Locédia, éphémère (11) (17/07/2019)

_ Alors, écoutes bien, car c'est là qu'est le drame, j'avais faim. Je n'avais rien pêché depuis huit jours, j'avais livré combat, j’avais vaincu et j'avais faim.

Je suis descendu dans la cale et j'ai coupé un morceau de solitude. Bien sûr, c'était un petit morceau. Il n'en faut pas beaucoup d’habitude pour nourrir un marin. Et j'ai mangé la solitude, je l'ai dévoré à pleines dents, je m'en suis barbouillé les mains, les joues, le nez. J'ai respiré son odeur, j'ai gouté sa chair mauve. Et j'avais faim et j'ai repris un morceau de solitude.

J’avais faim et je me suis déchiré les dents sur mon filet, écorché les mains sur les mailles. J’avais encore faim et j’étais prisonnier du filet. J’étais devenu la pelote, le cou, les mains, les jambes, les pieds prisonniers de chaque trame, de chaque nœud.

Alors l’esprit de la solitude m’a parlé. Il a tourné le treuil que j’avais tourné, il a refait en sens inverse les gestes que j’avais faits, il m’a élevé dans les airs, je suis passé de l’obscurité de la cale à la lueur de la nuit. J’ai franchi le pont ou j’avais marché, le bastingage sur lequel je m’étais appuyé, les hublots de la cale d’où j’avais contemplé l’océan.

Il m’a pénétré de l’eau froide, il m’a dénoué du filet, il m’a déshabillé de sa trame et m’a laissé seul dans le froid, le noir, le silence en riant. »

Pourquoi ce récit m’a-t-il autant impressionné ? Étais-ce l’air de sincérité malheureuse du marin, le langage qu’il avait employé et qui n’avait pas manqué de me surprendre ? Toujours est-il que je suis sorti fatigué du bistrot et que je dus m’appuyer sur un des piliers de fer qui empêchaient la chaussée de suivre la pente vers le fleuve. Après quelques instants d’hébétude passés à contempler les taches de rouille du pilier, j’ai descendu lentement les marches de l’escalier vermoulu. Ses marches étaient à l’envers, mais comme deux marches à l’envers font une marche à l’endroit, on n’avait aucun mal à l’emprunter, si ce n’est qu’on descendait deux fois moins vite.

Je me suis promené le long du fleuve comme ce jour où je suis venu pour la première fois te voir à Cipar. Non, ce n'était pourtant pas la première. C'était lors d'un de tes retours de voyage, quand tu m'avais téléphoné alors que je croyais que tu m'avais oublié. Tu devais rentrer incessamment et cet incessant retour avait duré, duré des semaines ou des mois. J'entends encore le son de ta voix dans l'appareil. Je devais le presser un peu contre l'oreille, car le bruit environnant couvrait tes paroles. « Salut.  Je suis revenu, disait-elle. J'ai envie de te revoir. Tu me manques beaucoup. » Je reconnaissais ta voix au timbre musical de l'appareil dont la plaque vibrait patiemment avant de cesser sa plainte. Je ne comprenais plus ce que tu disais, attentif simplement à recueillir ces tressaillements rapides de la plaque vibrante qui transmettait ta voix. « Locédia, j’arrive et pose mes lèvres à cet endroit du cou où se forme un creux de chaleur tiède. »

07:45 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, roman, amour, recherche de soi |  Imprimer