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21/01/2014

L’amant de la Chine du Nord, de Marguerite Duras

littérature,roman,indochine,amour,récitEst-ce un roman, un récit, un film, un scénario ? On ne sait trop, tout au moins au début du livre. Mais la forme importe peu. Ce qui compte c’est l’ambiance créée par la forme. Ajoutons-y le style. Un style descriptif, neutre apparemment, qui permet de poser le décor :

C’est un livre.
C’est un film.
C’est la nuit.
(…)
La voix qui parle ici est celle, écrite, du livre.
Voix aveugle. Sans visage.
Très jeune.
Silencieuse.

Les personnages principaux n’ont pas de nom, ou presque. Ils sont désignés par il ou elle ou encore, pour cette dernière, l’enfant.

 Devant nous quelqu’un marche. Ce n’est pas celle qui parle.

 C’est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. Ca a l’air de ça. Sa démarche est souple. Elle est pieds nus. Mince. Peut-être maigre. Les jambes… Oui… C’est ça… Une enfant. Déjà grande.

 La jeune fille s’arrête. Elle écoute. On la voit qui écoute. (…) La jeune fille dans le film dans ce livre ici, on l’appellera l’enfant.

Puis, la rencontre. Un chinois, jeune, imposant, riche, mais simple et humain en même temps. Ils lient conversation. Il s’interroge, elle est si jeune. Elle monte dans son auto, une Léon Bollée : 

Elle a envie de l’embrasser. Il le voit. Il lui sourit. Elle prend sa main, embrasse sa main.

 (…) Le chinois ne pose pas la question, il dit : « l’amour, tu n’as jamais fait ». L’enfant ne répond pas. Elle cherche à répondre. Elle ne sait pas répondre à ça. Il a un mouvement cers elle. A son silence il voit qu’elle aurait quelque chose à dire. Quelque chose qu’elle ne saurait pas encore dire et elle ne connaît sans doute que l’interdit. Il dit : « Je te demande pardon ».

Elle arrive à sa pension. Le chauffeur sort sa valise et elle part sans se retourner. Quelques jours plus tard, sur le chemin de son lycée, elle retrouve l’auto du bac, très longue, très noire, tellement belle, tellement et chère aussi, tellement grande. (…) Il est là. (…) Elle pose sa main sur la vitre. Puis elle écarte sa main et elle pose sa bouche sur la vitre, embrasse là, laisse sa bouche rester là. Ses yeux sont fermés comme dans les films. C’est comme si l’amour avait été fait dans la rue, elle avait dit. Aussi fort. Le Chinois avait regardé. A son tour, il avait baissé les yeux. Mort du désir d’une enfant. Martyre.

L’enfant avait retraversé la rue. Sans se retourner, elle était repartie vers le lycée.

Et très vite elle devient sa maîtresse. Une maîtresse jeune, pleine d’inexpérience, ingénue, mais qui sait ce qu’elle veut et qui l’obtient. Le livre raconte cette passion jusqu’au départ de l’enfant pour la France. Une passion partagée, qui devient peu à peu torturée. Qui passe du rire aux larmes, mais toujours dans une dignité réelle, comme des personnages qui jouent leur rôle de loin, sans entrer complètement dedans.

Un livre à la Duras, merveilleux de sensibilité et de froideur conjuguées, une sorte de rêve éveillée, des voix off, des images, des sons, de la musique, bref un film écrit, qu’on ne peut voir que dans sa tête, mais avec vérité et intimité.

Oui, c’est un livre remarquable tant par la forme et le style que par le récit lui-même.

19/01/2014

Mourir de rire

Un oiseau gris sur un toit vert
N’est pas un pivert !

Un chapeau rouge sur une tête blonde
Ne fait pas une femme exquise !

Un éléphant rose dans un pré jaune
C’est un costume beige à un enterrement !

Un cheval blanc sur une neige molle
C’est un tableau de Malevitch !

Mais ces idées bizarres
Qui courent seules dans la tête
Sont-elles aussi à toi ?

Point n’est besoin d’études
Et de certificats
Pour regarder le monde
Et mourir de rire !

© Loup Francart

16/01/2014

Quand reviennent les âmes errantes, drame de François Cheng

littérature,récit,épopée,drame,roman,chine,amour,mystèreL'épopée se passe en Chine, au temps des royaumes combattants, dans la seconde moitié du troisième siècle avant notre ère. Trois personnages, une femme, Chun-niang, et deux hommes, Gao Jian-li, le joueur de zhou, et Jing Ko, le belliqueux, se rencontrent  dans une auberge. Elle, une beauté discrète, secrète, touchant pour ainsi dire à l’essence, d’une telle simplicité que devant elle tombent tous les qualificatifs. (…) Pureté des lignes, noblesse du port, harmonie innée du mouvement et des gestes ? Foncièrement innocente, elle ne fait pas usage de ses atouts : son regard teinté de mélancolie trahit au contraire quelque expérience douloureuse. Tout son être invite l’homme à abandonner ses mesquins calculs, ses pénibles artifices. Quiconque prétend l’aimer ne saurait me faire qu’humblement et totalement.

 Ils se lient d’amitié et d’amour chaste : Amitié vivifiante, comme entre plante et pluie. Singulier trio que nous formons, singulier, mais évident, mais inébranlable ! En son sein, amitié affichée et amour inavoué crée un équilibre lumineux, exaltant, que personne ne souhaite rompre.

 Cette amitié insolite dure jusqu’au jour où elle doit partir pour la cour, sa beauté ayant été reconnue. Peu de temps après, Jing Ko est chargé par son souverain de mettre à mort le roi ennemi qui menace le royaume. Aussi le roi lui accorde pleinement l'autorisation de vivre à la cour avant son sacrifice. Il retrouve Chun-niang, l’aime d’amour jusqu’au moment où il doit partir dans le royaume ennemi. Il mourra. Chun-niang reporte son amour sur Gao Jian-li qui lui aussi mourra d’avoir cherché à tuer le roi ennemi. Chun-niang devient une vieille femme, mais elle conserve un cœur pur et échange avec les âmes de ses bienaimés : L’indicible, dont la part de mystère restera mystère, on ne peut l’approcher, Jian-li nous l’a appris, que par le chant. L’indicible, dans notre cas, c’est donc ce chant ininterrompu à trois voix. Trois voix à la fois distinctes et confondues, trois voix propres à chacun mais toutes trois à l’unisson. Chaque voix raisonne, de toute éternité, en écho aux deux autres. Voix de l’amitié, voix de l’amour, mamelles équilibrantes, nourrissantes, transformantes d’une unique passion. (…) Que s’élève le chant des âmes retrouvées :

 Plus rien ne subsiste, à part le désir
Pur désir inaccompli
Mûr désir inassouvi…

Toi et toi, vous deux en un
En un vous deux, toi et toi
En un nous trois !

 

C’est bien un drame à la manière antique. Il déroute le lecteur occidental d’aujourd’hui. Il sent la poussière des jours passés où la vie était semblable à la mort. Un rien les séparait. Comment comprendre cette indifférence à la mort et cet acharnement à vivre malgré tout. La Chine est le pays du mystère et François Cheng nous en donne une définition vivante à travers ce récit. Au-delà de l’histoire, les âmes se rejoignent et continuent à s’aimer d’amitié et d’amour. C’est la vie qui se poursuit, avant ou après la mort. Peu importe. La pensée et les sentiments sont plus forts que l’existence.

15/01/2014

Elle sortit dans la nuit noire

Elle sortit dans la nuit noire
Vêtue d’une simple chemise
Ouverte sur ses seins
Fraicheur bienfaisante du soir
Enveloppée de ses cheveux
Elle court sur la plage ruisselante
Que le sable est bon
Lorsqu’il est foulé au pied
Nu et vierge du passage des eaux
Elle sourit aux crêtes blanches des vagues
Et se laisse emporter par le flux
Qui aspire ses pieds et le sable
Tombe… Tombe dans ce vide
Qui se dissout en toi
Ouvre-toi aux vents et aux marées
Laisse flotter le drapeau blanc
De ton abdication au monde
Et de ta révolte désordonnée
Tu n’es plus, tu deviens
Tu vis de cette vie interne
Qui trouve dans ses espaces
De quoi déployer tes ailes
Et tu prends ton envol
Au-dessus des lamentations
Du peuple encapuchonné
Tu as laissé tomber tes lentilles
Tu vois à des kilomètres
Et ce nouveau pays
N’est rien qu’un champ
D’espoir vers lequel tu voles
Bats encore des ailes
Et plane maintenant
Dans la brume céleste
Ton but est à portée de la main
Cesse tes battements
Et plonge tête la première
Dans l’horizon subtil de l’ignorance

© Loup Francart

11/01/2014

La cuisinière d’Himmler, roman de Frantz-Olivier Giesbert

14-01-10 La cuisinière d'Himmler.jpgUne cuisinière centenaire nous raconte sa vie. Elle croit à l’amour, au rire à la vengeance. L’histoire la laisse maintenant de côté : Je suis bien contente que l’Histoire soit partie, elle a fait assez de dégâts comme ça. (…) Mons histoire n’est rien, enfin, pas grand-chose : un minuscule clapotis dans l’Histoire, cette fange où nous pataugeons tous et qui nous entraîne vers le fond, d’un siècle à l’autre. Elle décide d’écrire ses mémoires,  un livre pour célébrer l’amour et pour prévenir l’humanité des dangers qu’elle court. Pour qu’elle ne revive jamais ce que j’ai vécu.

On lui laisse son récit. Il n’est pas bon de dévoiler ce qui fait le sel d’un livre, ici, les aventures drolatiques d’une femme qui a tout fait et bien aimé, donc ses rapports avec les hommes de sa vie ou non. Ce récit s’étage entre 2012 et les longues années de son existence. Elle raconte celle-ci à sa manière avec des petites phrases truculentes, parfois avec une emphase déclinante, souvent avec justesse et observation. Le jour de ma naissance, les trois personnages qui allaient ravager l’humanité étaient déjà de ce monde : Hitler avait dix-huit ans, Staline vingt-huit et Mao, treize. Elle naît en Arménie, entouré de l’amour de sa mère. Ma grand-mère sentait l’oignon de partout, des pieds, des aisselles ou de la bouche. Même si j’en mange beaucoup moins, c’est d’elle que j’ai hérité cette odeur sucrée qui me suit du matin au soir, jusque sous mes draps ; l’odeur de l’Arménie. Mais la « turquification » met fin à tout cela. Ses parents sont déportés, sa ferme est brûlée, et elle doit partir. Son épopée commence.

L’amour est le fil directeur de la vie de Rose. Elle se présente ainsi : Il y a des jours où j’ai envie d’embrasser n’importe quoi, les plantes comme les meubles, mais je m’en garde bien. Je ne voudrais pas qu’on me prenne pour une vieille folle, un épouvantail à enfants. A près de cent cinq ans, il ne me reste plus qu’un maigre filet de voix, cinq dents valides, une expression de hibou, et je ne sens pas la violette. Pourtant en matière de cuisine, je tiens encore la route : je suis même l’une des reines de Marseille, juste derrière l’autre Rose, une jeunesse de quatre-vingt-huit ans, qui fait des plats siciliens épatants, 25 rue Glandevès, non loin de l’Opéra.

Oui, je le reconnais maintenant, Frantz-Olivier Giesbert est un excellent écrivain. Ce livre est gai, léger, plein de délices, de jeu de mots, de faits picaresques. Sa manière est innocente. Il vous sort une petite phrase de rien, qui renverse les perspectives et remplace la sinistrose du siècle par un grand éclat de rire. Ainsi, violée par un mamelouk, elle constate : Quand je sortis des draps, je découvris qu’ils étaient pleins de sang, mais je savais ce que cela signifiait, ma grand-mère me l’avait expliqué, Fatima aussi, et je ne pus, malgré mon dégoût, réprimer une certaine fierté. Elle philosophe également, à sa manière : Quand on regarde tout le temps la télévision, c’est qu’on va mourir. Je ne sais s’il y a un lien de cause à effet, mais l’expérience m’a appris qu’elle était l’antichambre de la mort. Ou encore : S’ils ne sont pas forcément plus heureux là-haut, les morts sont moins fatigués que les vivants sur la terre. Ils n’ont pas à lutter. Ils ont le temps pour eux.

Et Rose conclut :

La vie s’est comme un livre qu’on aime, un récit, un roman, un ouvrage historique. On s’attache aux personnages, on se laisse porter par les événements. A la fin, qu’on l’écrive ou qu’on le dise, on n’a jamais envie de le terminer. C’est mon cas…

10/01/2014

Les insomnies de François Ducassier

François Ducassier se leva brusquement, dit à peine bonsoir et sortit dans la nuit. Il avait hâte de se coucher. Arrivé chez lui, il se changea et s’offrit aux dieux de la nuit. 

A deux heures quarante-cinq, il se réveilla. Il ne reconnut pas sa chambre au papier de fleurs mauves. Il tendit la main vers la petite table où se trouvaient ses lunettes et trouva le flanc de bois massif d’un meuble important, une commode probablement. Il chercha vainement le fil électrique et le commutateur. Alors il se dressa sur son lit. Il lui sembla plus haut, plus large, plus imposant. La lumière lunaire permettait de distinguer la masse des objets qui peuplaient la chambre. Lourdeur, pensa-t-il. Il sortit ses jambes, les laissant pendre sur le bord du lit sans qu’elles touchent par terre. Ses pantoufles étaient encore là. Il sauta, les enfila, passa une robe de chambre et, tendant les bras en avant, marcha vers ce qui était auparavant la fenêtre. Il n’y avait qu’une glace qui reflétait les pâles rayons diffusés par une autre ouverture, à gauche. Il trouva enfin un commutateur électrique. Hésitant, il alluma et poussa un cri étouffé.

Ce n’était pas sa chambre. Plus solennelle, elle était large, revêtue d’un épais tapis, chargée de meubles imposants, un bureau empire, une commode Louis XVI, une table entourée de quelques chaises. Elle était ornée de miroirs encadrés richement et de tableaux représentant des campagnes foisonnantes. La fenêtre s’entourait de rideaux lourds, surchargés de perroquets opulents. Il se rassit sur le bord du lit, plongeant en lui-même pour essayer de se souvenir de ce qu’il avait fait la veille. Oui, il s’était bien couché dans sa chambre. Alors que faisait-il là ? N’ayant pas de réponse, il entrouvrit la porte et contempla le long couloir sur lequel s’ouvraient de nombreux seuils, tous semblables. Il sortit, laissant ouverte la porte de cette chambre insolite et fit quelques pas. Pas un bruit, pas un mouvement signalant une présence. Un tombeau ! Il courut jusqu’au bout  du couloir, un escalier s’ouvrait montant et descendant autour de son axe central. Il monta un étage. Même couloir encadré de portes imposantes. Il poursuivit un étage plus haut, puis deux, puis trois. Même désolation opulente et silencieuse. Alors, il redescendit cinq étages, toujours le même couloir. Se penchant par-dessus la rampe, il vit une interminable descente d’escalier qui s’enfonçait dans la terre, sans fin, comme une illusion d’optique. Levant la tête, même impression, une hélice tourbillonnante sans limite. Il remonta d’un étage, traversa le couloir et retrouva la porte de sa nouvelle chambre, entrouverte sur son opulence. De guerre lasse, il se recoucha, réfléchissant à ce qui lui arrivait. Mais à peine s’était-il installé confortablement, qu’il s’endormit.

Le lendemain matin, il se réveilla dans sa chambre, la vraie, celle qu’il connaissait depuis toujours, plus modeste et familière. Il se rappela ce réveil inconfortable, son errance dans les couloirs, l’escalier sans fin. L’impression d’infini lui serra à nouveau le cœur, lui laissant une vague nausée dans la gorge. Sa journée se déroula normalement, mais il ne se sentait pas réel. Un léger décalage s’était emparé de sa vision habituelle. Il se regardait travailler, déjeuner, converser, se promener. C’était un autre lui-même, en tout point semblable, mais il n’était pas au centre de ce personnage, au centre de son monde et même du monde en général. Cet imperceptible décalage n’était pas véritablement gênant en soi, mais il le mettait mal à l’aise. Il allait comme s’il avait un caillou dans sa chaussure, claudiquant dans sa présence face au temps qui coule.

Le soir, il rentra plus vite que d’habitude. Il se coucha, songeant à mettre à portée de main une boite d’allumette, une lampe électrique et ses lunettes. Il s’endormit sans appréhension, comme chaque jour. A deux heures quarante-cinq, il se réveilla. Même changement de chambre, même impression de grandiloquence et même silence. Il se leva, marcha vers la porte, l’entrouvrit. C’était le même couloir avec les mêmes portes et, au fond, la cage d’escalier. Il parcourut sa longueur pour se retrouver devant la vertigineuse montée ou descente. Il se sentit suffoquer. Une odeur de mort semblait l’engloutir. Il regagna péniblement sa chambre, se recoucha et n’eut à nouveau aucun mal à s’endormir.

Pendant presqu’un mois, la même aventure se renouvela. Il dépérissait. Ses yeux rougis par l’insomnie ne reflétaient qu’une immense inquiétude. Il marchait à côté de lui-même, regardant son ombre vivre, manger, rire et parfois pleurer. Il entama une liaison avec une jeune femme drôle et enjouée qui lui permit de survivre. Lorsqu’il la serrait dans ses bras, il avait l’impression d’exister. Son parfum sucré remplaçait la senteur de mort qui l’habitait toutes les nuits. Il revivait, prenant un certain intérêt à pétrir la chair tendre et ferme du corps de cette femme qui tous les matins le sortait de sa prison imaginaire ou réelle.

Un jour, le trentième du mois, il lui parla de ce rêve réel qui l’assaillait. Elle eut l’air étonné, mais sans plus. La première nuit, elle s’efforça de se tenir éveillée, mais s’endormit à deux heures. La deuxième nuit, elle mit un réveil sous son oreiller, ouvrit un œil et s’assit sur le lit sans faire de bruit. Elle attendit. A deux heures quarante-cinq, il se leva d’une manière tout à fait naturelle, et sortit. Il rentra trois-quarts d’heure plus tard et se recoucha comme si de rien n’était. Au petit déjeuner, dans l’intimité du matin, elle lui raconta ce qu’elle avait vu. En fait rien d’autre que cette sortie qui lui semblait normale. Elle le serra contre elle, l’enfermant dans ses effluves qui l’enivraient joyeusement et accepta un retour dans les draps froissés. Chaque matin, elle écoutait le récit de la nuit, toujours le même et à chaque fois elle l’emportait dans l’ivresse de l’amour jusqu’à lui faire oublier l’épisode nocturne qui le faisait dépérir. Enfin vint le jour où il dormit sans être réveillé. Le lendemain, il n’eut rien à raconter si ce n’était sa délivrance. Alors elle se leva, revêtit avec lenteur sa robe blanche qui lui tombait sur les pieds, se maquilla, rangea ses quelques affaires dans une petite mallette, l’embrassa sur la bouche et sortit en laissant la porte ouverte. Pas un mot ne fut échangé, pas un geste qui pouvait dire « ne pars pas ». Et d’un coup, le décalage devenu habituel s’interrompit.

L’esprit de François avait retrouvé sa place dans son corps, au centre de lui-même. Une vague nostalgie restait en lui. Elle se manifestait le soir avant de se coucher. Mais dès qu’il fermait les yeux tout s’évanouissait. Il ne resta bientôt rien de cette division du temps et de l’espace qu’il ne comprit jamais, et qu’il finit par oublier.

08/01/2014

Neige

Un flocon, puis deux, puis trois…
Ils éclairent la campagne
Ils délaissent le goudron…
La nature seule les charme…
Ils adoptent les doigts ouverts
Des arbres noirs et dépouillés
Ils craquent sous le pied
Et jouent à l’étouffoir …
Ralenti, le passant coule
Le long du chemin blanc
Laissant ses pas, fil ténu
Entre présent et avenir…
Dors petite fille, dors
Que tes rêves t’enlacent
Dans leurs saveurs aigres…
Ne regarde pas dehors
La montagne approche
Et entre par la fenêtre
Elle ouvre ses mains de glace
Mais ne l’écoute pas
Elle ne sait pas ce qu’elle veut
Sinon te dire « Viens, viens »…
Surtout ne sors pas
Ne la regarde pas, tiens-toi close
De tout regard fiévreux
Et d’envie de courir dans cette neige claire
Qui atténue toute réserve et crainte
Et te fait t’envoler en pensée…
Et… peut-être… en action

© Loup Francart

06/01/2014

Les coloriés, roman d’Alexandre Jardin

roman, littérature, conte, récitUne civilisation fondée sur le jeu. Le sérieux est banni, de même que le passé et l’avenir. Le présent seul existe. Quel puissant motif d’intérêt pour l’ethnologue qu’est le conteur du roman, Hippolyte Le Play. Une culture de l’enfance, avec ses règles, ses tabous et ses interdits. Une organisation improvisée, fondée sur le plaisir et l’imagination d’où les adultes sont exclus. « Au départ, il s'est produit un événement fondamental : les garçons se sont battus entre bandes. Les filles ont eu peur et se sont réfugiées dans les arbres. Quand la puberté est arrivée, les garçons sont venus sous les arbres et se sont demandés comment faire descendre les filles des branches ! Tandis que les filles se demandaient comment faire grimper les garçons… C'est cela qui a donné naissance à une culture complète où l'amour est devenu le jeu préféré. »

 Une adulenfant qui charme Hippolyte et qui l’entraîne dans une aventure salace, dans un premier temps en plein Paris, puis sur l’île de la Délivrance, celle dont les culottés (les adultes) sont bannis. Dafna découvre le monde des adultes avec une certaine aisance malgré une absence totale d’éducation et de conscience. Hippolyte découvre le monde des coloriés (ils se peignent des vêtements sur la peau) avec difficulté. Il ne peut s’empêcher de revenir à des raisonnements et des sentiments édulcorés d’adulte civilisé malgré toute sa bonne volonté. Inversement, la culture des enfants semble considérer la stabilité des caractères comme une pathologie, une infirmité réservée aux grandes personnes encroutées. Pour eux, vivre c’est changer sans cesse. Moi, je jubilais en secret d’assister à ses écarts qui me dédommageaient d’années trop strictes. Dans les grandes surfaces, dès qu’une musique l’envoutait, Dafna zigzaguait entre les ménagères en improvisant des ballets qui mêlaient claquettes, marelles frénétiques et entrechats. Jouir de bouger lui était nécessaire. Sa licence enfantine et débridée me grisait. Quand tant d’êtres se contentent d’exister, Dafna osait vivre !

 Ce livre invite chacun de nous à réveiller sa part la plus authentique, à tourner le dos à cette société « raisonnable » qui aspire en permanence à la « cohérence ». Il nous renvoie à la place que nous laissons à nos désirs.

On s’amuse bien, la fable est comique et conduit à des quiproquos drolatiques. Mais on finit par se lasser de ces « on dirait qu’on serait », « jouer à être invisible » grâce à une couche de peinture blanche, etc. Ce n’est plus une guerre de civilisation, mais un combat contre la bêtise des adultes dans leurs partis pris serrés et celle des coloriés enfoncés dans leur rêverie excédée. Et l’auteur, près de rejoindre les culottés, exécute au dernier moment un plongeon : En prenant plaisir à nager vers la Délivrance, je laissai derrière moi un sillage de couleurs dans les eaux du Pacifique. Ma trace était une palette. L’amour vécu comme une récréation m’attendait. Protégé de l’Occident, j’allais oublier  le triste scepticisme, le garrottage des émotions et l’esprit de gravité qui corrompt tout. Vivre ne serait plus l’art de cultiver un héritage, mais l’occasion unique de foncer vers soi, en échappant à la noyade du vieillissement.

(…) Il faisait très beau, un temps à zouaver sur une plage, à ne pas sérieuser avec cette fille inespérée. Après tout, la vie valait d’être vécue si l’on avait la maturité de la colorier. Je recommençais mon enfance, pour toujours.

04/01/2014

Le ciel se noie

Le ciel se noie
Les murs se rapprochent
Je m’enlise sans retour
Je suis couvert de poussière
Je suis poussière
Un grain collé au monde
Parmi d’autres grains, d’autres poussières
Brouillard épais de crasse qui m’enlace
Je respire l’autre à pleins poumons
J’en perds parfois la respiration

© Loup Francart

31/12/2013

Sont-ils, eux, qui ont tout ?

Sont-ils, eux, qui ont tout ?
Vous ne savez pas qui ils sont
Mais nous avons les preuves
De leur existence folâtre

Reflux… Retour en soi-même…
Une petite pièce, obscure,
Boursouflée et non meublée
Là, il va et vient, sans pensée
Il agite ses pieds, il regarde ses mains
Il secoue la tête, inconsolable
Viens, dit-il, viens près de moi
Solitude du chasseur 
Qui attend le fusil à la main
Prêt à tirer sur tout ce qui bouge
Mais qui ne voit pas
Que rien ne bouge en lui
Il est mort à la vie
Il survit par faiblesse
Par extension d’insuffisance
Plus de gaz dans le moteur
Il n’y a personne au téléphone
Qui sonne dans le vide de la pièce
Assis par terre, étendu
Il ne dort pas, il rêve
Et ce rêve n’a rien de drôle
Il se voit dans un marécage
Et ne consent à survivre
Que parce qu’il ne peut faire autrement

Evacue, évacue, meurs à toi-même
Et tu revivras transformé
L’échec n’est qu’un mauvais moment à passer
Ouvre ta porte et sors au soleil
Laisse-toi éblouir
Et envole-toi dans les cieux
Frappé de la pâleur des survivants

Je suis et ne peux m’en défaire
Mais je peux devenir autre
Allons… Partons…
Rien ne me retient plus…

© Loup Francart

27/12/2013

La nuit

La nuit, quand seule tourne
L’aiguille aigre de l’horloge
A la cadence de la course terrestre
Dans l’espace scintillant
Et que les couleurs anéanties
Se rêvent à la forme des objets
Comme un aveugle ignorant
Je te tends les bras pour retrouver
La douceur de ton visage inachevé
Et la chaleur de ton corps
Qui bat lentement dans ton repos
Au rythme éternel de la vie

© Loup Francart

22/12/2013

Ni queue, ni tête

Prends-tu tes jambes à ton cou
Lorsque le vers est dans la pomme ?

Te rinces-tu la dalle et joues-tu des coudes
Après avoir avalé des couleuvres ?

Du haut de ta tour d’ivoire
Tu comptes les tenants et aboutissants
Et, je te le donne en mille,
Tu n’es pourtant pas né de la dernière pluie
Ton cœur d’artichaut, peu m’en chaut !

Les doigts dans le nez et fier comme un pou,
Tu te mets sur ton trente et un
Et fais la bombe entre chien et loup.

Viendra le jour où tu fileras à l’anglaise
Après avoir payé en monnaie de singe
Celui dont l’habit ne fait pas le moine

Tu as eu le nez creux, fleur de nave
Sans prendre des vessies pour des lanternes
Bonne poire, sans te presser le citron
Tu bois du petit lait en tout bien tout honneur

Mis sur la sellette, tu tombes à pic
Trempé comme une soupe
Tu passes sous les fourches caudines
D’un être au bout du rouleau
Bien qu’il n’y ait pas péril en la demeure

Une fois encore tu as mis la charrue avant les bœufs
Sans apporter de l’eau au moulin
C’est passé comme une lettre à la poste
Et tu fais contre mauvaise fortune bon cœur
En tirant des plans sur la comète

Tu t’imagines sorti de la cuisse de Jupiter
Et il t’arrive de péter plus haut que ton cul
Mais tu as un poil dans la main
Alors, les châteaux en Espagne : évaporés ?

Je t’apporterai des oranges
Même si le jeu n’en vaut pas la chandelle
Gardes ton sang-froid et bats le chaud
Car tu ne peux être au four et au moulin

Tu n’as pas inventé l’eau tiède
Et bien que tu marches à voile et à vapeur
Tu fais long feu dans ton panier à salade
Tu tires le diable par la queue
Car tu n’as pas la science infuse

Merci tête de linotte
Demain on rase gratis
Tu auras pignon sur rue
Sans avoir droit au chapitre

Le roi n’est pas ton cousin
C’est à dormir debout
Ça tire à hue et à dia
Quelle mise en boite
Ce n’est pas une sinécure
Ne verse pas des larmes de crocodile
L’enfer est pavé de bonnes intentions
Alors… Prends tes jambes à ton cou

© Loup Francart

18/12/2013

Tout est là !

Tout est là !
Mais que te manque-t-il ?
Le sang bat dans tes veines
La conceptualisation prolifère
Le mollet reste fier
Le cœur pleure à tout va
Tu t’émeus de rien
Tu ris de tout
Tu souris de peu
Tu exploses d’émotion
Sans savoir pourquoi

Ainsi va le monde
A fleur de peau
A rebrousse poil
Dans la chair de poule...
Quels bruits pour si peu !

Silence, on tourne !
Grise-toi d’images
De cris, de faits divers

Mais oui,
Ce qui te manque
C’est toi !

© Loup Francart

16/12/2013

Les Yeux Bleus Cheveux Noirs, de Marguerite Duras

littérature,roman,livre,femme,homme,sociétéEst-ce un roman ? On ne sait. C’est au moins un livre. Les personnages : un homme, une femme. Ils n’ont pas de nom, pas d’adresse, pas de métier, pas d’état civil, presque pas de personnalité. Ils dorment la plupart du temps. Ou ils parlent de leur sommeil. Cela se passe dans une chambre presque nue : un lit, des draps, des corps… Le rêve se mélange avec la réalité. Y en a-t-il même une ? On ne sait. Si. Ils pleurent. Ils ont cette faculté unique. Ils pleurent, elle… et lui… Et leurs larmes les rapprochent inexorablement, même s’ils se refusent l’un l’autre.

Il a laissé la porte ouverte. Elle dormait, il est part, il a traversé la ville, les plages, le port des yachts du côté des pierres.

Il revient au milieu de la nuit.

Elle est là, contre le mur, dressée, elle est loin de la lumière jaune, habillée pour partir. Elle pleure. Elle ne peut d’arrêter de pleurer. Elle dit : je vous ai cherché dans la ville.

Elle a eu peur. Elle a vu la mort. Elle ne veut plus venir dans la chambre.

Il va près d’elle, il attend. Il la laisse pleurer comme s’il n’était pas la cause des leurs.

Elle dit : Même de ces chagrins-là, de ces amours dont vous dites qu’ils vous tuent, vous ne savez rien. Elle dit : Savoir de vous, c’est ne rien savoir du tout. Même de vous, vous ne savez rien, même pas que vous avez sommeil ou que vous avez froid.

Il dit : C’est vrai, je ne sais rien.

Elle répète : Vous ne savez pas. Savoir comme vous, c’est sortir dans la ville et toujours croire qu’on va revenir. C’est faire des morts et oublier.

Il dit : C’est vrai pour les morts.

Il dit : Maintenant je supporte votre présence dans la chambre même quand vous criez. Ils restent là, à se taire, un long moment tandis que le jour vient, et, avec lui, le froid pénétrant. Ils se recouvrent des draps blancs.

Est-ce un roman érotique ? Non. Quelques phrases par-ci, par-là, pourraient le faire penser. Mais rien en fait ne permet de le dire. C’est le roman d’une quête inatteignable : celle de l’autre moitié de soi-même. Et il s’agit de les réconcilier. Comment ? Sans parole, presque sans geste, sans caresse, par des allées et venues hors de la chambre jusqu’au jour de la rencontre espérée, mais non avouée.

Ils sont deux acteurs d’un théâtre de l’oubli qui obéissent à un metteur en scène qui n’existe pas :

Un soir au bord de la scène, de la rivière, dirait l’acteur, elle dirait : il pourrait se produire comme un changement de l’équipe des acteurs (…)

Eux, ils viendraient jusqu’à elle, jusqu’à son corps couché dans les draps, comme il est maintenant, avec le visage caché sous la soie noire. Et elle, elle l’aurait perdu, elle ne le reconnaîtrait plus dans ces nouveaux acteurs et en serait désespérée. Elle dirait : Vous êtes très près d’une idée générale de l’homme, c’est pourquoi vous êtes inoubliable, c’est pourquoi vous me faites pleurer.

Ils se vouvoient. Ils s’allongent l’un contre l’autre, sans se toucher. Ils se parlent ou se taisaient. Ils sont recouverts du drap ou découverts de leurs rêves.

C’est beau, mais on ne sait pourquoi.

14/12/2013

Courir dans la campagne givrée

Sous un soleil d’acier
Courir dans la campagne givrée
Revêtue de paillettes d’argent
Et ne pas manquer de s’extasier
Devant le chef d’œuvre rarissime
D’une toile d’araignée
Enrobée de poudre cristalline
 
Un silence impressionnant
Un ciel bleu presque blanc
Deux pieds qui tressaillent sur la route
Et le souffle acide et glacé
Qui racle les poumons

Instant unique et merveilleux
Comme le son d’une cloche
Au fond de la vallée
Qui se disperse dans les bois
Et vient frapper l’oreille attentive

Que ton monde est grand
Et combien changeant
Ô créateur modeste et brûlant
Toi qui aère le moi chaque matin
Pour dégager le soi
Immortel, libre et unique


© Loup Francart

11/12/2013

Le pauvre clown

Il tient encore sa carcasse
Elle tient debout, raide de volonté
Laisse-toi aller !
Il s’enfonce dans le brouillard
D’une vie misérable d’impatience
Il élague son parapluie
De quelques baleines supplémentaires
Et sous cette tente improvisée
Il devise plaisamment
Avec son moi devenu lui

Mais qui es-tu toi ?
Je suis ce que personne ne sait
Le vent sur la colline,
L’eau coulante et fuyante
La caresse d’un enfant,
La clairvoyance d’une femme
La force de l’adolescent
Et la vigueur du vieillard
Le grain de sable dans le désert
La seconde d’un temps qui passe,
Le mètre entortillé sur lui-même
L’univers en un point sans cédille
L’alfa et l’omega

Le lendemain, il saisit sa chance
Monta sur le toit de la mosquée
Et entama son chant rauque
Et toutes les forces de la lune
Mises en place hâtivement
Se mobilisent pour applaudir
Le pauvre clown qui vient de mourir


© Loup Francart

08/12/2013

Monde sans oiseaux, roman de Karin Serres

littérature,roman,fantastique« Il paraît qu’autrefois certains animaux traversaient le ciel grâce à leurs ailes, de fins bras couverts de plumes qui battaient comme des éventails. Ils glissaient dans l’ait, à plat ventre, dans tomber, et leurs cris étaient très variés. (…) On les appelait les oiseaux. Petite, j’ai demandé à ma mère de me raconter, mais elle a changé de sujet. Cette histoire d’oiseaux est-elle vraie ? »

Ainsi commence ce roman. Mais est-ce un roman ? On pense à un conte presque philosophique, à une fable, à un récit fantastique sans qu’il soit récit de science-fiction. Le quotidien banal cache un monde qui n’existe pas en dehors de l’imagination de l’auteur. C’est une sorte de civilisation perdue, pauvre, habitant près d’un lac qui monte parfois jusqu’à contraindre les maisons à se déplacer sur roulettes. Des cochons bleus génétiquement modifiés et fluorescents y nagent et se laissent débiter un jambon qui repoussera. Les cercueils des villageois sont envoyés par le fond et se laissent dévorés grâce aux trous qui y sont pratiqués.

Dans ce monde naît, vit et meurt « petite boite d’os », une jeune fille comme les autres, qui est parfois délaissée par ses parents qui parlent de Dieu en faisant le tour du lac. Son père est le pasteur de la communauté. Mais progressivement son corps change. Des seins lui poussent, des poils également. Elle découvre le sexe comme une fonction normale qui ne change rien à sa destinée. Mais le vieux Joseph qui l’emmenait pêcher dans le lac lui explique que l’amour est autre chose : « Je t’aime Petite Boite d’Os. Plus d’une génération nous sépare mais depuis que je t’ai aperçue, dans l’ombre de l’église, qui me regardait, j’ai compris que j’étais revenu pour toi. Tu m’es destinée, petite. N’ai pas peur, j’attendrai. Je suis à toi. » Elle ne comprend pas : « Pourquoi il ne prend pas, alors, couchée sous lui. S’il m’aime, comme il dit, pourquoi il ne me prend pas ? L’amour c’est dans le sexe que ça se passe, je connais. A l’école, les garçons nous donnaient des bonbons pour qu’on baisse nos culottes. » Un jour, après avoir enfilés une combinaison et fixés une bouteille d’oxygène sur leur dos, ils partent explorer le fond du lac. Au retour : « Soudain, sur la pointe de mes palmes, j’embrasse ses yeux trempés, l’un après l’autre. Je lèche, je bois, je lape ses paupières salées. Il tremble. Ma bouche redescend. Nos langues au goût de vase se cherchent, s’emmêlent. Nos corps de caoutchouc s’étreignent et couinent. On voudrait se frapper tellement ce qui nous prend est fulgurant. » Elle se marie avec Jeff. Elle a une amie qui attend un enfant comme elle. Elle le perd, mais recommence. Elle a un enfant dénommé Knut. Jeff lui donne un cochon Appelé Rosie, il tient sa tête en l’air, pattes avant repliées, et son poil rose phosphorescent se soulève et s’abaisse régulièrement. Contre elle, Knut, collé, sans le même sommeil animal partagé. Knut grandit, il a un accident, il perd ses jambes et finit sa vie comme un animal.

Le cœur de Petite Boite d’Os est pur, exempt d’arrière-pensée. Elle va dans la vie sans trop se poser de questions. « Pour mes quarante-huit ans, Jeff m’offre des palmes translucides avec lesquelles je nage pendant des heures dans le lac, au milieu des bancs de cochons fluorescents, c’est la seule chose qui peut me consoler. Pour mes quarante-neuf ans, un long foulard de soie bleu ciel, si doux et si chaud que je ne le quitte pas pendant des semaines. Magique, il soigne torticolis et maux de gorge. Pour mes cinquante ans, un harmonica dont je joue tout bas dès que je suis seule, comme si ma vie était un film de cow-boys. » Elle aime son homme qui meurt un jour en faisant son jardin. Elle poursuit sa lente marche vers la mort, se retrouve à l’hôpital. Elle rêve : « J’aimerais que le ponton soit en pente. J'aimerais que mon fauteuil avance, bascule dans l’eau opaque où il me projetterait aussi. Je coulerais, les yeux grands ouverts, à travers les nuages de vase.  (…) Je coulerais à pic, mes bras s’écarteraient de mon corps, mes bras et mes jambes que je ne contrôle plus, le courant les soulèverait puis les rabattrait, mes cheveux danseraient autour de moi et je volerais. »

C’est un livre qui laisse un goût amer, mais plein de charme. Quelle étrange vision : réaliste, la vie de Petite Boite d’Os s’écoule comme n’importe quelle vie, mais parfois on est plongé dans un fantastique ahurissant qui fait virevolter les deux parties du cerveau. Suis-je à droite ou… à gauche ?

07/12/2013

Prenez un jour comme les autres

Prenez un jour qui commence tôt
Il fait encore noir… ça bouchonne…
Son esprit vaque en d’autres latitudes…
Soudain, l’air passe en direct
La colonne s’écoule, droite et fraîche
Et monte, envahissant l’espace
De l’âme et du corps liés ensemble…
S’éclaircit la brume intérieure
Jusqu’à la transparence légère
Le silence des abîmes l’envahit
Ouverture vers l’inconnu empesé
Les plans se déplacent avec lenteur
Au ralenti... dévoilant la chute profonde
Du personnage en quête d’absence…
« Frappez et l’on vous ouvrira ! »
Videz-vous de vous-mêmes
Et courrez prestement vers le rien
Qui d’un coup devient tout
Et empli votre cœur d’extase…
Il se retourne et entre dans l’amnistie
Ni la présence qui gratte
Ni la privation qui blesse…
Suspendu à son souffle
Le regard s’affaisse
Il pénètre les profondeurs
D’un nouveau monde…
S’envole le personnage
Apparaît l’homme libre
Délesté de toute ambition
Allégé de toute réserve…


Le rien devient le tout
Le tout n’a plus rien
Sauf cette chaleur doucereuse
Qui berce la carcasse
D’un matin comme les autres


© Loup Francart

03/12/2013

La chouette

Une petite chouette est tombée du ciel en passant par la cheminée, comme le père Noël. Seule dans la maison, elle a cassé pas mal d'objets avant d'être rejetée dehors. Quelle aventure. Depuis, elle vient la nuit nous rappeler son voyage mystérieux au pays des humains.


Elle est tombée du ciel, comme le père Noël
Passée par la cheminée, noire comme le vent…
Comment a-t-elle fait ? Elle avait trop bu ?
Les taches de suie montrent sa dégringolade…
Elle a débarqué dans la cendre grise
S’est ébrouée, hagarde et la pépite dans l’œil
Que suis-je venue faire dans cette galère ?
Aucun arbre, pas d’eau, pas un brin d’herbe
A quoi servent ces moutonnements colorés
Que je vois par terre, picorons-les pour voir !
Le tapis s’est trouvé ébouriffé d’une touffe
Pouah, quelle horreur cette sorte de graminée
Pas de goût, une odeur de poussière…
En se dandinant, elle se déplace et avance…
Elle ose en un instant ouvrir ses ailes
Oui, je peux voler pense-t-elle. Explorons !
Mais l’espace est limité, cloisonné, rapetissé
Elle se heurte à un abat-jour jaune
Tente de se poser dessus, mais il s’effondre
Un bruit d’enfer, mille morceaux par terre…
Tant pis, volons puisqu’on ne peut se poser
Le ciel est dur, j’ai mal à la tête
Ah, voici le jour, sans restriction
Clac, je me casse le bec sur une cloison
Qu’y a-t-il ? Je vois le vrai espace, la démesure
Dans laquelle je m’exprime à l’habitude
Et je me heurte à l’invisible
Rien n’y fait, je ne passe pas. Pourquoi ?
Changeons d’univers, voici la porte
Encore la prison, plus large cette fois
Mes ailes heurtent une étrange machine
Des aiguilles tournent lentement
Dans un tic-tac qui fait mal à la tête
Tiens, elle tombe, à nouveau bruit infernal
Elle projette de minuscules gouttelettes
Qui restent intactes sur le sol délavé
Je veux en gouter une, mais c’est dur
J’ai la langue en sang, ça fait mal
N’y touchons pas, c’est belliqueux…
Enfin, des branches entremêlées
Un vrai arbre au-dessus d’un pigeonnier
Les branches sont si fragiles
Qu’elles se laissent aller jusqu’au sol
Pourtant ces paniers ne contiennent rien…

Et la chouette continua de tourner
Pendant une partie de la nuit
Et une partie de jour, sans repos
Ne sachant où poser sa carcasse…
D’épuisement, elle s’effondra, défaillante
Jusqu’à ce qu’un humain, effrayé et dépité
Ose ouvrir la fenêtre et la laisser aller…
Elle est sortie, incrédule et épanouie
Avec un hululement de joie
Et s’est perchée sur le toit
Pas sur la cheminée, ce volcan éteint
Qui engloutit les oiseaux distraits
Et les conduisent en des lieux
Qui sont plus l’enfer que le purgatoire
Des animaux peu chanceux…
Cette chouette fut le premier être
A reprendre son envol
Ressuscitée, hilare et légère
Voguant à nouveau sur les branches
Et plongeant dans la rivière
Pour boire les quelques gouttes
Etincelantes et tourbillonnantes
Qui furent un baume à sa langue déchue


© Loup Francart

30/11/2013

Le rire du grand blessé, roman de Cécile Coulon

 

Pays : Inconnu

Régime : Totalitaire

Ennemi Public : La littérature

Numéro : 1075

Particularité : Analphabète

 Le rire du grand blessé-Coulon.jpg

Seuls circulent les livres officiels. Le choix n’existe plus. Le « Grand », à la tête du Service National, a mis au point les « Manifestations A Haut Risque », lectures publiques qui ont lieu dans les stades afin de rassembler un maximum de consommateurs. Peuvent alors s’y déchaîner les passions des citoyens dociles. Des Agents de sécurité – impérativement analphabètes – sont engagés pour veiller au déroulement du spectacle et maîtriser les débordements qui troublent l’ordre public. 1075, compétiteur exceptionnel, issu de nulle part et incapable de déchiffrer la moindre lettre, est parfait dans ce rôle. Il devient le meilleur numéro ; riche, craint et respecté. Jusqu’au jour où un molosse – monstre loué pour pallier les défaillances des Agents – le mord.

Le livre n’est pas long (116 pages). Peu de dialogue. L’histoire est quelque peu abracadabrantesque. On s’y accroche en pensant que le suspense ou simplement l’intérêt va surgir au fil des pages. Oui ! 1075 transgresse et, ayant découvert dans l’hôpital où il est soigné un professeur qui enseigne la lecture, il apprend à lire tout seul en cachant les textes dans des tuyaux de sa salle de bain. Il n’est découvert qu’à la fin du livre par Lucie Nox, celle qui inventa le Programme Nox. Lucie avait trouvé un moyen de gérer les sensations des hommes, alors que ses confrères s’étaient toujours arrêtés au contexte social.

Le livre n’a plus pour objet d’apprendre ou de renseigner et encore moins d’élever le lecteur. Non. Il est produit en usine, il est la parole du Grand. Il divertit sur ordre comme les jeux du cirque.

C’est un exercice de style, brillant, une sorte de conte philosophique. Mais ce scénario ne suffit pas à faire un vrai livre dans lequel on entre vierge et dont on sort chargé d’impressions, de sensations, de sentiments et d’une plus grande compréhension de l’être humain. Il est à l’image de l’histoire.

29/11/2013

Ronds ou carrés ?

Ronds ou carrés, que choisir ?

Mettre un rond dans un carré
C’est emprisonner le féminin

Mettre un carré dans un rond
C’est l’amoindrir de douceur

Un rond n’est qu’un carré raboté
Et l’angle est formé, accidenté
Par une poussée sur un coin

Où va le noir, où est le blanc ?
Le noir est-t-il l’opposé du blanc ?
Le blanc est-il son vis-à-vis ?

Le gris embrasse les deux et les lie
Il peut être tendre et enlaçant
Il peut se faire vigoureux…
Il éclaire ou obscurcit

C’est selon… la mère ou le père…
La caresse qui passe
Ou l’éclair entre deux

Et tout cela peut faire un rêve
Onduler sur la vague
Durcir dans le cocon de l’esprit
Partir en fumée colorée
Et revenir en force
Pour s’imposer au pinceau

Rêver en noir et blanc
C’est la richesse du rien
Le gris y ajoute le sel
Qui a dit qui dort dîne ?
L’insomnie est survenue
Devant l’étendue du blanc
Mais bientôt le noir
Envahira le cerveau
Et la nuit montera
Au coin des rêves inédits

Alors naitront les couleurs ?

 

© Loup Francart

 

 

25/11/2013

Rien ne nous empêche d'être grands

Rien ne nous empêche d’être grands
Seul l’attendrissement pour nous-mêmes
Nous conduit à l’abandon...
Alors le cœur part à la dérive
Il flotte sur les eaux de l’incertitude
Du désespoir et de la solitude...
Pourtant nous nous maintenons encore
Droits et secs comme une branche morte
Regardant au loin vers l’horizon
Cet au-delà de nous-mêmes
Qui flotte sur les mers et court dans le vent
Et tous nos espoirs se portent sur lui...
Où va-t-il ? Que présage-t-il ?
Nous ne le savons, mais peu importe
Seul le regard franc des cœurs
Peut combattre l’errance de l’âme

 © Loup Francart

20/11/2013

L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, roman de Romain Puértolas

Il s’agit bien d’un fakir, un vrai, ou presque, comme on en rencontre en Inde : dissimulateur, affabulateur, magicien et un rien charmant de naïveté et d’humour. On fait sa connaissance par l’intermédiaire d’un chauffeur de taxi à la sortie de l’aéroport Charles de Gaulle : Il vit sur la banquette arrière de son véhicule un homme d’âge moyen, grand, sec et noueux comme un arbre, lelittérature, roman, Inde, voyage, société visage mat et barré d’une gigantesque moustache. De petits trous, séquelles d’une acné virulente, parsemaient ses joues creuses. Il avait plusieurs anneaux dans les oreilles et sur les lèvres, comme s’il avait voulu refermer tout cela après usage à la manière d’une fermeture éclair.  (…) Le costume en soie grise et brillante de l’homme, sa cravate rouge, qu’il n’avait pas pris la peine de nouer mais d’épingler, et sa chemise blanche, le tout horriblement froissé, témoignaient de nombreuses heures d’avion. Mais étrangement, il n’avait pas de bagage.

Il veut se rendre chez Ikea pour y acheter un lit à clous. Ajatashatru Lavash Patel (prononcez : J’attache ta charrue, la vache) était célèbre dans tout le Rajasthan pour avaler des sabres escamotables, manger des bris de verre en sucre sans calories, se planter des aiguilles truquées dans les bras et pour une ribambelle d’autres tours de passe-passe dont il était le seul, avec ses cousins, à connaître le secret, et auxquels il donnait volontiers le nom de pouvoirs magiques pour envoûter les foules. Aussi ne fait-il que semblant de payer le taxi avec un faux billet de cent euros imprimé d’un seul côté qu’il récupère aussitôt grâce à l’élastique invisible qui reliait son petit doigt au billet vert.

Ainsi commence les aventures ou plutôt l’extraordinaire voyage du fakir qui va parcourir une bonne partie de l’Europe dans des aventures rocambolesques et parfois douteuses de crédibilité. Il parcourt en un temps record la France (surtout Paris), la Grande Bretagne, l’Espagne, l’Italie, la Lybie et à nouveau la France. Il voyage dans des conditions inconfortables la plupart du temps, le plus souvent dans des armoires ou penderies. Il rencontre des immigrés soudanais, des compatriotes, des Gitans, une belle femme dénommée Marie (au restaurant d’Ikea) auprès de laquelle il s’arrange pour extorquer 20 , une star qui l’invite dans sa suite et bien d’autres personnages encore tels Wiraj l’Africain.

Le style est gai, jeune, moqueur, sans jamais être vulgaire. Disons qu’il est glamour, à l’image d’une France décomplexée, mais de quoi ? On franchit de nombreuses frontières, toujours inquiétés par les douaniers et policiers. Tout se complique lorsque le fakir se met à écrire un roman et qu’il est payé par un éditeur. Il promène alors son attaché case plein de billets, s’en fait ravir quelques-uns, mais finit par en donner une bonne partie.

Le succès planétaire du livre d’Ajatashatru avait permis à Wiraj de retrouver la piste de l’indien exilé. Il lui avait écrit une lettre dans laquelle il le félicitait et le remerciait encore pour son geste. Avec cet argent, ils avaient construit une école dans son village et sorti plusieurs familles de la pauvreté et de la faim. Les mouches étaient restées. Il n’y avait rien à faire contre cela.

La fin du livre est à l’image de son contenu. Il épouse Marie et le rêve se poursuit. La voiture qui l’accompagnera de Montmartre au temple hindou, elle, est déjà prête. C’est une vieille Mercedes rouge ; légèrement cabossée à laquelle on a accroché une batterie neuve de casseroles Ikea que l’on entendra tinter jusqu’aux lointaines dunes étoilées du désert thartare (sic).

Un livre un peu fou, drôle, extravagant, plein d’imagination et de surprise. Mais on se lasse au bout d’un moment de ces situations et de ces plaisanteries. Il n’y a rien derrière, sauf quelques réflexions sur l’immigration, les pauvres et les riches, les astucieux et les benêts. Une morale de peccadille derrière des pirouettes bien exécutées. Alors on ferme le livre. On s’est bien amusé. Mais on a un peu mal au cœur.

18/11/2013

La liseuse

Il y a peu, m’a été offerte une liseuse. Vous savez, ces petits appareils qui s’allument dans le lit (d’où son nom) et que l’on regarde sous les draps pour laisser filer les quelques heures d’insomnie de la nuit. Connaissant ma soif inextinguible d’éveil actif, cet engin me fut remis solennellement au cours d’une cérémonie familiale. Enrobé dans un linceul en peau de zébu intitulélittérature,numérique,société,écriture BOOKEEN qui signifie bourrin ou bouquin en langue zébu, il est gris et terne comme un livre de messe et contient un paquet d’ordonnances qu’il faut activer avec un bouton situé sous le linceul. Il faut pour cela utiliser un ongle que vous laissez pousser de façon à pouvoir le glisser entre la coque de la protection et le corps du sujet.

Vous réussissez à l’allumer. Par inadvertance, il faut le dire. Surtout ne réappuyez pas aussitôt, sinon vous risquez de ne plus pouvoir le remettre en route avant un moment. Alors profitez de votre adresse momentanée et regardez la fenêtre entrouverte sur les carrés accompagnés de texte. Ce sont tout simplement des images des couvertures de livres. Pas suffisamment gros pour en lire les titres, pas suffisamment petits connaître l’ampleur de votre bibliothèque. En cherchant comment faire évoluer ces carrés et faire le décompte des objets babyloniens (la bibliothèque de Babylone, de Jorges Luis Borgès, n’en contenait pas autant !) et prenant votre liseuse à pleine main, les petits carrés bougèrent et défilèrent à une allure impressionnante. Est-ce le fait d’avoir changé son équilibre par rapport à son centre de gravité ? Vous réessayez de refaire le même geste, mais rien ne se passe. Bizarre ! Le fait de la tenir vous procure de nouvelles sensations, son écran bouge au lieu de rester immobile. Vous reprenez votre engin, à nouveau l’écran défile, dans un sens, puis dans l’autre sans que vous compreniez pourquoi. Vous regardez le cadre de l’appareil et apercevez de petites fentes qui forment un bouton sur lequel vous appuyez. Brillll…lt. C’est un défilé qui ne s’arrête plus. Ah zut ! Je suis déjà à la fin du livre alors que je n’ai même pas vu son titre. Reprenons…

Vous apercevez un bouton rond, noir, entouré d’un cercle d’acier, trônant au milieu de l’appareil, sous l’écran. Vous appuyez dessus. Miracle. Une fenêtre s’ouvre avec des petits dessins d’enfant : une niche à chien, un sac à main, une ampoule électrique et quelques autres signes cabalistiques dont vous ne comprenez pas la signification. Vous croyez que le gnome qui se cache dans l’appareil se moque de vous. Pas du tout. Il vous teste. Serez-vous assez intelligent pour savoir dire pourquoi la niche n’aboie pas lorsque vous appuyez dessus, comment s’ouvre le sac à main et si l’ampoule s’allume réellement et de quelle manière ?

Alors vous vous livrez au test, persuadé que vous allez réussir haut la main cet examen préliminaire avant d’aborder des étapes plus périlleuses. Vous appuyez sur l’ampoule et l’écran s’illumine pour faire la fête. Pas besoin d’allumettes ! Vous êtes aveuglé par mille petits points brillants qui diffusent une lueur irréelle qui, même sous le drap, risque de réveiller votre conjoint(e). Un rail glacial vous permet de régler la luminosité. Tant mieux, vous ne serez pas contraint de porter la nuit des lunettes noires, désagrément majeur lorsque vous ne les trouvez pas dans votre table de nuit.

Vous appuyez sur le sac à main. Il s’ouvre sur un seul mot : Wi-Fi. Oui au défi ! Un triangle zébré trône au dessus du mot comme la devise Liberté-Egalité-Fraternité au dessus des mairies de notre enfance. Rien ne se passe. Vous palpez l’écran, vous le caressez comme la joue d’une femme un soir de fête (l’appareil est illuminé). Rien. Est-il en panne ? Ah, une marche sort de la feuille virtuelle avec des sigles et des explications : activez le Oui Défi, désactivez, etc. La petite croix en haut à droite vous rappelle que vous pouvez effacer cette marche et ouvrir un véritable escalier par quelques touches soigneusement dissimulées sur l’écran qui s’éclairent à ce moment, vous ne savez pas pourquoi.

Vous finissez par appuyer sur la niche, puis sur la photo d’une couverture de livre. Miracle, elle s’agrandit toute seule et vos yeux émerveillés voit enfin un titre, un vrai livre que vous tenez entre vos mains. Il est plat. Il n’a qu’une seule page. Vous la lisez, au petit bonheur la chance. Comment faire pour continuer ? Vous vous rappelez les boutons sur les côtés de l’appareil. Dieu, que cela défile vite. Vous êtes incapable de courir suffisamment vite pour rattraper toutes les pages déjà avalées. Alors, comme sur les touches d’un piano vous donnez juste un petit coup de doigt. La page suivante s’affiche. Vous lisez. Une autre page. Ca y est ! Vous commencez à entrer dans l’histoire, vous vous installez confortablement sous les draps, emprisonné dans cette tente improvisée, commettant le péché de lecture qu’enfant vous aviez sacrifié à la bonne cause. Un geste malheureux et à nouveau votre texte déraille, prend des chemins de traverse et vous atterrissez 46 pages plus loin sans vous rappeler la page que vous lisiez.

Enfin, après trois jours d’errance dans les pages virtuelles de livres dont vous ne connaissez pas le titre, vous maîtrisez votre engin. Vous savez mettre le clignotant quand vous changez de page, vos feux rouges s’allument lorsque vous ralentissez et la clé de contact arrête sans difficulté un texte noir sur fond gris dans lequel vous vous noyez.

Quel merveilleux engin pour vous endormir avant d’avoir eu le temps de lire une ligne ! A moins qu’inversement cela vous empêche définitivement de sombrer dans les brumes colorées d’un sommeil réparateur.

12/11/2013

La nostalgie heureuse, récit d’Amélie Nothomb

« Tout ce que l’on aime devient une fiction. La première des miennes13-11-13 La nostalgie heureuse.jpg fut le Japon. (…) A aucun moment je n’ai décidé d’inventer. Cela s’est fait de soi-même. Il ne s’est jamais agi de glisse le faux dans le vrai, ni d’habiller le vrai des parures du faux. Ce que l’on a vécu laisse dans la poitrine une musique : c’est elle que l’on s’efforce d’entendre à travers le récit. Il s’agit d’écrire ce son avec les moyens du langage. Cela suppose des coupes et des approximations. On élague pour mettre à nu le trouble qui nous a gagnés. » (Prologue du récit)

S’agit-il de nostalgie ? Et celle-ci est-elle heureuse ? Rend-elle heureux le lecteur ?

Quant à moi, je suis sorti du livre déçu. Amélie retourne au Japon avec une équipe de télévision, en charge de trouver les impressions qu’elle a décrites dans ses livres, dont Stupeurs et tremblements, Métaphysique des tubes. C’est un compte-rendu de voyage écrit par une midinette en mal de souvenirs. Certes, quelques bons mots, quelques réflexions amusantes (et encore, assez peu). Mais l’on passe dans ce nouveau Japon, celui des brisures de la vie, sans y retrouver la magie de l’ancien, celui où s’agitait une petite fille, puis une jeune fille, avec le charme de la découverte du monde. On la sent d’ailleurs gênée de jouer son rôle d’écrivain à la recherche du temps perdu. Elle écrit mal ce qu’elle a bien écrit. L’inspiration n’est plus là. Le texte devient presque radotage.

Elle tente de retrouver la maison de son enfance et voit une femme étendre du linge dans son jardin. Je pense que, depuis l’âge de dix-sept ans, c’est moi qui m’occupe de la lessive. L’unique continuité de mon quotidien à part l’écriture, c’est le linge, au point que je me fâche si quelqu’un s’en charge à ma place. (…) La vérité m’apparaît grâce à cette inconnue : pour moi, être lingère, c’est prouver que je suis la fille de Nishio-san. Je contemple avec intensité cette femme qui pend des chemises mouillées. La caméra en conclut que c’est important et filme la femme.

Après sa visite à Nishion-san, sa nounou, elle pleure. Une joie de rescapée circule en moi. J’ai réussi l’épreuve. (…) Je mesure le miracle : Nishio-san et moi, nous nous sommes revues, je lui ai dit ce qui devait être dit, j’ai laissé circuler entre elle et moi un si terrible amour, et nous avons survécu.

Il lui arrive de se moquer d’elle-même : Pour reprendre la formulation génialement méchante de Balzac, à vingt ans, j’étais une jeune fille d’une beauté modérée. Cela ne s’est guère arrangé par la suite.

Elle retrouve Rinri, son ex-fiancé japonais raconté dans Ni d’Eve, ni d’Adam. Elle conclut cette retrouvaille par cette réflexion : En le retrouvant, j’ai aussi retrouvé un élément de ce qui fut mon quotidien avec lui : la gêne. (…) La gêne est un étrange défaut du centre de gravité : n’est capable de l’éprouver qu’une personne dont le noyau est demeuré flottant. Les êtres solidement centrés ne comprennent pas de quoi il s’agit. La gêne suppose une hypertrophie de la perception de l’autre, d’où la politesse des gens gênés, qui ne vivent qu’en fonction d’autrui. Le paradoxe de la gêne est qu’elle crée un malaise à partir de la déférence que l’autre inspire.

Elle finit sur une considération digne du pays du soleil levant : la grâce de ressentir le vide : A vingt ans, avec Rinri, j’ai vécu une belle histoire. Cette beauté implique que ce soit fini. C’est ainsi. (…) Ressentir le vide est à prendre au pied de la lettre, il n’y a pas à interpréter : il s’agit, à l’aide de ses cinq sens, de faire l’expérience de la vacuité. C’est extraordinaire. En Europe cela donnerait la veuve, la ténébreuse, l’inconsolée ; au Japon, je suis simplement la non-fiancée, la non-lumineuse, celle qui n’a pas besoin d’être consolée. Il n’y a pas d’accomplissement supérieur à celui-ci. (…) Une épiphanie de cet état espéré, où l’on est de plain-pied avec le présent absolu, l’extase perpétuelle, la joie exhaustive.

10/11/2013

Anniversaire

J’ai longtemps pensé que j’avais vingt ans…
Mais la pensée n’est qu’impression
Elle divague et entretient un climat bienfaisant
Sans commune mesure avec la réalité

Un incident mécanique a rouillé le moteur
Il y a peu. Il tourne sur trois pattes…
J’ai enflé comme un jouet d’enfant
Et commencé à m’échapper, retenu par des cordes…
Maintenant peut-être peut-on lâcher celles-ci
Et me laisser m’envoler virtuellement
Dans l’air poétique et transparent
Des jours d’automne déclinant sur l’horizon

Je cours toujours, goûtant une liberté retrouvée
Non celle de faire ce que je veux quand je veux
Mais celle de jeter au panier
Une histoire personnelle faite de morceaux de vie

Une vie en hoquets et soubresauts
Passant des sports équestres à la stratégie,
Agrémentée de propos philosophiques
Voire spirituels et de prétentions artistiques…
Pourtant ne dit-on pas
Qui trop embrasse, mal étreint ?
Mais le champ des investigations
Est si large et tentant…
Comment ne pas se laisser séduire
Par les sirènes d’un monde où tout est à découvrir

Devant ces ignorances déguisées en savoir poussif
Je vous rends hommage, lecteurs inconnus
Qui supportez depuis longtemps
Le fou du roi et l’asticot dénudé 

© Loup Francart

09/11/2013

Visite chez Apple, à l'Opéra

Sublime cette atmosphère ! Une banque détournée
Emplie de rêves flottant parmi les spectres…
Ils vont et viennent contemplant les machines
Des rectangles fins, enluminés, chatoyants
Sur lesquelles ils promènent leurs doigts
Tels E.T. levant sa main vers le ciel…
Aussitôt viennent les messagers en bleu
Cavaliers du désert chevauchant les désirs
Faisant briller l’étoile polaire montrée de l’index…
L’écran s’illumine comme une pierre précieuse
Et il parle net, inspiré, d’une voix ferme
Il viole la conscience de l’élu extasié
Il engage ses pions étincelants et alignés
Les fait miroiter en rondes diaboliques
Donne un coup de baguette magique
Et jette son filet sur la tentation solitaire…
Attrapé, le client se laisse aspirer...
Quelles paroles doucereuses susurre-t-il,
Quelle goutte à goutte distille-t-il
A l’oreille attentive et extasiée
D’appétences goulues et d’espoirs admiratifs…
Alors, convaincu d’avoir jeté la concupiscence
Et d’en recueillir les fruits doucereux
Le mage bleu sort de sa poche la boîte…
Elle n’est pas grande, elle fait tout
Elle tète avec entrain la manne ruisselante
D’un index recourbé, à l’image d’un chef d’orchestre
Il tape les étranges caractères fluorescents
D’un sourire condescendant, mais aimable
Il appuie sur le bouton final, une étincelle
Un départ dans la lune sans retour
Un oui discrètement prononcé : c’est bon…
Et vous voici possesseur d’un petit paquet doré
Merveille de beauté tentatrice, douce au toucher
Rayonnante et radieuse dans vos doigts emmêlés
Que vous ouvrez avec précaution et impatience…
L’objet repose au creux de son écrin
Comme un bijou somptueux et aguichant
Il vous tarde de le saisir et le caresser
Il tient dans la main avec aisance
Il repose au creux de votre paume
Vous allongez la main opposée
Et l’index rougeoyant délivre sa vérité…
Merci ô pourfendeur de rêves
Merci vendeur affriolant et décharné
Vous sortez de la banque enfumée
Et vous vous envolez sur les toits de l’opéra
Contemplant ce monde excité
Qui rassemble dans ce petit appareil
Toute sa vivacité, son emprise et sa tromperie…
La communication vous souhaite la bienvenue !

© Loup Francart

05/11/2013

La détermination

Est-il vrai que la prévisibilité entraîne la détermination ?
Certes, il est prévu qu’un jour tout un chacun meurt
Il est sûr que tel jour, à telle heure, l’éclipse aura lieu
Est-ce une prison de fer ou un guide vers la liberté ?
La prévisibilité fixe-t-elle un cadre à la mobilité de l’esprit
Qui va et vient dans la multitude des possibles ?

Si tout bouge, rien ne bouge
La mobilité n’est que par rapport à un point fixe
La prévisibilité est référence, fil ténu étiré
Qui court d’un point à un autre, tel un muscle
Accroché sur le squelette de la providence
Et cette toile d’araignée s’étire dans l’espace
Des sensations, émotions, sentiments, pensées…

Mais qu’un jour le fil vient à rompre
Alors seule la détermination de l’être
Permettra de rebondir en un saut
Au-dessus du trou béant de l’échec
Résilience, rebondissement de la trajectoire
Ou détermination, sursaut de volonté
Que choisir, l’un qui n’est que circonstance de fait
Ou l’autre qui est rebond de l’esprit au-delà des faits

Les deux sont nécessaires, yin et yang
Chaussure et pied, rêve et réalité
La détermination est le chemin que l’on se creuse
Dans des circonstances incontrôlables
Mais prévisibles. Avec quel bistouri ?
Mélange de volonté, d’espoir et de courage
L’humain s’envole vers d’autres cieux
Ceux  qui ne comptent rien que ce trou
Dans la poitrine devenu l’unique gaz
Du moteur personnel au-delà du moi…

Débarrassé de son histoire personnelle
L’âme fait des pirouettes d’extase
Dans l’air surchargé de bonheur

© Loup Francart

01/11/2013

N'importe quoi !

Tel l’avion qui tourne au ciel
Dans le brouillard des pensées
Il retrouve sa voix dans l’air…
Plongeon dans le vide, vertical
Obsédant et tyrannique …
Une pirouette, puis deux
Avant la succession de figures
En danse hélicoïdale…
Chaque nom se couvre d’opprobre
Banni par la coupure du temps
Il n’en reste plus
Que quelques mots sur la pierre…
Ce ballet aérien poursuit
En attaque flambant
Sa routine meurtrière…
Mais où vont donc les mots
Qui vous passent par la tête ?
Le cimetière de l’écriture
Est suspendu aux paroles frauduleuses…
Les croix usées des tombes
Grattent leurs puces sauvages
Au dos des concepts insolites
Allons, allons-y…
Dans les vallons
Des pleurs de crocodile…
Où vont les larmes des mots ? 

© Loup Francart

27/10/2013

Fin

Un fil, ténu, isolé, tendu comme un arc
Il balance entre le ciel et la terre
Et le cœur chavire entre ces deux extrêmes
Le plein des souvenirs et le vide de l’avenir

Qui donc coupera de sa lame aiguisée
Ce hauban secoué par le vent et l’âge
Et laissera partir l’âme purifiée
Vers l’inconnu attendu et craint

La vive force s’est calmée, sereine
Et assume sa faiblesse, gracieusement
Le regard dit encore la volonté
Mais elle est désormais intérieure

Et le souffle de la vie se dérobe
Comme le filet d’eau d’une source
Désormais tarie. Quelques gouttes encore
Et l’âme s’échappe en un soupir

Est-elle passée de l’autre côté ?
A-t-elle franchi le rubicond lumineux
Parcouru le tunnel d’inversion
Où l’envers devient l’endroit ?

Partagé entre le silence et la parole
Chacun est réservé devant le mystère
Une aspiration vers un sourire
Ou l’effondrement d’un rêve ?

© Loup Francart