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06/12/2011

Les yeux fermés : voyage

 

Les yeux fermés, le cerveau clos,
Roulements aigus des boggies sur le rail,
Avec le claquement plus sec des aiguillages,
Eclairs palpables des arbres devant le soleil,
Grattement d’une joue irritée par le dossier,
Une main alanguie reposant sur la cuisse,
Les pieds fouillant d’autres pieds, sous la table,
Odeur de jambon beurre en fond de tableau,
Rires étincelants de groupes s’ennuyant,
J’ouvre lentement des paupières alourdies
Sur un défilement de champs à rayures,
De bois à tronçons et d’étangs à la surface gercée.

L’horizon s’affaisse, éperdu,
En grandes taches sales et perverses
Pour proclamer l’envie d’un repos mérité

Taches aussi des vaches dans les prés
Comme des champignons sur le green
D’un golf imaginaire et mouvementé

Des voisins très sains, aux reins solides,
Qui devisent éperdument en solitaires
Jusqu’au sourire d’un regard lointain
Perdus dans leur monde déconnecté

Plus rien ne vient
Du tout à l’horizon
Empreinte commerciale
Des contrôleurs désabusés
Jusqu’à la gare noire
Le débouché aveuglant
Sur un parvis de voyageurs
Et de voitures ensablées
Patinant entre les corps
Circulant sur le chemin
Du retour éternel
Aux pistes inconscientes
D’une enfance heureuse

 

01/12/2011

Pêche d'étang

 

A l’heure où la nuit mêle encore à l’air plus libre le jeu d’ombres chinoises à la pâle renaissance d’un ciel bleuté, nous avions regardé, avec l’émerveillement des enfants qui s’essayent à démêler le nom des couleurs bien qu’ils en perçoivent chaque nuance, apparaître d’abord un léger embrasement entre les branches noires et frêles des arbres, comme une rougeur imperceptible la veille que l’on découvre au matin sur l’épiderme, puis de longues trainées de sang et d’or mêlés, formées par chacune des particules de lumière du soleil que nous devinions derrière l’horizon et réfléchies par la densité opaque des bourrelets nuageux du ciel. Chacun de nous sentait la frêle et délicate joie que donne l’air léger et pur, sonore de chaque évènement qu’on ne perçoit pas à la lumière du jour, et le réveil des formes du monde que nous retrouvons intactes, mais encore cristallisées dans notre perception du mystère de leur vie nocturne.

Dans la première clarté du jour, plus fidèle et plus véridique que celle des autres heures, l’étang, asséché de ses eaux lourdes et sombres, voilait avec pudeur sa nudité désolante dans un scintillement poudreux. Mais sa tache lumineuse et fade contrastait trop avec l’élégance ocréeécriture, écologie, pêche, des roseaux chevelus et la parure pacifique et verdoyante de la forêt qui, pour rehausser sa noblesse, s’était empreinte d’une ceinture chaude aux couleurs de sa vieillesse saisonnière. Les hommes, chaussés de longues colonnes sombres et mobiles, alourdis et empruntés par la boue dans laquelle ils imprimaient les traces de leur pas, avaient tiré le filet qui trainait derrière lui une onde pure et légère. Ils avaient enfermé la substance de l’étang, son véritable corps, dans ses mailles laissant échapper cette partie impalpable de chaque chose qui ne les intéressait pas. Une bataille furieuse, un déchaînement des forces inconnues de l’étang avaient suivi cette capture dans un bouillonnement de dos, d’écume et d’éclairs scintillants, et le filet s’était gonflé sur la pression de cette âme qui comprenait dans le resserrement de chacune de ses particules qu’on allait l’extraire de son univers.

Elle attendait maintenant, impassible et muette, agitée parfois de soubresauts involontaires dans cette petite enclave, dite la poêle, qu’on lui laissait encore avant de la disperser. Je retrouvais ensuite chacun de ses membres, convulsionnés, en différents baquets éparpillés au bord de l’étang. Les carpilles, comme alanguies d’une maternité précoce, se complaisaient dans écriture, écologie, pêche, la chaleur de leur ventre en une douce somnolence, mais certaines, comme un dormeur qui se retourne pour chercher une autre position, essayaient malhabilement de se mouvoir dans l’air comme elles le faisaient dans l’eau, en ondulant de plus en plus rageusement. L’une d’elle, coincée par les autres, se tenait la tête en l’air, le corps immergé dans le grouillement des autres, dans la position figée qu’elle avait quand, libre, elle sautait hors de l’eau, et philosophant sur sa triste aventure, elle disait boa, puis bao, comme les enfants qui répètent inlassablement le même mot de deux syllabes, s’émerveillant de la maîtrise de leurs muscles qui leur permettaient de prononcer deux sons à la fois. Nobles et hautains, les brochets attendaient avec mépris que leur sort fut décidé dans le même détachement qu’un prisonnier à l’âme haute vis-à-vis de ses bourreaux. Leurs corps portaient encore les traces de la lutte qu’ils avaient menée et des outrages subis, de longs filaments d’écume baveuse qui, quand le corps de l’un d’eux s’écartait d’un autre, créait une bulle irisée et aplatie qui les gardaient solidaires dans leur malheur. Mais le plus beau baquet était celui des tanchons qui, par la couleur jaune et rosée de leur ventre qui passait par mille nuances au bleu nuit, puis au noir de leur dos, me rappelaient l’émotion éprouvée au lever du soleil, comme si j’étais parvenu à enfermer vivante l’aurore dans ce baquet de zinc.

 

18/11/2011

Leçon d’écriture

 

La description faite par Murakami dans son dernier livre 1Q84 (livre 1, p.125 et suite) est suffisamment détaillée pour donner des idées à ceux que tente l’écriture. Le héros du livre est en effet chargé par son éditeur de revoir un roman écrit par une jeune fille. Ce dernier le trouve bon dans les idées développées, mais pas suffisamment bien écrit pour que le lecteur poursuive au-delà de quelques pages.

En fait, il était midi et demie lorsque Tengo s’attaqua à la réécriture… Pour le moment, il essaierait de corriger cette partie jusqu’à en être satisfait. Il ne changerait rien au contenu, mais il réorganiserait la syntaxe et modifierait radicalement le style. De la même façon qu’on rénove les pièces d’un appartement…

Entrant dans les détails, l’auteur décrit ses procédés de travail comme il expliquerait la façon dont il rend malléable le chewin-gum dans sa bouche pour jouer avec, tantôt l’étirant à profusion en longs et minces filaments, tantôt le concentrant en boule emplissant ses joues pour en goûter plus profondément la saveur.

J’ajoute des explications aux passages difficiles à comprendre à la première lecture. Je m’arrange pour que les phrases coulent mieux. Je coupe les endroits inutiles et les répétitions, je comble les lacunes…

L’écrivain se plonge totalement dans cette mécanique précise de la réparation d’un texte ou de son enjolivement. Il arrive à force de contorsions grammaticales et de recours aux manquements du texte à redéfinir son contenu sans cependant en modifier le sens. Il s’attache également à préciser le lecteur, ou plutôt les réactions du lecteur, se mettant à sa place et imaginant sa compréhension des descriptions.

Mais à quelle catégorie de lecteurs ce texte pouvait-il être destiné ? Tengo l’ignorait, bien entendu. Ce qu’il savait néanmoins, c’est que la Chrysalide de l’air était une fiction tout à fait unique, contradictoire, possédant une beauté originelle et de gros défauts, et qu’en même temps elle recelait un dessein particulier.

Cette première confrontation avec le manuscrit pour en modifier l’équilibre ne suffit bien sûr pas. Il faut se poser la question de la justesse et de l’équilibre des propos, retirer les lourdeurs incongrues, repeser les formules pour les assouplir.

A la suite de son travail, le texte devint deux fois et demie plus long que le manuscrit original. (…) A présent les phrases étaient devenues logiques et sensées, le point de vue était clair et la lecture d’autant plus fluide. Mais l’ensemble avait quelque chose de lourd. En privilégiant la logique, il avait affaibli l’acuité et le tranchant que possédait le début de l’original.

Alors, on se remet à la tâche : supprimer de la nouvelle version les passages non indispensables.

 Le travail de rabotage était beaucoup plus facile que celui de remplissage… C’était une sorte de jeu intellectuel. Durant un laps de temps déterminé, il étoffait le texte, autant que possible, puis durant un laps de temps déterminé, il le réduisait, autant que possible. En poursuivant obstinément ces opérations opposées et complémentaires, l’amplitude diminuait peu à peu et le texte finissait par se stabiliser à un niveau d’équilibre satisfaisant.

Mais ce n’est terminé, loin de là. Après une pause, il reprend sa matière. Il imprime les pages réécrites :

Il posa alors les pages imprimées devant lui et relut attentivement l’ensemble, un crayon à la main. Lorsqu’il estimait qu’un passage était oiseux, il le rayait ; lorsqu’il sentait qu’un autre était médiocre, il le développait. Il continua ainsi ses corrections jusqu’à ce que les parties mal adaptées au contexte soient satisfaisantes. Comme on choisit un carreau pour combler un petit espace dans une salle de bain, il sélectionnait précisément le mot qui convenait pour tel passage, il vérifiait son ajustement sous des angles très variés. De minuscules nuances animaient le texte dans pour autant l’abimer.

Pas mal, songea Tengo après avoir entré dans sa machine les corrections faites à la main.  Chaque phrase possédait un poids convenable, se lisait naturellement, sans à-coups.

Ainsi s’achève cette leçon d’écriture, passionnante de détails pour ceux qui s’essaient, insupportables pour les non initiés, encore insuffisantes pour les virtuoses du stylo. L’écriture ne serait qu’une vulgaire mécanique dont l’essentiel est un réglage de précision entre un récit qu’il faut raconter, uns syntaxe à utiliser consciencieusement et avec respect, des enjolivements rendant l’ensemble plus seyant, un équilibre de fortune, toujours remis en cause par un fragment à ajuster, par une impression à développer.

Et l’écrivain devient le mécanicien tourmenté par des bruits imprévus, des pétarades incongrues, qu’il faut éliminer pour qu’à la fin le ronronnement du texte apparaisse naturel, sans effort, déroulant son récit à la manière d’une coulée de chocolat dans un moule pour le transformer en appétissante friandise dont le lecteur va se pourlécher les neurones.

 

 

23/06/2011

Premier jour de soldes

 

Cette année, je change mes habitudes, j’attaque le premier jour.

Les soldes, quel drôle de nom qui signifie à la fois une somme restant à payer, la différence entre le débit et le crédit d’un compte, la rémunération de certains fonctionnaires et, enfin, des marchandises vendues au rabais (dans des conditions précisées par de nombreux arrêtés et circulaires). Va-t-on me rendre de l’argent lors de mes achats en solde ?

Premier jour : l’affairement. Ce l’était déjà hier, et même avant-hier, pour les vendeurs qui s’activaient à coller étiquettes de prix et affiches en devanture promettant des merveilles que l’on ne trouve nulle part dans le magasin. Certains en ont rêvé toute la nuit, les patrons en termes de billets, les employés en termes de cartons à transvaser, délester, vider pour les entasser, aplatis, entiers, ouverts ou fermés, en des lieux insolites faute de place.

Les clients et surtout les clientes en ont également rêvé : de chaussures qui vous font des pieds d’empereur, de chemises, chemisiers, chemisettes, de couleurs gaies ou encore noires, de robes, de jupes, de cravates, de tout ce qu’un homme ou une femme revendique au nom de sa personnalité qui se devine dans les vêtements qu’il ou elle porte.

En ce premier jour, toujours, l’affairement des deux, les vendeurs et les clients, et leur rencontre :

_ Cela vous serre un peu, c’est normal. Cela s’élargira à l’usage. Pourtant depuis deux ans il a mal aux pieds avec une paire de chaussures achetée dans ces conditions.

_ Elles sont trop grandes, je vais vous chercher une demi-pointure au dessous. Puis de fil en aiguille, on baisse de deux pointures pour ensuite remonter et finalement ressortir du magasin sans rien.

Les clients s’expriment plus dans leur comportement que dans leurs paroles. Il y en a qui regardent dédaigneusement les bacs dans lesquels ont été déversées toutes sortes d’étoffes qui ressemblent vaguement à des chemises, foulards, jupes ou autres ustensiles enserrant la taille mannequin que possède Madame. Il y en a qui gardent les cabines d’essayage parce qu’elles sont venues avec des copines qui arrivent les bras chargés de pantalons à essayer. « Mais Monsieur, vous n’avez qu’à essayer dans les rayons, derrière une rangée de vestons ! » On en voit d’ailleurs qui le font, sans vergogne, en soutien-gorge ou petite culotte et qui rient à gorge déployée en entrant bras et jambes dans toutes sortes d’ouvertures pratiquées plus ou moins artistiquement. Il y en a qui ne peuvent acheter sans demander à quelqu’un de les conseiller : « Le vert va bien à mon teint ; non, le rouge me donne des couleurs ; le bleu est un peu triste, j’ai l’air d’un canari. » Il y a les clients acariâtres qui ne sont jamais contents et qui le font savoir aux vendeuses. Il y a les clients qui ne disent pas que cela ne leur va pas et qui achètent pour faire plaisir ou parce qu’ils n’osent pas dire non. Il y a ceux qui achètent « parce que c’est moins cher, alors çà peut bien avoir un défaut ! ».

Les caisses enfin, lieu final de tout acheteur, lieu vers lequel vous entraînent inexorablement les vendeurs tenant ce que vous avez essayé dans l’espoir de vous faire céder. Dès que vous êtes dans la file, ils filent, appelés par d’autres clients impatients de pouvoir bientôt se joindre à vous. Alors commence l’attente. Certaines parlent entre elles de ce qu’elles ont vu, mais qui n’était pas à leur taille ; d’autres sortent des emballages un vêtement, se le posent sur eux et se regardent dans la glace qui est très utile près des caisses pour faire patienter. Un sourire béat se dessine sur leur visage, dissimulé légèrement, car il ne faut pas avoir l’air avide. L’inquiète se regarde en balançant encore entre la jupe rose sépia qui fait tellement jeune et la robe jaune d’or qui fait tellement chic. On arrive enfin près des caissières, matrones tronc, aux bras multiples qui se saisissent immédiatement de vos vêtements et les débarrassent de ces pastilles de métal magique qui font sonner les portes et font rougir ceux à qui cela arrive. Un grand paquet, dont les poignées sont un peu longues et qui traine presque par terre lorsqu’on le porte normalement, est vite rempli des multiples tenues, petites, de gala ou encore trop chou. Alors vous sortez de votre portefeuille le petit morceau de plastique qui vous permet de tout acheter sans rien dépenser. Heureusement vous vous rappelez de tous les numéros qui s’ajoutent à la suite les uns des autres jusqu’à la formule magique qui déclenche un grognement de la machine avant de faire sortir de sa bouche un morceau de papier, petit, dont vous avez déjà plein d’exemplaires dans les poches.

Le client suivant, impatient, vous pousse imperceptiblement vers la sortie où un homme, vêtu d’habits insolites, mais très classe, vous tient la porte et vous souhaitent une bonne après-midi. Mais ceci est rare et réservé aux grandes maisons dans lesquelles se pressent les japonais, les femmes d’émirs et les sud-américaines trop fardées. Vous, qui n’avez revêtu qu’un pantalon des soldes de l’an dernier, vous vous contentez de magasins aux portes qui se rabattent sur votre nez parce que vous regardez encore à l’intérieur, le regard attiré par une couleur, une forme, un mouvement, qui apporte à votre rêve une douceur supplémentaire, comme un bonbon de guimauve dont vous vous remémorez le goût sucré.

Et vous plongez dans la foule qui s’écrase les pieds de manière organisée, sans pardon, avec un regard qui ne voit rien que le vêtement désiré, fantasmé, admiré, deux semaines avant, dans la devanture d’une boutique, mais trop cher pour leurs moyens qui sont toujours insuffisants au regard de leurs désirs. Retour à la vie, la vraie, celle qui n’est pas soumise aux caprices de la mode et des soldes, celle de l’enfant qui traîne son jouet qui caquète sur le trottoir bosselé, celle de la femme qui se déhanche joyeusement devant vous, celle du bureaucrate serrant son attaché case des deux mains de peur que l’on ne s’en empare, celle des voyous qui sifflent la jeune beauté qui traverse la rue. Une vie ordinaire, mais combien vivante à côté de ces magasins où tout est fait pour vous faire perdre une tête pourtant, vous en êtes sûr, pas si mal faite.

Et vous repartez, avec votre petit ou grand paquet, heureux tout de même d’avoir vous aussi trouvé ce qui vous accompagnera toute l’année dans vos sorties, vos voyages, vos nuits pour donner l’illusion d’une vie bien équilibrée, intéressante, unique. Et en plus elle l’est, n’est-ce pas merveilleux ?

 

 

14/06/2011

Le chant grégorien

 

Le caractère le plus profond du chant grégorien est sa spiritualité. Le chant grégorien ne se réduit pas à un art, il est d’abord prière de l'Eglise. Comme l'écrit Dom Gajard : « le chant grégorien est avant tout une prière, mieux : la prière de l'Eglise catholique, arrivée à sa plénitude d'expression. II est donc une chose d'âme et se situe sur un plan supérieur, comme toute la liturgie, dont il participe et est inséparable ; il est une spiritualité, une manière d'aller à Dieu, de conduire les âmes à Dieu » (la Méthode de Solesmes p. 90).

 

 

Cliquez sur  à  Le chant gregorien et tableau modes.pdf

 

 

 

Ecoutez   à     http://www.youtube.com/watch?v=_MbDqc3x97k

 

 

Sachez que ce travail m'a demandé plusieurs mois de recherche, de compilation, de réflexion, avant que je ne puisse en saisir toute la subtilité et la beauté. Le tableau des modes donne une synthèse que je n'ai trouvée nulle part. Peut-être est-il trop théorique, mais il permet d'avoir une idée générale de la construction de ce chant et de son évolution qui se sont faites au cours de plusieurs siècles.

 

 

 

16/05/2011

Illumination

 

Illumination. Que se passe-t-il aujourd’hui ? Tout revit, tout redevient : consistance, perplexité, immesurable. Je viens de percer un mur et m’enfonce lentement, émerveillé, dans un monde indéfinissable, comme si ma chambre était partie à la dérive au-delà de la ville, au-delà de la terre, vers un univers d’apesanteur et de compréhension. Comme une momie, ressuscitée par son transport vers une atmosphère régénératrice, je me débarrasse de mes bandelettes où s’accrochent quelques lambeaux de chair desséchée. Tout s’allège et perd peu à peu de cette consistance qui fait la réalité. Je regarde les objets de ma vie quotidienne, ils me paraissent si lointains. Encore quelques bandelettes à dérouler et il ne restera plus rien, qu’une chambre nue, vide d’objets, vide de ma présence, mais que je verrai encore comme si j’étais attaché, alors que déjà j’aurai amorcé le voyage incohérent au-delà de l’atmosphère oppressante qui nous entoure.

Peu à peu, au cours de la journée, subtilement, s’est établie une intense lucidité mêlée d’un détachement des sens, jusqu’à cet instant, jusqu’à tout à l’heure, où j’étouffais, où je criais d’angoisse et de joie. Effet de l’imagination ou possibilité d’une autre réalité, insoupçonnée, découverte par hasard, indéfinissable, que je ne peux définir, mais qui m’étreint et me transporte dans la joie de l’absolu et l’angoisse du néant. Une autre voix me parlait… Qui es-tu ? … Je ne sais pas… Que fais-tu ? Je ne sais pas… Que deviens-tu ? Rien encore, peut-être, un jour… Le jour est là, il se lève, regarde-le au dessus des toits luisants, regarde le soleil ouaté monter dans le brouillard vert de la nuit… Je ne vois rien… Mais si, regarde bien, ouvre les yeux, éveille-toi…

Et je m’éveille. Je vois la ville mauve prenant parfois des teintes d’un rouge insoutenable, alors qu’ailleurs certaines maisons s’estompent dans un gris diffus. Je vois ce soleil, presqu’invisible, mais perceptible cependant, qui s’élève lentement dans la nuit verte, la parant d’une lueur translucide… Aimer, me dit-on dans l’oreille, voilà ce que tu dois aimer. Regarde, regarde bien ces gens qui courent nus, habillés de bijoux et d’étoffes luxueuses, dans le jardin qui borde la ville où vient se baigner le fleuve. Regarde-les parler, faire des gestes, se voir dans les glaces, rire brutalement et pleurer en cachette derrière un arbre au feuillage bleui par la nuit. Il faut les aimer, car ils sont malheureux, comme tu l’étais toi-même, comme tu le seras à nouveau sans pouvoir rien faire d’autre que jouer dans le jardin baigné par le fleuve, jouer avec les bijoux suspendus au cou des femmes et avec les cerceaux des enfants qui effleurent les adultes. Tu devines cent histoires qu’ils racontent, mille vies qu’ils égrainent, ces destins par centaine de milliers qui s’entassent dans le jardin et tournent sur leur orbite, se projetant de plus en plus dans ce mouvement infini semblable à la course folle de notre planète dans le vide de l’espace. Tu t’éveilles lentement de ce cauchemar du jardin, tu franchis les portes bétonnées et menues, et tu t’enfonces dans la glaise glissante jusqu’à la plage de sable fin, où chaque grain contient une histoire que tu pourras voir de tes yeux ouverts en le tenant au creux de ta main.

Je me souviens d’Almostasim[1], de cette progression ascendante vers Almostasim, l’homme qui possède la clarté et la transparence, que personne n’a pu voir, que personne ne verra, parce que personne ne veut s’en donner la peine ou ne peut parvenir au bout du voyage, ou encore, meurt à l’instant de le voir. Je me souviens aussi de la bibliothèque de Babel[2], cette bibliothèque qui est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible, dans laquelle il y a des centaines de millions de livres dont un seul d’entre eux contient le volume qui rassemble tous les volumes, le volume qui seul signifie quelque chose dans le fatras de lettres, de points, de virgules, de marges, d’espaces vides des autres livres. Des centaines de bibliothécaires passent leur vie à chercher le livre, mais aucun jusqu’à présent ne l’a peut-être trouvé.

Est-ce possible, est-ce seulement possible une telle difficulté d’être, une telle impossibilité de respiration dans l’atmosphère où baignent ces objets ? Vouloir être, plus je creuse cette volonté, plus l’espace s’ouvre, comme par un phénomène de perspective, vers de nouveaux horizons, de plus en plus coupés, tortueux, délabrés, où chaque sommet fait apparaître d’autres montagnes encore plus belles, plus légères, plus aériennes, recouvertes de fleurs transparentes, de personnes sans corps ou de corps imperceptibles, froids, translucides, impalpables. Et plus j’avance, plus les corps perdent de leur consistance jusqu’à ne plus être que des émanations gazeuses du sol, comme forgés dans de petites boursouflures qui crèvent de temps à autre.

Poursuis ta route, sans autre préoccupation, sans regarder en arrière, jusqu’à ce qu’elle prenne fin !



[1]Voir Histoire de l’éternité, de Jorge Luis Borges.

[2]Voir Fictions, de Jorge Luis Borges

 

 

 

21/03/2011

La symphonie pastorale, d’André Gide, 1919

 

Ce n’est pas seulement l’histoire de l’éducation d’une aveugle que décrit André Gide, mais aussi la naissance d’un amour impossible. Un pasteur explique dans son journal intime comment il adopta Gertrude, une petite aveugle de quinze ans, qui vivait auparavant à la manière d’un animal. Nous assistons à la naissance des sensations, puis des sentiments de Gertrude, guidée par le pasteur qui lui dévoile un monde d’amour et de beauté dans lequel le mal, le péché et la mort n’ont pas de place.

Il emmène Gertrude au concert et c’est à l’écoute de la symphonie pastorale de Beethoven qu’elle découvre la nature et les couleurs :

_ Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ?

_ Ceux qui ont des yeux ne connaissent pas leur bonheur.

Jacques, le fils du pasteur, s’éprend d’elle. Son père, implacablement, refuse cet amour et ce n’est que plus tard qu’il comprend qu’il aime Gertrude d’un amour moins pur qu’il ne le croyait. Gertrude aussi l’aime et le lui avoue, ne connaissant pas le mal, mais seulement le bonheur de vivre en communion avec la nature, les hommes et Dieu.

_ Vous savez bien que c’est vous que j’aime, pasteur… Je ne vous parlerais pas ainsi si vous n’étiez pas marié. Mais on n’épouse pas une aveugle. Alors pourquoi ne pourrions-nous pas nous aimer ? Dites, pasteur, est que vous trouvez que c’est mal ?

_ Le mal n’est jamais dans l’amour.

C’est dans l’ambigüité de l’amour envers Dieu et ses créatures et de l’amour envers un être que le pasteur se débat d’autant plus difficilement que Gertrude ignore le péché et ne connaît, comme il l’avait souhaité, que le bonheur.

Dans la deuxième partie du livre, Gertrude s’ouvre au monde des hommes et fait connaissance avec la tristesse, le malheur et le péché. Un médecin, ami du pasteur, lui rend la vue et, en découvrant le monde, Gertrude découvre son péché. Elle veut se suicider en se jetant à l’eau. Ce suicide manqué ouvre les yeux du pasteur qui découvre que ce n’est pas lui qu’elle aimait vraiment, mais Jacques. Celui-ci hélas ne peux plus l’épouser, étant rentré dans les ordres. Alors elle s’éteint doucement.

_ Quand vous m’avez donné la vue, mes yeux se sont ouverts sur un monde plus beau que je n’avais rêvé qu’il pût être. Mais non, je n’imaginais pas si osseux le front des hommes. Quand je suis entré chez vous, ce que j’ai vu d’abord, c’est notre faute, notre péché. Non, ne protestez pas. Souvenez-vous des paroles du Christ : « Si vous étiez aveugle, vous n’auriez point de péché. » Mais à présent, j’y vois… Quand j’ai vu Jacques, j’ai compris soudain que ce n’était pas vous que j’aimais, c’était lui.

Ecrit sous la forme du journal intime du pasteur, ce roman reste encore d’actualité malgré des tournures et des sentiments qui ne s’exprimeraient plus ainsi. A travers cette histoire, l’auteur peint les souvenirs de son enfance et dénonce, thème favori, une certaine hypocrisie religieuse. Il nous livre également un message : les aveugles ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Au-delà de la morale de l’histoire, ce livre enchante par son atmosphère délicate et sa poésie. La fin malgré tout laisse une impression de tragique difficilement supportable après la beauté des premières pages.

Au-delà de l’histoire et de l’analyse psychologique qui l’accompagne, reconnaissons que le style d’André Gide contribue à faire de ce roman un livre exceptionnel. « On peut dire que le récit de La Symphonie Pastorale s’organise selon une structure complexe. Le style de cette œuvre est épuré, ciselé, raffiné et précis. La composition de La Symphonie Pastorale est plutôt unie, largement progressive, bien qu’on puisse constater une série de parallélismes entre les événements et leurs effets moraux. Les mots sont choisis avec soin par son auteur. Ce qui attire l’attention du lecteur c’est la densité du texte malgré sa brièveté, la pudeur des sentiments malgré leur intensité » (Marc Dambre, La symphonie pastorale d’André Gide, Paris, Gallimard, 1991).

 

Oui, cela peut sembler désuet de parler de romans qui datent de bientôt un siècle, mais la beauté est intemporelle. Les sentiments restent les mêmes depuis que les tragédies grecques ont tenté de les disséquer. Ils ne font que s'exprimer différemment. Le langage de Gide est magnifique, mais très probablement plus personne n'oserait écrire une histoire semblable.

 

09/03/2011

Désert vert de la terre

 

Désert vert de la terre en cratères

Je rejoins les recoins de mon embonpoint

Là où rien ne vient des végétariens

Dans le respect de la paix du palais

 

Retour au recours des détours

Invention ou initiation sans humiliation

Vers les jardins, périgourdins ou girondins,

Pour revêtir le souvenir des ronds de cuir

 

Je vous ai vu tous, les jeunes pousses,

Faire reculer les azalées immaculées

Et brandir, sans contredire ni éconduire,

Les mots comme des joyaux infinitésimaux

 

Enfin avec la faim du matin sans fin

Quand du lit endormi des délits

Se réveillent corneilles, abeilles et perce-oreilles

Cuisinent les cousines en limousine

 

 

05/03/2011

Comme l’âme dépareillée des marins

 

Comme l’âme dépareillée des marins ensevelis en terre,
Chaque pierre a son éloquence. Il y a la pierre du fou
Et celle du bienheureux. Celle de la tristesse  et celle de l’opulence.
Les unes ont la densité de l’espoir ou la corpulence du crime,
d’autres la légèreté de l’ignorance ou la beauté de l’inconséquence.
Et chaque caillou sur le chemin montant vers le cimetière
S’arrondit lentement au pied des foules compassées
Qui y montent tristement, aussi lourdement que la douleur,
Pour redescendre joyeuses et plus légères d’insouciance
Vers le petit bistrot des âmes disparues au pied de la colline.

Lentement les âmes s’usent aux années plus rugueuses
Comme la corde d’amarrage des navires sous le sel.
Et un jour elles se détachent en petits cailloux brisés
Qui s’en vont un à un, le long du chemin,
Pour renforcer l’asphalte rectiligne et éternel
Jusqu’à l’arrêt de la mécanique humaine.

 

 

26/12/2010

La faim sans fin des matins de rêve

 

La faim sans fin des matins de rêve
Quand l’œil de la nuit se regarde encore
Quand le drap colle aux jambes engourdies
Quand la main délaisse les doigts sur la neige
Quand le sable tombe goutte à goutte dans l’oreille flétrie
Quand le vent, quand le rouge, quand la tache
De mon œil de cyclope forme une planète
Sur l’opuscule pâle des fleurs de l’inconscience

Quand le rond du ventre épouse le rond de la terre
Quand la mort lèche de frissons la plante des pieds
L’araignée impassible tisse une toile ailée
Qu’un son éclate en bulles de savon dans
Le gaz du sommeil chaud, arrondi, caverneux
Les cheveux éclairés d’une incroyable rousseur
La tête du guillotiné est secouée de spasmes
Son corps détaché, prisonnier de sa trame
Se débat sans élasticité, lentement, douloureusement

Quand le goût des requiem envahit les oreilles
Quand le chuintement de la vie siffle entre les dents
Quand les paupières troublent la page blanche de leurs hélices
Il se met en quinconce, les genoux sur les yeux
Les ongles déchirant les oreilles de froissements de verre
Replié dans sa rondeur, dans sa chaleur, sans sa profondeur de chat
Il se lisse les poils dans le bon sens
Dans le sens des aiguilles d’une montre
Et ses genoux cerclés de rouge sont le regard
Noir de son nombril de cyclope au front d’intelligence
Il se met en quinconce, en carré, en cercle, jusqu’à la ligne droite
Qui déroule solitaire avec lenteur les nœuds magiques
De sa route incontournable comme le nœud des pendus

Quand les plumes collent au palais avec l’odeur de l’édredon
Quand la peau n’est qu’une carapace
Quand les dents se cimentent de pâte amère
Quand… Quand…

 

 

16/12/2010

Inconnaissance décalée

 

Lueur mauve de la nuit sur la ville

Par delà les toits luisants endeuillés de feuillages

Quand tu me dis regarde. Je te contemple

Statue de bronze et d’opale tiède

J’erre encore sous cet aspect de verre

Dans un désert barré de gestes

 

Le froid tombe et glace les membres

En d’étranges pauses où je te retrouve

Quand tu ouvrais les yeux

À l’ovale de ton regard arrêté

Sur l’immobile image d’amas de fer

Et de géométriques embrasements.

 

Allongé, détendu, j’ai plongé dans la nuit

Pour joindre à deux étoiles les lueurs de ton regard

Je me suis ensuite assis aux rivages de certaines vagues

Pour puiser une poignée d’écume et désaltérer

Un petit garçon qui avait vu leurs lueurs insolites

 

J’aurai pu franchir les cols les plus hauts

Et veiller de leurs contreforts sur le lac de ton souvenir

Pourtant je chemine encore dans l’amère étendue

D’une connaissance incertaine et mouvante

 

 

03/12/2010

Flottants, les fils de mon être

Flottants, les fils de mon être

Se distendent sous le vent

 

Engagés dans la rue déserte

Ravalant les façades mornes

Arrachant quelques grains de pierre

Ils s’amassent au pied des portes

 

J’en ai pris une poignée

Et attendu patiemment que s’infiltre

Entre mes doigts disjoints

La poussière blanche et liquide.

 

Toi aussi, j’avais vainement tenté

D’assembler sur l’écheveau de mes souvenirs

Les fils ténus et fragiles de ton être

Mais tu as rejeté cet encouragement

Pour fuir sur le trottoir nu

Jusqu’à cette porte ouverte sur l’oubli

 

Parcourant la rue, remontant le courant

Projeté contre la muraille par les rafales

Je me soumets au déchaînement naturel

Courbé sur les pavés au goût de tes pas

 

Vert tendre, quand tu courais sur l’asphalte

Quand nous courrions ensemble les mains jointes

Élevés vers le ciel en guise d’offrande

Nous cheminions entre les colonnes détruites

Qui ombrageaient la place pavée d’herbes

Je recherche aussi, loin derrière toi,

Le chemin où nos pas se chevauchèrent.

 

Peut-être le hasard, ou déjà l’amour ?