Monde sans oiseaux, roman de Karin Serres (08/12/2013)
« Il paraît qu’autrefois certains animaux traversaient le ciel grâce à leurs ailes, de fins bras couverts de plumes qui battaient comme des éventails. Ils glissaient dans l’ait, à plat ventre, dans tomber, et leurs cris étaient très variés. (…) On les appelait les oiseaux. Petite, j’ai demandé à ma mère de me raconter, mais elle a changé de sujet. Cette histoire d’oiseaux est-elle vraie ? »
Ainsi commence ce roman. Mais est-ce un roman ? On pense à un conte presque philosophique, à une fable, à un récit fantastique sans qu’il soit récit de science-fiction. Le quotidien banal cache un monde qui n’existe pas en dehors de l’imagination de l’auteur. C’est une sorte de civilisation perdue, pauvre, habitant près d’un lac qui monte parfois jusqu’à contraindre les maisons à se déplacer sur roulettes. Des cochons bleus génétiquement modifiés et fluorescents y nagent et se laissent débiter un jambon qui repoussera. Les cercueils des villageois sont envoyés par le fond et se laissent dévorés grâce aux trous qui y sont pratiqués.
Dans ce monde naît, vit et meurt « petite boite d’os », une jeune fille comme les autres, qui est parfois délaissée par ses parents qui parlent de Dieu en faisant le tour du lac. Son père est le pasteur de la communauté. Mais progressivement son corps change. Des seins lui poussent, des poils également. Elle découvre le sexe comme une fonction normale qui ne change rien à sa destinée. Mais le vieux Joseph qui l’emmenait pêcher dans le lac lui explique que l’amour est autre chose : « Je t’aime Petite Boite d’Os. Plus d’une génération nous sépare mais depuis que je t’ai aperçue, dans l’ombre de l’église, qui me regardait, j’ai compris que j’étais revenu pour toi. Tu m’es destinée, petite. N’ai pas peur, j’attendrai. Je suis à toi. » Elle ne comprend pas : « Pourquoi il ne prend pas, alors, couchée sous lui. S’il m’aime, comme il dit, pourquoi il ne me prend pas ? L’amour c’est dans le sexe que ça se passe, je connais. A l’école, les garçons nous donnaient des bonbons pour qu’on baisse nos culottes. » Un jour, après avoir enfilés une combinaison et fixés une bouteille d’oxygène sur leur dos, ils partent explorer le fond du lac. Au retour : « Soudain, sur la pointe de mes palmes, j’embrasse ses yeux trempés, l’un après l’autre. Je lèche, je bois, je lape ses paupières salées. Il tremble. Ma bouche redescend. Nos langues au goût de vase se cherchent, s’emmêlent. Nos corps de caoutchouc s’étreignent et couinent. On voudrait se frapper tellement ce qui nous prend est fulgurant. » Elle se marie avec Jeff. Elle a une amie qui attend un enfant comme elle. Elle le perd, mais recommence. Elle a un enfant dénommé Knut. Jeff lui donne un cochon Appelé Rosie, il tient sa tête en l’air, pattes avant repliées, et son poil rose phosphorescent se soulève et s’abaisse régulièrement. Contre elle, Knut, collé, sans le même sommeil animal partagé. Knut grandit, il a un accident, il perd ses jambes et finit sa vie comme un animal.
Le cœur de Petite Boite d’Os est pur, exempt d’arrière-pensée. Elle va dans la vie sans trop se poser de questions. « Pour mes quarante-huit ans, Jeff m’offre des palmes translucides avec lesquelles je nage pendant des heures dans le lac, au milieu des bancs de cochons fluorescents, c’est la seule chose qui peut me consoler. Pour mes quarante-neuf ans, un long foulard de soie bleu ciel, si doux et si chaud que je ne le quitte pas pendant des semaines. Magique, il soigne torticolis et maux de gorge. Pour mes cinquante ans, un harmonica dont je joue tout bas dès que je suis seule, comme si ma vie était un film de cow-boys. » Elle aime son homme qui meurt un jour en faisant son jardin. Elle poursuit sa lente marche vers la mort, se retrouve à l’hôpital. Elle rêve : « J’aimerais que le ponton soit en pente. J'aimerais que mon fauteuil avance, bascule dans l’eau opaque où il me projetterait aussi. Je coulerais, les yeux grands ouverts, à travers les nuages de vase. (…) Je coulerais à pic, mes bras s’écarteraient de mon corps, mes bras et mes jambes que je ne contrôle plus, le courant les soulèverait puis les rabattrait, mes cheveux danseraient autour de moi et je volerais. »
C’est un livre qui laisse un goût amer, mais plein de charme. Quelle étrange vision : réaliste, la vie de Petite Boite d’Os s’écoule comme n’importe quelle vie, mais parfois on est plongé dans un fantastique ahurissant qui fait virevolter les deux parties du cerveau. Suis-je à droite ou… à gauche ?
07:59 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, roman, fantastique | Imprimer