Locédia, éphémère (37) (19/11/2019)
D'autres fois, je laissais conduire Locédia dans ce ravissement mêlé de crainte que donne l'interdit. J'arrêtais la voiture sur l'accotement caoutchouté et la laissais prendre place au volant. Elle regardait pendant un moment les compteurs et manipulait le levier de vitesse avec indécision. Je lui rappelais les différentes manœuvres à effectuer avant d'appuyer sur le déclencheur de roulement qui nous remettrait sur la chaussée de plastique et nous repartions après quelques douloureux tressaillements du moteur dus à sa maladresse. Nous étions vite repris par le vertige voluptueux de la vitesse. Locédia... Frémissement de tes lèvres à l'abord d'un virage. Cette attention qu'elle portait au ruban gris se déroulant sous nos roues. Précision de l'enclenchement des vitesses, l'œil au compteur. Mais pourquoi manipuler le levier de vitesse comme s'il s'agissait d'un battoir à œufs ? Je craignais toujours qu'il lui reste dans la main et que nous ne puissions plus nous arrêter, condamnés à rouler sur le ruban grisâtre de la route jusqu'à l'épuisement du carburant. Assis à côte d'elle, j'allumais une cigarette tout en surveillant la route.
Locédia, assise, penchée sur le volant, le cou tendu vers le ruban mobile de la route, les paupières légèrement fermées. Déroulement monotone des lignes discontinues avalées par le capot. Locédia assise, penchée vers moi, les paupières closes, offrant ses lèvres. Abandon de ton corps dévêtu que nous contemplions comme un paysage étrange.
Au début, il lui arrivait d'enclencher une mauvaise vitesse et les voyants rouges clignotaient jusqu'à ce que le dispositif de sécurité nous ramène vers l'accotement. Nous devions attendre plusieurs minutes avant de repartir. Elle s'impatientait et appuyait sans arrêt sur le déclencheur de roulement, mais l'œil électronique devait signaler un interstice entre le flot des voitures pour que nous soyons renvoyés sur la chaussée. Plus tard, quand elle eut pris l'habitude de la voiture et de sa conduite, nous roulions sans heurt, pendant des kilomètres, dans le sifflement du vent sur les ailettes métallisées du stabilisateur de vitesse, écoutant inlassablement la même suite de Bach qui était devenue pour nous un élément indispensable au plaisir de rouler.
07:41 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, roman, amour, recherche de soi | Imprimer