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11/11/2019

Locédia, éphémère (35)

_ Moi, je veux connaître chaque jour le bonheur. Personne ne m'en empêchera, pas même toi, disait-elle d'une voix de petite fille gâtée pour qui chaque exigence nouvelle devenait réalité. Elle parlait posément, comme si elle avait beaucoup réfléchi pour énoncer ce lieu commun. Elle regardait ses mains qui jouaient avec les miennes de même que l'enfant joue avec la craie lorsqu'il passa au tableau pour exposer une leçon devant ses camarades. Ses yeux m'étonnaient souvent par la multitude de leurs expressions. Ils semblaient contenir plusieurs individualités. Ils erraient de ses mains aux miennes, remontant sur mon bras pour s’arrêter à la naissance du cou ou un peu plus haut derrière l'oreille, à l'endroit où les cheveux commencent à se lover en spirales. Ils se concentraient ensuite sur mon regard, un peu plus éveillés, un peu plus tendres aussi.

Pourquoi parler d'une chose qui n'existe pas. « Connais-tu des gens qui s'aperçoivent de leur bonheur ? Ils le rêvent dans leur vie passée, comme le présent qu'on ne peut vivre parce qu'il est déjà du passé, » lui répondais-je. J'étais agacé par cette recherche enfantine du bonheur qu'elle n'avait cessé de poursuivre jusqu'au jour où, bien après cette conversation, elle avait découvert les jardins aux fleurs de lèvres et l'employé débonnaire qui l'avait initiée. Il est possible que ce soit cette découverte qui créa par interposition l’événement que nous avions fini par attendre, imprévisible, inconnu, révélé à la dernière minute, indescriptible. Sans doute n'a-t-elle pu trouver d'autres raisons d'exister une fois sa découverte exploitée et ternie par le temps.

_ Dieu que tu es triste, que l'humanité est triste. J'en ai assez de côtoyer des pleurants et de les soigner comme les plantes grises. Je me demande ce qu'ils foutent tous sur terre. Ils feraient mieux de la quitter tout de suite.

_ Qui ils ?

_ Tout le monde. Tous les gens sont tristes. Moi aussi, constatait-elle avec un petit mouvement de dégout envers elle. Elle réfléchissait : je suis triste aussi, mais ce n'est pas la même tristesse, pas le même désespoir. J'ai trouvé avec toi une parcelle de bonheur et je ne veux pas la perdre. Les gens me rendent heureuse en participant à mes jeux. Quand je m'ennuierai avec toi, je m'en irai.

_ Et je deviendrai un cadavre que tu viendras contempler pour jouir de ton bonheur. Les mains jointent sur la poitrine, je serai jaune et vert, ma barbe aura poussé et tu te diras : « je suis heureuse. »

_ Tu n'as pas de barbe, constatait-elle en souriant.

_ Évidemment, je me rase tous les matins. Tu ne te rases pas, toi ?

_ Si, tous les jours, entre les seins.

Et elle éclatait de rire en me prennant la main ou en posant la sienne sur un de mes genoux. Elle riait longtemps, très longtemps, avant de redevenir instantanément sérieuse. Elle était persuadée, avec une de ces intuitions féminines que nous ne possédons pas, que ces instants ne dureraient pas, que nos rencontres étaient éphémères. Je sentais qu'elle avait peur de me perdre. Elle savait que cela arriverait un jour ou l'autre. Elle me regardait tristement, la main posée sur mon genou et fermait les yeux en levant son visage vers moi. Et je ne pouvais que l'embrasser lentement, les yeux ouverts, comme on embrasse une déesse de bronze.

_ Salaud ! Tu profites de ce que j'ai les yeux fermés pour m'embrasser. Tu ne penses qu'à cela, me tripoter. Tu ne m'aimes pas.

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