La fin de l'histoire (29) (02/04/2016)

Le lendemain, au réveil, Nicéphore eut la ferme conviction qu’il devait repartir à la surface en dépit des risques. Il ne trouverait rien ici qui puisse l’aider à accomplir son destin. Au contact des « sous-terrains », il venait de réaliser un fait qui jusque-là lui avait échappé, une dichotomie existant en chaque homme. Celui-ci est tiré vers deux extrêmes qui sont en lui plus ou moins développés : la personnalité et l’essence. Il avait lu ce constat dans le livre, mais n’avait pas réalisé son importance. La personnalité n’est pas à lui, contrairement à ce que pense la plupart des gens. Elle est le fruit non seulement de son éducation, mais également de ses impressions, de ses sentiments appris selon les circonstances  dans lesquels il a été plongé. La personnalité se forme, en partie, du fait de l’imitation involontaire des adultes. Seuls les petits enfants n’ont pas de personnalité. Leur être est réellement ce qu’il est au plus profond de lui-même. Les « sous-terrains » avaient découvert leur essence, mais ne savaient pas comment l’exploiter. L’essence des hommes peu cultivés est généralement plus développée que celle des hommes cultivés. Ils devraient donc disposer de la capacité de se développer et de s’accomplir. Mais leur personnalité est insuffisamment enrichie. Sans certaines connaissances, sans l’apport d’éléments qui ne leur appartiennent pas, ils ne peuvent pas commencer le travail sur eux-mêmes. En fait ils ont bien une essence, mais celle-ci est le plus souvent morte. Alors eux aussi veulent ce que veulent les autres, par mimétisme. Ils restent donc entre eux comme des enfants et ont peur de leur avenir. Leur personnalité ne voit que ce qu’elle aime voir et ce qui ne contrarie pas leur expérience. Elle ne voit pas ce qu’elle l’aime pas. Jamais Nicéphore ne pourra les convaincre de surmonter leurs appréhensions. Seul l’homme vrai peut pénétrer suffisamment son essence et la développer pour s’accomplir. 

Ce jugement, certes hâtif, le décida. Il devait repartir vers le monde, même si celui-ci avait troqué la liberté contre l’égalité. A midi, il s’esquiva sans rien dire, reprit le long chemin du retour et déboucha à nouveau à la surface, soulagé. Il décida de rechercher Magrit. Il se dirigea vers son appartement. Rien ne semblait changé. Aucun policier en vue. Il monta et sonna à la porte. Magrit vint ouvrir. Apparemment, elle n’avait pas changé. Son visage restait ouvert, ses yeux vifs, son regard pénétrant, mais quelque chose semblait éteint, une ombre recouvrait son apparence.

– Bonjour Nicéphore, entrez, lui dit-elle doucement.

Sa voix ! C’était sa voix qui avait changé. Une intonation inhabituelle, doucereuse, qui mettait mal à l’aise. Elle semblait jouer une comédie. Elle parlait faux, malgré un regard clair. Quelle subtilité de la part de ceux qui avait réussi ce changement. S’il s’était contenté de la regarder, il n’aurait rien vu, rien décelé.

– Bonjour Magrit. Comment allez-vous ?

– Ma foi, bien. J’ai fait un petit séjour à la campagne parce que j’étais fatigué. Mais cela va mieux. Je peux reprendre ma place dans la société.

– Quelle chance, lui répondit-il. Ils conversèrent pendant un quart d’heure, puis Nicéphore prétexta une course importante à faire. Elle lui dit au revoir, sans la moindre émotion, sans même paraître l’avoir connu dans d’autres circonstances. Il remarqua au dernier moment la petite cicatrice au-dessus de ses deux yeux. Elle avait été opérée ! La dP avait encore progressé, elle était capable de remettre, par la médecine, les gens dans le droit chemin.

Il ne fait surtout pas qu’ils me prennent ! se dit-il en regardant autour de lui. Le système social avait du bon : personne ne se méfiait de personne si les comportements étaient bien huilés. Inversement, dès qu’une fausse note, telle qu’une réflexion sur la société, sur la liberté, sur l’égalité, sur le pouvoir politique, apparaissait, la personne était aussitôt prise en charge par la dP.

07:25 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, société, individu, liberté |  Imprimer