d’y caser nos seaux et instruments aratoires, nous partîmes pour la côte, pédalant fougueusement, impatients de toucher la frange mousseuse laissée par la terminaison des vagues sur les rochers. Chaussant nos souliers crantés indispensables sur la roche friable et glissante, nous avançâmes vers la pleine mer, jusqu’à nous trouver isolés sur une langue de terre. Tu tombas brusquement dans un trou d’eau et je me penchais pour te tendre la main. Tu m’attiras à toi, me fis tomber dans tes bras, m’empoignant brusquement, et tu me couvris de baisers, me palpant sous l’eau de tes mains vertes et légères. Tu riais follement, semblant beaucoup t’amuser. Je suffoquais, puis me laissais aller, regardant tes sourcils emmêlés de gouttes d’eau salée que je buvais avec passion, comme des larmes de bonheur. Tu te livras à moi, entière, innocente, pendant quelques instants, avant de reprendre tes attitudes habituelles, gardant néanmoins un sourire discret et chaleureux. Quelle étrange impression. J’avais senti de mes mains ton corps presque nu, j’avais touché de mes paumes tes seins dressés, j’avais posé mes doigts au creux de ton ventre et tu t’étais offerte consciemment en riant, comme par plaisanterie. Merci, Locédia, pour ces instants sublimes où je te découvrais en toute transparence.

18/12/2019

Locédia, éphémère (44)

Un jour, tu me demandas si je voulais venir en vacances avec toi. Tu formulas ta demande de manière différée. Tu me dis d’abord que tu comptais partir pendant huit jours dans l’île de Caroubistre, sans me dire quand. Quelques jours plus tard, au cours d’une promenade le long du fleuve, tu exprimas le regret de partir seule, ton amie ne pouvant finalement t’accompagner. Puis tu me dis que serait sans doute très bien si tu pouvais me mettre dans ta poche pour m’appeler lorsque tu souhaiterais ma présence.

_ Quelle excellente idée, te répondis-je, mais attention, ne serres pas trop fort lorsque tu me sortiras de ta poche, j’ai les membres fragiles. Et puis, si je dors, prend garde de ne pas me réveiller trop brusquement. Je pourrai te mordre le gant ou même faire semblant de poursuivre mon songe, inerte dans ta main chaude. Enfin tu me convias à partir le lendemain, t’excusant de ne pas me laisser le temps de réfléchir.

Sur le ruban bleuté de l’autoroute, je mis la suite de Bach que nous affectionnions. Puis je te laissais le volant, écoutant le grésillement des roues usées sur le macadam, comme une sorte de plainte à peine audible, mais suffisamment perceptible pour provoquer en moi un long engourdissement proche du sommeil. Je rêvais peu à peu. J’étais sur un dromadaire haletant après une longue course. Je tenais les rênes d’un autre animal sur lequel tu étais penchée, courbée même, te tenant à pleines mains à la croix de bois qui se dressait entre tes jambes. Celles-ci étaient découvertes. Tu avais chaud, trop chaud pour prendre garde à ton attitude et je regardais sans les voir tes membres écartelés, rosis par la course. Ils semblaient une promesse, l’ouverture d’un laisser-aller volontaire pour me prouver une fidélité imaginaire. Un violent coup de frein vint mettre un terme à ce rêve et je posais la main sur ton bras nu, avec tendresse.

_ Pourrais-tu te garer. Il y a un autobar, là, à la sortie du bois. La voiture, docilement, freina et se mit sur la file de droite, s’engageant dans le tunnel sombre. Arrêt au compteur de voitures, puis tu repris la route en direction du bar, calant l’automobile dans son ascenseur et prenant à pleines mains les tuyaux de boissons qui sont disposés de part de d’autre des comptoirs. D’autres tuyaux, munis d’entonnoirs, permettaient d’évacuer le trop plein de breuvage. Dix minutes plus tard, nous repartions, rafraîchis, euphoriques. Tu me regardas, posas deux doigts sur tes lèvres et me fis un baiser fictif que tu prolongeas jusqu’à mon cou. Ce simple geste m’émut et fis monter des larmes qui obscurcirent les jumelles qui nous permettaient de voir la nuit. Je m’empressais de nettoyer les verres de façon à éviter un accident.

14/12/2019

Locédia, éphémère (43)

Et j’attends, perdu dans cette perspective de m’évanouir en toi, de trouver la finitude des jours dans ton corps offert. J’attends dans l’espérance d’une vie nouvelle où deux ne fait plus qu’un et ou un se construit à deux. J’aurai pu entrer dans la salle de bain, te saisir dans mes bras et plonger dans l’eau parfumé, habillé, enivré, inconscient. J’aurai pu aussi frapper à la porte et te dire, sans te voir, ce que tu avais bouleversé en moi. J’aurais enfin pu m’enfuir comprenant subitement l’ensorcellement que je vivais. Rien de tout cela. J’attends, vide de ton désir.

tu ressors, fraiche, souriante, épanouie. Tes cheveux se balancent au bout de ton cou, au même rythme que tes boucles d’oreille. Tu me tends les lèvres, espiègle et mutine. Mais tu me dis que tu dois partir, sans explication, pressée de quitter cette atmosphère trop intime ou ces lieux trop personnels auxquels tu n’es pas habituée. Tu ramasses ton manteau et pars sans te retourner, me laissant seul, égaré, m’interrogeant sur cette volte-face incompréhensible.

10/12/2019

Locédia, éphémère (42)

Et tu me poussas doucement dehors, avec un baiser envoyé de loin qui m’atteignit comme un coup de poing. Je me retrouvais hors de la salle de bain et descendis lentement les marches de l’escalier, envahi par un vide difficile à supporter. Je me réfugiais dans le salon, m’appliquant à nouveau sur la sonate de Mozart, sans toutefois trouver le jeu convenable, perdu dans mes pensées. Puis je m’arrêtais, revêtu de désir. Il enveloppait mon corps d’une chaleur glaciale. Je m’imaginais ouvrir la porte de la salle de bain et te contempler nue dans la baignoire, m’accueillant, offerte, ouverte, extatique. Tes seins parfaits, que tu as l’habitude de soupeser à deux mains, se dressent hors de l’eau, prisonnier de la légère buée du bain chaud que tu as laissé couler. Quelques gouttes de condensation glissent sur leur courbe. Je te contemple, revêtue d’amour inatteignable, fantôme pâle, jusqu’à refermer la porte, en proie aux tourments de mon imagination.

Tu es des éléments la terre et l’eau
Prêtresse du feu que tu entretiens
Nécessaire à la vie comme l’air
Centre de l’humain, indissociable du divin


Tu es l’essence des réalités ambigües
A la fois plus haute et plus basse
Sainte et pécheresse, ange et démon
Vouée à l’état de ta féminité

Tu es l’inspiratrice et la compassion
Étrangère à l’histoire qui ne serait pas sans toi
Héroïque dans la peine de tous les jours
Modèle du repos et de l’immobilité

Tu es l’ordonnatrice des mystères familiers
Régnant sur les enfants et les vieillards
Occupée sans cesse de ce lieu de l’être
Où tu est chez toi, où je ne suis que par toi

Tu es l’attente et la réponse
L’habitante des profondeurs
Celle qui est et qui n’apparaît pas
La souffrance, le silence et la joie

Tu es la plante fragile, mais éternelle
Calme et fraiche, enracinée et mortelle
Présence de l’éternité dans le temps
Immobile dans l’inévitable mouvement cosmique


Je suis ce que tu n’es pas, l’histoire
Attentif à l’existence dynamique des objets
Utilisateur du temps sans pouvoir en jouir
Je suis l’acte, tu es la nature

 

05/12/2019

Locédia, éphémère (41)

Tu te levas alors pour explorer l’appartement, curieuse de ce nouvel espace que ton ignorance rendait extravagant. Je t’accompagnais dans chaque pièce, écoutant ton babillage, commentaires pleins de drôleries sur les objets journaliers que je ne voyais plus. Cette exploration me dépouillait progressivement de mes réticences à me livrer à tes manipulations enchanteresses. Nous revînmes au salon et tu me donnas tes lèvres pleines, entières, gonflées d’une volonté nouvelle que je n’arrivais pas à cerner.  Après quelques instants d’une intimité inexprimable, tu rompis l’ensorcellement en me demandant si tu pouvais prendre un bain. J’avoue avoir été surpris par cette demande, inhabituelle pour quelqu’un qui vient pour la première fois dans l’espace d’intimité de la vie quotidienne d’un être qu’il connaît peu. Je t’accompagnais à travers les couloirs et escaliers menant à cette salle donnant sur une cour intérieure. Elle était encombrée, biscornue, avec une baignoire légèrement écaillée par nos jeux d’enfants, lorsque notre mère nous faisait attendre pour aller dans la cuisine surveiller l’ébullition d’une casserole. Je te donnais une serviette de bain, t’embrassais à nouveau, pensant que ton corps allait être offert à la grande glace qui permettait aux coutumiers de la maison de s’habiller de pied en cap et de se voir dans la totalité de leur densité. Avant que je ne te quitte, tu avais regardé le luminator qui se trouvait dans un autre recoin de la salle de bain. Il dispensait une douche de lumière étincelante, tombant en pluie sur le corps dévêtu, le revêtant d’optimisme pour la journée. Avant d’y pénétrer, il fallait prendre soin de se laver entièrement, puis de se sécher soigneusement sous peine de brûlures graves. Mais lorsqu’on se donnait aux éclats coupants et crus des jets propagés par les milliers de petits trous pratiqués dans la poignée, on oubliait la tiédeur habituelle d’un quotidien insipide pour plonger dans un vide rafraîchissant. Je vis ton regard sur la machine, je vis la brève étincelle d’envie qu’il contenait et te dis que tu pouvais t’en servir, à condition que tu respecte bien les consignes écrites suspendues au dessus de la porte d’entrée en verre opaque.

Tu avais déjà commencé à te déshabiller, relevant ta robe après avoir posé ton pied sur la baignoire. Je te regardais remonter tes mains jusqu’au creux de ta cuisse pour saisir la naissance du bas et l’enrouler autour de ta jambe, lentement, avec application. Et progressivement se dévoilait l’intimité de tes mouvements, de ce qui te permettait de courir et de danser sans souci, tes cuisses fermes et légères, tes genoux fragiles, émouvants, libérés du tissu bouffant du bas de ta tenue, et ton pied, discret, menu et animé. Tu me regardas, sans rien dire, un sourire aux lèvres et me dis :

_ Vas. Je me fais belle pour toi, pour que ton regard soit plus sûr et que tes gestes se libèrent. Je te veux pour moi seule, pure, peut-être pas vierge, mais soumise à mon étonnement devant ton assiduité. Je te veux, présent d’une consistance réelle, comme le pain à table ou la cigarette fumante sur le rebord du cendrier.

01/12/2019

Locédia, éphémère (40)

Effectivement, je logeais provisoirement dans l’appartement familial, libre en ces jours de vacances scolaires. Nous nous y rendîmes en marchant étroitement enlacés, nous racontant les pensées qui nous passaient par la tête, sans y attacher d’importance, concentrés sur ce qui devait se passer par la suite lorsque nous pénétrerions dans le refuge de mon enfance.

Entrée de ton inconstance dans la quiétude de mes sentiments. En ouvrant la porte de l’appartement, je t’ouvrais le fil de mon existence, un monde inconnu de toi, inaccessible directement à moi-même, plein de contradictions, d’épanchement des sens, de questions soulevées et de rationnelles rêveries. Tu découvrais ma personnalité par l’intérieur, hors de mes paroles, en touchant les objets familiers parmi lesquels je vivais. Ta première impression était importante, je l’attendais, suspendu à tes attitudes. Je te fis entrer dans le salon, ce que nous appelions le salon, pièce énigmatique contenant un piano, des fauteuils Empire accompagnés de quelques meubles de la même facture. Tu t’assieds sur le divan et me demande de te jouer quelque chose. Mozart l’ensorceleur… La sonate n°11 dont l’andante grazioso correspondait bien à cette sensation irréelle de te découvrir dans l’intimité de mon existence, comme un charme supplémentaire engendrant un surplus de vie, une aération de l’esprit dans la quotidienneté des jours et une vacuité enrichissante dans la solitude des nuits. Je te regardais parfois, à demi allongée sur le divan, l’œil perdu dans la rêverie suscitée par les notes. A quoi pensais-tu ? Tu m’attiras à toi, avec douceur, me regardant profondément, avec sérieux, comme t’apprêtant à faire un engagement nouveau. Mais peut-on dire que ce regard était amoureux ? Non, il s’agissait plutôt d’une interrogation qui signifiait ta difficulté existentielle à t’abandonner totalement ne serait-ce que quelques heures. Et pourtant les jours que nous avions passé ensemble jusqu’à présent me laissaient espérer ce rapprochement inexprimé. Avec émotion, j’embrassais ta lèvre supérieure, frémissante, légèrement salée des quelques gouttes de transpiration que la musique avait inoculé en toi. Tu me rendis ce baiser, avec retenue, caressant mon visage de tes lèvres entrouvertes, mais sans jamais se rapprocher de la naissance de ma bouche qui pourtant te recherchait.

23/11/2019

Locédia, éphémère (38)

Je me souviens avec émotion du jour où j’ai cru te prendre dans les filets de notre amour. Tu m’avais téléphoné la veille d’une voix claire, différente, sûre de toi. Tu m’avais donné rendez-vous devant un cinésens, me disant ton besoin de me voir. J’avais deviné que ton attitude envers moi changerait ce jour là. Aussi est-ce avec excitation que j’ai attendu le lendemain. Je me souviens du titre du film : L’interprète désœuvrée. Par contre, je n’ai aucun souvenir de l’histoire du film, juste quelques images qui passent devant mes yeux, sans que je sois capable d’en reconstituer la logique. Je te reconnus, silhouette frêle à l’entrée de la salle de spectacle, dans une pose détendue sans être alanguie. Tu semblais parfaitement maitresse de toi, sans réserve, comme libérée de tes soucis quotidiens et du poids de la vie.

_ Bonjour, me dis-tu en me tendant la main. Je la pris entre les deux miennes, avec douceur, ému de ce contact simple, normal, mais annonciateur d’autres effleurements. Du moins était-ce ainsi que je voyais l’avenir. Tu me regardas avec douceur, sans espièglerie, comme délivrée de tes blocages intérieurs.

_ J’avais besoin de toi, de ta voix dans le creux de mon oreille, de ton rire incertain sur mes pitreries, de ta main sur mon épaule, rafraichissante et sereine. Viens, c’est l’heure, allons nous rejoindre en pensée devant l’écran tiède.

Nous entrâmes dans la salle, nous installant au milieu, dans l’obscurité ou plutôt au travers des éclairs de lumière diffusés par le film, émus déjà par une incompréhensible expectative. Tu retiras ton manteau, nous les posâmes sur le siège à côté de toi. Tu t’assis et te penchas vers moi, reposant sereinement ta tête sur mon épaule. Ton parfum m’envahit, capiteux, envoûtant, me pénétrant de toute part, m’ensorcelant de ta présence. C’était la première fois que tu m’accordais cet abandon de ton être, comme une aile de papillon effleurant mon épaule sans toutefois s’y poser. Nous commencions une nouvelle histoire, engagés dans un processus insolite. J’éprouvais un grand vide intérieur, une lente descente au plus profond de moi-même, dans le secret du nœud vital situé sous la gorge. L’air que je respirais devint transparent. Je le sentais s’écouler et envahir mes poumons, les délivrant de leur lourdeur habituelle. Je discernais en moi-même l’enveloppe fragile de mon corps, mince pellicule de matière impalpable, semblable à celle des bulles de chewing-gum que je faisais étant enfant. Au-dedans plus rien que ta présence, ton parfum, ta beauté, ta tendresse et ton abandon miraculeux. Je ne distinguais plus rien au dehors, englouti dans la danse de tes cheveux sur mon épaule, dans la tendresse exprimée sans un mot d’une attitude qui ne t’était pas familière. Toi aussi, tu étais devenue inconsistante. Je ne sentais plus le repos de ton buste contre moi. Nous étions deux enfants redevenus virtuels, en devenir l’un envers l’autre, sans autre futur que notre attirance mutuelle.

19/11/2019

Locédia, éphémère (37)

D'autres fois, je laissais conduire Locédia dans ce ravissement mêlé de crainte que donne l'interdit. J'arrêtais la voiture sur l'accotement caoutchouté et la laissais prendre place au volant. Elle regardait pendant un moment les compteurs et manipulait le levier de vitesse avec indécision. Je lui rappelais les différentes manœuvres à effectuer avant d'appuyer sur le déclencheur de roulement qui nous remettrait sur la chaussée de plastique et nous repartions après quelques douloureux tressaillements du moteur dus à sa maladresse.  Nous étions vite repris par le vertige voluptueux de la vitesse. Locédia... Frémissement de tes lèvres à l'abord d'un virage. Cette attention qu'elle portait au ruban gris se déroulant sous nos roues. Précision de l'enclenchement des vitesses, l'œil au compteur. Mais pourquoi manipuler le levier de vitesse comme s'il s'agissait d'un battoir à œufs ? Je craignais toujours qu'il lui reste dans la main et que nous ne puissions plus nous arrêter, condamnés à rouler sur le ruban grisâtre de la route jusqu'à l'épuisement du carburant. Assis à côte d'elle, j'allumais une cigarette tout en surveillant la route.

Locédia, assise, penchée sur le volant, le cou tendu vers le ruban mobile de la route, les paupières légèrement fermées. Déroulement monotone des lignes discontinues avalées par le capot. Locédia assise, penchée vers moi, les paupières closes, offrant ses lèvres. Abandon de ton corps dévêtu que nous contemplions comme un paysage étrange.

Au début, il lui arrivait d'enclencher une mauvaise vitesse et les voyants rouges clignotaient jusqu'à ce que le dispositif de sécurité nous ramène vers l'accotement. Nous devions attendre plusieurs minutes avant de repartir. Elle s'impatientait et appuyait sans arrêt sur le déclencheur de roulement, mais l'œil électronique devait signaler un interstice entre le flot des voitures pour que nous soyons renvoyés sur la chaussée. Plus tard, quand elle eut pris l'habitude de la voiture et de sa conduite, nous roulions sans heurt, pendant des kilomètres, dans le sifflement du vent sur les ailettes métallisées du stabilisateur de vitesse, écoutant inlassablement la même suite de Bach qui était devenue pour nous un élément indispensable au plaisir de rouler.

15/11/2019

Locédia, éphémère (36)

Las de ces rencontres ébauchées dans la chambre exigüe, nous partions en voiture, sans but précis, avec comme seul plaisir le défilement bourdonnant et monotone des bandes de roulement. Il fallait sortir de Cipar en empruntant les souterrains insonorisés. Nous glissions sur le sol lisse en fibres de plastique qui renvoyait sur la voûte le ronronnement du moteur. En passant au dessous des turbines inhalatrices de son, nous nous taisions, de peur de ne pouvoir saisir nos paroles qui étaient aspirées. Il y avait d'ailleurs des pancartes rouges et lumineuses qui indiquaient les zones de silence. Les conducteurs s'y étaient habitués peu à peu, mais lorsque les turbines furent installées, il était arrivé qu'un chauffeur imprudent qui vitupérait contre un autre, fût arraché de son volant par l'aspiration. La voiture allait s'écraser contre les aspérités caoutchoutées du tunnel, ce qui la rejetait invariablement dans les larges caniveaux récupérateurs de fumée. Souvent les autres occupants de la voiture périssaient asphyxiés avant l'arrivée des agents du soutènement.

Tu parlais. Tu te taisais. Le bourdonnement du silence établissait entre nous un lien que les turbines venaient détendre à intervalle régulier. Glissement silencieux, à peine troublé par le sifflement de l'air sur les ailettes stabilisatrices à demi-sorties en raison de notre faible vitesse. La lueur verdâtre des lampadaires suspendus à la voûte par des câbles d'acier enchevêtrés, envahissait l'intérieur de la voiture d'une indéfinissable couleur fade. Je te regardais noyer tes yeux dans la fumée des caniveaux récupérateurs de fumée. Tu te tournais vers moi en relevant le menton, les sourcils légèrement haussés, puis replongeais ton regard dans la fumée ou sur les flancs caoutchoutés et granuleux du tunnel.

Nous sortions des souterrains en pleine campagne, entourés de verdure, roulant à travers la forêt de lampadaires chevelus qui s'éclaircissaient à mesure que nous quittions les grands axes. Un jour nous nous sommes perdus dans l'enchevêtrement incroyable des routes, les panneaux lumineux étant tombés en panne. Nous errions dans cet univers désertique de plastique et de fer où se reflétaient les lueurs de la lune. Comme nous n'en avions qu'une paire et qu'elle avait peur de cette conduite dans l'obscurité, elle s'était emparée des lunettes de conduite et me guidait le long des arbres à lampadaire que la route contournait et enlaçait en bras incurvés. Glissant à petite allure dans la nuit, nous entendions le sifflement désagréable de l'air rejeté par les troncs. Je me souviens de la lueur de nos deux cigarettes dans l'épaisseur de la nuit. Elle posait sa main sur mon bras et je savais que je devais ralentir et tourner du côté où elle exerçait sa pression.

11/11/2019

Locédia, éphémère (35)

_ Moi, je veux connaître chaque jour le bonheur. Personne ne m'en empêchera, pas même toi, disait-elle d'une voix de petite fille gâtée pour qui chaque exigence nouvelle devenait réalité. Elle parlait posément, comme si elle avait beaucoup réfléchi pour énoncer ce lieu commun. Elle regardait ses mains qui jouaient avec les miennes de même que l'enfant joue avec la craie lorsqu'il passa au tableau pour exposer une leçon devant ses camarades. Ses yeux m'étonnaient souvent par la multitude de leurs expressions. Ils semblaient contenir plusieurs individualités. Ils erraient de ses mains aux miennes, remontant sur mon bras pour s’arrêter à la naissance du cou ou un peu plus haut derrière l'oreille, à l'endroit où les cheveux commencent à se lover en spirales. Ils se concentraient ensuite sur mon regard, un peu plus éveillés, un peu plus tendres aussi.

Pourquoi parler d'une chose qui n'existe pas. « Connais-tu des gens qui s'aperçoivent de leur bonheur ? Ils le rêvent dans leur vie passée, comme le présent qu'on ne peut vivre parce qu'il est déjà du passé, » lui répondais-je. J'étais agacé par cette recherche enfantine du bonheur qu'elle n'avait cessé de poursuivre jusqu'au jour où, bien après cette conversation, elle avait découvert les jardins aux fleurs de lèvres et l'employé débonnaire qui l'avait initiée. Il est possible que ce soit cette découverte qui créa par interposition l’événement que nous avions fini par attendre, imprévisible, inconnu, révélé à la dernière minute, indescriptible. Sans doute n'a-t-elle pu trouver d'autres raisons d'exister une fois sa découverte exploitée et ternie par le temps.

_ Dieu que tu es triste, que l'humanité est triste. J'en ai assez de côtoyer des pleurants et de les soigner comme les plantes grises. Je me demande ce qu'ils foutent tous sur terre. Ils feraient mieux de la quitter tout de suite.

_ Qui ils ?

_ Tout le monde. Tous les gens sont tristes. Moi aussi, constatait-elle avec un petit mouvement de dégout envers elle. Elle réfléchissait : je suis triste aussi, mais ce n'est pas la même tristesse, pas le même désespoir. J'ai trouvé avec toi une parcelle de bonheur et je ne veux pas la perdre. Les gens me rendent heureuse en participant à mes jeux. Quand je m'ennuierai avec toi, je m'en irai.

_ Et je deviendrai un cadavre que tu viendras contempler pour jouir de ton bonheur. Les mains jointent sur la poitrine, je serai jaune et vert, ma barbe aura poussé et tu te diras : « je suis heureuse. »

_ Tu n'as pas de barbe, constatait-elle en souriant.

_ Évidemment, je me rase tous les matins. Tu ne te rases pas, toi ?

_ Si, tous les jours, entre les seins.

Et elle éclatait de rire en me prennant la main ou en posant la sienne sur un de mes genoux. Elle riait longtemps, très longtemps, avant de redevenir instantanément sérieuse. Elle était persuadée, avec une de ces intuitions féminines que nous ne possédons pas, que ces instants ne dureraient pas, que nos rencontres étaient éphémères. Je sentais qu'elle avait peur de me perdre. Elle savait que cela arriverait un jour ou l'autre. Elle me regardait tristement, la main posée sur mon genou et fermait les yeux en levant son visage vers moi. Et je ne pouvais que l'embrasser lentement, les yeux ouverts, comme on embrasse une déesse de bronze.

_ Salaud ! Tu profites de ce que j'ai les yeux fermés pour m'embrasser. Tu ne penses qu'à cela, me tripoter. Tu ne m'aimes pas.

07/11/2019

Locédia, éphémère (34)

Un seul employé, étranger au pays, s'occupait de la machine à distiller le bonheur, une petite machine chaudière chauffée au charbon de bois et entourée de tuyauteries en colimaçon où se formaient de fines gouttelettes de parfum. Il habitait une petite maison envahie de lierres au fond de l'un des jardins et ne sortait que le soir pour s'assoir paisiblement sur le pas de la porte. La salle de la chaudière était formée de grandes baies vitrées et dépolies qui permettaient un éclairage permanent des différents cadrans de pression et de pourcentage d'acide. Les pupitres de commande en occupaient la majeure partie. La chaudière était reléguée sous une sorte d'auvent destiné à aspirer les effluves dangereuses. Les études prolongées des plus grands "psychochimistes", restées secrètes, étaient à l'origine du parfum d'amour. Ils avaient remarqué et isolé chez les autres vivants inférieurs cette drogue parfumée que distille la femelle au moment des amours en butinant de longues fleurs de lèvres. Elles poussaient en buissons sauvages aux feuilles irritantes. Ceux, qui parvenaient à en cueillir la fleur et à en respirer le parfum tenace étaient pris d’un vertige incomparable. Le célèbre Andropire, à qui un monument est dédié dans un autre coin du jardin et dont l'inauguration donna lieu à des réjouissances enivrantes, eut un jour l'idée, en distillant une betterave pour sa ration quotidienne de sucre, de distiller le fruit gluant de la plante pour en faire une eau au goût fade, mais aux effets concluants. D'autres chercheurs transformèrent 1'eau en parfum. Depuis ce temps-là, l'activité du pays tourne autour de la fleur de lèvres : plantation, culture, distillerie, parfumerie, étude d'hybrides à autres effets.

Cet employé, dont Locédia avait fait connaissance par la suite, était le maitre débonnaire du pays, craint et respecté par tous. Il n'utilisait qu'une seule sanction envers les fautes commises contre la morale sévère du pays : priver le fautif de sa dose quotidienne de drogue. Les heures atroces que passent l'esprit et le corps dans l'attente du bonheur suffisaient pour que la faute ne se renouvelle pas. Quelques vieux malins, vicieux ou misanthropes, recherchaient cependant la punition peur mieux profiter du bonheur après une attente prolongée. Ils constituaient une caste exceptionnelle qui n'arrivait à ces considérations sur l'absorption du bonheur qu'après une lente et difficile réflexion dans ces jardins les plus sobres et les plus enchanteurs que nous ayons pu voir. La forme galbée et arrondie de chaque arbre à femmes, le geste gracieux de leurs branches étaient exceptionnels. Un arbre mort aux membres décharnés coupait parfois l'harmonie de la végétation. Jardins enchanteurs, mais dangereux puisque chaque arbre possédait un pouvoir de préhension sur les promeneurs qui, cela arrivait peu après l'absorption de la drogue, se jetaient dans les bras tentaculaires des arbres à femmes. Le gardien du square les délivrait en coupant quelques branches. S’il tardait trop, le malheureux promeneur disparaissait dans un fouillis inextricable de pieds et de mains. Cette subite disparition ne troublait en aucun cas la béatitude du reste de la population affairée à humer les relents de parfum d'amour poussés par le vent. Drôles de gens que ces habitants marchant le nez au vent.

 

29/10/2019

Locédia, éphémère (32)

J'ignore combien de temps dura cette trajectoire vers ton retour, vers le vide de tes bras ouverts. A la sortie, je fus ébloui par la présence du soleil qui tombait en oblique sur le trottoir. J'étais émerveillé par la réalité de la ville qui m’avait semblé un moment n'exister que dans l'imagination de la foule enfouie dans des couloirs sans fin. Quelques minutes à l'intérieur du sol, à l'intérieur d'une machine sans communication avec la véritable nature de la surface terrestre, qu'elle soit vierge ou entièrement corrigée par la main des bâtisseurs, donne l'illusion des souffrances de l'éternité. Le temps se fige par une glaciation soudaine, un grippage inattendu de toutes les horloges ainsi que des planètes sur lesquelles se règlent celles-ci. J'aurais pu te revoir, Locédia, mais je me suis figé dans une cage capitonnée. J'allais te revoir, frôler tes cheveux, baiser longuement tes mains, caresser ton visage et l'élever entre mes paumes comme une offrande vers le ciel. Tu te laisserais immoler, esclave, reine, parée de ta beauté. Tu me demanderais d'une voix d'enfant : « Est-ce que tu m'aimes ? »

Je t'aime et je monte vers toi dans la rue éblouissante, silencieuse. La ville n'avait qu'une rue. Elle n'avait plus qu'une maison et je me pénétrais de la fraicheur de l'entrée. La lourde porte se refermait d'elle-même. La même lueur diffuse était propagée des lucarnes bancales vars la cage d'escalier qui répandait la même odeur de cire et de vieux cuir. Les marches avaient dû être allongées depuis ma dernière visite. Peut-être la maison avait-elle grandie ? J'aurais dû regarder au dehors si la longueur de son ombre atteignait encore le crâne lisse des bustes de carton bouilli dont le chapelier se servait pour exposer ses casquettes sur le trottoir d'en face. Peut-être était-elle montée à hauteur du premier étage, au dessus de l'enseigne, jusqu'à cette fenêtre où nous avions vu une femme dévêtue injurier les passants, quelques vieillards et enfants qui se rendaient au jardin ? Peut-être aussi m'étais-je rapetissé en traversant les couloirs étouffants du métropolitain ? Fort heureusement le tapis rouge m'empêchait de glisser et je m'aidais de la rampe de fer forgé, bien que l'inclinaison des escaliers au milieu de la cage fût impressionnante. A la fin de chaque étage, au niveau d'un palier, je devais me tirer vers l'autre côté des marches, celui qui était contre la cloison, car leur étirement s'accentuait pour rejoindre le chemin perdu avant de retrouver l'horizontalité.

25/10/2019

Locédia, éphémère (31)

Une de ces affiches représentait une femme aux dents écarlates tenant à la main une brosse à dents. Elle s'écriait en lettres noires : « Ne vous brossez pas les dents avec n'importe quoi ! » A la suite de ces mots, on pouvait voir une brosse à dents électrique vibrante revêtue de ses pare-gencives. Pourquoi cette affiche anodine me fit penser à toi, Locédia ? Ce n'était ni la brosse à dents en elle-même, ni la couleur des cheveux de la femme, ni ses yeux d'ampoules noircies. Perdu dans la contemplation de cette femme au sourire carmin, arrivé au niveau du transporteur et bousculé par les enfants qui se pressaient pour monter les premiers, je redescendais déjà de l'autre côté de la station sans avoir pu monter dans la boite capitonnée, quand je découvris la raison de cette réminiscence bizarre ? Un soir, tu t'étais lavée longuement les dents et tu m'avais regardé en tenant en l'air ta brosse à dents, du même geste que la femme sur l'affiche.

_ N'est-ce pas que je suis belle ? Aimes-tu mes dents ?

_ Tu as les dents d'un jeune chien, lui lançais-je en riant.

_ Pourquoi ? Non, j'ai les dents d'un enfant.

Tu semblais vexée de cette réponse que j'avais faite en pensant à autre chose, absorbé par la contemplation du vent sur la chevelure feuillue des arbres municipaux.

_ Et tu es une enfant qui a vingt ans, remarquais-je. Ou sans doute es-tu une femme de quarante ans ou encore une grand-mère qui a quatre-vingt ans et les dents d'une enfant. Quand tu avais les cheveux gris, je te baisais la main. J'embrasse, Madame, la dentition de votre descendance.

Tu riais de ma folie, les dents rayées de tes cheveux que nous mêlions à nos jeux, ces cheveux que tu avais voulu teindre le jour où je t'avais dit que tu n'aurais les dents blanches que lorsque ceux-ci auront vieilli.

Je m'étais perdu dans la foule descendante. Comme les particules d'un fleuve déchainé, j'étais repoussé par la masse des autres contre une berge, comprimé entre deux racines, ralenti par le frottement familier de l'écorce et ramené ensuite par les lois de la gravité vers le milieu des flots. Je dus traverser d'interminables couloirs sonores, monter des escaliers tortueux, choisir une route dans ce labyrinthe, redescendre des marches rugueuses et attendre une place dans la file ininterrompue du tapis roulant. Je te revis à nouveau, verte, lumineuse, réclame impitoyablement humaine.

21/10/2019

Locédia, éphémère (30)

Le temps passait. Pourquoi cette flânerie esquissée ? Je m'obligeais à une quiétude apparente et m'interdisais de me hâter vers l'entrée du métropolitain. A son abord, les passants se faisaient plus denses. Je fus happé par une sorte de fleuve en furie. Les corps rembourrés des hommes et des femmes, projetés à droite et à gauche, semblaient attirés par une force invisible. Tantôt avalé, tantôt rejeté, je m'étais tant bien que mal trainé devant une cage de verre où évoluaient d'insolites monstres : des femmes tronçonnées dont le corps coupé à hauteur du nombril ou à la base de la boursouflure des seins, reposaient sur le comptoir comme un buste sur la cheminée d'un salon empire. Poussé par la foule, je défilais devant la cage de verre où une de ces femmes, d'un geste précis et sévère, avala de sa main ouverte les pièces que j'avais jetées tandis qu'un billet sortait de la gueule béante du comptoir argenté et froid. Le fleuve furieux des corps m'entrainait irrésistiblement. J'eus à peine le temps de voir le sens que je voulais prendre sur l'écran lumineux suivi d'une longue flèche aux formes tourmentées. Depuis la découverte de nouvelles lois relatives à l'orientation des corps dans l'espace, le mot direction avait été interdit par la Société des Sciences qui considérait comme anormale cette appellation du lieu où un individu est en instance de se rendre. Je me souviens encore du décret lu à la Voix Officielle et des transformations que cela avait entrainées dans la vie urbaine.

« La Société des Sciences et de ses Applications Morales décrète officiellement qu'à partir de ce jour, en vertu des récentes découvertes concernant la gestion des mouvements des corps dans l'espace métropolitain, il est interdit d'employer le vocable direction à propos des mouvements possibles du corps humain dus à l'aspiration spatiale du moment. En conséquence, seront punis d'une peine équivalente à un mois d'inaction forcée les contrevenants usant de ce vocable impropre. L'application de ce décret est confiée aux agents techniques de la Société des Sciences et des Applications Morales en relation avec la Police de la municipalité ciparsienne. »

Ce décret avait fait beaucoup de bruit, mais le bon sens des gens avait convenu qu'une direction ne pouvait avoir de sens, alors que deux sens pouvaient avoir une même direction.

On avait également découvert il y a plusieurs années que la principale perte de temps durant le trajet était due aux arrêts obligatoires à chaque station. Il fut décidé d'abolir ces arrêts. Comme il était néanmoins indispensable pour la bonne marche de l'entreprise que les clients montent dans le transporteur, celle-ci avait inauguré un système de tapis roulants progressifs, à étages accélérateurs pour être plus exact, qui permettait de monter dans le transporteur ralenti légèrement à l'abord de la station. A la suite de plusieurs essais, les ingénieurs s'étaient aperçus que les cobayes employés pour l'expérimentation, qu'on avait pris parmi les condamnés au peloton de cobayes, perdaient l'équilibre en raison de l'impression d'accélération qu'ils subissaient. Une étude approfondie révéla que le phénomène était psychique et dû uniquement au fait de voir défiler les murs à une vitesse toujours plus grande. Ils eurent alors recours à un trompe-l’œil utilisé jusque là dans les affiches et consistant à créer des bandes lumineuses mobiles sur un fond d'ampoules électriques. En faisant concorder la vitesse des bandes successives avec celle du tapis, ils annulèrent l'impression d'accélération puisque l'ensemble restait fixe par rapport au sujet transporté. Depuis, le système lumineux s'était perfectionné et il avait été possible de créer de véritables affiches.

16/10/2019

Locédia (29)

On avait recouvert le cours du fleuve le jour où la municipalité, devant la surpopulation des cimetières, avait décidé d'immerger les corps des moins riches. Le problème de la planification des cimetières l'avait longtemps préoccupée. Il devenait plus coûteux de loger les morts que d'entasser les vivants. Cependant les vivants se contentaient plus facilement que les morts ; ces derniers ont le grand désavantage de ne pouvoir se déplacer sans installations spéciales et onéreuses. On avait pensé à plusieurs étages souterrains, sortes de catacombes, mais les tentatives d'enfoncement des corps par forage échouèrent en raison de la dureté du sol. Un architecte avait alors suggéré d'immenses buildings à air conditionné munis de salles de repos pour les visiteurs, de salles de jeu pour les désœuvrés et d'un système spécial de surveillance des enfants avec œil électronique. Mais les habitants, après un référendum, avaient protesté contre l'édification d'un édifice de couleur noire et surtout contre les hublots des tombes, ouverts sur la ville. Ils s'étaient finalement contentés d'une solution intermédiaire, d'une conception agréable à l'œil et qui ne choquait pas l’idée conventionnelle qu'ils avaient des cimetières. Malheureusement la solution était insuffisante. Les morts qui déjà de leur vivant ne pouvaient se payer un toit, devaient se contenter d'être immergés, accrochés à une pierre tombale où leur nom était gravé. Le cimetière fluvial comme l'appelait avec un petit air de dégout la société établie de la ville, avait élu domicile en amont des faubourgs. Constitué d'une sorte de jetée avançant dans le cours du fleuve, il était décoré les jours d'enterrement de mâts sur lesquels flottaient des pavillons noirs. A l'entrée, un employé des pompes fluviales percevait quelques sous de ceux qui désiraient assister à l'immersion. Des difficultés commerciales avaient empêché son installation en aval, malgré les recommandations des experts de l'hygiène municipale. Le comité des mariniers avait décidé une grève illimitée si le projet aval était voté. Depuis nous nous promenons tranquillement sur les morts, l'âme en paix, approuvant la bienheureuse gestion des affaires de la ville. Parfois, la nuit, par temps clair, lorsque les gens sont enfermés dans leur appartement, on entend le roulement d'une pierre tombale poussée par le courant. On peut voir à la surface de l'eau quelques bulles irisées indiquant la présence des corps.