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14/06/2019

Locédia, éphémère (2)

Parfois une lueur fugitive échappée du phare de la tour de veille ou d’un des projecteurs des immeubles publicitaires, trouble l’opacité de 1’atmosphère et découvre des ombres en mouvement qui prennent possession de la barricade. Une grande main d’obscurité me frôle et m'oblige à courber le dos. J’ai remarqué aussi, après plusieurs promenades, que l'inégalité du sol, par suite des sensations imprimées à mes doigts, créait une multiplication de la palissade. Elle devient un véritable labyrinthe à trois dimensions où la même planche ne possède pas les mêmes vertus selon la hauteur du toucher.

Locédia, tu n’avais pas les mêmes vertus selon la position que j’occupais à tes côtés. Comme la planche délivre la preuve de sa réalité grâce à un léger attouchement du doigt, je t’observais parfois avec détachement. Un regard neuf me délivrait de l’image que la mémoire subtilisait à ton image réelle. Je découvrais alors, avec terreur et tristesse, un monde que je n’atteindrai jamais, une image qui m’était étrangère. Isolée, tu poursuivais apparemment le jeu de notre connaissance, alors que j’étais séparé de toi. J'imaginais la vie de cette nouvelle image, une Locédia prostituée au dérèglement commun. Nous avions élaboré par les mots et les gestes un règlement de nos rapports et j’avais dû raisonner au fil des jours chacun des articles du règlement alors que tu 1’avais conçu instinctivement.

Tu retombais comme un caillou élevé par l’air épuré du ballon, puis livré à lui-même par l’éclatement de son aspiration. Prisonnière de ton corps, tu volais de mains en mains, de nudités en nudités, sans pouvoir te fixer sur l’une d’elles. Rassasié de corps dévêtus, je te perdais sans regret.

La brèche dans la palissade est là, devant moi, trou noir entouré de dents sorties de l’obscurité. Je m’y glisse avec lenteur en prenant garde de ne pas y accrocher mes vêtements. Un jour j'y ai laissé un morceau du cuir chevelu, comme ces moutons qui guirlandent de laine les fils de fer barbelés ou les épines des haies. Il y a bien une autre entrée, à une centaine de mètres, mais il s'y tient un gardien que je ne veux pas voir. Son costume de flanelle défraichie et sa moustache roussie par le tabac le rendent repoussant. Je suis passé la première fois devant sa porte et il m’a abordé en homme dérangé dans son travai1.

_ Qu’est-ce que vous voulez ? Vous ne voyez pas que c’est un jardin abandonné, s’était-il écrié en montrant l’entrée envahie par des herbes violacées et des cailloux aux arêtes aiguës. Un jardin abandonné n’a rien à livrer. Il doit rester abandonné. Le gardien aussi est abandonné. La ville nous abandonne.

Bien qu'il semblait ne pas prendre en sympathie immédiate les rares amateurs de son square, il avait été ravi de me trouver pour raconter ses malheurs. Il habitait une petite grotte à l'entrée masquée par des plantes grimpantes qu'il fallait écarter du bras pour apercevoir la porte. Pour subvenir aux besoins immédiats, le jardin lui fournissait le bois de chauffage et les sièges travaillés dans les cailloux mous qui encombraient les endroits où la flore était plus dense et pourrissait chaque année.

_ Chaque fois que je vais au guichet des gardiens percevoir mon mois, me dit le gardien, une demi-journée suffit à peine pour retrouver mes papiers. Personne ne pense à m'augmenter. On a même parlé de raser le jardin, mais comme il est abandonné, personne n'y pense vraiment. L'abandon n’a rien à faire dans l’esprit des représentants municipaux qui sont occupés à détruire des maisons encore habitées.

Toi aussi, un jour, je t'abandonnerai. J'oublierai la chaleur de tes mains, le son de ta voix qui obsède mes nuits sans sommeil. Un matin devant la glace, je délaisserai le dessin de tes lèvres et n'y verrai plus que mon visage. Mes genoux ne recevront plus tes paumes tièdes qui m'obligeaient à me retourner dans le lit, Abandonnée. Comme je voudrais déjà t'avoir abandonnée sur un rivage vierge et m’en éloigner à grands coups de rames jusqu'à me perdre au-delà de l'horizon.

_ Vous ne pouvez savoir ce qu’est l'abandon, continuait le gardien d'un ton de confidence. Vous habitez des murs de pierre, l'air chauffé du souffle des autres. Les plantes environnent le jardin d’un vieux relent de verdure, un peu âcre, surtout au printemps quand le délaissement s'empare de nouvelles proies et gagne du terrain. Les autorités m’obligent à consolider les barricades, mais un jour elles éclateront et l'abandon se rependra dans la ville. Une ville morte, voilà ce qu'elle deviendra. Vous marcherez dans la ville comme des morts, à grandes enjambées osseuses et sonores. Le jardin s'emparera de la résonance de vos pas jusqu'à ce que vous étouffiez réellement. Vous mourrez abandonnés.

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