L'étrange bataille de San Pedro de Atacama (11) (21/04/2020)

Une fois dehors, Alexandro Barruez leva les yeux vers le ciel, puis se tourna vers la maison. Elle paraissait plus seyante que les autres avec sa porte centrale surmontée d’un linteau légèrement arrondi et ses fenêtres symétriques. Il se dit qu’ils avaient de la chance et qu’ils auraient pu plus mal tomber. Ajustant sa ceinture, il partit d’un pas vif vers la popote de la compagnie qui se trouvait à deux rues de là.

L’ambiance habituelle de ce premier jour d’un chef militaire dans une garnison battait son plein. Il entendit les hommes chanter avant d’arriver sur place. Cette tradition spécifique était propre à l’armée bolivienne. Curieuse tradition d’ailleurs. Les hommes appartenant à leur futur commandant pouvaient le jour de son arrivée, le considérer comme l’un des siens, avec tous les abus que permet une telle situation. Ils l’accueillaient par des chants, le tutoyaient, le faisait boire et pouvaient lui demander ce qu’ils voulaient. Celui-ci devait s’exécuter, bon gré mal gré. C’était, pour certains, un très mauvais moment à passer, et quelques commandants se vengeaient par la suite. Mais cela pouvait également être une agréable manière de faire connaissance et de créer des liens forts et durables. En fait tout dépendait des personnalités et du montage de ce jour par l’ancien commandant de compagnie. Dans le cas présent, celui-ci ne partait pas, mais restait aux ordres du capitaine comme lieutenant en premier. Il avait donc intérêt à ce que cette soirée se passe du mieux possible et que le capitaine en garde un excellent souvenir. Aussi Alexandro aborda-t-il cette veillée d’un œil bienveillant, sans aucun préjugé, ni crainte. Arrivé près de la porte d’entrée, dans la petite rue du village désertée par ses habitants qui connaissaient la coutume et ne voulaient pas y être mêlés, le silence se fit. Un guetteur devait probablement avoir prévenu la troupe de l’arrivée du capitaine. Celui-ci ouvrit la porte d’une poigne ferme et entra. La salle était vide, mais encombrée de meubles et de tonneaux, comme un entrepôt désaffecté. Il avança au milieu de la pièce, scrutant les interstices entre les tonneaux, cherchant les hommes de sa compagnie. Puis, il s’assit et attendit.

Un chant puissant monta des tonneaux, assourdi par leur couvercle dans un premier temps, puis plus distinct parce qu’ils furent relevés progressivement. Les hommes sortirent, un par un, pour se figer, solennels, déguisés en lépreux, dans des expressions d’horreur, de crainte ou de haine. Quelle étrange impression de voir ces hommes prenant des attitudes torturées. Le chant finit volontairement sur une note discordante. Puis se furent des cris, d’oiseaux, de fauves, une véritable ménagerie qui dura une minute au moins avant de s’arrêter nette, comme sur un coup de baguette magique. Un silence infini, long, sans pitié s’ensuivit, à faire trembler le corps et pleurer le cœur. L’un des hommes s’avança et pria le capitaine d’aller chercher ses femmes. L’idée avait dû leur venir en voyant la famille lors de son arrivée à l’entrée du bourg. Ils n’avaient pas prévus d’aussi charmantes compagnies et souhaitaient pouvoir prolonger ce moment. Ce n’était cependant pas l’habitude de ces soirées d’entrée en fonction qui se passaient généralement entre hommes. Interloqué, Alexandro eut un premier mouvement de refus. Mais il comprit très vite que cela serait maladroit. Après tout, elles ne risquaient rien et leur donneraient l’occasion d’un souvenir particulier. Il partit donc les chercher. Arrivé dans sa nouvelle maison, il leur expliqua la situation et leur demanda de s’habiller chaudement, car les nuits sont particulièrement froides dans ce pays désertique. Il revint avec sa femme et ses trois filles effrayées, se demandant ce qu’il allait leur arriver malgré les paroles rassurantes de leur père. Des cris de victoire les accueillirent. Des verres leur furent offerts, emplis de vin rouge, capiteux, qui laissait un arrière-goût de brûlure dans la gorge et un avant-goût d’ivresse dans la tête. Les filles durent boire au moins ce verre et se retrouvèrent grisées, mais conscientes de ce qui se passait. Alors un des hommes demanda au capitaine de leur raconter une histoire de guerre. Réticent, il fit semblant de ne pas entendre sous prétexte du vacarme qui envahissait la pièce. Sa femme le regardait et fut troublée de sa confusion. Mais il fut contraint par un ton autoritaire de s’exécuter.

07:46 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bolivie, chili, désert, guerre |  Imprimer