06/04/2016
La fin de l'histoire (30)
Nicéphore prit toutes ses précautions pour entrer en contact avec Charles. Il observa longuement, assis à la terrasse d’un café, l’entrée de son immeuble. Les gens entraient et sortaient tout à fait normalement. Il examina également l’environnement : les lieux d’observation, les voitures garées, les systèmes de vidéosurveillance. Tout semblait en ordre. Il remarqua cependant une nouvelle caméra qui filmait l’entrée. Elle ne se déplaçait pas, ce qui était une bonne chose. Elle se contentait de prendre des images en continu et le contenu devait être examiné si un fait anormal était survenu, donc a posteriori. Il alla s’acheter un chapeau à bords larges et un imperméable descendant au-dessous des genoux. Il acheta également une paire de lunettes noires et un grand carton à dessin. En fin d’après-midi, au moment où la lumière du jour commençait à faiblir, il se présenta à la porte, restant en permanence de dos par rapport à la caméra. Se cachant derrière le carton à dessin, il n’offrait rien qui puisse le faire reconnaître. Il poussa la porte, entra dans l’immeuble, chercha une autre caméra, mais ne vit rien. Il ne prit pas l’ascenseur. Arrivé devant la porte de l’appartement de Charles, il chercha à nouveau une caméra, mais ne vit rien. Alors, se cachant toujours derrière le carton à dessin, il sonna. Rien. Le silence. Au moment où il allait repartir, la porte s’ouvrit brusquement. Un homme passa la tête :
– Vous désirez ? demanda-t-il d’un air interrogateur.
– Charles n’habite plus ici ?
– Je ne connais pas de Charles. De qui parlez-vous ?
– J’ai dû me tromper d’immeuble. Je suis bien au 6 ?
– Non, pas du tout, vous êtes au 8. C’est juste à côté.
Ainsi Charles avait été dépossédé de son appartement. Le traitement n’était pas le même que celui de Magrit. Où pouvait bien être Charles ? Il ressortit en prenant les mêmes précautions. Surtout ne pas être vu ! Comme il se trouvait à côté d’un parc, il décida d’y passer la nuit. Il franchit la grille sans trop de difficulté et s’installa dans un fourré. Recouvert de son imperméable, il passa une nuit assez agréable, sans avoir froid.
En se réveillant, il médita une heure afin de continuer à maîtriser les flux qui pourraient réveiller son indicateur. A la fin de sa méditation, il eut une soudaine illumination. Il vit Charles, seul, dans une cellule cimentée. Il méditait lui aussi. Et bientôt, leurs pensées se rejoignirent. Ils purent se parler dans leur tête, mentalement, sans l’intermédiaire de la parole.
Charles : " Nicéphore, vous voilà enfin. Je vous ai attendu longuement. J’ai passé des heures et des jours terribles. J’avais froid, j’avais faim, j’avais sommeil. Mais j’espérais. J’ai vu Magrit. Elle a capitulé. Elle reprend la pilule et a repris sa place dans la société. Sa conscience l’a quittée. Je me croyais seul et maintenant je vous retrouve, libre. Sommes-nous les seuls ? "
Nicéphore : " Je ne sais. Je ne connais pas d’autres libérés. J’ai rencontré des « sous-terrains ». Ils méditaient, mais sans conscience du but recherché. Ils ignoraient la délivrance, ce sentiment de toute puissance que donnent l’absence de crainte et l’accès au tout, c’est-à-dire au vide céleste. L’avez-vous éprouvé ? "
Charles : " Oui. J’ai vécu ces instants inouïs où ma personnalité n’existait plus. J’étais passé au-delà, dans cet espace hors du temps qu’est la véritable liberté. C’est ainsi que j’ai pu survivre à cet enfermement. J’y suis libre. Mais Dieu soit loué, ils ne le savent pas. "
Nicéphore : " Courage! Nous nous sommes rejoints. Gardons le contact. Chaque matin, à cinq heures précises, méditons et échangeons. Nous pourrons nous donner un but."
Charles : " On vient. Je vous quitte. A bientôt! "
Nicéphore jubilait. Il avait le sentiment d'avoir atteint un état extraordinaire, une excitation anormale qui lui conférait de pouvoirs qu'il n'avait pas en temps ordinaire. Et il était très probable que Charles éprouvait les mêmes sensations. Cette tension lui donnait l'impression de sortir de lui-même et d'être éveillé hors du monde matériel. Il naviguait dans un monde mental, spirituel, les nerfs à vif, à la frontière des perceptions habituelles et d'un autre mode de perception, plus intuitif et cependant pleinement réel.
07:51 Publié dans 43. Récits et nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, société, individu, liberté | Imprimer
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