Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/08/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (34)

Pour lui, la première des choses était de se renseigner sur l’homme qui prétendait vouloir se marier avec une de ses filles. Il se souvint alors du soldat qui l’avait entretenu lors de la première rencontre avec l’homme. Il avait l’air intelligent et il connaissait bien son sujet. Arrivé au poste de commandement de la compagnie, il fit appeler l’adjudant major avant de faire venir le soldat.

– Major, puis-je compter sur l’officier chilien qui sert maintenant dans vos rangs et qui a décrit le premier l’homme qui a bouleversé le village hier ? Est-il fiable ?

– Je le pense, mon Capitaine, il a tout à perdre de repasser dans le camp chilien qui exécute systématiquement les déserteurs. De plus, il a l’air de vous apprécier.

– Pensez-vous que je puisse lui confier une mission de renseignement sur l’homme ?

– Oui, mais saura-t-il la mener ? S’il se fait prendre, c’est la mort pour lui.

– Nous n’avons pas le choix. Il faut savoir ce que les Chiliens manigancent. Et il connaît bien les habitudes de ses pairs. Trouvez-lui une identité chilienne et un déguisement. Faites-le venir, que je lui explique ce que j’attends de lui.

 Quels minutes plus tard, le soldat, qui se prénommait Juan Baltazar, entra dans la pièce, salua et attendit. Le Capitaine lui demanda s’il était prêt à faire une mission de renseignement au profit de la garnison.

– Si c’est cela ou la mort, oui, bien sûr. Je vous ai dit que je tiens à la vie. Mais si vous me le demandez comme un geste personnel, je vous répondrais que non. Je tiens trop à l’existence pour la risquer sans raison très précise.

– Merci de votre franchise. Comme cette mission peut sauver la garnison, c’est effectivement cela ou la mort. Vous connaissez la règle.

– Oui, je suis à votre disposition.

– Je veux que vous m’appreniez le maximum de choses sur cet homme qui nous nargue sans cesse. Sa prestation d’hier fut un comble qui m’atteint personnellement. Ce marché est infamant et je veux trouver le moyen de le déjouer. J’ai pour cela besoin de renseignements que vous seul pouvez m’obtenir. Qui est-il ? Que veut-il réellement ? Quelle est sa part de liberté dans le jeu qui nous est imposé ? A-t-il inventé seul ce stratagème ou lui fut-il prescrit ? Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est sa part d’initiative dans le manège qu’il mène. Lui dicte-t-on son attitude ou agit-il sans contrainte hormis celle de jouer le rôle d’un ardent patriote ?

02/08/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (33)

A la surprise d’Alexandro et d’Emma, les trois, en levant la main en même temps, annoncèrent aussitôt qu’elles étaient prêtes à se marier avec lui.

– Mais, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Mais Maman, il est beau ! dit Ernestina d’une voix extasiée.

– Oui, il nous regarde avec un tel air de certitude et de douceur ! dit la dernière Libertad, pourtant encore très jeune pour penser à de telle chose.

– Et il est drôle. Il n’est pas comme tous les jeunes hommes qui se cherchent. Il sait ce qu'il veut ! dit enfin l’ainée qui donnait ainsi la clé de leur engouement.

Les deux époux se regardèrent avec un sourire :

– Au moins vous nous simplifiez la tâche. Et le père serra contre lui la plus jeune, ému à la fois par la spontanéité de ses filles, leurs impulsions et leur méconnaissance de la vie.

– Toi aussi Libertad, tu te vois au Chili, dans un pays inconnu, avec un homme que tu ne connais pas, et, qui plus est, est soldat, peut-être même pas officier ?

– Il n’est surement pas officier de carrière. Il doit plutôt être artiste pour mettre en scène une telle histoire si bien tournée et qui vous laisse pantelante et sans réponse.

– Tu as raison, mais vois-tu, le problème n’est pas si simple. Je ne peux faillir à la mission que j’ai reçue, défendre le village et ses habitants et faire en sorte qu’il reste bolivien. Même si nous acceptions ce mariage avec l’une d’entre vous, je ne serai plus digne de me montrer devant vous et votre mère. La mission est sacrée pour un soldat et plus encore pour le chef d’un détachement comme le nôtre. Je ne peux accepter que mes hommes soient faits prisonniers sans combattre et eux-mêmes ne l’accepteront pas. Mais, je l’avoue, je ne peux non plus admettre que je vais laisser les habitants de ce village, qui n’ont rien à voir avec la politique d’accès à la mer, mourir sous les coups des Chiliens. Mes hommes sont prêts à se battre et à mourir s’il le faut, mais les villageois sont piégés de manière odieuse par cette histoire. Je ne peux l’admettre. Et pourtant, je ne vois pas d’autre alternative pour l’instant. Votre mère non plus.

– Sans même savoir qui d’entre nous sera la femme de cet homme désirable, nous sommes prêtes à vous aider à trouver une solution qui satisfasse tout le monde, dit l’ainée Abigail. Nous avons huit jours pour cela.

– Oui, et ce n’est pas de trop, dit Alexandro. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il fera son possible pour qu’aucune de ses filles ne se marie avec l’individu. Ce n’était pas une manière de demander, sans même savoir laquelle il voulait, la main d’une demoiselle sans même la connaître.

 

29/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (32)

Le lendemain, après une nuit de rêve, de cauchemars, de cris voilés, ils se réveillèrent et purent commencer à parler. Ce fut un véritable déchaînement. Il y eut d’abord l’indignation : quel marché scandaleux ! Puis la colère : Ces Chiliens sont bien tous les mêmes ! Puis l’accusation : pourquoi nous ? Que leur avons-nous fait ? Puis la pitié : nos pauvres filles, quel choc ! Enfin l’impuissance : qu’allons-nous faire ? Nous n’en avons aucune idée ! Il fallait néanmoins parler aux filles et connaître leurs sentiments. Aussi le capitaine et son épouse, après le petit déjeuner, leur demanda de rester et de les écouter. Emma laissa parler Alexandro :

– Mes enfants, nous ne voulons que votre bien et ne seront jamais prêts à céder à un chantage dans lequel vous seriez partie prenante. Mais aujourd’hui il s’agit d’un véritable cas de conscience que,  pour l’instant, nous ne savons pas, comment aborder. Alors je vais vous rappeler ce qu’a dit l’homme pour voir si nous avons tous compris la même chose. Il nous a laissé huit jours pour décider. Soit l’une de vous trois accepte de se marier avec lui, et dans ce cas, le village ne sera pas pillé ni ses habitants passés au fil de l’épée. Soit, en cas de refus, le lendemain les Chiliens donnent l’assaut et tueront tous ceux qui s’y trouvent. Bien sûr nous pourrions tenter de résister, mais je suis certain qu’aucun d’entre nous n’en sortira vivant, vu leur nombre. J’avoue que je ne sais ce qui se passe dans la tête de nos ennemis, mais le marché est ainsi fait et vous êtes particulièrement concernées, allez savoir pourquoi. Vous êtes bien sûr entièrement libres de refuser ce marché immonde et ni votre mère ni moi ne vous en voudront. L’une d’entre vous est également libre d’accepter, en toute connaissance de cause. Mais j’y mets une condition : que ce ne soit pas pour sauver le village, mais parce que vous avez suffisamment réfléchi à ce qui vous attend et que vous acceptez cet homme parce que vous sentez que peut-être vous pourriez avoir plus que de l’amitié pour lui. Ceci étant dit, et je ne vous demande pas de réponse immédiate, l’une d’entre vous, veut-elle se marier avec cet homme ?

25/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (31)

En réalité, ils étaient effroyablement inquiets. Sans même en avoir encore parlé, aucun des deux ne voyait ce qu’ils pourraient faire pour contrer cette machination. Emma s’alarmait pour ses filles qui n’avaient pas vraiment semblé comprendre l’enjeu de ce qu’avait avancé le chilien. Elles partageaient un certain sentiment pour cet homme qui les troublait, voire les envoûtait. Mais de là à se jeter dans ses bras sans réfléchir, elle n’y croyait pas. En réalité, elle se refusait à croire qu’une de ses filles était prête à quitter le cocon familial pour une aventure, car ce ne pouvait être autre chose, avec un homme qu’elle n’avait jamais vu il y a encore huit jours et qu’elles ne connaissaient nullement de vive voix. Emma n’envisageait pas un instant ce projet d’un mariage qui lui paraissait un cauchemar heureusement irréalisable. Elle n’envisageait pas non plus l’autre possibilité, à savoir le passage au fil de l’épée des habitants du village. Un cauchemar encore plus difficile à concevoir. Et pourtant, entre ces deux possibilités, le blanc, le vide, le désespoir. Quant au capitaine, il était plus inquiet encore, car il portait la responsabilité de la défense du village et ne pouvait concevoir un instant de l’abandonner, de la même manière qu’il ne pouvait examiner avec sérieux un mariage tel que le concevait les Chiliens. Quelle solution lui restait-il ? Certes, il pouvait estimer les chances de la garnison d’assumer sa défense seule. Il était prêt à se battre jusqu’au bout et à mourir pour protéger sa famille et les villageois. Mais, cela suffirait-il ? Il lui semblait bien que non. Il pouvait également tenter une sortie avec l’ensemble de la garnison pour chercher du secours, laissant les villageois ouvrir les portes et accueillir les Chiliens en leur offrant ce qu’ils possédaient. Mais il n’était pas sûr que ceux-ci leur laisseraient la vie sauve. Il avait du mal à approfondir un tel plan, en raison de ce que sa femme et ses filles deviendraient si les Chiliens entraient dans la place. L’homme avait bien dit qu’il s’agissait d’un marché. Il était évident que si la partie bolivienne contrevenait à une des règles du marché ce serait un massacre. Cependant, l’homme avait également énoncé, en premier lieu, que les troupes chiliennes passeraient au fil de l’épée tous ceux qui s’opposeraient à leur assaut. Peut-être accepteraient-ils que les villageois leur ouvrent les portes sans opposition ? Mais pouvait-il courir le risque d’une mauvaise interprétation du marché ? Et, dans tous les cas, il aurait failli à sa mission : tenir la place forte de San Pedro qui appartiendrait alors aux Chiliens. Il avait beau essayer depuis le moment où l’homme avait énoncé son marché, de trouver une solution, il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire. Alexandro et Emma se couchèrent sans avoir prononcé un seul mot, se tenant fortement serrés dans les bras de l’autre, s’embrassant sur la bouche pour éviter d’avoir à se parler, essuyant de leurs lèvres les larmes qui coulaient de leurs yeux.

20/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (30)

– Je vous propose un marché. Le capitaine Barruez, en charge de la défense de votre village, possède trois filles, toutes jolies et bien faites. Qu’il nous en offre une, celle qui le désire, pour convoler avec moi ! Aucun coup de feu ne sera échangé, les habitants auront tous la vie sauve, la garnison sera faite prisonnière et l’hospitalité est offerte à la famille du capitaine par le Chili. Vous avez une semaine pour vous décider. Je reviendrai dans huit jours exactement et vous devrez me donner une réponse. Cette proposition ne peut se discuter. Elle est à prendre ou à laisser !

Là-dessus, l’homme regarda en direction des trois jeunes filles, leur sourit aimablement, salua et repartit paisiblement. Une des sentinelles le tenait en joue, mais le capitaine leva la main pour lui faire comprendre qu’il ne devait pas tirer. Ses filles n’avaient pas réagi au discours Elles ne semblaient pas l’entendre ou ne comprenaient pas que le marché parlait bien d’elles. Mais la convergence des regards des personnes présentes les troubla. Elles rougirent légèrement, puis regardèrent leur père, semblant l’interroger sur l’attitude à prendre. Celui-ci, d’un geste discret, fit signe à sa femme qu’il était temps de partir avant que les conversations, voire les interrogations, ne commencent à fuser. La famille quitta la porte sous les regards interrogatifs de la population sans que celle-ci, cependant, n’ose poser une question. Et pourtant, les interrogations ne manquaient pas. Pourquoi la famille du capitaine était-elle visée ? Que comptait faire le capitaine ? Pourrait-il imposer quelque chose à ses filles ? Ne va-t-il pas entrer en conflit avec sa femme ? Comment se sortir de ce conflit digne des tragédies grecques sans y laisser des plumes ? D’ailleurs, très vite après leur départ, ces questions devinrent le sujet de conversation de toute l’assemblée près de la porte du village. Aucun n’avait une idée de ce qui allait se passer, mais tous avaient quelque chose à dire. Les villageois rentrèrent plus tard que d’habitude chez eux, emplis de curiosité.

Le retour à la maison du capitaine se fit sans difficulté, les filles papotant entre elles, les parents devisant de choses et d’autres sans une seule fois évoquer ce qu’avait dit le chilien. Ils leur dirent bonsoir, peut-être en les serrant un peu plus cette fois-ci. Puis ils se retirèrent dans leur chambre.

16/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (29)

Quelques jours plus tard, peut-être une dizaine, l’homme revint. Le repas du soir était achevé, les villageois étaient sortis prendre l’air toujours chargé de moiteur, en attendant qu’il se rafraîchisse avec la tombée de la nuit. De longues trainées de nuages barraient l’horizon laissant l’impression d’un jour inachevé. La famille du capitaine Alexandro Barruez, comme les autres, se promenait tranquillement dans les rues du village, saluant au passage les personnalités lorsqu’un cri s’éleva du côté de la porte du village : « Le revoilà ! Le revoilà ! ». Avec toute la dignité possible que sa fonction le contraignait à prendre, le capitaine et sa famille se dirigèrent promptement vers le lieu des cris. Déjà une partie du village s’était massée autour de la grande porte, contemplant l’être qui avançait, un bâton à la main, revêtu d’une peau de bête, marchant souplement, comme soulevé de terre, le regard haut, perdu dans les étoiles dont certaines commençaient à pointer dans le ciel. Oui, il était beau. Jeune encore, entre vingt et vingt-cinq ans, blond, grand, mais sans plus, bien taillé, sans une once de graisse. Mais ce qui retenait l’attention était sa manière de se mouvoir. Il se déplaçait avec grâce, comme si le sol était fait d’ondes qui portaient ses membres au pas suivant, sans effort. Ses déplacements semblaient venir avant l’effort physique, peut-être même avant que le cerveau ne dise à ses muscles de se mouvoir. Aussi il était impressionnant de le voir avancer vers le village, en pleine possession de ses moyens, pas du tout impressionné, comme pour une promenade à l’égal de celle des villageois ce soir de chaleur. S’arrêtant à quinze mètres de la porte, il ne bougeait pas, attendant que la population continue de se masser autour de la porte et fasse silence. Le calme s’installa, la nuit tombait doucement. C’était le moment de proclamer quelque chose.

– Oyez, braves gens, ma proposition ! Les troupes chiliennes vous encerclent. Elles n’attendent qu’un ordre pour donner l’assaut. L’issue de celui-ci ne fait aucun doute, elles vaincront et passeront au fil de l’épée tous ceux qui s’y opposeront, femmes et enfants compris.

L’homme s’arrêta, pour marquer son effet. Un brouhaha monta de la foule qui s’arrêta aussitôt qu’il ouvrit à nouveau la bouche :

12/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (28)

Pendant ce temps, sa femme et ses filles vaquaient à leurs occupations. Les filles suivaient des cours par correspondance avec le passage d’un professeur un jour par semaine. Le reste du temps, elles travaillaient chacune dans leur chambre, avec beaucoup d’assiduité, il faut le dire. Mais depuis quelques temps, en fait depuis l’apparition de l’individu devant la grande porte, cette assiduité connaissait des trous de mémoire. Elles rêvassaient devant leurs mathématiques, écrivaient des dissertations insolites, parlant d’émotions amoureuses, rappelant les sentiments exacerbés de jeunes filles en passe de devenir femmes. Tout cela, chacune à leur manière. L’ainée était raisonnable. Elle se savait belle. Aussi s’interdisait-elle tout sentiment pouvant la conduire à des décisions irréfléchies. La seconde était plus indépendante et plus intellectuelle. Elle disséquait ses émotions, les rapprochait de celles de ses héros littéraires et pouvait ainsi se comparer avec tel ou tel personnage extravagant qui décide de sa vie sans tenir compte de l’avis des autres. La dernière avait un cœur sensible, pure, celui d’une toute jeune fille, presque encore une enfant. Elle s’enflammait, rêvait, pleurait, riait selon le jour et les émotions qui la soulevaient. Elle observait ses sœurs, copiait sa mère dont l’avis lui importait plus que tout au monde. Son cœur était sensible, ouvert, bon à prendre. Par moments, le matin, alors que l’heure de l’éducation n’avait pas encore sonné, il lui semblait qu’en tapant du pied sur le sol, elle pourrait s’élever loin dans le ciel et contempler le monde d’en haut, détaché, mais pleine de sollicitude pour tous. On ne pouvait dire qu’elle était belle au sens d’une beauté tumultueuse de jeunes filles qui s’engouffrent dans la vie la tête haute, sûres de leur séduction. Mais elle avait le charme de l’innocence, la fragilité de l’incertitude, la gentillesse naturelle.

En réalité, toutes les trois pensaient à l’inconnu, chacune à sa manière. L’ainée y pensait avec son cerveau comme une femme de tête. Ferait-il un bon mari, attentionné et capable de devenir riche ? La seconde tentait de le comparer à un héros de roman, Julien Sorel, bien qu’elle se demanda pourquoi lui et pas tel autre amant de nombreux romans du début du siècle. Elle s’était en effet entichée des romans français, et tout particulièrement de la période romantique. Elle l’exaltait comme ces héros ou ces amants d’un jour qui laisse au cœur un manque permanent. La dernière découvre pour la première fois l’attrait de l’homme sans prendre conscience qu’il ne s’agit que d’une attirance physique. Bien sûr tout ceci est déguisé dans son esprit en une épopée amoureuse  qu’elle cache à tous. Les parents, quant à eux, ont bien noté quelques dérangements des habitudes, quelques rêveries à table, quelques veillées tardives sans parole. Mais pouvaient-ils se douter d’une telle poussée chez leurs trois filles en même temps ?

07/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (27)

La sentinelle se tenait à côté de l’homme. Elle tenait son fusil des deux mains, serré contre sa poitrine, et surveillait l’ensemble de la zone devant lui, méticuleusement. Le capitaine le héla :

–  Eh, l’ami ! Quelles sont tes consignes ?

Le soldat se retourna, salua le capitaine, gêné. Il répondit :

–  Je suis chargé d’empêcher toute intrusion en demandant un mot de passe lorsque la personne arrive à dix mètres de la porte. Je prononce le début et il doit me donner la fin de la phrase.

–   Et s’il ne vient pas jusqu’à dix mètres, que fais-tu ?

–  Ben, rien. Je n’ai pas de consignes là-dessus.

–  Si tu vois un groupe de cavaliers qui arrive au galop, que fais-tu ?

–  J’attends qu’ils soient à dix mètres et je leur demande le mot de passe.

–  Et s’il te tire dessus avant ?

–  Dans ce cas, je peux riposter et je donne l’alarme au poste de garde.

–  Donc si un groupe de cavaliers vient au galop te braver jusqu’à dix mètres, tu ne fais rien ?

–  Euh, non.

Le capitaine, perplexe, laissa le soldat et poursuivit sa route le long de la ligne de défense. De loin en loin, on distinguait des tourelles de bois qui abritaient une sentinelle. On montait à la tourelle par une échelle en bois et, de là, on distinguait l’au-delà du village, une campagne aride, sans végétation, en dehors de quelques cactus. Ce n’est que plus loin qu’une vallée s’ébauchait dans la terre sèche et s’ouvrait comme un sexe de femme pour laisser croître quelques légumes et arbres à fruits. Des avant-postes protégeaient cet emplacement devenu stratégique pour la vie du village. Sans ces plantations, il faudrait abandonner les habitations et fuir jusqu’au village voisin. En plus des avant-postes, des patrouilles à cheval circulaient sans cesse de part et d’autre de la vallée, jusqu’aux confins de la terre désolée, affleurement de pierres et de racines. Le capitaine regretta de ne pas avoir pris sa monture pour faire un tour dans ces jardins. Il poursuivit sa route en longeant l’enceinte. Après avoir interrogé quelques sentinelles, examiné les alentours, il décida de convoquer ses adjoints le soir même pour reprendre les plans de surveillance et de sauvegarde. Il était temps de remettre de l’ordre dans l’organisation de la protection du village. Ce qu’avait révélé le prisonnier chilien l’avait inquiété. Comment des villageois pouvaient-ils faire commerce avec les ennemis du pays ? Quelle honte. Il faut éclaircir cela et l’empêcher à tout prix.

03/07/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (26)

–  Eh bien, le seul moyen est d’obtenir du renseignement. Pour cela, vous pouvez tenter de le faire prisonnier, ou encore faire un autre prisonnier qui nous dévoilera son jeu, ou encore interroger un villageois qui pourrait leur vendre des vivres frais. Oui, cela existe. Un certain nombre de vos villageois se livrent à ce trafic quasi quotidiennement. Pour cela ils payent vos sentinelles et elles les laissent passer sans rien dire. Enfin, vous envoyer quelqu’un de confiance et qui connaît l’ennemi pour qu’il se renseigne au plus près de l’homme. S’il pouvait devenir ami avec lui, ce serait le comble. Sachant tout, ou au moins l’essentiel, on pourrait monter une contre-stratégie efficace.

–  Le faire prisonnier serait prendre le risque de faire échouer le seul contact que nous avons avec l’ennemi. Cela me semble irréaliste. Il faudrait sans doute faire plusieurs prisonniers pour savoir ce que veut l’individu, parce que nous ne sommes pas sûrs qu’ils sachent quelque chose. De plus comment faire des prisonniers alors qu’ils ne se montrent pas ? Quant à se fier aux villageois qui n’hésitent pas à tromper leur pays pour se faire quelques billets, cela semble également assez risqué.

–  Le problème, expliqua le capitaine, est que je ne connais personne qui soit suffisamment de confiance pour pouvoir se fier à lui. Quant à vous, je ne vois pas comment je pourrais vous faire confiance alors que vous apparteniez à ce pays il y a encore peu.

–  Peut-être est-ce un risque à courir de votre part ?

–  Surement pas. Je ne veux pas me créer moi-même des problèmes alors que nous en avons déjà suffisamment. Je vous remercie, mais c’est non.

Le soldat salua et sortit sans rien dire, laissant le capitaine songeur. Pour se changer les idées, il décida de faire le tour du village et constater par lui-même si les sentinelles connaissaient les consignes. Il commença par la grande porte, celle où l’individu s’était exhibé plusieurs fois. Depuis que l’individu avait fait son apparition, il y avait toujours quelques villageois auprès de la grande porte, prêts à avertir le reste du village d’un nouvel incident. Aujourd’hui, il remarqua une jeune paysanne, son chapeau sur la tête, ses larges jupes flottant autour d’elle. Elle avait un joli minois dû à sa jeunesse. Elle s’était assise sur un des piliers de la tour surmontant la porte et, les yeux dans le vague, ne semblait rien vouloir de concret. Son plaisir était d’être là, pour raconter par la suite ce qui pourrait se passer. Mais tout ceci n’était qu’hypothèse et la lasserait sans doute. Pour l’instant elle tenait sa place, derechef. Un peu plus loin, le capitaine vit une vieille femme, le regard encore vif. Elle observait les alentours, au-delà de la porte, comme si elle s’attendait à voir surgir l’homme pour s’exclamer et rameuter toutes ses comparses. Rien ne se passait. Enfin, un homme était là. Juché sur une poutre maîtresse de la tour, il regardait au loin, les yeux plissés comme s’il tentait de deviner ce qui pourrait se passer dans les minutes suivantes. Mais rien. Le vide de l’espace entre les cactus qui poussaient à environ trois cent mètres du village, plus exactement des remparts comme le disait avec élégance le capitaine.

28/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (25)

Le lendemain, le capitaine fit venir le soldat :

–  Peut-être pourriez-vous m’expliquer ce que veut cet homme ? lui demanda-t-il.

–  Je n’en sais malheureusement pas plus que l’autre jour. Il est bizarre. Il a semblé animé de mauvaises intentions au cours de ses deux premières apparitions, mais depuis il s’est assagi. Je pourrai émettre plusieurs hypothèses. La première est simple. C’est un de ces chiliens forts en gueule qui veut nous défier sans oser le faire ouvertement. Alors il improvise à chaque apparition, tantôt agressif, tantôt enjôleur. Il ne sait pas où il va et cherche à nous déstabiliser pour s’amuser un peu et se faire bien voir de ses chefs. Mais, en réfléchissant cela me paraît un peu simple, ou même simpliste, comme explication. Une deuxième hypothèse serait que, se lançant dans un défi, il n’ait remarqué vos filles et soit amoureux de l’une d’elle. Chacune d’entre elles peut être l’objet de ses désirs, mais laquelle ? Enfin, une troisième hypothèse serait un stratagème pour s’emparer du village sans avoir à combattre. Il séduit quelqu’un dans la population, y compris une de vos filles, et va utiliser cet attachement pour s’insinuer dans le village sans que vous le sachiez. Il profitera de la première occasion pour introduire des hommes, s’emparer de la porte et la livrer à son armée sans qu’elle ait besoin d’engager le combat. Pour l’instant, il est impossible de dire laquelle de ces hypothèses est la plus proche de la vérité. Ce qui est sûr, inversement, c’est que vos filles, ou au moins l’une d’entre elles, sont concernées par ce plan. Alors que faire ? Sans m’immiscer dans votre domaine, mais je vois que néanmoins vous me faites suffisamment confiance pour m’interroger sur les agissements de mon ancien pays et de mes condisciples, je pense qu’il vous est difficile de réagir immédiatement ne sachant qu’elle est l’hypothèse la plus probable. Cependant, il importe d’éclaircir au plus tôt ce qu’il veut faire.

–  Qu’est-ce que vous proposez ? lui demanda le capitaine de plus en plus enclin à lui faire un tant soit peu confiance.

24/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (24)

Ce n’est que huit jours plus tard que l’homme se manifesta de nouveau. Arrivé à cheval, il mit pied à terre devant la porte principale du village, suffisamment loin pour ne pas risquer un coup de fusil malencontreux. Il s’assit sur un tronc d’arbre mort, attendit un quart d’heure que le haut des remparts se remplisse, puis, il commença à chanter, d’une voix rauque, étouffée, mais portant loin, claire comme un chanteur professionnel. Ce fut une histoire complète qui parlait d’un amour imaginaire entre un homme et une femme dont les pays s’opposaient dans une guerre fratricide. Il conta la beauté de la jeune fille, la force du jeune homme, l’amour qui les enflammait et les aventures extraordinaires qu’ils vécurent. Trop loin pour ceux qui se trouvaient sur le chemin de ronde, on ne voyait pas ses yeux, mais on devinait son ardeur à contempler les personnes présentes, comme s’il cherchait quelqu’un. Libertad était présente et se précipita comme ses compagnes lorsqu’elle sut que l’homme était à nouveau là. Appuyée contre un poteau de bois, elle avait les larmes aux yeux, sans trop analyser pourquoi. C’était plus fort qu’elle. Lorsqu’il eut fini, l’homme fit un large geste d’adieu, s’inclina, puis prit le chemin du retour, loin au-delà des collines. La plupart des gens ne comprenaient pas ce que voulait cet homme, pourquoi il revenait sans cesse et ce qu’il attendait. Ils commençaient à trouver amusant les démonstrations qu’il faisait, sans chercher autre chose. D’abord inquiets, ils se familiarisaient avec ce fantôme étrange qui surgissait de nulle part et s’évanouissait une fois sa prestation terminée.

Quel jeu jouait-il ? Qu’elle était celle qu’il entendait prendre dans son filet ? Une des trois sœurs, à coup sûr, mais laquelle ? Chacune d’entre elles espérait, sans savoir ! Cela n’avait pas échappé à leurs parents et le capitaine commençait à s’inquiéter de cette situation qu’il n’arrivait pas à qualifier. Il en parla le soir, dans leur chambre, avec son épouse.

–  Tu sais, j’avoue ne pas comprendre ce que veut cet homme. Ce que je pressens, sans encore en détenir la preuve, c’est que cela à voir avec nos filles. Que devons-nous faire ? Si nous leur interdisons de sortir lorsqu’il fait son apparition, elles s’interrogeront plus encore sur ses intentions. Je m’inquiète particulièrement pour Libertad. J’ai l’impression qu’elle est plus touchée que les deux autres. As-tu vu aujourd’hui les larmes qu’elle retenait sans pouvoir les cacher ?

–  Oui, moi aussi, je m’inquiète. Comment la famille du capitaine de la place peut-elle se laisser pervertir par un garçon inconnu de manière aussi flagrante ? A ce propos, as-tu interrogé le soldat de la section de prisonniers ?

–  Non, peut-être pourrai-je me servir de lui pour en savoir plus ?

21/06/2020

Au temps du fleuve Amour, d'Andréï Makine

20-06-21vAu temps du fleuve Amour.jpgUn fleuve de poésie qui ne dit pas son nom et qui s’appuie sur trois piliers : la jeunesse de trois adolescents débutants ; Belmondo, sans que l’on sache s’il s’agir de l’acteur ; les femmes, dont la prostituée, que les personnages rêvent éveillés. Entre ces piliers coulent le fleuve, empli de désirs, de désespoir et de nostalgie. La nature brute s’exprime et glisse avec lenteur entre les rives de l’Union soviétique et le rêve occidental, secouée par les assauts des glaces. Un paysage de cauchemar vécu, mais doux à l’oreille et au corps. On entre dans le livre avec douceur, comme dans un poème qui ne dit pas son nom et on avance aux rives de l’Asie sauvage et de l’Occident rêvé.

« Mais l’Occident était là, parmi nous. On sentait sa présence dans l’air du printemps, dans la transparence du vent dont nous percevions parfois le goût piquant, océanique, dans l’expression détendue des visages, (…)

La directrice ! Oui, c’était elle… Nous en oubliâmes la voiture. Car celle qui approchait du capitaine était très belle. On voyait ses jambes découvertes au ras des genoux, longues, sveltes, jouant des reflets transparents Et en plus, elle avait des seins et des hanches ! Les seins redressés légèrement de belles dentelles encadrant le décolleté très pudique de sa robe. Les hanches remplissaient la fine étoffe de leur mouvement rythmique. C’était tout simplement une femme belle et sûre de ses gestes qui marchait en souriant à la rencontre d’un homme qui m’attendait. Ses cheveux relevés laissaient apparaître un joli galbe du cou, à ses oreilles scintillaient des pendeloques garnies de grains d’ambre. Et son visage ressemblait à un bouquet de fleurs des champs, dans sa candeur fraîche et ouverte. » (...)

« Elle était Nivkh, originaire de ces forêts de l’Extrême-Orient où nous avions, un jour, aperçu un tigre flambant dans la neige… Quand elle sentit que je ne la lâcherais plus, ce corps m’enlaça, me moula, s’imprégna de moi  par tous ces vaisseaux frémissants. Elle répandit en moi son odeur, son souffle, son sang… Je ne pouvais plus distinguer  où sa chair devenait l’herbe emplie du vent des steppes, où le goût de ses seins ronds et fermes se mélangeait avec celui des fleurs de pommiers, où finissait le ciel de ses yeux éblouis et commençait la profondeur sombre perlant d’étoiles. »

 

 

20/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (23)

La dernière, Libertad, était presqu’une fillette, bien que ses formes se dessinaient, souples, la taille petite, les hanches évasées, un port de tête splendide, de petits seins pointant d’un air mutin sous la robe bleue qu’elle portait aujourd’hui. Elle avait encore un comportement d’enfant, mais se tenait comme une reine. Des trois sœurs, elle paraissait la plus vivante, la plus chatoyante, la plus adorable. Elle avait tendance à ne réfléchir qu’après avoir parlé, et s’amusait de ce défaut qu’elle parvenait toujours à se faire pardonner. Là, devant la garnison et les villageois, elle s’exclama : « Qu’il est beau ! Invincible et fier. Un prince, un vrai ! » Elle le voyait, debout devant tous, dans la lumière du soleil couchant, et pensait à un voyageur du ciel, un adorateur de la nature, un être sans désir vulgaire, qui ne mange pas, ne fume pas, dont le regard est posé sur l’intérieur de lui-même. Sa sœur ainée lui pinça la hanche et lui dit de se taire. Les villageois firent semblant de ne rien avoir entendu, occupés à s’interroger sur cette nouvelle mise en scène de l’homme. Celui-ci, regardant les trois jeunes sœurs, s’inclina devant la famille, comme s’il l’avait entendu. Il sourit mystérieusement et fit demi-tour, reprenant le chemin du petit bois. Arrivé à la lisière, il se retourna, un petit sourire aux lèvres, comme s’il avait gagné son pari et leva la main d’un geste d’au revoir. Libertad rougit, ne dit rien, baissa les yeux et se retourna comme pour s’en aller. Sa sœur lui tint la main, émue de cette réaction de la jeune adolescente, sentant qu’il s’était passé quelque chose. Mais quoi, elle ne savait.

Au cours de la nuit qui suivie, Libertad ne put dormir. Le souvenir de l’homme ensorceleur restait présent et l’empêchait  de reposer calmement. Une sorte de légèreté de l’être la tenait éveillée, malgré elle. Elle se demandait ce que cela signifiait. Etait-ce la soirée particulièrement chaude, la promenade sous les yeux des habitants du village ou encore, qui sait, la présence de l’homme ? Elle se réveilla au petit matin la tête lourde, le cœur léger, comme sur un nuage. Son père était déjà parti inspecter les sentinelles, sa mère avait préparé le petit déjeuner, ses sœurs la regardait, amusées, devinant un secret à ne pas dévoiler. Mais la journée se passa comme d’habitude, classe, déjeuner, à nouveau classe, puis devoirs du soir, dans la chaleur de l’été.

15/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (22)

Le lendemain, le capitaine et sa famille se promenaient dans le village. Ils se montraient pour rassurer la population. Les filles avaient maintenant connaissance de la situation et s’intéressaient à l’inconnu, se demandant comment il était, ce qu’il disait, ce qu’il aimait faire. Quel mystère ! Mais ces pensées ne transparaissaient pas derrière l’apparente tranquillité des trois sœurs. Elles se tenaient par le bras, réjouies, rieuses, loin de toutes les pensées des grandes personnes, mais déjà intéressées par un monde nouveau dans lequel les jeux étaient révolus. Elles devisaient toutes les trois, marchant à une distance suffisante de leurs parents pour que ceux-ci ne sachent pas de quoi elles parlaient.

–  Il paraît qu’il est blond, qu’il a de grands yeux noirs et qu’il est fort comme un éléphant, dit Libertad qui, étant la plus jeune, commençait à rêver la nuit d’amour chaste et de bague au doigt. Les deux autres, plus avancées, s’amusaient de leur sœur rêveuse et béatifiant. Elles n’exprimaient pas leurs pensées sur les hommes, mais l’on voyait à leur regard l’intérêt qu’elles y portaient, comme toute jeune fille équilibrée et désireuse de connaître la vie. Les parents marchant devant elles, ne se doutaient pas un instant de ces sentiments cachés, voire étouffés.

–  Quelle idée ! L’aurais-tu vu une fois ?

–  Non, tu le sais bien, répondit Libertad à Ernestina.

Elles poursuivirent leur route vers la porte du village et suivirent les parents sur le chemin bordant les remparts, lorsqu’un brouhaha se fit entendre. On entendit des cris venant de la tour de garde surplombant la porte d’entrée ; « Il est revenu, il est revenu ! ». Alexandro redevint instantanément le capitaine et courût vers le mur d’enceinte qu’il escalada avec souplesse. Sa femme et ses filles le suivirent, si bien que l’ensemble de la famille se trouva sur les remparts, avec leurs ombrelles et leurs atours, sous le regard de l’homme qui faisait mine de ne rien voir. Il se tenait debout, les bras ouverts, les paumes tournées vers le ciel, les yeux mi-clos, comme en adoration devant la création, statue de schiste immobile, impénétrable. En réalité, il fixait les trois sœurs et se demandait laquelle était la plus jolie. L’ainée, Abigail, lui semblait la plus femme, déjà sérieuse comme il convient à une jeune fille en âge de se marier, mais, dans le même temps, rieuse, prête à toutes les farces, comme une gamine qui se demande pourquoi elle fait cela. Elle était blonde, les cheveux noués par un ruban en queue de cheval. Une petite fossette se distinguait sur sa joue gauche et lui donnait un air mutin qui lui convenait. Elle avait l’œil vif, espiègle, mais la sûreté de gestes d’un adulte et sa retenue. La seconde, Ernestina, était châtain clair, également les yeux noirs. C’était une très jeune fille, mais l’on devinait déjà ce qu’elle serait dans quelques années, secrète, belle, un rien non conformiste.

11/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (21)

Le lendemain, il fit faire un exercice spécial à ses hommes : un concours de tir sur une cible qui représentait un homme, mais située loin, à environ trois cent mètres. Il avait fait mettre autour de la cible un panneau de papier qui permettait de voir les écarts entre l’impact et la cible. Peu à peu, les soldats les plus aguerris touchaient la cible au moins une fois sur deux. Il les laissa aux ordres de leur chef de section, continuant à se demander ce qu’il devait faire. La journée se déroula sans incident, une journée calme et normale. Le soir, le capitaine et Emma étaient invités à diner chez le maire. Il mit son uniforme de cérémonie, Emma mit sa robe bleue avec laquelle elle était arrivée au village le premier jour. Le diner fut fort sympathique. Le capitaine raconta une histoire désopilante qui mit tout le monde en verve, leur faisant oublier la situation dans laquelle ils se trouvaient. Il était enjoué, sachant intéresser son auditoire, les tenant en haleine jusqu’au bout du récit. Ils se quittèrent vers minuit et chacun rentra chez soi sans incident.

Ce n’est que trois jours plus tard que l’homme se manifesta à nouveau. Comme par hasard, c’était le soldat de la section de prisonniers qui l’avait vu la première fois qui était présent cette nuit-là.

–  L’homme arriva par la plaine, bien en vue, tranquillement, comme s’il se promenait. N’ayant pas reçu de consigne pour l’abattre, je me contentais de le regarder, prêt à tirer. Il se mit torse nu, lentement, sorti de son sac des pots de couleurs vives et commença à se peindre la poitrine de signes inconnus. Lorsqu’il fut recouvert de peinture, très belles d’ailleurs, il se mit à genoux, les mains jointes, et sembla entrer en prière ou en méditation. Cela dura longtemps. Il se tenait immobile et seuls quelques cheveux de sa tête remuaient dans le vent. Rien ne semblait pouvoir le distraire. Brusquement, il se leva, se rhabilla, mit son chapeau, puis, après l’avoir soulevé en me regardant, il fit demi-tour et partit tranquillement comme il était venu. Je ne suis pas intervenu, ne sachant ce que vous aviez décidé.

Le capitaine était perplexe. Que voulait donc cet homme ? Etait-il un ennemi, un éventuel ami ou encore un indépendant des deux partis qui s’opposaient ? Il n’avait pas de réponse. Il demanda au prisonnier :

–  Vous, que pensez-vous de cette attitude ?

–  A vrai dire, mon Capitaine, je ne sais. Il ne semble pas hostile. Il a néanmoins fait exploser un bâton de dynamite, ce qui révèle une manifestation d’animosité. Aujourd’hui, son attitude était autre. Il se montra pacifique, mystique même, avec un rien de chamanisme en raison des peintures qui, ma foi, pour autant que j’ai pu en juger étaient fort belles et mettaient en valeur son buste. Je comprends vos hésitations quant à l’attitude à adopter. Que faire ?

Le capitaine n’était pas plus avancé. Il voyait néanmoins que les hommes comprenaient cette indécision, n’ayant eux-mêmes aucune idée de ce qu’il convenait de faire. Aussi décida-t-il d’attendre, tout en se préparant au pire. Premièrement, doubler les sentinelles de nuit ; deuxièmement programmer des entraînements au tir de loin, jusqu’à trois, voire quatre cent mètres ; troisièmement, donner des consignes précises à élaborer ; quatrièmement, toutes les nuits faire une ronde et voir chacune des sentinelles. Certes, c’était le travail de ses lieutenants et sous-officiers, mais cela montrera à tous qu’ils doivent être vigilants. Enfin, se renseigner pour savoir si l’homme n’avait pas des complices parmi la section de prisonniers ou dans la population. Que faire si cela était le cas ? Connivence avec l’ennemi ! Cela devrait suffire. C’était la tôle assurée.

07/06/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (20)

Plusieurs jours passèrent sans aucun incident. Le capitaine partait le matin, tôt, inspecter les sentinelles, donnait ses ordres pour l’entraînement du jour, puis se préoccupait d’un problème particulier. Il revit une fois le prisonnier chilien, mais sans engager la conversation. Le soir, lorsqu’il n’était pas de permanence au poste de commandement, il rentrait chez lui et demandait à ses filles comment s’était passé la journée. Il se tenait près de sa femme, lui caressant le cou, la regardant tendrement. Il était heureux ainsi que sa famille.

Une nuit, vers trois heures du matin, il fut réveillé par des coups sur la porte. Le lieutenant major se tenait là, l’air un peu affolé :

– L’homme, il est revenu !

– Oui, qu’a-t-il fait ?

– Il s’est installé face à la porte du village, s’est assis sur une grosse pierre et l’a regardé en fumant un cigarillo. Il était environ deux heures du matin et il était visible parce que la lune était pleine.

– C’est tout ?

– Non, avant de partir, il a sorti de son sac une cartouche de dynamite, a mis le feu à sa mèche, l’a regardé brûler jusqu’à moitié, et, avant qu’elle n’explose, l’a projeté en direction de la porte. Elle a explosé sans faire de dégâts, mais j’avoue que l’explosion a fait peur à une bonne partie de la population. Vous n’avez pas entendu ?

– Ma foi non. J’ai un bon sommeil. Vous avez bien fait de venir me réveiller. Je vais aller voir de plus près ce qui s’est passé.

Après avoir tranquillisé Emma, le capitaine s’habilla et sortit sur la pointe des pieds. Il était un peu inquiet, mais fit tout pour ne pas le montrer. Il se dirigea avec le lieutenant major vers la porte d’entrée dans le village. L’emplacement avait été choisi pour que ceux qui la défendaient se trouve en situation de surélévation. Les premiers arbres étaient loin. L’homme avait du courage pour venir défier la garnison de cette manière. En dehors de la trace laissée par l’explosif, il n’y avait rien de remarquable à voir. Alexandro Barruez interrogea la sentinelle qui ne lui apprit rien de plus que ce que lui avait dit le lieutenant major. Il donna l’ordre qu’on l’avertisse immédiatement si l’individu se présentait à nouveau quel que soit le lieu ou l’heure. Puis il rentra chez lui. Lorsqu’il se glissa dans son lit, Emma lui demanda si cela allait.

–  Oui. C’est à nouveau l’homme que l’on a aperçu l’autre jour. Il est venu défier nos sentinelles. Cela commence à devenir préoccupant, mais nous nous en occupons. Et il prit Emma dans ses bras, caressa son corps souple, jusqu’à ce qu’elle se calme et se rendorme. Il resta les yeux ouverts, réfléchissant. Que faire ? Dois-je donner l’ordre de l’abattre s’il se manifeste à nouveau ? Il finit par se rendormir, sans avoir résolu le problème.

26/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (19)

Le renseignement lui avait paru très insuffisant. Une bonne défense nécessite du temps pour sa mise en place. Donc il fallait être mis en alerte le plus vite possible, dès la détection au plus loin de l’ennemi. Le bourg étant construit au confluent de deux ruisseaux formant une petite dépression, il fallait pouvoir observer dans trois directions, au nord-est, presque est, au nord-ouest et au sud-sud-ouest, tout cela sans se faire remarquer, ce qui nécessitait une relève des observateurs de nuit. Il indiqua le lieu des postes d’observation qu’il avait repéré au cours de son inspection. Ils nécessitaient de creuser un trou, puis de le couvrir de planches et enfin de les camoufler avec les matériaux du sol à proximité. La relève aurait lieu vers minuit. Elle partirait avec deux pigeons voyageurs basés dans le village qui pourraient transmettre une alerte précise sans se faire remarquer. Le capitaine désigna les sections responsables des postes et ordonna de se mettre aussitôt au travail.

Comme cela a été dit précédemment, l’alerte était basée sur les pigeons et, quand cela était possible, sur des signaux optiques. Le système d’alerte comprenait l’alerte proprement dite, puis la vérification de l’alerte et l’organisation du déploiement des troupes sur le système de défense qu’il fallait mettre en place le plus vite possible. Après que chaque section ait mis au point et reconnu les itinéraires de mise en place, plusieurs répétitions eurent lieu, chronométrés jusqu’à ce que le capitaine soit satisfait. Il fut décidé que les observateurs ne se replieraient pas, pour des raisons de temps et pour maintenir une observation sur les arrières de l’ennemi s’il s’avisait de monter une attaque.

Il parut nécessaire au capitaine de disposer d’une réserve dont le rôle s’avérait vitale si les choses tournaient mal. Trois sections engagées dès le début des combats, mais une section solide capable d’intervenir très vite quel que soit le lieu dans l’enceinte du village, soit pour renforcer une section, soit pour faire face à un imprévu sur n’importe quel point. De plus, les volontaires civils, qui se trouvèrent une trentaine, l’équivalent presque d’une section, furent sollicités, équipés, entraînés et mis à la disposition du jeune commissaire de police pour assurer la sûreté à l’intérieur du bourg en cas d’attaque chilienne. Celui-ci, en effet, ne disposait que de trois policiers dont deux étaient assez âgés.

Enfin, une réorganisation des sections fut faite. La section des prisonniers chiliens fut conservée, mais ses hommes furent en partie partagés avec les autres sections de façon à éviter toute rébellion en présence de l’ennemi. L’organisation du commandement fut également revue. A tour de rôle, le capitaine, le lieutenant major et le chef de section de réserve coucherait au poste de commandement, prêt à réagir en cas d’alerte.

Les travaux furent rondement menés et la nouvelle organisation mise en place avec des séances d’alerte. Le capitaine parut rassuré et pu dire sa satisfaction à la troupe et montrer aux notables son efficacité.

22/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (18)

Le soir, le capitaine rentra chez lui, impatient de retrouver sa femme et ses filles. A son entrée Emma se précipita dans ses bras, l’embrassant tendrement, l’appelant du surnom qu’elle lui avait donné lorsqu’il était encore fiancé, Alandro. Et Alandro la serrait contre lui, respirant son parfum, lui baisant le lobe de l’oreille gauche, jusqu’à ce qu’elle pousse un soupir, une exaltation cachée, comme un premier réveil d’une volupté qu’ils partageraient cette nuit. Puis, s’écartant d’elle, le capitaine regarda ses filles qui se tenaient près de la porte, curieuses de savoir comment s’était passée sa première journée.

–  Bien, malgré l’alerte. J’ai eu à faire à deux hommes curieux. L’individu qui observait le village, qui était-il et que voulait-il ? Pour l’instant, je ne vois pas. Aussi va-t-il falloir que nous surveillions mieux les abords du village. Mais le plus curieux était sans doute celui qui a donné l’alerte. C’est un prisonnier chilien. Bien élevé et apparemment de bonne famille. Il était officier, mais il est en réalité peintre et dessinateur. Il m’a fait une bizarre impression que je saurai décrire. Un peu exalté, mais assez froid. Un mélange explosif !

 

Ces événements qui semblaient anodins inclinèrent Alexandro à revoir complètement la défense de San Pedro. Il se fit d’abord expliquer par son lieutenant major le plan en vigueur. Il nota que rien n’était prévu à l’extérieur  des remparts de bois. Il demanda comment le poste de garde pouvait prévoir les attaques et de quelle anticipation il pouvait disposer. Il y avait bien de maigres patrouilles toutes les trois heures dans la petite oasis au sud du village, mais la réponse ne lui parut pas convaincante. Puis, il s’intéressa à l’organisation de la défensive dans l’enceinte du bourg. Il fut étonné que les civils n’aient aucun rôle dans cette affaire. Leur participation serait toujours un plus pour se défendre et ils seraient directement concernés par l’avenir de la garnison. Enfin, il nota l’absence de section de réserve pour faire face à une éventualité. Il alla inspecter chacun des postes et se fit expliquer les signaux d’alerte. Enfin, il fit déclencher une alerte pour voir la façon dont chaque section se mettait en position. Il fit quelques compliments à certains, se montra moins satisfait pour d’autres, mettant en lumière les lacunes des uns et des autres.

Le lendemain, il décida de remanier complètement le plan de défense, reprenant les bonnes choses déjà mises en œuvre, mais consolidant certains postes, l’organisation de l’alerte, la mise en place de la défensive, etc. Il énonça trois principes : le renseignement, l’alerte, la réserve. Le reste fut revu à la marge.

18/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (17)

Deux heures plus tard, l’homme fut introduit dans le bureau du capitaine. Il était grand, vigoureux, assez beau malgré son uniforme de simple soldat. Il salua d’un air vif, mais sans flagornerie et se mit au repos sans attendre qu’on le lui dise, ce que nota le capitaine.

– Dites-moi, je suis intrigué par cet homme que vous avez vu tout à l’heure. Que pensez-vous qu’il venait faire ?

– Il ne semblait pas pourvu d’une mission particulière. Il était comme en promenade et il regardait le village comme un vacancier au bord de la côte regarde la mer. Ce qui est curieux, ce sont les jumelles dont il disposait. Il semblait les avoir amenées pour cela, observer la prise d’armes. Je ne peux rien dire de plus, je n’ai pas moi-même de jumelles et il était trop loin pour que je ne puisse en savoir plus.

– Dites-moi, il paraît que vous êtes chilien et que vous avez été fait prisonnier il y a deux ans. Pourquoi avez-vous choisi de servir la Bolivie ?

– C’est très simple, mon Capitaine. C’était cela ou la mort. Je n’ai comme vous qu’une vie et je tiens à la vivre jusqu’au bout, même si elle est bien différente de ce que j’avais rêvé.

– Ah oui. Qu’aviez-vous rêvé ?

– Étant d’une famille d’intellectuels, je me suis toujours passionné pour le dessin et la peinture. Mais j’ai dû faire mon service militaire. Les connaissances de ma famille et mes résultats scolaires me permirent de faire celui-ci comme officier. J’avoue avoir pris goût à la vie militaire. J’aime particulièrement les nuits de veille, seul, face à un ennemi qui peut surgir de n’importe où. Cela me permet de méditer et de m’ouvrir l’esprit à plus large que mon sort. Parfois, je suis heureux, d’une joie pleine, sans besoin de support comme les souvenirs ou les espoirs. C’est un bonheur entier, irréel et pourtant bien présent. Alors la vie devient un rêve fait de beauté indescriptible.

Le capitaine fut particulièrement surpris par ces paroles du chilien qui semblait dites en toute franchise, sans flagornerie. Il regarda dans les yeux l’homme et y lut l’honnête homme. Il se leva, sourit et lui tendit la main.

– Je vous remercie pour votre franchise et suis heureux de vous avoir parmi nous. Vous pouvez disposer.

L’homme salua, fit demi-tour et sortit. Le capitaine resta un moment songeur, les yeux fixés sur la fenêtre, regardant le renégat chilien s’éloigner. Son impression était floue. L’homme était sympathique, ouvert, sûr de lui, artiste même, mais policé. Cependant, quelque chose le laissait perplexe. Sans doute son accent, différent, plus rapide, plus appuyé, séparant les mots comme un lettré, montrant par là sa différence. Bah, il verrait bien, au fil des jours !

14/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (16)

Au moment où la troupe prenait position pour le défilé final, l’alerte retentit. Ce fut un cri perçant, bref, qu’ils entendirent tous dans le silence du mouvement de troupe. Immédiatement le capitaine appela les chefs de section, leur donna des ordres brefs et laissa partir au pas de course les soldats, expliquant à la population les raisons de l’arrêt de la prise d’armes. Puis, il se rendit auprès de la sentinelle qui avait donné l’alerte. Celui-ci, lui montrant un mouvement de terrain à quatre cent mètres des remparts de bois, lui expliqua :

– j’ai vu là un homme seul, debout sur la butte, contemplant le village, l’air dégagé, fumant un cigarillo. Il avait l’air intéressé par la prise d’armes qu’il regardait avec des jumelles. A un moment, il s’est retourné, s’est soulagé par terre, puis se reboutonnant, il poursuivit ses observations. Il était vêtu comme les chiliens, mais son uniforme semblait fatigué, poussiéreux. Seul brillait, propre, astiqué, son étui à pistolet. Celui-ci étincelait sous le soleil. C’est ce qui m’a incité à donner l’alarme. Il a alors fait demi-tour, tranquillement, et est parti. Il m’a fait froid dans le dos.

Etonné d’une description aussi précise et malgré tout littéraire, le capitaine remercia chaleureusement l’homme, le regardant pour s’imprégner de son identité. Il revint vers les locaux de sa compagnie et demanda au lieutenant qui il était. Celui-ci lui expliqua qu’il s’agissait d’un prisonnier appartenant à la section de l’adjudant major :

–  C’est un ancien officier chilien. Il est parmi nous depuis deux ans. Il semble heureux de son sort et il est effectivement cultivé. Je le vois souvent un livre à la main pendant les heures de repos.

– Lorsque sa garde sera finie, vous le ferez venir, je voudrai le voir.

10/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (15)

Le lendemain, le capitaine prit possession de sa compagnie au cours d’une prise d’armes très simple. L’ensemble des villageois était là, en habit du dimanche, pour écouter ce nouveau capitaine qui avait de si belles femmes. Il fit un petit discours sur l’importance de la garnison, rempart contre l’invasion chilienne et se dit prêt à tout pour conserver le village au gouvernement bolivien. Le maire lui répondit par des mots aimables, insistant sur la présence des femmes et leur beauté. Emma, assise sous le dais tendu au-dessus de leurs têtes, souriait calmement, entourée de ses filles. Celles-ci avaient revêtu des robes de fête, toutes les trois bleues, mais taillées de manière différente. Celle de l’ainée lui serrait la taille et faisait ressortir sa poitrine. Elle mettait en valeur l’élancement de son corps comme une promesse à venir. La seconde était vêtue d’une robe de la même couleur, mais plus solennelle, comme un vêtement de théâtre, avec des manches bouffantes. Elle lui descendait presque jusqu’aux pieds, laissant cependant voir des chevilles parfaites, vives, prêtes à courir n’importe où. La troisième, encore une enfant dont l’aspect laissait prévoir une beauté gracile, portait également une robe de couleur bleue, simple, tombant fermement sur ses genoux. Sa taille était serrée d’une ceinture de tissu rose. Elle se tenait près de sa mère, lui caressant parfois le bras avec douceur et laissant promener ses yeux sur la foule rassemblée comme pour dire : « Regardez notre famille, n’est-elle pas belle et sage ! ». Les villageois regardaient ces nouveaux arrivants, avec des pensées variées. Certains se disaient qu’il n’était sans doute pas très prudent d’exposer ainsi des femmes à la convoitise de l’ennemi chilien. D’autres pensaient aux distractions qu’allaient apporter ces femmes dans la vie quotidienne de San Pedro. Quelques hommes se laissaient distraire par leur présence vivante et épanouie : « Quelles belles femmes, que viennent-elles faire dans cette galère ! » Ils ne pouvaient s’empêcher de contempler Emma et sa fille ainée. Pendant ce temps, le capitaine passait en revue ses hommes. Il marchait d’un pas lent, mais vigoureux, regardant chacun d’eux dans les yeux et cet échange sans parole lui permit de s’allier leur fidélité. Redressant parfois une épaulette, il montra qu’il tenait à ce que ces hommes aient fière allure et s’en trouvent ragaillardis.

05/05/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (14)

Malgré la chaleur et l’aridité du terrain, ils ne mirent que cinq heures pour arriver en vue du village assiégé. Mettant pied à terre avant de passer à l’action, l’adjudant major et ses hommes observèrent les Chiliens. Une bonne partie d’entre eux se tenaient sur un petit promontoire presqu’à l’opposé de la porte d’entrée. Ils semblaient regarder quelque chose à l’intérieur du bourg et rire énormément. L’adjudant se dit que c’était le moment d’attaquer avant que la troupe chilienne ne reprenne ses emplacements pour l’assaut. Ils se remirent en selle, armèrent leurs fusils, sortirent les épées du fourreau et chargèrent en direction de la porte. Ce fut une furie qui emporta les hommes d’un seul trait jusqu’à la porte, avant que les chiliens n’aient le temps de réagir. Très vite les soldats de la garnison de San Pedro ouvrirent les portes et sortirent eux aussi, armés, prêts à en découdre. Les chiliens furent tellement surpris par cette irruption qu’ils ne savaient que faire. Aucun ordre cohérent ne passa entre les différents détachements. Les cavaliers boliviens chargèrent les groupes de Chiliens les uns après les autres. Ce fut une véritable boucherie. Les cavaliers boliviens tiraient, puis chargeaient avec leurs sabres, coupant des bras et des têtes. Il y eut peu de résistance. En une heure, les assiégeants furent soit exterminés, soit mis en fuite, laissant sur place leurs matériels. Les habitants du bourg embrassèrent les cavaliers, leur offrant des présents. Le chef de la garnison ne fut pas en reste pour les remercier. Il envoya aussitôt deux escouades réparer les arrivées d’eau si bien que vers cinq heures de l’après-midi l’ensemble de Socaire fut de nouveau alimenté en eau. L’enfant eut un enterrement quasi national et ses parents vivement récompensés financièrement. C’est ainsi que Caracuela, homme arrogant sauva le bourg de Socaire et gagna ses galons de capitaine. Il fut tué quelques mois plus tard, lors d’une altercation avec une patrouille chilienne.

Des applaudissements et des cris nourris saluèrent la fin de cette histoire. Emma regarda son mari, souriante et heureuse de voir qu’il s’en était bien tiré. Les hommes, toujours sensibles aux aventures de guerre, étaient enthousiastes. Seuls les enfants ne semblaient pas apprécier cette histoire qui se terminait bien par la délivrance du village, mais mal avec la mort d’un enfant. Après un chant de guerrier entonné par le lieutenant major et repris par l’ensemble des hommes, ils purent rentrer chez eux, heureux que tout ceci se soit bien passé.

30/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (13)

– Romuald Caracuela mit au point son stratagème : faire croire à l’abondance de l’eau et prévenir la troupe de la garnison voisine pour qu’elle vienne attaquer les Chiliens. Il choisit deux enfants de douze ans, petits et débrouillards et leur expliqua ce qu’il attendait d’eux : passer dans les tuyaux d’arrivée d’eau, ressortir au-delà du village et marcher jusqu’au village suivant pour avertir le commandant de leur infortune. Attention, c’est à la sortie de la canalisation que tout se jouera, leur dit-il. Soit les chiliens ont laissé quelqu’un et dans ce cas, impossible de sortir, soit il n’y a personne. Pendant ce temps, leur dit-il, nous allons divertir nos assiégeants. Dans l’après-midi, Caracuela fit creuser un grand trou dans un lieu que les Chiliens pouvaient voir. Le soir venu, il rassembla les habitants du village auprès de l’excavation qu’il fit couvrir d’une bâche et remplir de toute l’eau qui restait. Ne fut gardé qu’un verre par personne. Certains protestèrent, l’un d’eux se révolta et voulut s’opposer par la force à cette décision. Il fut aussitôt emmené sur la place du village et passé par les armes. Plus personne ne résista. Alors, Caracuela se déshabilla et demanda aux habitants d’en faire autant. Et tous, nus comme des vers, hommes, femmes et enfants, ils se jetèrent dans le trou rempli d’eau comme s’il s’agissait d’une piscine où il faisait bon s’ébattre. Seuls les soldats sur les remparts ne participèrent pas à cet agréable délassement. Pendant ce temps, les deux jeunes garçons pénétraient dans la canalisation, marchant à quatre pattes. Ils mirent du temps pour atteindre la sortie. Arrivés près de celle-ci, prudemment, ils observèrent longuement les alentours et ne virent personne. Ils sortirent prudemment. Un soldat chilien qui n’avait jusqu’ici pas bougé, se dressa derrière un rocher. Il leur intima l’ordre de s’arrêter. Les deux garçons avaient convenu de se séparer s’ils étaient repérés. Ils coururent chacun dans une direction opposée. L’un d’eux fut malheureusement pris à parti par le soldat et, après trois coups de feu, fut abattu. L’autre avait déjà disparu. Le soldat eut beau courir derrière lui, il ne réussit pas à retrouver sa trace. Il revint alors vers le premier qui souffrait d’une balle dans la jambe. Il tenta de le faire parler afin de savoir ce qu’il faisait là. Il ne réussit pas à lui faire dire quoi que ce soit. Il le menaça de mort. Mais rien n’y fit. Il lui prit la jambe touchée et le traîna par terre en le faisant hurler de douleur. Rien. Aussi lui tira-t-il une balle dans la tête après l’avoir une nouvelle fois admonesté. L’autre enfant courait vers le village voisin qui se trouvait à vingt lieues. Dans la matinée, il arriva exténué en vue de la garnison et se présenta à la porte, demandant à voir le Lieutenant. Mis au courant celui-ci, aussitôt, fit préparer une expédition d’une cinquantaine d’hommes commandés par son meilleur adjudant major et leur donna l’ordre de marcher le plus vite possible vers Socaire pour faire fuir les Chiliens.

26/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (12)

Brusquement, il commença son histoire d’une voix de théâtre, déclamant les mots de manière solennelle et prit une posture de comédien jouant une tragédie :

– Oyez, oyez, brave gens ! Cela s’est passé à deux pas d’ici, lors de la bataille de Socaire il y a quelques années. Les troupes chiliennes, qui avaient avancé à l’intérieur des terres, encerclaient déjà le village. La population s’était réfugiée dans son enceinte, terrorisée par l’armée chilienne qui tuait tout ce qu’elle trouvait. Dominé par les volcans Miscanti et Miñiques, le village était pauvre. L’eau était rationnée, alimenté par un seul ruisseau. A la fin novembre, on entrait dans l’été et la saison des orages n’était pas encore arrivée. La première chose que fit l’armée chilienne fut de couper l’alimentation en eau du ruisseau qui passait au travers du village. Elle fut détournée par un canal creusé par l’ensemble des hommes qui encerclaient le village. Trois jours plus tard, l’eau ne coulait plus. Ce que les Chiliens ne savaient pas, c’est qu’il existait une seconde arrivée d’eau qui était sous canalisation. Tant qu’ils auraient de l’eau arrivant par cette voie, ils pourraient survivre. Si elle venait à manquer, il leur faudrait soit se rendre, soit mourir. Le chef bolivien de la garnison, el tenante Romuald Paracuela, veillait sur la distribution en eau et faisait garder la sortie des canalisations par une sorte de poste de police d’une dizaine d’hommes. C’était un homme ambitieux, courageux certes, mais pensant en permanence à son avancement et à la manière de se faire valoir. Il était craint de ses hommes et de toute la population civile réfugiée dans le bourg.

– Le siège de Socaire commença, poursuivit le capitaine. Les troupes chiliennes n’attaquèrent pas le village, laissant la situation pourrir par la soif et la faim. Mais après quinze jours, elles se rendirent compte que les habitants vivaient bien et ne semblaient pas souffrir, ni de soif ni de faim. Alors leur chef envoya des patrouilles pour chercher d’éventuelles alimentations en eau. L’une d’elle découvrit l’entrée de la canalisation. Elle détourna l’eau qui se perdit dans le désert. Quelques habitants avaient fait des réserves. Celles-ci furent confisquées par Romuald Caracuela. Il ne restait au total que cinq jours d’approvisionnement pour l’ensemble des personnes vivant dans l’enceinte. Cela supposait un rationnement pour l’ensemble des familles. Que faire ?

Le capitaine Barruez s’arrêta, regarda les auditeurs, puis sa famille. Tous étaient suspendus à ses lèvres et lui-même dut faire un effort pour poursuivre tout aussi solennellement.

21/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (11)

Une fois dehors, Alexandro Barruez leva les yeux vers le ciel, puis se tourna vers la maison. Elle paraissait plus seyante que les autres avec sa porte centrale surmontée d’un linteau légèrement arrondi et ses fenêtres symétriques. Il se dit qu’ils avaient de la chance et qu’ils auraient pu plus mal tomber. Ajustant sa ceinture, il partit d’un pas vif vers la popote de la compagnie qui se trouvait à deux rues de là.

L’ambiance habituelle de ce premier jour d’un chef militaire dans une garnison battait son plein. Il entendit les hommes chanter avant d’arriver sur place. Cette tradition spécifique était propre à l’armée bolivienne. Curieuse tradition d’ailleurs. Les hommes appartenant à leur futur commandant pouvaient le jour de son arrivée, le considérer comme l’un des siens, avec tous les abus que permet une telle situation. Ils l’accueillaient par des chants, le tutoyaient, le faisait boire et pouvaient lui demander ce qu’ils voulaient. Celui-ci devait s’exécuter, bon gré mal gré. C’était, pour certains, un très mauvais moment à passer, et quelques commandants se vengeaient par la suite. Mais cela pouvait également être une agréable manière de faire connaissance et de créer des liens forts et durables. En fait tout dépendait des personnalités et du montage de ce jour par l’ancien commandant de compagnie. Dans le cas présent, celui-ci ne partait pas, mais restait aux ordres du capitaine comme lieutenant en premier. Il avait donc intérêt à ce que cette soirée se passe du mieux possible et que le capitaine en garde un excellent souvenir. Aussi Alexandro aborda-t-il cette veillée d’un œil bienveillant, sans aucun préjugé, ni crainte. Arrivé près de la porte d’entrée, dans la petite rue du village désertée par ses habitants qui connaissaient la coutume et ne voulaient pas y être mêlés, le silence se fit. Un guetteur devait probablement avoir prévenu la troupe de l’arrivée du capitaine. Celui-ci ouvrit la porte d’une poigne ferme et entra. La salle était vide, mais encombrée de meubles et de tonneaux, comme un entrepôt désaffecté. Il avança au milieu de la pièce, scrutant les interstices entre les tonneaux, cherchant les hommes de sa compagnie. Puis, il s’assit et attendit.

Un chant puissant monta des tonneaux, assourdi par leur couvercle dans un premier temps, puis plus distinct parce qu’ils furent relevés progressivement. Les hommes sortirent, un par un, pour se figer, solennels, déguisés en lépreux, dans des expressions d’horreur, de crainte ou de haine. Quelle étrange impression de voir ces hommes prenant des attitudes torturées. Le chant finit volontairement sur une note discordante. Puis se furent des cris, d’oiseaux, de fauves, une véritable ménagerie qui dura une minute au moins avant de s’arrêter nette, comme sur un coup de baguette magique. Un silence infini, long, sans pitié s’ensuivit, à faire trembler le corps et pleurer le cœur. L’un des hommes s’avança et pria le capitaine d’aller chercher ses femmes. L’idée avait dû leur venir en voyant la famille lors de son arrivée à l’entrée du bourg. Ils n’avaient pas prévus d’aussi charmantes compagnies et souhaitaient pouvoir prolonger ce moment. Ce n’était cependant pas l’habitude de ces soirées d’entrée en fonction qui se passaient généralement entre hommes. Interloqué, Alexandro eut un premier mouvement de refus. Mais il comprit très vite que cela serait maladroit. Après tout, elles ne risquaient rien et leur donneraient l’occasion d’un souvenir particulier. Il partit donc les chercher. Arrivé dans sa nouvelle maison, il leur expliqua la situation et leur demanda de s’habiller chaudement, car les nuits sont particulièrement froides dans ce pays désertique. Il revint avec sa femme et ses trois filles effrayées, se demandant ce qu’il allait leur arriver malgré les paroles rassurantes de leur père. Des cris de victoire les accueillirent. Des verres leur furent offerts, emplis de vin rouge, capiteux, qui laissait un arrière-goût de brûlure dans la gorge et un avant-goût d’ivresse dans la tête. Les filles durent boire au moins ce verre et se retrouvèrent grisées, mais conscientes de ce qui se passait. Alors un des hommes demanda au capitaine de leur raconter une histoire de guerre. Réticent, il fit semblant de ne pas entendre sous prétexte du vacarme qui envahissait la pièce. Sa femme le regardait et fut troublée de sa confusion. Mais il fut contraint par un ton autoritaire de s’exécuter.

17/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (10)

La cuisine était une vraie cuisine, suffisamment grande pour cuisiner à plusieurs comme ils aimaient le faire le dimanche soir lorsqu’il n’y avait rien à faire que de préparer de bons petits plats. Ils s’engouffrèrent dans le couloir partant du salon qui donnait sur quatre portes vis-à-vis. Celle de gauche s’ouvrit sur une chambre spacieuse, vraisemblablement réservée aux parents. Elle possédait un lit double revêtu d’un dessus de lit en coton avec des motifs à fleurs. La cheminée était de petite taille, mais pratique. Une grande armoire de bois foncé munie d’une clé se tenait près de la porte. En face, à côté de la fenêtre, il y avait une petite table avec une chaise, permettant de travailler. Une lampe à huile, dorée, avec son demi-globe plein de liquide, la surmontait. Mais les enfants étaient déjà partis vers les trois autres portes. En face de la porte des parents s’ouvraient une chambre aussi grande, avec deux lits, puis une autre chambre plus petite, où se tenaient un lit, une table de nuit et une chaise. La dernière porte, dans le prolongement de la chambre des parents, donnait sur une salle de bain qui comportait un meuble de toilette avec un broc et une bassine en faïence à décor imprimé et, dans un coin, une baignoire vétuste en zinc. Toutes les chambres, ainsi que le couloir, étaient revêtus de papier peint à fleurs de couleurs différentes.

Le cœur d’Emma était quelque peu serré. La maison manquait de personnalité. En réalité, elle regrettait l’ancienne garnison, ses amies, l’école des enfants. Ici, ce n’était qu’un village, avec peu d’habitants et des gens simples. Où trouverait-elle de quoi s’occuper ? De plus, ce village se trouvait près de la frontière convoitée par les Chiliens. Bien que le capitaine n’en ait pas parlé, elle sentait une certaine tension en lui. Il restait calme, semblable à lui-même, mais néanmoins au ton de sa voix, elle comprenait l’inquiétude qui l’avait pris dès l’instant où il avait su qu’il était affecté à San Pedro. Elle ne s’était cependant pas inquiétée, sachant sa rigueur et la sûreté de son jugement. S’il est venu, c’est qu’il pouvait venir avec eux, sans problème.

– Je suis invité au mess ce soir, comme à chaque entrée en garnison. Je rentrerai probablement tard, alors couchez-vous et ne m’attendez pas. Il prit son arme de service, l’ajusta dans son étui, mit son chapeau et sortit.

 

13/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (9)

Quelques applaudissements saluèrent ce discours, puis tous de mirent à parler de leurs impressions de ce premier contact. Les hommes admirèrent la résolution du capitaine. Les femmes s’extasiaient sur la famille et, en particulier sur Emma qui paraissait sereine. Certains enfants avançaient déjà vers les trois sœurs, tendant la main à la moins intimidante, c’est-à-dire la plus jeune. Mais Alexandro fit gentiment signe qu’ils souhaitaient faire connaissance avec leur maison et pouvoir se reposer. Tout ceci se passa simplement, sans aucune fausse note, au grand soulagement à la fois de la famille Barruez et des notables.

Le maire du village leur proposa de les accompagner jusqu’à la maison mise à leur disposition. Traversant la place, ils s’engagèrent dans la rue principale pour s’arrêter assez vite devant une maison plus grande que la plupart, dont il ouvrit la porte avec une clé qu’il remit à la femme du capitaine, s’effaçant pour les laisser entrer. Le lieutenant major choisi ce moment pour dire au capitaine que lui et ses hommes l’attendaient pour la soirée à leur popote, comme c’est de tradition le premier jour d’une arrivée. Puis il salua, fit un demi-tour réglementaire et partit. Le maire en profita pour prendre congé avec les deux autres notables qui s’étaient maintenus discrètement en arrière.

– Allez, je ne vous retiens pas, leur dit Alexandro Barruez. Tous nos remerciements pour votre accueil et pour cette charmante maison dans laquelle nous nous plairons, j’en suis sûr.

Ne restaient plus que les trois soldats qui débarrassaient le chariot des bagages de la famille et les entassaient dans l’entrée, tant bien que mal. Lorsqu’ils eurent finis, ils saluèrent, acceptèrent le pourboire que leur tendait la femme du capitaine et sortirent.

– Ma chère Emma, ce n’est pas ce que nous avions souhaité, mais cette maison me semble fort sympathique. Venez les filles, faisons le tour du propriétaire. Le capitaine entra d’abord dans le salon, suffisamment grand pour la famille, dont les meubles, bien que modestes, n’avait rien à envier avec ceux dans lesquels ils vivaient auparavant.

– Oh, regardez, le tableau sur la cheminée, quel air prétentieux ! dit Ernestina en tendant le doigt vers le portrait d’un vieil homme à l’air solennel.

– Ma foi, tu as raison, il ne paraît guère engageant. J’avoue que je ne sais de qui il s’agit, répondit le père. La dernière fille, Libertad, se mit devant le tableau et fit une grimace au personnage, lui signifiant par là qu’elle se moquait bien de son air pincé. Sa mère sourit, mais lui fit cependant la remarque de se tenir correctement. Ils passèrent dans la pièce suivante, la salle à manger, probablement. Celle-ci était meublée de chaises revêtues de cuir noir avec des clous dorés et travaillés. La cheminée était ici surmontée d’une glace et ils se virent tous, un peu fatigués, dans cette pièce nouvelle, inconnue. Un large buffet se tenait dans un coin, deux fauteuils complétaient l’ameublement qui, somme toute, pouvait convenir. Le capitaine tenait à ce que ses femmes se sentent à l’aise, sachant trop bien combien de temps il passait au dehors pour s’occuper de la troupe.

08/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (9)

Le capitaine Barruez s’engagea sous le portail, salua le drapeau bolivien qui flottait au vent, et se dirigea vers le lieutenant major avec lequel il échangea un salut réglementaire suivi d’une longue poignée de main. Ensemble, ils passèrent en revue la section d’honneur. Don Domingo Carrienga n’avait pas l’air particulièrement réjoui de voir le capitaine. Il allait perdre sa prestance auprès des habitants du village et le commandement provisoire de la compagnie. Mais il allait gagner en liberté et en tranquillité. Il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister. Aussi prit-il un air déférent, sans autre attitude particulière.

Le capitaine vit alors le maire avancer d’un pas, inclina légèrement la tête et se présenta : « Rodrigo Podeglia, maire du bourg depuis 8 ans, très honoré de recevoir un défenseur de la patrie ! » Puis ce fut le tour du juge, engoncé dans sa dignité, et du jeune commissaire, intimidé par la franchise du regard du capitaine. Celui-ci serra également les mains des propriétaires terriens et de quelques autres hommes qui se pressaient autour de lui. Voyant qu’il ne pourrait saluer chacun, il  monta sur une petite borne et dit un mot à l’usage de tous :

– Nous sommes heureux d’être arrivés. Le voyage fut long et fatigant, mais quel bonheur d’arriver dans une ville où tous vous attendent et vous saluent avec tant de chaleur.  Merci pour votre accueil si vivant qui nous va droit au cœur. Je vous présente ma femme, Emma, que vous apprendrez à mieux connaître, et mes trois filles, Abigaël, Ernestina et Libertad. 

Celles-ci firent une sorte de petite révérence devant les autorités, puis vers la foule qui souriait. On entendit quelques murmures admiratifs :

– Quelles sont mignonnes !

Mais le capitaine poursuivait :

– Je sais que pour vous tous la situation est difficile. Vous êtes en première ligne dans notre conflit avec le Chili. Le gouvernement m’a nommé à ce poste pour vous protéger et préserver l’intégrité de la nation. Je le ferai en tout lieu et à tout moment, quelles que soient les circonstances. Moi et la compagnie qui vous défend y veilleront à toute heure du jour et de la nuit. Cela n’implique de votre part qu’une obéissance aux consignes et une capacité à observer tout ce qui peut vous paraître anormal. Sur ce, pardonnez-moi, mais nous sommes fatigués et devons encore nous installer. Alors, bonne soirée à tous !

07/04/2020

Parution de "Divagations japonaises" (pictaïkus)

Il est paru ! Ce fut long à préparer, mais il est maintenant accessible sur Amazon et sur ma chaîne YouTube.

 

Un haïku est un petit poème extrêmement bref visant à dire et célébrer l'évanescence des choses.

(https://fr.wikipedia.org/wiki/Ha%C3%AFku)

 

nouveau livre,haïkus,poèmes,poésie,art cinétique,art abstrait,art visuelCependant, dans cet ouvrage, Le pictaïku associe la forme poétique particulière des haïkus à l’art pictural abstrait, ce qui entraîne une certaine distance par rapport aux règles japonaises du haïku et introduit une approche différente du haïku utilisé seul. Souvenez-vous des pictoèmes, association d’un poème et d’une image, que celle-ci soit dessin, tableau ou photo[1]. Le poème est incomplet sans cette image et inversement celle-ci éclaire le poème. Les deux forment un ensemble indissociable évoquant un instant, une émotion, un sentiment, voire une histoire ou même un concept.

Alors, ne soyez pas surpris. Foin des règles, inventons. Ce qui compte est la surprise de l’association et l’émotion qu’elle procure.

Pour visionner la vidéo de présentation de l’ouvrage :

https://www.youtube.com/watch?v=phUFKpPVtD4

ou encore sur la chaîne YouTube :

https://www.youtube.com/results?search_query=loup+francart

 Pour voir quelques extraits du livre et le commander :

https://www.amazon.fr/Divagations-japonaises-Picta%C3%AFk...

Nous vous souhaitons un bon visionnage et une bonne lecture et surtout, si l’idée du livre vous plaît, n’oubliez pas de cliquer sur "J’aime" (le poing bleu au doigt tendu).

Bon confinement.

04/04/2020

L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (8)

Celles-ci se sentaient bien dans leur peau. Joyeuses, guillerettes, parfois malicieuses, attendant tout de la vie, prêtes à la manger à pleines dents. Elles n’avaient pas rechignées lorsqu’ils avaient fallu partir subitement de leur dernière garnison. Certes, elles regrettaient leurs camarades, leur maison et surtout une vraie ville pourvue de nombreux habitants. Mais elles avaient l’habitude de changer de résidence pour des endroits inconnus et plutôt que de regretter le passé, elles se tournaient vers l’avenir : qu’allons-nous trouver à San Pedro ? Y aura-t-il des garçons intéressants ? Aurons-nous chacune notre chambre ? Comment allons-nous occuper nos journées ? Bref, toutes les questions que se posent des jeunes filles lorsqu’elles arrivent en un lieu nouveau. Alexandro se félicitait de sa famille qui lui donnait plus que des satisfactions, un bonheur intense. Aussi s’était-il juré de prendre soin de sa femme et de ses filles, de ne rien risquer qui puisse les mettre en danger. Mais ces réflexions ne sont plus de mise. Ils étaient là, à la porte de leur nouvelle garnison, et ils devaient faire bonne figure.

 Entretemps, le lieutenant major, Don Domingo Carrienga, avait rassemblé une section, l’avait fait mettre en grand uniforme et l’avait fait rassembler, aux ordres du chef de section, sur deux rangs de part et d’autre de la lourde porte d’entrée. De même, les notables avaient eu le temps de revêtir leur habit de cérémonie et de se rassembler au-delà de la section. Il y avait là le maire, Rodrigo Podeglia, un homme replet, vêtu d’une redingote gris foncé, coiffé d’un semblant de haut de forme, satisfait de se montrer sous son meilleur jour ; le juge de paix, fonction plus honorifique que réelle, car il ne s’agissait que d’un bourg d’environ 2000 habitants, qui portait le bas de sa robe sous son bras avec une dignité assurée ; enfin un tout jeune commissaire de police sortant de l’école, la tête étonnée, surmontée de cheveux blonds, donc très remarquable. Les rares propriétaires terriens les entouraient, certains encore dans leurs vêtements de travail, d’autres ayant eu le temps de revêtir leur poncho en laine de mouton et de se coiffer de leur chapeau feutré. Enfin, la population se pressait derrière eux, chuchotant à voix basse, le chapeau à la main, à la fois réjouie et inquiète. Les femmes, enveloppées pour la plupart de jupes rouges jusqu’aux chevilles, se tenaient légèrement en retrait, certaines portant leur bébé, d’autres des besaces en laine, emplies d’objets. Seuls les soldats qui montaient la garde regardaient au loin, selon les consignes données par leur chef de section.