Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19/08/2019

Faire le vide

Faire le vide en soi, ce n’est pas seulement faire le vide de la pensée, mais aussi le vide du corps : faire disparaître toutes les envies, tous les désirs qui nous emprisonnent. Alors l’univers dans les choses et les hommes, nous pénètrera, puis la déité se révèlera.

S’efforcer de se contenter de ce qu’il faut pour vivre et non pas chercher ce qu’il faut pour avoir du plaisir. Attentions à ne pas confondre l’amour du plaisir avec la joie de l’amour.

 

16/08/2019

Locédia, éphémère (16)

Nous nous enfuîmes, descendîmes les escaliers roulants en nous retenant sur les accoudoirs mobiles et nous précipitâmes vers le rond de présentation des chevaux. Prenant un air royal, tu entras dans l’enclos réservé aux propriétaires au moment où ceux-ci donnaient leurs ordres aux jockeys. Tu écoutais ostensiblement leurs échanges, jugeant le cheval qui marchait sur la piste, tenu en main par deux lads échevelés parfois soulevés d’un brusque mouvement d’encolure. La sonnerie ordonnant aux jockeys de monter à cheval te contraignit à te réfugier au centre de la pelouse pendant que ceux-ci prenaient leur élan avant de bondir sur le dos à crampons de leur pur-sang. Saisissant les rênes, ils les tordaient aussitôt, imposant à leur cheval un galop sur place, les naseaux fumants. Nous gagnâmes les cabines de bois noirci vers lesquelles se pressaient les parieurs. Arrivée devant le préposé aux paris, tu lui donnas trois chiffres sans hésiter, le laissant piocher dans ta liasse de billets jusqu’à ce que le compte soit juste. Puis tu te retournas, criant à la file derrière nous : « Nous allons gagner, je le sais et nous boirons à n’en plus finir ! », en agitant les jetons élastiques au dessus de ta tête.

Déjà les chevaux étaient sur la piste, les jockeys à la manœuvre, tripotant les boutons de leur tableau de bord miniature, laissant leur monture jeter leur gourme avant de les arrêter devant l’obstacle qu’ils allaient ensuite leur faire sauter. Plaisantant pour cacher leur peur, ils s’élancèrent ensemble après avoir pris du champ pour franchir la haie et se rassurer sur les qualités de sauteur de leur mécanique bien huilée. Puis, apaisés, ils cheminèrent vers l’élastique de départ, resserrant la sangle d’un dernier trou, en levant la jambe gauche et soulevant le quartier de selle souple et garni de petits crochets qui leur permettaient de s’emmêler à ceux de l’intérieur de leurs bottes pour mieux adhérer sur les obstacles. Aux ordres du starter, ils attendirent dans un silence de glace le coup de pistolet sachant que l’un d’eux ne participerait pas à la course, atteint par le projectile tiré à bout portant. Son cheval était aussitôt récupéré, démonté et rangé dans la camionnette d’accompagnement de la course pour servir de pièces détachées au profit des autres chevaux. L’ambulance récupérait le cadavre du jockey qui serait enseveli au milieu du champ de course, au moment du crépuscule, une fois achevé l’ensemble des départs.

 

12/08/2019

Locédia, éphémère (16)

Cependant, l’instinct grégaire étant le plus fort, les trois chevaux, malgré leurs cavaliers, attendirent en galopant sur place que le reste du peloton les rejoigne et même les dépasse, emporté par leur élan. La course était repartie, toujours aussi bestiale, dans une excitation encore plus violente et proche de la folie. La ligne d’arrivée approchait, ou plutôt le peloton avançait vers le poteau, en grande compression, les naseaux fumants un gaz toxique, haletant dans un souffle commun, noir, pétaradant et gracieux. Encore deux obstacles, larges, mouvants, se haussant au gré du vent et des paris, montagnes éprouvantes et grotesques de l’inutilité de telles courses avec des chevaux vapeurs à bout de souffle. La masse du peloton s’était désagrégée, s’échelonnant sur la piste. Seuls les premiers chevaux continuaient à une certaine vitesse. Les jockeys s’excitant mutuellement avec leur cravache électrique, au coude à coude, l’œil hagard, fixant l’arrivée maintenant visible, tous persuadés de leur victoire. S’aidant de leurs coudes accompagnant furieusement les mouvements de l’encolure de leur monture, ils se regardaient, rougis par le vent et les décharges électriques, s’encourageant par des pets tonitruants. Bientôt, un cheval se détacha du lot, fournit un dernier effort et s’écroula une fois cassé le ruban marquant l’arrivée. Le jockey sauta à terre au moment où l’animal fléchissait et retomba sur ses pieds, ses jambes arquées faisant ressort et lui permettant de conserver son équilibre. Il revint vers sa mécanique, lui donnant quelques coups légers sur l’encolure, repris sa position sur sa selle et contraint adroitement celle-ci à se relever pour se rendre au pesage sous les applaudissements des parieurs.

_ Allons jouer, me dit Locédia, nous allons gagner ! Soulevant légèrement sa robe, elle sortit les billets coincés en haut de ses bas, et les montrant à tous le monde, elle cria :

_ Si je gagne, je vous invite à contempler mes jambes ! 

Aussitôt, les curieux et voyeurs l’entourèrent, la regardant d’un œil exalté. Plusieurs gentlemen se présentèrent pour la protéger, lui baisant la main de leur moustache gonflée, l’invitant au bar des tribunes réservées, lui faisant boire un breuvage jaune, contenant des bulles bleuies qui procuraient un indicible sentiment d’impunité. Je la suivais sans que personne ne fasse attention à ma présence à ses côtés. Je la regardais, légèrement ivre, la tête penchée sur son épaule, les doigts s’envolant autour de son corps, dispensant ses sourires aux interrogations empressées de ces messieurs. Elle parla de courses vécues dans d’autres parties du monde, de moteurs puissants, de ressorts agiles, de jockeys déférents et de commissaires compassés éliminant certains pur-sang parce que leur cavalier avait regardé une femme au passage de la tribune au lieu de se concentrer sur l’obstacle.

_ Et si nous allions jouer, s’exclama-t-elle brusquement en me regardant.

08/08/2019

Locédia, éphémère (15)

Départ ! Nous n’entendîmes pas le coup de feu, mais vîmes les élastiques bondir en l’air, surprenant un jockey trop près de la ligne de départ qui fut soulevé par le cou. Son cheval mécanique fit quelques embardées avant de s’arrêter tout seul. Deux ans auparavant un accident avait eu lieu, causant plusieurs morts dans la foule. Un cheval mécanique sans jockey avait sauté la barrière et s’était précipité sur l’esplanade devant les tribunes, projetant plusieurs personnes à terre et les piétinant. Depuis, chaque jockey est contraint de tenir une poire en bakélite et d’appuyer sur son bouton qui, s’il est lâché, engendre automatiquement l’arrêt. Le peloton se formait, haut en couleurs, comme un patchwork courant sur la pelouse et ondulant à chaque saut d’obstacle. Il approchait et nous voyions déjà la tête étincelante des premiers chevaux tenus fermement par leur cavalier. Approche d’un open-ditch, un grand canal suivi d’une haie haute et large dans laquelle plusieurs chevaux s’enfouirent jusqu’à la tête, agitant leurs maigres pattes dans le fouillis des genêts. Arrivée sur la rivière des tribunes, au maximum de la vitesse des chevaux, envol et retombée lourde de certains dans une eau trouble et électrisée, contraignant ceux-ci à lever toujours plus haut les jambes jusqu’à ce qu’ils s’écroulent en râlant, laissant leurs jockeys à terre, convulsifs et hors de course. Je te regardais, tendue, exaltée, criant à l’arrivée des obstacles, hurlant lorsque plusieurs chevaux étaient fauchés au moment de la réception sur le sol, riant également pour le pur-sang que tu avais choisi au départ de la course sur le papier, n’ayant pas eu l’occasion en raison de notre arrivée tardive, de voir les chevaux au rond. Celui-ci se maintenait en troisième ligne, le jockey le tenant à pleines mains, calé derrière les deux premiers pour que sa monture ne puisse voir le vide devant elle et partir sans possibilité d’être freinée. Le peloton passa devant nous, nous entendîmes le galop sourd des pattes d’acier, le souffle des jockeys qui retenaient leur monture, le cri des femmes émerveillées par la charge impressionnante de ces montures d’acier, se profilant avec noblesse sur la piste gazonnée, jusqu’à disparaître derrière le petit bois.

Nous ne sûmes ce qui se passa, mais à la sortie de ce masque, les chevaux semblaient plus lourds, moins agiles, et avaient changé de silhouette. Certains s’étaient chaussés de larges spatules jaunes leur permettant de disposer d’une meilleure stabilité dans le terrain très marécageux de la piste. Ceux qui, au contraire, s’étaient pourvus d’organes plus légers pour faciliter leur vitesse, semblaient maintenant en peine. Aussi, en face des tribunes, dans les boxes réservés à chaque écurie, les mécaniciens se préparaient à changer à nouveau les prothèses mal adaptées. Le plus souvent, les parieurs ne voyaient que frime et entourloupe dans cette importance extrême attachée aux prothèses de galop. Pourtant, cet objet de caoutchouc plus ou moins dur permettait à un cheval mécanique en moins bonne forme de gagner une course. Maintenant, les rôles étaient redistribués. Le deuxième passage devant les tribunes, avec un nouveau saut de la rivière, ne fit que rendre plus audible la contestation des parieurs qui ne comprenaient pas ces subtiles changements en vue d’une meilleure adhérence. Cette tempête rugissante de protestation fit plus ou moins peur aux chevaux mécaniques, jusqu’à les détourner de leur ligne et les guider vers un cul de sac souterrain. Seuls trois d’entre eux continuèrent sur la bonne piste prenant une avance considérable. Les autres mirent du temps à s’arrêter, se retourner, s’interroger, jusqu’à conclure de leur erreur. Leurs jockeys, éberlués, montraient des signes d’incompréhension, voire d’incompétence, jusqu’à ce que l’un d’eux s’élance en poussant un cri de rage : « Avanti ! ».

04/08/2019

Locédia, éphémère (15)

Chapitre 5

 

Un jour, pour lui faire connaître mon métier, je décidais d’aller avec elle aux courses mécaniques. Après un long glissement sur une autoroute aux tournants multiples, nous nous arrêtâmes dans un champ parsemé de pancartes. En regardant la couleur du ticket d’entrée et le logo qui y figurait, nous avions trouvé notre emplacement, sous un arbre bleu aux feuilles racornies. Prenant nos jumelles, nous avions parcouru à pied les derniers mètres avant de nous retrouver assis sur une tribune glissante et mal commode, mais qui sentait le cheval, nous étions au courses, la rose, en raison des nombreuses femmes qui s’y tenaient, et les billets de banque, le jeu étant la principale motivation de ceux qui assistaient aux courses. Au loin, très loin, on distinguait des groupes de chevaux mécaniques, caractérisés par les mouvements saccadés de leurs membres et l’accompagnement chaotique de leur jockey. A la manière d’Edgar Degas, les chevaux piaffaient sans suffisance, attendant le départ, laissant aux cavaliers le temps de les ressangler. Instant de paix, dans la lumière rasante d’un soleil maigre laissant apparaître les cheminées d’usine à savon crachant une fumée vert pâle se confondant avec les nuages bleutés de l’horizon.

Pour cette circonstance, tu avais mis ton grand chapeau de paille rouge passé. Tu l’avais placé légèrement sur ton oreille gauche, comme un oiseau vacillant et tu le retenais avec ta main légèrement posé sur son rebord. Debout dans la tribune, grandie par l’ombre de ta coiffure, tu impressionnais les parieurs qui avaient déjà joué et attendais le départ. Point de mire, tu souriais et te remplissais de ces regards hésitants, comblée de cette convergence oculaire et des désirs secrets que cachait assez peu l’attitude des hommes. Pour cette première course, tu n’avais pas souhaité parier, mais simplement te repaître des couleurs, des mouvements, du bruit feutré du galop, des cris de la foule excitée.

31/07/2019

Locédia, éphémère (14)

Après avoir dégringolé les marches en m'agrippant tant bien que mal au tapis rouge, je découvris un nouvel escalier au fond d'une cour. Ce n'était d'ailleurs pas une cour, mais un trou creusé dans la masse de l'immeuble, un de ces trous évidés avec une bêche bien carrée, semblable à ceux que font les jardiniers pour planter une fleur particulièrement rare. Sur la droite s'ouvrait une porte basse, vétuste, qui contrastait avec le reste de la maison. Je cherchais désespérément la minuterie, tâtant de la main gauche un mur froid et lisse sur lequel parfois une aspérité granuleuse me faisait frissonner. Je m'enfonçais un peu plus dans l'obscurité pour ausculter la partie droite voilée par la porte. Rien, sinon une désagréable sensation de poussière poisseuse à l'extrémité des doigts. Alors, d'un pas hésitant, parallèle au sol, j'avançais du bout des pieds à la recherche d’un escalier. Les mains tendues vers l'avant, je touchais d'abord le fer rugueux de la rampe avant de sentir la plinthe de la première marche. Hésitant, ne pouvant juger la hauteur de cette ébauche d'escalier, je levais exagérément l'autre jambe avant de porter mon poids vers l'avant. La désagréable sensation d'une chute à demi-consommée, me fit prendre plus de précautions pour les autres marches. Bien m'en prit d’ailleurs, car elles n'étaient pas toutes de la même hauteur, ni de la même largeur. A l'arrondi de la rampe, je traçais consciencieusement avec mon corps une courbe parallèle guidée par la longueur constante de mon bras tendu. Une légère lueur en face de moi et l'interruption de l'enchevêtrement de marches me fit comprendre que j'avais atteint le dernier étage. Une fenêtre sale et deux portes de bois vernis, sans plaque, clôturaient le palier, le dernier côté étant occupé par un nouveau départ de l'escalier. J'écoutais à travers chaque porte, docilement, tout en ayant l'impression que ce ne pouvait être là que tu habitais. L'odeur de cire moite mêlée à des effluves de cuisine était incompatible avec la tiède chaleur de ton corps dont je m’étais imprégné au cours de nos rencontres. Je montais plus vite les autres étages, habitué à l’irrégularité de leur découpage. Arrêt, quête sourde d'un bruit indiquant ta présence. Voix de femmes, voix d’hommes ou d’enfants dont aucune ne pénétrait jusqu'à l'endroit où se cache dans ma mémoire le souvenir de tes paroles.

Maintenant même, quand je pénètre dans ce musée respectable et fou qu'est le souvenir des sons et des voix, je n'arrive pas à en extraire la sonorité juste d'un mot que tu aurais prononcé. Je cherche un de ces mots qui retiennent l'attention au cours des conversations, un mot clef qui envelopperait le souvenir et me donnerait le premier maillon de la chaine des consonances de ton langage. Je n'en trouve pas. Peut-être même en trouverais-je un, serait-il le même que celui que tu as prononcé et posséderait-il les mêmes vertus rythmiques et sonores ?

Descente folle de la lumière à l'obscurité, freinée progressivement par la densité de l'ombre jusqu’aux dernières marches hésitantes. A nouveau la nuit ouverte dans le corps de l'immeuble. Je tirais péniblement la porte de chêne avant de retrouver le soleil et les rumeurs de la rue, avant de me défaire de l'odeur de la poussière, avant de longer le square encombré de grillages, de gravier et de ronds en ciment, avant de descendre lentement vers la vieille ville. Quand te reverrai-je ?

27/07/2019

Locédia, éphémère (13)

Au troisième étage, après une montée plus pénible, je m’arrêtais sur un palier incliné vers une porte basse d'où s’échappait la rumeur aigrelette d’une voix de femme troublée par le sourd bourdonnement d’un homme. Elle est là. Tu es là et tu n'es pas seule. Tu es là, si près de moi que je sens déjà le grain souple de ton bras. Tu parles. Tu ne me regardes pas. Tu ries et ton rire me transperce. Tu ne ries pas pour moi, tu ries pour l’inconnu, un bourdon qui tourne autour de ma tête, me pénètre les oreilles et grignote ma raison. Pourquoi cries-tu tout à coup ?

Non, ce n’est pas toi. Tu ne cries pas ainsi. Tu cries pour rire, pour faire du bruit et rompre l’enchantement. Une autre femme est là. Elle a crié, juste assez pour que je l’ignore. On ne peut pas s’intéresser aux cris des gens.

Je repars, je reprends ma quête ascendante. Cinquième étage lentement révolu. J’aborde le sixième. D’un coté, à droite, une porte peinte, bien pleine, bien fermée, cloisonnée entre ses murs. Tu ne peux habiter là. De l’autre côté, à gauche, un linteau de perles ouvert sur l’obscurité. Je cherche en vain le bouton d’éclairage. Après quelques instants, je distingue le départ d’un nouvel escalier, plus étroit, plus bancale, écrasé entre deux murs tachés de gris. Il ne sent pas la cire. Il dégage une vieille odeur de grenier, une odeur de bois vermoulu, poussiéreux, usé par les chaussures. Il tourne aussi, mais s’enroule en fait à l’extérieur de la cage du premier escalier. Beaucoup plus raide que l’autre, il monte vers un corridor éclairé par une vitre posée à même le toit. Ce corridor serpente à son tour dans les recoins du grenier transformé arbitrairement en chambres dissymétriques et bossues.

Ne m’avais-tu pas dit une fois que ta chambre était minuscule, si petite qu’il fallait s’asseoir sur le lit pour écrire sur la table, s’y agenouiller pour faire sa toilette. Ne m’avais-tu pas dit que le plafond était fait de fentes multiples, de recoins, de méplats, d’ombre et de clarté. Je t’imaginais épousant de ton corps les aspérités du plafond, comprimée par l’épaisseur molle du lit, rampant maladroitement vers la seule issue possible, une petite entrée découpée au creux d’un mur. La table, le lit, le lavabo cernaient la porte et interdisaient son ouverture. Le rêve s’arrêtait là. La suite devenait sans importance, perdait son intérêt à côté de tes efforts désespérés pour glisser entre les aspérités du plafond. Qu’importait l’aboutissement. Seul me passionnait l’effort, la lutte contre les murs, les petites gouttes de transpiration qui perlaient au-dessus de ta lèvre supérieure, le désordre de tes cheveux.

Je cherchais ta présence derrière chaque porte grise, anonyme, semblable aux autres. Je guettais le son d’une voix féminine, l’odeur de ton parfum, la résonance de tes pas. Le corridor était revêtu de carrelage rougeâtre, lui-même emmitouflé dans une épaisse couche de poussière élimée vers le centre, à l'endroit où les pieds s’impriment.    Les tuiles laissaient s’écouler les gouttes de pluie qui formaient à certains endroits une sorte de mare dans le paysage poussiéreux et inégal du carrelage. On y marchait avec répugnance au début, puis avec volupté, le tapis moelleux de la poussière envoûtant la réception des pas. De la main, je suivais le cheminement inégal des murs, m’arrêtant plus longuement devant l’encoignure des portes, y cherchant une plaque, une carte de visite, un bout de papier portant un nom. J'eus vite parcouru les deux extrémités du couloir fermées sur un mur à la peinture écaillée. Rien, tu n'étais pas là. Si encore je connaissais ta porte. Pourquoi n’y as-tu pas laissé un signe ?

26/07/2019

Vie

 

Insuffisance de la pensée :

Nécessité de l’action, c’est-à-dire de la vie.

L’amour est l’expression la plus forte de la vie.

 

23/07/2019

Locédia, éphémère (12)

Chapitre 4

 

Ce soir-là, j’étais revenu à Cipar. Elle était absente depuis longtemps, Partie, son absence m'avait paru moins pénible, car j’oubliais peu à peu les lignes de son visage et, seul, parfois, le toucher d’un fruit mûr ou celui du velours de mon couvre-lit me rappelait sa présence. Chaque objet prenait alors un visage nouveau, une transparence compréhensible, qu'il ne possédait pas habituellement. Je découvrais sous le vernis sale qui les recouvre en permanence, une sonorité cristalline, une réalité invisible. Ils ne communiquaient pas à mon regard un nouveau pouvoir, mais tous mes sens se trouvaient soudainement aiguisés par cette réminiscence.

Debout elle se grandissait sur les jambes à la manière des héros de western et, laissant pendre ses bras, les épaules en arrière, elle se tournait vivement vers moi. Cette brusque volte du haut du corps entrainait les bras en un geste inarticulé, comme le pantin de carton bouilli qui refuse la dictature des ficelles. Alors elle riait en rejetant ses cheveux sur le dos, la gorge tendue et ses mains se levaient lentement pour enfin étouffer ce rire, un rire que j’attendais et qui chaque fois ne gênait. D'autres fois, elle tendait l’arc renversé de son corps et prenant ses seins à pleines paumes, elle déclarait, mi-rieuse, mi-sérieuse :

_ Ils sont beaux. Ne suis-je pas belle ? Et je souriais de cette adoration qu'elle portait à son corps.

_ Je veux te séduire, disait-elle encore on se penchant vers moi les yeux fermés et les lèvres offertes. Mais si je profitais de cette offrande, elle m'accusait d'abuser du fait qu'elle avait les yeux clos pour l’embrasser.

Où donc est la vérité ? Se moquait-elle ? Se contenait-elle ? Ce soir-là, elle s’est absentée si longtemps.

Je l'avais cherché dans la ville. Elle avait dû partir en voyage avec des gens qu’elle avait rencontrés au hasard de ses promenades. Elle n'appréciait la compagnie que de ceux qu'elle ne connaissait pas. Quand elle les connaissait vraiment, elle ne voyait plus que leurs défauts et souvent leur qualité première se métamorphosait en défaut exécrable pour elle. Aussi partait-elle à la découverte des êtres et cueillait-elle dans ce jardin anatomique de grandes brassées d'amis qui se fanaient plus ou moins vite selon la saison et son humeur. Si les fleurs savaient seulement empêcher qu’on les cueille au lieu d'offrir leurs longues tiges aux mains.

Je ne connaissais que le numéro de la rue et celui de la maison qui se dressait dans un des quartiers de la ville haute, émergeant au soleil. Promenade au long de murs de pierres blanches, des portes cochères vernies sous l'écrasant éclat du soleil de l’après-midi. Difficile pénétration de l'ombre derrière la porte de bois. Une lueur diffuse se propageait des fenêtres bancales de la cage d’escalier. Celui-ci s'entortillait sournoisement autour de murs lisses et les marches étaient si grandes que je devais m’y hisser à l’aide du tapis rouge dont les plis me servaient de point d’appui. La rampe de fer forgé tenait miraculeusement par quelques volutes de métal qui prenaient appui sur les marches. L'odeur de la cire envahissait le moindre recoin de celles-ci et les rendait glissantes. Les premiers étages étaient facilement accessibles et je guettais en équilibre sur une marche les bruits qui pouvaient passer au-delà des portes. Mêlés aux battements de mon cœur et aux halètements retenus de ma respiration, je percevais l’agitation des cuisines, le repos de vieux meubles dont les os craquaient de temps à autre, la criarde mélodie d’un poste radio à travers l'épaisse cloison intérieure, une rumeur de marée où se distinguaient les chants des naufragés. Certains dessous de porte renflouaient une odeur de rôti, d’autres le parfum inconnue d’une femme que j’imaginais dans ses gestes quotidiens, grande et blonde, ou peut-être rousse.

17/07/2019

Locédia, éphémère (11)

_ Alors, écoutes bien, car c'est là qu'est le drame, j'avais faim. Je n'avais rien pêché depuis huit jours, j'avais livré combat, j’avais vaincu et j'avais faim.

Je suis descendu dans la cale et j'ai coupé un morceau de solitude. Bien sûr, c'était un petit morceau. Il n'en faut pas beaucoup d’habitude pour nourrir un marin. Et j'ai mangé la solitude, je l'ai dévoré à pleines dents, je m'en suis barbouillé les mains, les joues, le nez. J'ai respiré son odeur, j'ai gouté sa chair mauve. Et j'avais faim et j'ai repris un morceau de solitude.

J’avais faim et je me suis déchiré les dents sur mon filet, écorché les mains sur les mailles. J’avais encore faim et j’étais prisonnier du filet. J’étais devenu la pelote, le cou, les mains, les jambes, les pieds prisonniers de chaque trame, de chaque nœud.

Alors l’esprit de la solitude m’a parlé. Il a tourné le treuil que j’avais tourné, il a refait en sens inverse les gestes que j’avais faits, il m’a élevé dans les airs, je suis passé de l’obscurité de la cale à la lueur de la nuit. J’ai franchi le pont ou j’avais marché, le bastingage sur lequel je m’étais appuyé, les hublots de la cale d’où j’avais contemplé l’océan.

Il m’a pénétré de l’eau froide, il m’a dénoué du filet, il m’a déshabillé de sa trame et m’a laissé seul dans le froid, le noir, le silence en riant. »

Pourquoi ce récit m’a-t-il autant impressionné ? Étais-ce l’air de sincérité malheureuse du marin, le langage qu’il avait employé et qui n’avait pas manqué de me surprendre ? Toujours est-il que je suis sorti fatigué du bistrot et que je dus m’appuyer sur un des piliers de fer qui empêchaient la chaussée de suivre la pente vers le fleuve. Après quelques instants d’hébétude passés à contempler les taches de rouille du pilier, j’ai descendu lentement les marches de l’escalier vermoulu. Ses marches étaient à l’envers, mais comme deux marches à l’envers font une marche à l’endroit, on n’avait aucun mal à l’emprunter, si ce n’est qu’on descendait deux fois moins vite.

Je me suis promené le long du fleuve comme ce jour où je suis venu pour la première fois te voir à Cipar. Non, ce n'était pourtant pas la première. C'était lors d'un de tes retours de voyage, quand tu m'avais téléphoné alors que je croyais que tu m'avais oublié. Tu devais rentrer incessamment et cet incessant retour avait duré, duré des semaines ou des mois. J'entends encore le son de ta voix dans l'appareil. Je devais le presser un peu contre l'oreille, car le bruit environnant couvrait tes paroles. « Salut.  Je suis revenu, disait-elle. J'ai envie de te revoir. Tu me manques beaucoup. » Je reconnaissais ta voix au timbre musical de l'appareil dont la plaque vibrait patiemment avant de cesser sa plainte. Je ne comprenais plus ce que tu disais, attentif simplement à recueillir ces tressaillements rapides de la plaque vibrante qui transmettait ta voix. « Locédia, j’arrive et pose mes lèvres à cet endroit du cou où se forme un creux de chaleur tiède. »

09/07/2019

Locédia, éphémère (9)

En relisant cet article du catalogue, acquis au son d'une pièce dans une petite sébile à la bouche pendante, je ne pouvais m'empêcher de lire « L. Locédia. Caractère contemplatif des grands fonds subconscients. A la particularité de voir l'envers des objets. Ne perçoit pas l'atmosphère quotidienne. Ne sait plus vivre seule et pas encore à deux. »

L'aquarium municipal découpait sa carcasse de plastique et de verre sur le ciel atténuant à travers ses ouvertures l’éclat verdâtre de l’horizon. Le poisson continuait sa lente digestion d’épinards que les visiteurs pouvaient acheter à l’entrée. Il distrayait ces gens qui venaient assister à la transformation naturelle et à ciel ouvert d'une feuille en purée. Le spectacle était d'autant plus amusant que le Licarpagus ne voyait bien que la nuit et tâtait désespérément l'eau claire de sa bouche à fanes jusqu'à trouver une feuille d’épinards. De jour, on ne pouvait observer ce travail passionnant qu'en empruntant les escaliers en colimaçon qui gravitaient autour de l'aquarium entouré d’une devanture d'acier rabattable pour maintenir une semi-obscurité à l'intérieur. Privilégié, je regardais le poisson de la rue, car il fallait pendant la nuit laisser respirer l’eau à la lumière nocturne.

Abandonnant le poisson à sa digestion, après être passé à un carrefour revêtu d'une guirlande de réverbères, je me dirigeais vers la basse ville. Elle constitue ce qui est appelée la ville pauvre, peut-être parce qu'elle est plus vieille que l'autre ou moins lumineuse. Les madriers soutenant les murs s'enchevêtrent aux poutres des plafonds et les béquilles se mêlent aux vieillards pour soutenir leur ennui. Entre deux poutres diagonales, un de ces vieillards cloue parfois quelques planches pour abriter sa paille et évoque à travers l'arête rouge de sa bouteille le temps où les chevaux tiraient les cadavres gonflés du fleuve. Un peu plus bas, toujours dans la ville pauvre, on peut voir le fleuve et le cimetière encombré de monticules bossus à l'endroit où le ventre gonflé repousse la terre fraîche. Un gardien veille sur la santé des fleurs de deuil qui recouvrent les monticules de leur végétation d'encens. Chaque matin, d'un arrosoir en panse de chevreau, il laisse tomber au creux de leurs pétales violacés une goutte d'eau morte qu'il perçoit tous les mois à la citadelle. Le soir, à la sortie des classes, quelques gamins rapiécés et bariolés jouent à la noyade en tirant à la courte-paille. Le jeu est d'autant plus amusant qu’i1 leur arrive fréquemment de manquer les classes pour assister à l'enterrement d’un de leurs camarades malchanceux.

05/07/2019

Locédia, éphémère (8)

3

Cette chambre était notre enfer, une ile déserte dont nous n'aurions pu nous évader. Il fallait vivre et nous supporter chaque jour bien que rien ne nous y obligeait. Chacun inventait n'importe quelle histoire pour s'excuser auprès d'amis d'autrefois qui insistaient pour le voir. Pourtant ces rencontres dans la chambre créaient un mélange de joie, d'inquiétude et d'énervement.

Elle ne parlait pas, ne souriait pas, le regard vague, perdu au-delà des murs jaunis, le visage immobile imprégné d'une tristesse profonde. Elle s'efforçait parfois de paraître gaie. Cette fausse gaieté la rendait vite silencieuse et elle jetait d'énervement ses bagues et ses boucles d'oreille. Cela se passait bien après que nous nous soyons connus, dans la ville morte, sous le soleil étouffant de l’été, quand la fenêtre entrouverte ne suffisait pas à rafraîchir l’air lourd de la pièce. J'essayais de parler, de rompre ce malaise en disant des mots qu'elle n'écoutait pas. Ces efforts étaient vains. Je me taisais et me levais pour regarder par la fenêtre le moutonnement des arbres de la ville en fleurs. Je regardais ses livres, je me coiffais de son chapeau, mais rien n’y faisait, elle restait inerte, indifférente à tout.

_ Mais enfin, qu’as-tu donc aujourd'hui ? Lui demandais-je exaspéré.

_ Rien, répondait-elle. Mais je sentais dans sa voix une certaine irritation. De même elle se dégageait vivement lorsque j'essayais de lui caresser le bras à cet endroit du coude où la peau légèrement bleutée est parfaitement lisse. Je me révoltais et lui demandais brutalement ce qu'elle voulait.

_ Écoutes, si tu ne veux plus me voir, dis-le-moi, mais je t’en prie, ne prends pas ces airs dédaigneux et absents. J’ai horreur de cela.

_ Si tu savais, me disait-elle, comme tu m’énerves à certains moments. Je prends peut-être des airs dédaigneux et absents, mais tu n’es pas drôle non plus avec tes prétentions de bonze africain (j’avoue avoir eu envie de rire à ce mot). Nous nous voyons trop. Moi aussi je suis triste et je vois bien que je t’agace. Nous sommes las 1’un de l’autre. Je t'ennuie et cela fait que tu m'ennuies. Nous ne pouvons plus nous supporter parce que nous n’arrivons pas à nous connaître.

Un soir, bien qu'elle me retint encore, peut-être par désir inconscient de nous déchirer plus encore, je suis reparti en jurant de ne plus la revoir. Elle m’agaçait lorsqu’elle se donnait des airs de faux dégout de vivre. Elle était trop satisfaite de vivre en paraissant malheureuse. Il faisait déjà noir et le ciel projetait sa lueur verte sur les murs arrondis, profanant le sommeil des habitants. Au niveau du sol, le square, qui paraissait une véritable forêt quand on le regardait de sa fenêtre, était minuscule et encombré de grillages, de gravier et de ronds en ciment. Je marchais lentement. Les pavés s'arrondissaient sous mon pied et j'associais l'équilibre de ma rancœur et de mon émotion à celui de mon corps à cheval entre deux pierres, à cet endroit où la semelle laisse le jour pénétrer sous son empreinte. En passant devant l'aquarium municipal, je regardais le découpage de ses morceaux de ciel, petits carrés de lumière si semblables au reste de la voûte que j’imaginais la couleur de l'horizon à travers ses montants de plastique jaune. Pourtant je ne percevais chacun de ces panneaux qu'à travers un filtre animal. Pendant la journée, on ne peut voir le ciel à travers l'aquarium. Ce soir-là, j'apercevais un poisson profiler sa silhouette entre les barreaux de l'horizon. Je ne regardai plus le ciel, mais ce poisson immobile qui m'observait aussi. Amère contemplation entre deux éléments qui ne peuvent se comprendre. Sur ces ouïes, un L majuscule phosphorescent donnait sa référence sur le catalogue de l'aquarium « L. Licarpagus. Espèce contemplative des grands fonds sous-marins. A la particularité de voir dans la nuit des grands fonds grâce à un projecteur de particules invisibles pour l'homme. Ne voit rien dans la clarté diurne. Vit en couple sans toutefois s'attacher à la femelle avant l'époque des amours. »

01/07/2019

Locédia, éphémère (7)

Nous avions parlé de ces longs silences où se mêle le rêve et ces poses ne la gênaient pas plus que moi. Elles étaient nécessaires comme peuvent l’être celles de la musique. Ces silences marquaient aussi les changements de mouvement, quand nous passions de ces premiers instants d’une nouvelle rencontre à l'adagio précédant la séparation. Nous découvrions à nouveau notre décor, cette chambre minuscule, aux murs biscornus, anguleux, qui semblaient toujours plus proches de nous. Je regardais la porte grise qu’on ouvrait avec difficulté entre 1’armoire débordant d’un fouillis inextricable et le lit toujours fripé, parce qu’il était le seul siège possible. Cette porte qu'il fallait franchir en se glissant de côté servait également de porte-manteaux où étaient accrochés un imperméable de peau, un chapeau de paille de riz, la bure qui lui servait de robe de chambre et un maillot de bain incroyablement jaune. Elle regardait par la fenêtre dissimulée derrière les pans de murs mal ajustés et qui ne pouvait s'ouvrir complètement parce que la table était engagée dans son réduit. Elle était faite de petite carreaux dont plusieurs avaient des défauts et laissaient entrevoir un paysage déformé.

Je me levais et regardais aussi à travers les vitres pendant qu'elle réordonnait méthodiquement sa chevelure. Les toits de la ville s'étendaient en tous sens, surmontés d'une forêt glacée d'antennes de toutes sortes, nickelées et luisantes au soleil. Au premier plan se dressaient les arbres du square, ces arbres aux feuilles si étranges qu'ils ressemblaient aux chapeaux des gardes municipaux. Vus d’en haut, les arbres municipaux, comme les appelaient les voisins, semblaient ne pas avoir de troncs et n'offraient à la vue qu'un nuage vert. Grâce à une trouée dans le feuillage, j'apercevais les enfants entassés dans des ronds de ciment remplis de sable, revêtus de combinaison anti-poussière de différentes couleurs. D’autres s’amusaient avec les lézards domestiques qu’ils tenaient en laisse. Quand l’un d’eux réussissait à sortir du collier, l’enfant rejoignait sa mère en pleurant et ne se consolait qu’à la promesse d'en acheter un autre.

Je riais et Locédia se penchait par la fenêtre pour indiquer au gamin ou se trouvait son lézard. Mais il s'échappait souvent avant qu’on ne le rattrape. Je me jetais sur le lit en riant et Locédia venait s'affaler à côté de moi après une pirouette devant la glace.

Les glaces la fascinaient et elle ne se lassait jamais de regarder son corps et son visage comme s’ils lui étaient étrangers. Elle n'avait pas menti lorsqu'elle m'avait dit à notre première rencontre quelle n’aimait qu'elle. J’en suis maintenant convaincu.

27/06/2019

Locédia, éphémère (6)

Je la regardais, frêle silhouette se détournant de moi pour se pencher vers la fenêtre où les gouttelettes glissaient sur le verre. Locédia, peut-être ce jour-là as-tu été sincère et t’es-tu offerte comme tu le pouvais, mais je cherchais autre chose derrière le désir de ton corps. Un autre désir, une infinie difficulté d'être nous jetait sur des chemins plus difficiles. Il eût sans doute été préférable de céder à la facilité et l’ivresse de l'instant. Mais nous avions tous deux connus le plaisir d’un moment et cette nausée indéfinissable qu’il diffusait ensuite. Le dégoût de nos corps ou même l'absence de désir était encore possible et nous n’en voulions pas.

_ Si tu le veux, je te donne mon corps. Je te le livre. Tu croiras me posséder sur ce lit de serge bleu. Je jouerai le jeu de l'amour et ensuite n'éprouverai plus rien poux toi. Je te désire. Je désire ton corps, mais je veux que ce désir enfle, qu'il devienne une vague qui nous submergera. Je veux aussi te posséder, Tu n'aimes que mon corps. Tu as envie de moi et lorsque tu m'auras possédée, tu m'abandonneras alors que j'aurai besoin de ta présence. Je ne veux pas que tu m'abandonnes parce que je t'aurai contenté.

Poussé par le désir mutuel de nous déchirer, nous avions souvent de telles conversations sur nos rapports. Elle sautait sur le lit, s'étirait avec des bâillements de félin, puis contemplait d’un œil vague les cloques qui suppuraient au plafond.

_ Cette chère vieille chambre ! S’exclamait-elle.

Je m'asseyais à côté d'elle et nous restions de longues minutes sans rien dire ou sans oser aborder le sujet qui nous enfiévrait tous les deux. Je jouais avec ses mains élancées et potelées jusqu'à ce qu’elle les retire d'un geste agacé. Elle me laissait bouder, puis se jetait sur moi et m'attirait vers elle. Elle rompait bien vite ces étreintes de sincérité pour jouer encore, avec ses boucles d'oreille faites de dents de taupe ou ses bagues en poil d'éléphant.

23/06/2019

Locédia, éphémère (5)

Je repars. Mon corps est revêtu de filaments transparents et visqueux arrachés au caillou. Ils se prennent dans les plantes et je m'efforce de les distendre et les faire céder, laissant sur mon passage une trainée de toiles desséchées. Les cailloux ont repris de leur consistance conne si le fait de m’élever au dehors de la forêt et de gravir la montagne leur donnait le sens d’une pureté matérielle. Il n’y a pas un être vivant. Le silence plane sur la montagne. Comment ferai-je pour monter encore ? A chaque pas la roche devient plus effilée. On a dû y planter autrefois quelques lames de rasoir qui se sont reproduites, heureusement en dégénérant. Les filaments qui s’effilochent encore par endroit en se teintant de rouge, me protègent et s’épanouissent en arc-en-ciel sur la matière noire du sol. Aurai-je la force de continuer ?

J’aperçois maintenant le sommet, semblable à une lame durcie au feu. La roche se couvre de pustules rouges et orangées qui m’aident à prendre prise. Le sommet est là, détaché sur le ciel verdâtre. Seule une auréole plus claire, un peu laiteuse, atteste de la présence du soleil. Il ne suffit pas à réchauffer le sol, mais ses formes arrondies s’éclaircissent jusqu’à prendre une teinte ocre jaune. Il n’y a pas un souffle de vent, pas un bruit, pas une ombre. Les battements de mon cœur et mes halètements se répandent dans l’atmosphère. Mes mains tremblent. Mon corps est saupoudré d’une fine poussière ocre arrachée à la montagne dans mes efforts. Autour des plaies se sont formés de petits ourlets écarlates et mousseux où se dépose la poussière. Je ne peux plus avancer. J’épouse forme de la roche, elle m’aspire, m’engloutit.

Ta connaissance est derrière la montagne comme un livre ouvert, inscrite en toutes choses.

 

Il neige, tu es blanche. Mes lèvres s’imprègnent de ta froideur sans parvenir à t’atteindre, je te regarde, translucide, et mes bras se referment sur le vide. Tu es impalpable et présente.

_ Regardes-moi, suis-je belle ? Je veux que tu me désires. Je veux te séduire, disait-el1e d/une voix enjouée, la tête haute, les cheveux rejetés en arrière.

Mais je ne suis pas le seul que tu cherches à séduire, répondais-je sur un ton d’indifférence feinte, parce qu’au-delà de tes paroles se cachait une certaine vérité que je découvrais peu à peu. Séduire, elle ne pensait qu’à cela. Elle regardait les hommes jusqu’à ce qu’ils frémissent de désir et ce seul frémissement lui suffisait. Elle ne voulait rien de plus. J’ai cru, je le crois encore, car c’est aussi la vérité, que tu cherchais en moi autre chose, une partie de toi-même, peut-être ?

_ Je suis l'image du monde et le monde est séduisant. Je suis faite pour te séduire, proclamait-elle, une main sur le cœur, une autre tendue vers moi.

_ Je te désire, Locédia, déclamais-je à mon tour en entrant dans ce jeu que nous poursuivions souvent, n'osant pas affronter la réalité. Je désire ton corps, la chaleur de ton ventre, la douceur de tes chevilles.

Elle me tendait sa main que je baisais lentement en la regardant faire la révérence, puis elle se dégageait en animal craintif qu'on ne peut flatter trop longtemps.

_ Crois-tu que tu m’auras possédée si je te donne mon corps, continuait-elle sur un ton subitement grave en détournant la tête pour caresser un objet familier et cacher son trouble. Tu n'auras rien, qu'une femme morte entre les bras. Tu connaitras la douceur de ma peau, la forme de mon ventre, la courbe de mes seins, mais je te serai aussi inconnue qu'auparavant. Je te serai étrangère et tu seras un de ces hommes que j’ai accueilli par ennui. Tu ne me connais pas encore, tu ne sais rien de moi. Tu aimes l'image que tu t'es formé de moi et cette image est ton propre reflet. Mais je ne suis pas cette image.

20/06/2019

Locédia, éphémère (4)

Chapitre 2

 

Ton nom, avais-je besoin de le connaître ? Cela impliquait une nouvelle rencontre, puis d'autres, chacune d'elles en appelant une autre. Pourquoi ai-je cherché à te revoir et pourquoi as-tu accepté ? Peut-être le parfum des fleurs, ta présence au milieu d'elles, ou l’air plus pur du jardin et ta gaieté. 0u encore cette entente immédiate entre nous.

Depuis, que de chemins parcourus ensemble, de paroles, de silences élargissant notre savoir, de gestes ébauchés et compris. Nous avons traversé d’étranges paysages, la main dans la main.

– Étaient-ils si étranges ? me questionnais-je.

– Quand tu connaîtras les paysages de ma solitude, tu seras effrayée, disait-elle parfois.

Et pourtant, depuis que tu es partie, ma longue transhumance ne fait que commencer.

J'erre dans le continent de ta présence. Paysage dépravé, tu m’entraînes vers les sources de mon achèvement. Je ne m'étonne plus de ces montagnes granuleuses et lointaines, parsemées de forêts cendrées dans lesquelles je m'enfonce jusqu'aux genoux. Je repousse de la main les arbres qui laissent échapper un petit cri plaintif, aigu, émouvant, Leurs feuillages de caoutchouc s'entrelacent plus étroitement jusqu'à obscurcir mon chemin et je dois porter vers l'avant mes mains ouvertes et jointes, paume contre paume, pour écarter du bras les branchages élastiques. La mousse confère un tapis moelleux à la naissance de l’herbe. Haute, légèrement piquante, je m’y enfonce jusqu'aux chevilles, éprouvant parfois sous le pied la dureté arrondie et fuyante d’une racine. Lorsque je relève la jambe, elle vient à moi après une petite résistance dans un bruit de succion.

Si je restais longtemps au même endroit, peut-être m'enfoncerais-je dans le sol et pousserais-je, les bras tendus vers le ciel. Je perdrais la consistance de mon corps. Les mains refermées sur les branchages de la voûte, je m'amollirais jusqu'à ne plus posséder qu’un corps visqueux et froid semblable à ces plantes que j’écarte avec dégoût. Ne pas s’arrêter, ne pas abandonner. Peut-être est-elle derrière la montagne ?

Il y a maintenant de gros cailloux qui sont des obstacles difficilement franchissables pour mon corps fatigué. Certains, les plus vieux, probablement dégénérés, sont devenus mous et ventrus. Je fais des efforts désespérés pour me hisser dessus et ne rencontre qu'une matière gluante et tiède sur laquelle je n’ai aucune prise. Je dois alors faire un détour pour trouver des cailloux plus consistants. Il y a heureusement quelques arbres élastiques qui me servent d'appui et me repoussent plus avant dans ma démarche incertaine. Mais ces arbres se font de plus en plus rares et sont remplacés par de petites plantes rougeâtres à l'odeur de chanvre, portant des fleurs de lèvres. Fatigué, je m’assois sur un caillou mou et regarde leurs pustules écarlates respirer avidement l’air de la forêt. La pourriture rend leur beauté charnelle, mais je n'ose pas les toucher. Je n’aime pas cette plante écarlate â la peau flétrie et me demande comment d’aussi délicates fleurs de lèvres peuvent pousser sur un corps aussi disgracieux. La pourriture engendre une certaine beauté comme les vices engendrent l'amour. Je ne dois pas rester assis sur ce caillou, je ne pourrai bientôt plus m’en décoller. Là-bas derrière la montagne ...

19/06/2019

La complétude

Plus l’homme aspire à la perfection, plus il a conscience de ce qui lui manque et plus grande sera sa capacité d’amour, car ce sera dans l’être aimé qu’il projettera ce qui lui manque pour se compléter.

« Aimer l’autre comme soi-même », c’est l’amour le plus riche puisqu’on aime et qu’on trouve en l’autre toutes les perfections que l’on pressent en nous, mais qu’on ne peut développer seul. Se perdre dans l’autre pour trouver son achèvement et son unité. Cela semble logique puisque les qualités de l’homme et de la femme se complètent et qu’il est pratiquement impossible à l’un seul des deux de posséder toutes les qualités de l’autre, à moins de ressentir pleinement et de réaliser l’amour de Dieu.

 

17/06/2019

Locédia, éphémère (3)

 

D’autres jardins abandonnés me hantent. Jardin de ta connaissance, terrain vague parsemé de plantes rougissantes dissimulant des fleurs d'une blancheur transparente. Agrippées aux cailloux boursouflés, elles dressaient leur corolle au-dessus des minéraux bleuis. Parfois l'une d'elles, ayant épuisé sa volonté à décolorer, s’affaissait à la grande joie des autres qui reprenaient quelques couleurs avant de s’évertuer à nouveau en vaine tentative de coquetterie. Les plantes grises poussaient également là pour contempler l’effort créateur des meilleures, mais elles n’avaient pu les récompenser, ces dernières étant en convalescence. Deux jeunes garçons, accroupis, servant de jardiniers, soignaient de leur zèle nourricier chacune des plantes sans distinction de beauté. Peut-être même préféraient-ils les plantes grises dans leur robe de pensionnaires. Les employés de la Beauté et de l’Ordre Public, diplômés d’Etat, en blouse blanche, une calotte brodée sur la tête, s’affairaient avec un charriot à pots pour évacuer les plantes indisponibles. Leur chef, personnage important à galons dorés, muni d'une musette avec un hétéroclite nécessaire à soins, courait d’un charriot à un autre pour faire des piqûres de chlorophylle aux cas les plus urgents. A certains moments de la journée, malgré le règlement interdisant l’entrée du jardin aux véhicules à roues, une camionnette de la prévention forestière venait prendre sur place une urgence. Les plantes grises pleuraient quelque temps le départ d’une favorite, puis l’oubliaient vite dans la fraîcheur innocente des plus jeunes.

Je te rencontrais là pour la première fois, agenouillée au-dessus d’une plante grise, occupée à placer patiemment un pansement de glucose sur une morsure de taupe. Tu penchais légèrement la tête et tes cheveux couraient sur tes bras nus. Ils avaient une peau d’enfant, plus lisse à l’intérieur du coude. Les autres plantes se pressaient autour de toi pour s’imprégner de ton parfum, puis l’exhalaient vers les plantes environnantes qui rougissaient plus fort. Tu continuais ton travail, coupant méticuleusement de petits morceaux de sparadrap pour faire tenir le pansement.

_ Les plantes ont l’âge de leur amour, me dis-tu en te tournant vers moi.

_ Elles meurent souvent de trop de soins.

_ J’aime les plantes sauvages comme ces plantes grises. Mais je suis trop tendre avec elles. Les hommes aussi, il faut les laisser saigner.

_ Et les fleurs transparentes ? Demandais-je en me penchant vers elle pour prendre les ciseaux quelle me tendait.

_ Elles ont la consistance éphémère de leur existence. Comme certaines femmes, elles meurent de leur unique vertu, la beauté. Elles rougissent beaucoup. Je ne les aime pas.

_ Qui aimez-vous ? Questionnais-je en me demandant ce qu'elle entendait par consistance éphémère de l'existence des plantes aux fleurs transparentes.

_ Moi. C'est déjà très difficile et on est vite dégoûté. Alors comment aimer le reste si on n’arrive déjà pas à s'aimer.

_ Peut-être en aimant quelqu'un d’autre ?

_ Ça m'est déjà arrivé et c'est éphémère comme la vie d’une de ces fleurs. Je ne veux pas recommencer. J'aime les plantes grises parce qu'elles me ressemblent. Elles se cachent. Elles sont pourtant au milieu des plantes rougissantes de la serre.

_ Comment vous appelez-vous ? Demandais-je encore.

_ Locédia, pourquoi ?

 

16/06/2019

Renoncement

Seul le désir trouve son accomplissement dans la possession. L’amour ne peut s'accomplir que dans le renoncement à soi-même et non dans la possession. L’être qui a su renoncer à lui-même se trouve alors réellement. Le vide en soi lui donne la possession totale, car ce vide se comble des autres.

Être capable d’amour, c’est pouvoir et savoir faire le vide de soi en soi. Le mouvement est le même que celui exigé par la musique : un vide où résonnent les notes devenues sensibles.

14/06/2019

Locédia, éphémère (2)

Parfois une lueur fugitive échappée du phare de la tour de veille ou d’un des projecteurs des immeubles publicitaires, trouble l’opacité de 1’atmosphère et découvre des ombres en mouvement qui prennent possession de la barricade. Une grande main d’obscurité me frôle et m'oblige à courber le dos. J’ai remarqué aussi, après plusieurs promenades, que l'inégalité du sol, par suite des sensations imprimées à mes doigts, créait une multiplication de la palissade. Elle devient un véritable labyrinthe à trois dimensions où la même planche ne possède pas les mêmes vertus selon la hauteur du toucher.

Locédia, tu n’avais pas les mêmes vertus selon la position que j’occupais à tes côtés. Comme la planche délivre la preuve de sa réalité grâce à un léger attouchement du doigt, je t’observais parfois avec détachement. Un regard neuf me délivrait de l’image que la mémoire subtilisait à ton image réelle. Je découvrais alors, avec terreur et tristesse, un monde que je n’atteindrai jamais, une image qui m’était étrangère. Isolée, tu poursuivais apparemment le jeu de notre connaissance, alors que j’étais séparé de toi. J'imaginais la vie de cette nouvelle image, une Locédia prostituée au dérèglement commun. Nous avions élaboré par les mots et les gestes un règlement de nos rapports et j’avais dû raisonner au fil des jours chacun des articles du règlement alors que tu 1’avais conçu instinctivement.

Tu retombais comme un caillou élevé par l’air épuré du ballon, puis livré à lui-même par l’éclatement de son aspiration. Prisonnière de ton corps, tu volais de mains en mains, de nudités en nudités, sans pouvoir te fixer sur l’une d’elles. Rassasié de corps dévêtus, je te perdais sans regret.

La brèche dans la palissade est là, devant moi, trou noir entouré de dents sorties de l’obscurité. Je m’y glisse avec lenteur en prenant garde de ne pas y accrocher mes vêtements. Un jour j'y ai laissé un morceau du cuir chevelu, comme ces moutons qui guirlandent de laine les fils de fer barbelés ou les épines des haies. Il y a bien une autre entrée, à une centaine de mètres, mais il s'y tient un gardien que je ne veux pas voir. Son costume de flanelle défraichie et sa moustache roussie par le tabac le rendent repoussant. Je suis passé la première fois devant sa porte et il m’a abordé en homme dérangé dans son travai1.

_ Qu’est-ce que vous voulez ? Vous ne voyez pas que c’est un jardin abandonné, s’était-il écrié en montrant l’entrée envahie par des herbes violacées et des cailloux aux arêtes aiguës. Un jardin abandonné n’a rien à livrer. Il doit rester abandonné. Le gardien aussi est abandonné. La ville nous abandonne.

Bien qu'il semblait ne pas prendre en sympathie immédiate les rares amateurs de son square, il avait été ravi de me trouver pour raconter ses malheurs. Il habitait une petite grotte à l'entrée masquée par des plantes grimpantes qu'il fallait écarter du bras pour apercevoir la porte. Pour subvenir aux besoins immédiats, le jardin lui fournissait le bois de chauffage et les sièges travaillés dans les cailloux mous qui encombraient les endroits où la flore était plus dense et pourrissait chaque année.

_ Chaque fois que je vais au guichet des gardiens percevoir mon mois, me dit le gardien, une demi-journée suffit à peine pour retrouver mes papiers. Personne ne pense à m'augmenter. On a même parlé de raser le jardin, mais comme il est abandonné, personne n'y pense vraiment. L'abandon n’a rien à faire dans l’esprit des représentants municipaux qui sont occupés à détruire des maisons encore habitées.

Toi aussi, un jour, je t'abandonnerai. J'oublierai la chaleur de tes mains, le son de ta voix qui obsède mes nuits sans sommeil. Un matin devant la glace, je délaisserai le dessin de tes lèvres et n'y verrai plus que mon visage. Mes genoux ne recevront plus tes paumes tièdes qui m'obligeaient à me retourner dans le lit, Abandonnée. Comme je voudrais déjà t'avoir abandonnée sur un rivage vierge et m’en éloigner à grands coups de rames jusqu'à me perdre au-delà de l'horizon.

_ Vous ne pouvez savoir ce qu’est l'abandon, continuait le gardien d'un ton de confidence. Vous habitez des murs de pierre, l'air chauffé du souffle des autres. Les plantes environnent le jardin d’un vieux relent de verdure, un peu âcre, surtout au printemps quand le délaissement s'empare de nouvelles proies et gagne du terrain. Les autorités m’obligent à consolider les barricades, mais un jour elles éclateront et l'abandon se rependra dans la ville. Une ville morte, voilà ce qu'elle deviendra. Vous marcherez dans la ville comme des morts, à grandes enjambées osseuses et sonores. Le jardin s'emparera de la résonance de vos pas jusqu'à ce que vous étouffiez réellement. Vous mourrez abandonnés.

11/06/2019

Locédia, éphémère (1)

Chapitre 1

 

Je marche. Rythme apaisant des pas, remède unique. Un, deux, un, deux, deux, deux. Je me prends au jeu des pas et tu me vois passer, occupé à ne pas fouler la jointure des dalles, tantôt allongeant exagérément un pas, tantôt plaçant un pied ridiculement trop près de l’autre. Lorsque le rythme du balancement des pas avec l’écoulement des lignes se détraque, je dois m’arrêter et réfléchir d’où il me faut repartir pour reprendre ce monotone pari. Certaines dalles sonnent plus claires que d’autres et faussent l’écho de la rue obscure. Ce n’est déjà plus un jeu ; cela devient un rite magique qui prend autant d’importance que le square. Je croise un passant, deux yeux fixes qui me regardent trébucher à la recherche d’un équilibre imaginaire. Je mêle un instant mes pas aux siens, puis tout se perd dans l’écho et le rite reprend. Certains disent que c’est une idée fixe. Ils sont même allés jusqu'à dire que j'étais fou. Qui n'est pas fou aujourd'hui ?

Je fais souvent le même chemin. Je me dirige d’abord vers le square entouré de planches. La rue est obscure et je dois compter les pas qui me rapprochent de la palissade. Soulagé par le toucher rugueux des planches de sapin, je promène les doigts sur les interstices comme le prisonnier gratte du bout des ongles la jointure des pierres. Suivant la rampe imaginaire de la palissade, je cherche la brèche qui me permettra de pénétrer dans le jardin.

Est-ce vraiment un jardin ? Ce n'est pas non plus un terrain vague, ni un de ces bouts de terre abandonnés, que l'architecte façonne à son esprit avant de commencer l'équilibre méticuleux de matériaux disparates. Peut-être l'avait-on prévu pour cet usage, mais le projet a dû sombrer dans les difficultés bureaucratiques. Ce n'est plus qu’un amas de terre où la nature a repris ses privilèges, ordonnée par un esprit charitable qui a délivré à chaque plante un permis de pousser sur une concession bien précise.

Pas à pas, je compte les planches jaunâtres entrevues dans l'obscurité et j’en perçois la jointure mal ajustée entre le contact rugueux et monotone du bois, Un nœud m’arrête parfois. Je palpe le trou qui, sur la trajectoire de mon doigt ressemble à la jointure de deux planches bien que je sente qu’elle fait partie intégrante d'un même bois, cavité indivisible de ce qui l’entoure. Remontant alors d'une impulsion inquiète le doigt sur une trajectoire verticale, le contact du rebord arrondi du trou me procure un indicible sentiment de soulagement comme si cet évidement prévu par la nature du bois était une ouverture naturelle vers le calme du jardin.

Je continue lentement, plus posément jusqu’à ce que le rythme des intervalles entre les planches, par un curieux effet d'impatience ou d’accélération du temps, imprime au balancement des pas une oscillation supérieure. De même, en comptant mentalement les secondes, nous accélérons inconsciemment l’écoulement mathématique du temps, comme si, par le fait de vouloir être réglée volontairement, sa somnolente progression se détraquait.

29/03/2019

Morale

– Le véritable devoir de justice, c’est de considérer chaque individu comme une fin. (Kant).

– Aime ton prochain comme toi-même.

Deux formules identiques au sens moral, mais bien éloignées l’une de l’autre, la première étant fondée sur la raison, la seconde sur l’amour.

La première n’est que règle (assimilable à la loi de l’ancien testament). La seconde est un axiome de bonheur.

11/02/2019

Désir

 

Étrange comme le désir assouvi sans amour paraît à l'être humain une bassesse.

Sublimé par l'amour, il devient une révélation de soi, un agrandissement de sa personne.

 

15/12/2018

Amour et connaissance

L’amour ne peut qu’enrichir la connaissance, car il est une co-naissance intuitive de l’homme dans son essence, de l’homme subordonné au tout et non de l’individualité. C’est pourquoi l’amour ne doit pas être l’exclusivité d’une personne ou même de plusieurs, mais il doit s’attacher à l’ensemble des individus, même à l’ensemble des choses à connaître, c’est-à-dire à l’univers en tant qu’image de lui-même.

Seul cet amour peut nous enrichir et nous apporter à la fois la connaissance de l’univers et du moi en tant que personne consciente (du tout) et non en tant qu’individu unique.

De même la connaissance ne peut qu’accroître et approfondir l’amour, car en apprenant à connaître chaque partie de l’ensemble, on ne peut que concevoir un sentiment d’amour envers le tout, synthèse de cet ensemble.

Ainsi de même que la connaissance de soi et la connaissance de l’univers ne peut que croître simultanément faute de quoi elle butera, de même l’amour et la connaissance ne peuvent que se nourrir l’un de l’autre ou mourir par insuffisance de l’un.

21/11/2018

Contact avec l'autre

 

L’amour est le seul contact véritable avec les autres :
osmose des âmes
et non superposition temporaire.

 

07/06/2018

Grandeur et fragilité de l'homme

Ce n’est que lorsque l’homme a pris conscience de sa vulnérabilité qu’il peut concevoir la fragilité des autres et ressentir de l’amour pour eux. Ayant découvert l’universelle fragilité du monde intérieur, il prend conscience de son appartenance à l’humanité et reconnaît  en autrui un autre soi-même. Vulnérable comme lui à la dégradation, à l’inaction, au temps qui coule et se disperse, l’autre devient un égal, un proche à aimer. On n’aime que les gens dont on a pu mettre à jour la fragilité. L'homme qui nous semble invulnérable est craint, peut-être idolâtré, mais n’est pas l’objet d’un amour humain.

C’est à travers cette fragilité maladive de l’homme que se conçoit sa grandeur et si sa fragilité n’est qu’une menace, sa grandeur n’est qu’une promesse qui reste à réaliser. L’amour est la force intérieure qui nous aide à tendre vers ce but.

01/06/2018

Des étoiles, livre de Jeanne Guizard

C’est bien une lettre ouverte à la mère de l’auteur, tellement intime qu’on est parfois gêné de la lire. Elle débute par trois coups de crayon. On entre tout de suite dans le sujet : toi, ma mère, celle qui m’a mise au monde. On s’attend à une certaine gaité, tout au moins de chaleur, dans cette description. Mais on ne nous parle que de ses peines : Toi, Maman, qui as eu mal toute ta vie sans savoir pourquoi. L’amour gouverne sa vie, mais cet amour ne l’a pas rendu heureuse. Une enfance triste, un mariage sans joie, des hommes égoïstes, le père, le mari, le fils. Tu fais partie de l’immense majorité des femmes qui ont été sacrifiées, qui ont vécu sans qu’on les voit. Ces femmes sont l’ombre des hommes, elles sont leur faire valoir. Enfin, elle revient. Elle a mis beaucoup de temps pour atteindre son but : l’amour qui vise le bonheur de ceux qu’on aime.

Le chapitre 2 traite de son père (le grand-père de la narratrice). Un homme de rigueur, et même rigoriste. Il décide et ne veut que la paix. Tu étais jolie, il était fier et heureux de marcher à tes côtés. C’est tout ce qu’il demandait. L’auteur place là son aversion pour la conception de la femme du début du XXe siècle : soumise et triste, rassurant modèle pour un home craignant de perdre ses prérogatives de mâle.

Son mari (chapitre 3) est le même homme : trop à faire pour pouvoir s’occuper des autres. Aucune tendresse, aucune douceur. Il t’a transformé en objet. Elle le choisi contre l’avis de ses parents, parce qu’elle porte le même malheur que lui au fond d’elle-même. Elle a lâché prise, elle est devenue triste, mais elle n'a pas perdu son âme. Il la terrorise, mais maintenant ne peut plus se passer d’elle.

Son fils maintenant (chapitre 4), attendu onze ans après elle, la narratrice. Elle le bichonne, le couve, sans que son père s’en occupe un seul instant. Il n’assure pas la relève de la mère. Pourtant l’enfant doit se sentir le fruit d’un projet à deux. En conséquence, ce fils n’eut pas d’enfant. Il n’en voulait pas.

Toi, l’étoile qui me fait rêver enfin (chapitre 5) qui veille et qui n’existe que par l’attente et la passivité, infirme de trop d’amour. Tu es de ces mères qui donnent tout, même ce que tu n’as pas reçu et tu essayes de faire mieux, toujours. Un mal profond t’empêche d’être vraiment dans le bonheur. Souffrante, tu es cette force qu’on a fait taire.

Le long des jours (chapitre 6), tu sais que tu as fait ce que tu avais à faire. Comment la souffrance t’atteindrait-elle encore ? La colère a disparu, tu ne souffres plus dans ton cœur. Tu n’as pas peur de la mort. Mais tu t’occupes de ton mari, tu le transforme et il t’offre sa vie. Tu le sauves et tu donnes sens à ton mariage.

Vous allez ainsi vers une autre vie (chapitre 7), parlant une nouvelle langue, celle de l’amour. Tu as réalisé ton rêve, tu as réussi à lui donner tout cet amour dont il a manqué. Mais la fin reste pessimiste. Ils se tiennent les mains : les tenir ainsi jusqu’à la fin finale, les serrer, ensemble, jusqu’au froid, le froid final.

Que dire ? Peut-on parler d’une telle lettre, dite dans l’intimité familiale, avec ses non-dits et ses trop-dits ? C’est avant tout une belle confession de la part de l’auteur. Se mettre à nu devant tous et oser dire ce que l’on garde dans son cœur jusqu’à la fin parce qu’on n’a pas su ou voulu l’exprimer. C’est un acte d’amour sans nul doute.

Mais cet amour concerne-t-il ceux qui lisent ce recueil ? Peuvent-ils accéder et adhérer à cette description acerbe qui devient plaidoyer pour les femmes et attaque de la société patriarcale du XIXe et première moitié du XXe siècle ? Oui, sans doute. Mais n’existe-t-il pas, au moins en parallèle, une vie autre, un refuge qui donne à ce passage sur terre un souffle de libération malgré les embûches et les contraintes de la vie en société ? N’y a-t-il pas eu en cette femme des moments de joie intense, d’exaltation bienheureuse, des instants où elle sut sortir d’elle-même et s’élever en pleurant de bonheur ?

Le style est beau, parfois poétique : L’automne est arrivé, c’est la saison que tu préfères. Les jaunes, les rouilles, les rouges fleurissent et commencent à descendre vers le sol dans un ait légèrement frais. C’est un festival de couleurs qui lâchent prise, qui s’effondrent. Le ton peut aussi être revendicatif, principalement envers les hommes. Il y a deux mondes : celui de la vie publique, celui des hommes, et celui du cœur qui appartient aux femmes. Peut-être un peu manichéen, malgré tout. Les êtres vrais participent aux deux par transformation progressive d’eux-mêmes.  

12/03/2018

L'infini de l'amour

Comment ne pas se sentir ridiculement petit devant ce monde à aimer en même temps que Dieu ?

Une vie ne suffit pas pour apprendre à aimer Dieu.

Une vie ne suffit pas pour apprendre à aimer le monde.

Pourtant, Dieu ne nous demande pas un choix.

Il veut l’un et l’autre.

03/03/2018

Missa sine nomine, d’Ernst Wiechert

Missa sine nomine, c’est le livre de l’amour, amour plus fort que la solitude, plus fort que le mal, plus fort que la haine.

Le baron Amédée de Liljécrona, qui ne croyait plus à rien, pour qui l’homme n’a pas de pire en18-03-03 Missa-Sine-Nomine.jpgnemi que son semblable, renaît lentement à la vie et redécouvre la pitié, la compassion et l’amour véritable. Déchiré par quatre ans dans les camps nazis, il aspire d’abord à la solitude, et fuit le commerce des hommes et même de la nature. Mais d’autres lui feront retrouver le fond de l’âme, ce lieu éclairé d’une petite flamme fragile et  vacillante, qui ne s’éteint que rarement. Le pasteur Wittkopf et le vieux cocher Christophe, gens simples et bons, sont des personnages d’autrefois, grandes figures de l’âme humaine dans ce qu’elle a de meilleur.

Cet amour que retrouve Amédée, c’est l’amour du Christ pour les hommes, un amour pur, désintéressé, fait de multiples renoncements de soi, un miracle difficile à cerner, mais d’une incroyable puissance sur les autres.

24/09/2017

L'ennui

L’ennui, cette maladie incurable de notre temps. Sans doute tient-elle à un défaut d’adaptation de l’âme au monde matériel. L’homme ressent souvent cette blessure ouverte sur l’immatérialité, mais il ne prend pas suffisamment la peine de chercher à la saisir et l’analyser. Lorsque cet univers nous est apparu une fois, plus rien ne saurait nous détacher de sa recherche permanente et il y faut de nombreuses heures où l’ennui n’a pas cours. L’ennui n’est donc qu’un effet de la pesanteur et son remède est dans l’allégement des pensées.

Comment peut-on s’ennuyer une fois qu’on a conçu l’incroyable travail qu’il reste à accomplir à l’homme pour se libérer de sa matérialité. D’abord la comprendre, puis la dominer pour accéder à une conscience ontologique de l’univers.