La fin de l'histoire (17) (15/02/2016)

Le lendemain, il écrivit une petite annonce anonyme : « Cherche jeune homme, disparu il y a deux jours, suite à un incident dans la rue Patrick Boujoux, 13e. Vous adressez à poste restante N°1024 dans le 11e arrondissement. » Il n’osa pas être plus clair et donner le nom de Charles. Il la fit publier dans deux journaux de petites annonces et dans un quotidien national. Il rentra ensuite chez lui et reprit sa méditation. Celle-ci lui était devenue indispensable et faisait maintenant partie de sa nature profonde. Il avait trouvé le trou noir existant en lui. Il n’avait pas encore franchi sa porte, mais avait entrevu certaines caractéristiques de celui-ci : un vide attirant qui procurait un bienfaisant soutien permettant de faire face aux événements qui n’allaient pas tarder à arriver. Il ferma les yeux, se concentrant sur le passage de l’air dans son corps, s’efforçant d’évacuer ses interrogations et sa colère. Il parvint progressivement à la paix intérieure, ne conservant qu’une mince pellicule entre son moi et le monde extérieur. Désormais, il se savait insaisissable, parvenant à contrôler les impulsions mettant en route l’indicateur. Il était arrivé à se créer une cuirasse qui était, chose curieuse, transparente, ténue, fragile, mais efficace et indétectable. Le plus curieux cependant tenait au fait que plus il pensait à la nécessité de ne rien dévoiler, plus il se sentait vulnérable. Il lui fallait atteindre un état de non pensée pour ressentir la certitude bienfaisante d’être inébranlable.

Il chercha d’autres voies pour connaître le sort de Charles. Il prenait cependant garde de n’être pas soupçonné de déviationnisme et ainsi risquer l’enfermement. Il lut chaque jour les journaux, espérant apprendre quelque chose, même s’il savait qu’une fois pris, les non collectifs (ils étaient ainsi dénommés par la population) n’étaient plus jamais évoqués dans les médias. Ceux-ci se conformaient strictement aux consignes données par le gouvernement et même si un journaliste apprenait quelque chose, dès l’instant où la personne avait été déclarée déviationniste, elle ne pouvait plus être évoquée. De même, la plupart des personnes sensées dès l’instant où elles comprenaient qu’il s’agissait de non collectifs se refusaient à en parler. Une sorte d’atonie s’emparait d’eux et ils gardaient les yeux dans le vague tant que leur interlocuteur évoquait l’individu. Néanmoins, il restait des traces de leur passage sur cette terre. Tout d’abord, il était possible de chercher dans les archives des journaux ce qu’avait fait la personne en question avant sa maladie. Cela permettait de se renseigner sur ses pôles d’intérêt, ses habitudes, ses passions, sa manière de vivre. On pouvait ainsi reconstituer ce qui avait marqué son passage sur terre et disposer d’une biographie, élémentaire certes, mais utile. On pouvait également visiter les lieux qu’elle avait fréquentés, sa maison, son école ou son université, son club de sport, éventuellement son église. Enfin, et c’était sans doute le plus précieux, on pouvait rencontrer les gens qu’elle avait côtoyés, à condition de n’évoquer aucune amitié ou même rapport avec elle. Il fallait donc recourir à des subterfuges tels qu’une recherche commerciale ou administrative, ou encore la volonté de réunir sur une même photo des camarades de classe ou tout autre prétexte futile.

Toutes ces recherches restèrent vaines. Rien ne transparaissait de ce qu’était de venu Charles. Certes, il avait bien récolté quelques éléments de biographie : les quelques collèges où il avait suivi sa scolarité, le club d’échecs où il avait brillé, les voyages effectués à l’étranger. Mais rien de tout cela n’induisait sa manière de penser, ses habitudes intimes, ses rencontres improbables, ses lectures et tout ce qui pourrait lui donner des pistes. Rien. Rien de rien ne transparaissait dans tout cela. De même, les petites annonces mises dans certains journaux ne donnèrent rien. Aucune allusion à cette disparition. Tout se passait comme si Charles n’avait existé que dans l’imagination de quelques Parisiens frileux et déjà âgés. De sa vie récente, rien.

07:34 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, société, individu, liberté |  Imprimer