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10/09/2018

Ephistole Tecque (2)

Il est cependant peu probable, je n’irai pas jusqu’à dire impossible, que vous ayez eu une véritable conversation avec lui, une conversation mettant en jeu de grandes idées, telle qu’une discussion sur la solitude de l’homme ou la nécessité des rencontres sociales. Ephistole n’était pas un grand parleur. Il n’aimait pas vraiment parler, sauf de son travail qui paraissait l’intéresser jusqu’à ces derniers temps. Fréquemment, et peut-être était-ce pour cela que vous ne l’avez pas rencontré si vous avez l’habitude de sortir à l’heure de fermeture des bureaux, il restait assez tard à l’usine pour parfaire la mise au point d’un nouveau projet ou pour exploiter une idée qui lui était venue avant la fin du travail. Il ne retenait personne, pas même sa secrétaire. Il préférait de beaucoup l’immobilité et le silence du bureau après les heures de travail aux moments agités qui en précédaient la fin. Renvoyant donc Sigalène, sa secrétaire, il s’installait à son bureau de bois blanc sur lequel étaient posés ses instruments de travail : quelques feuilles de papier, des classeurs contenant les projets en voie d’achèvement et plusieurs revues concernant de récentes découvertes pouvant l’aider dans ses recherches. Il s’asseyait et restait là plusieurs heures, le front soutenu par la paume tiède d’une de ses mains tandis que l’autre couvrait la page blanche de mots et de chiffres. Puis il enfilait son imperméable beige et refermait la porte derrière lui.

Certains jours où une nouvelle idée concernant les projets entassés sur son bureau n’avait pu éclairer l’après-midi, il partait en même temps que le reste des employés de l’usine. Vous l’avez peut-être vu sortir un jour par la grande porte métallique enfoncée dans le corps du bâtiment principal, perdu dans la foule des employés qui le bousculaient pour attraper le premier autobus qui passerait à proximité. Importuné, Ephistole prenait le chemin des écoliers. Il remontait lentement le large boulevard bordé d’arbres, s’arrêtant en face de quelques boutiques plus alléchantes que les autres, s’arrêtant aussi dans un bar quand il faisait plus froid pour commander le café qui lui permettrait de continuer plus agréablement cette promenade vers son domicile.

06/09/2018

Ephistole Tecque (1)

Ephistole Tecque était un de ces hommes tranquilles que vous pouvez voir chaque jour déambulant sur les trottoirs d’une ville. Vous l’avez peut-être rencontré un jour de promenade ou quand vous vous rendiez à la boulangerie pour acheter la baguette dont vous vous nourrissez avec quelques autres mets plus ou moins bien préparés, de votre main ou d’une autre. Vous l’avez peut-être croisé dans les couloirs de porcelaine sale du métro, dans l’escalier étroit qui mène au bureau de la perception des impôts ou encore en maillot de bain, affublé d’une peau blanchâtre laissant apparaître des touffes de poils à des endroits imprévisibles, alors que vous-même remontiez un peu plus vêtu, à peine, de l’étendue de sable doré où se meurent quelques vagues insuffisamment chaudes.

Il est possible également que vous ayez échangé avec lui quelques mots, peu, et sûrement sans signification, un jour où un petit déjeuner plus consistant qu’à l’accoutumée, vous avait rendu gai et sociable (c’est fou au fond ce que la nourriture peut changer un homme). Peut-être avez-vous échangé deux ou trois phrases dans le métro sur un titre de journal qu’il tenait à la main, qu’il tenait même ouvert entre ses deux mains écartées, et vous avez continué cette ébauche de conversation en parlant du temps pluvieux qui n’était plus le même qu’autrefois. Il est encore possible et sans doute probable, à moins que vous n’ayez pas eu ce soir-là à votre disposition ces petites boites à sons qui diffusent tant de phrases inutiles, que vous l’ayez entendu lors de l’explication qu’il a donnée au ministre de l’industrie qui visitait l’usine chimico-textile dans laquelle il travaillait.

02/08/2017

L 'homme sans ombre (9)

Le lendemain, ils se retrouvent après le déjeuner chez Patrick et Lauranne. Elles ont convaincu les hommes de faire une petite promenade avant que le soleil décline, vers dix-neuf heures, à peu près la même heure que l’autre jour. Ils reprennent le chemin de la colline, cet endroit dégagé, sans arbre qui permet de contempler la vallée sur une bonne longueur. Les deux hommes marchent devant, les deux femmes les suivent avec un léger décalage. Après la montée, ils arrivent à l’endroit où le soleil les frappe de la tête aux pieds, intégralement. Lauranne et Noémie regardent et, tout à coup, Noémie s’exclame : « Regarde, cela recommence : pas un gramme d’ombre. Il est transparent ! » Et Lauranne lui répond : « Il marche sur un coussin d’air. » Elles ne peuvent en dire plus et restent bouche bée devant le phénomène. Noémie s’inquiète. Elle a du mal à concevoir une vie avec un homme qui n’a pas d’ombre et qui se détache du sol. Ce n’est pas normal, pense-t-elle. Lauranne ne sait que dire. Elle s’interroge sur l’avenir de leur prochain mariage. Pendant ce temps, Mathis et Patrick discutent tranquillement, sans inquiétude ni gène, comme chaque fois qu’ils se retrouvent. Ils ne prennent pas garde à l’attitude des deux femmes.

Lauranne se dit qu’il est temps de les rejoindre et de leur faire part de l’idée de voyage.

– Il nous est venu une idée et nous voudrions vous en faire part, car elle nous concerne tous. Nous nous entendons bien, avons passé plusieurs week-ends ensemble et pensons que nous pourrions prendre une semaine de vacances cet été tous les quatre.

– Mais pourquoi pas, répondit aussitôt Mathis. Tout dépend de l’endroit où vous désirez aller.

– Cela va vous sembler insolite, répondit Lauranne, mais changer pour changer, autant aller au bout du monde. Nous en avons marre des congés au bord de l’eau dans un pays chaud. Nous voulons de l’insolite, aller où vont rarement les occidentaux, un pays où la conception de la vie et les réactions des gens sont différentes. Que pensez-vous de Katmandou ?

– C’est loin. Pourquoi aller si loin ?

– C’est ce que je vous disais. On change de paysages, de personnes, de culture, bref, on est dépaysé. Qu’en penses-tu Patrick ?

– Pourquoi pas, dit Mathis. C’est un pays curieux qui mérite d’être visité. D’ailleurs, il y a deux ans, nous avons failli nous y rendre, mais au dernier moment, nous avons dû tout annuler en raison d’une mauvaise grippe. Je pense que c’est de là que vient ton idée, Lauranne, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est vrai, je serai contente de faire ce voyage, répondit-elle. Et toi, Mathis, cela te conviendrait-il ?

– Pourquoi pas. J’ai toujours été attiré par l’Inde et le Tibet. Ce sera l’occasion de faire connaissance.

– Au fait, pourquoi t’intéresses-tu à ces pays ?

– J’ai lu quelques récits de voyageurs et ceux-ci m’ont fasciné. C’est une société si différente de la nôtre, si peu préoccupée par l’argent, avec une vraie vie intérieure, ce qui n’est absolument plus le cas chez nous.

– Tu ne m’en as jamais parlé, fait remarquer Noémie.

– C’est vrai ; mais je comptais t’en parler très prochainement avant notre mariage. Nous n’avons jamais eu l’occasion de parler de ces pays et de ce qui s’y passe.

– Et comment t’y es-tu intéressé ? demanda Lauranne.

– C’est une vieille histoire, presqu’aussi vieille que moi, à deux ou trois ans près.

– Mais que veux-tu dire ?

– Non, qu’est-ce que je raconte ? Cela remonte à quatre ans. J’ai eu l’occasion de rencontrer un maître tibétain ou plutôt un lama, lors d’une conférence sur la méditation à Paris. Cela m’a marqué suffisamment pour que je m’intéresse à ces pays.

– Tu ne m’a jamais parlé de cela, lui reproche doucement Noémie.

– C’est vrai et je crois que c’est bien un peu de ta faute. Depuis deux ans je suis si préoccupé par toi que j’en avais oublié le lama. Pardonne-moi Noémie. C’est tout à fait involontaire. En fait, il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai écouté le lama et ses paroles m’ont semblé si justes que j’ai fréquenté pendant un peu moins d’un an les conférences sur le bouddhisme tibétain. Puis progressivement mon intérêt a décru jusqu’à cesser au moment de ta rencontre.

– Je te pardonne, lui susurre Noémie. Mais il faudra que tu me racontes cela plus en détail. Promis ?

– Oui, mais comme je viens de te le dire, il n’y a grand-chose à détailler. Je te raconterai cela dès que nous aurons un moment.

– Bon, eh bien, si nous rentrions à la maison après cette bonne promenade. Je propose d’aller chercher la voiture avec Patrick et vous, vous nous attendez ici. D’accord ?

– Cela nous convient très bien, lui répondit Lauranne. À tout à l’heure. Mais ne traînez pas en route.

28/07/2017

L 'homme sans ombre (8)

Le soir même, dans son appartement, elle retrouve Noémie. Celle-ci est impatiente d’apprendre ce que Lauranne avait pu trouver d’intéressant. Mais c’est malheureusement insuffisant pour donner un commencement d’explication. Elles n’en savent pas beaucoup plus et Noémie s’impatiente et se fait un noir d’encre. Il faut qu’elle interroge Mathis, qu’il lui explique ce qui s’est passé. Mais comment aborder le sujet ? Elles réfléchissent. Aborder directement le sujet avec Mathis serait le mettre en défiance. Faire venir la conversation sur le phénomène de lévitation est assez compliqué car parler de mystique de nos jours rend suspect. La parapsychologie, peut-être ? Cela pourrait peut-être les intéresser ? Mais rien n’est moins sûr.

Ah ! Une idée de Lauranne qui semble réalisable. Des vacances au Népal, à Katmandou. On parle gentiment des prochaines vacances, ou peut-être du voyage de noces, on amène la conversation sur le Népal, puis sur les phénomènes mystiques jusqu’à l’évocation de la lévitation. Après, on avise en fonction des réactions de l’un ou de l’autre des garçons. Comment vont-ils prendre la chose ? Que vont-ils dire à cette proposition ?

Elles mettent au point leur idée. Que pourrait dire Mathis à l’évocation de la lévitation ? Va-t-il se rétracter ou faire comme s’il ne connaissait pas ? Va-t-il au contraire se livrer sur un secret indéfinissable ? Comment l’amener à se livrer et à évoquer le phénomène qui le concerne ? Mais, au fond, peut-être ne le sait-il pas ? Cette question leur vint à l’esprit tout à coup. Oui, c’est une éventualité à ne pas écarter. Dans ce cas, quel choc lorsqu’il va apprendre ce qu’il lui arrive. Il ne le croira pas, probablement. Mais pourquoi n’a-t-on pas songé à prendre en vidéo le phénomène ? Oui, c’est la première chose à faire. Obtenir une preuve de ce qu’on avance. C’est tellement peu crédible. Mais cela suppose que le phénomène se reproduise et que l’on ait l’occasion de refaire une promenade dans les mêmes conditions. Demain ! On convie les garçons à une promenade sur les collines et on rejoue les conditions d’une possible lévitation. Elles se tapent dans la main en poussant des wahoo.

22/07/2017

L'homme sans ombre (7)

– Mais vous pensez réellement qu’elle pouvait s’abstraire de la pesanteur ? Comment serait-ce possible ?

– C’est ce que certains appellent un phénomène paranormal, c’est-à-dire qui ne peut s’expliquer scientifiquement. Alors on l’habille d’un langage pseudo-scientifique. Ainsi, le professeur Tocquet explique : « Il est plausible de supposer que la lévitation provient de la création d’un champ de forces électromagnétiques s’opposant à la gravité. » D’autres, pensent que certaines crises d’épilepsies, localisées dans le lobe frontal, peuvent engendrer des hallucinations et également des sensations de lévitations. Meissmer, en 1933, fait léviter un aimant sur un autre parce que la gravité qui le fait tomber est compensée par une force magnétique que le repousse. Quant à moi, je pense que ces explications n’ont d’intérêt que pour les non croyants. La lévitation est avant tout un phénomène religieux qui, d’ailleurs, ne concerne pas que le christianisme.

– Oui, mais dans des circonstances différentes, me semble-t-il.

– Eh bien, restons sur ce que l’on connaît. Il y a un cas beaucoup plus marquant dans le christianisme, c’est celui de Desa Joseph, au XVII° siècle, ou Saint Joseph de Copertino, de l’ordre de saint François. Il avait obtenu une audience du pape Urbain VIII. Dès qu’il l’a vu, il s’est détaché du sol, montant assez haut. De nombreux témoignages font état de ses extases où il lévite. A tel point que les fidèles sont embarrassés et lui ordonnent de sortir d'Assise en 1653. Arrêtons-là cette liste qui ne nous apprend rien de plus que ce que nous savons déjà.

– Alors, qu’en retenir ? demanda Lauranne.

– Dans tous les cas, c’est un évènement exceptionnel que de rares personnes ont vu de leurs yeux, et, plus rares encore, pratiqué, le plus souvent involontairement.

– Involontairement certainement, mais inconsciemment je ne le pense pas, même si elles sont surprises de ce qui se passe.

– Oui, il est à peu près sûr qu’elles sont conscientes de leur élévation hors du sol. Cela fait même peur à certains d’entre eux.

Lauranne remercie son oncle et prend congé. A-t-elle appris quelque chose ; elle ne sait pas. Certes, le mystère ne s’épaissit pas, mais il n’en devient pas plus compréhensible. Pourquoi Mathis est-il sujet à la lévitation et comment fait-il ? Est-ce conscient ou inconscient ? Est-ce un phénomène mystique ou un acte rationnel ? Que de questions sans réponse.

18/07/2017

L'homme sans ombre (6)

Le lendemain, Lauranne s’interroge : « Dois-je retourner à la bibliothèque et poursuivre mes investigations ? » Elle est bien tentée d’arrêter. Mais son amitié avec Noémie l’en empêche. Elle comprend le désarroi de son amie. Cette révélation la sépare de son fiancé plus résolument qu’une réelle mésentente. Elle-même d’ailleurs s’était sentie profondément décontenancée devant le spectacle de Mathis qui lui avait semblé quelque peu transparent. Cela n’avait pas duré très longtemps, mais suffisamment pour introduire dans son être un doute sur la vision habituelle des êtres humains qui pouvaient cacher des dimensions ignorées. « Quel drôle de bonhomme ! » se dit-elle. Elle choisit cette fois-ci de changer sa méthode de recherche. Hier, elle avait vu un groupe d’ecclésiastiques déambuler place de l’Opéra et s’était souvenu de son oncle qui était Jésuite et s’intéressait à la spiritualité et la mystique. Elle décide de lui téléphoner et de lui demander un rendez-vous. Une heure plus tard, elle monte les escaliers menant à sa chambre dans ce grand bâtiment au milieu d’une vaste cour et frappait. L'oncle était vieux, mais avait gardé un air enjoué de jeunesse. Il l’accueillit avec chaleur, lui demandant des nouvelles des membres de la famille, puis d’elle-même. Où en était-elle ? Que comptait-elle faire ? Son mari était-il celui qu’elle espérait ? Elle ne savait comment aborder son sujet.

– Et vous, oncle Gaspard, que faites-vous actuellement ? lui demanda-t-elle pendant un bref instant de silence.

– Oh, moi, tu sais, il me reste peu de temps. Je me prépare à aborder les instants les plus difficiles et les plus merveilleux de la vie. Les plus difficiles car on ne sait où l’on va. Les plus merveilleux parce qu’ils conduisent à votre réalisation suprême. Et celle-ci dépend de la vie que tu as menée. On peut réparer en un instant les erreurs passées, on peut également détruire une vie en un moment d’inattention. Alors je me concentre, fais le vide en moi et guette au fond de moi-même la lueur qui me dira qu’il est temps.

Profitant de ces paroles, Lauranne ose l’interroger sur ses convictions les plus intimes.

– Mais, oncle Gaspard, selon ce que vous dites, certains échappent à ce devoir de maîtrise au moment crucial. Ils sont déjà allégés, quasi transparents, sans poids. Cela leur est donné, ou, au contraire, cela exige des efforts considérables ?

– Nul n’est capable de te donner une réponse. Il faut l’avoir vécu et, le plus souvent, ceux qui ont fait l’expérience ne peuvent donner que des sensations ou des impressions. Prends la sculpture du Bernin, dans la modeste chapelle Cornaro de Santa Maria Della Vittoria, à Rome. Tiens, j’ai même deux photos de cette sculpture. Regarde-les ! Cette sculpture s’appelle la « transverbération », blessure d’amour où un ange vient, dans en songe, planter une flèche dans le cœur de Sainte Thérèse. Regarde bien sa posture. Tombe-t-elle et l’ange la rattrape-t-elle ? Ou, au contraire, est-elle soulevée par l’ange ? En fait, on a l’impression que Thérèse monte et commence à enjamber le nuage sur lequel se situe l’ange. Mais dans le même temps, la main de l’ange semble la retenir et l’empêcher de tomber. Cette double impression met en évidence l’expérience spirituelle. Celle-ci est d’essence divine, que rendent les formes de l’ange et les nuages sur lesquels il repose, et de nature humaine par le visage et le corps de Thérèse. A-t-on besoin d’expliquer un tel chef d’œuvre ? Non, le regarder suffit à vous emplir du mystère d’un Dieu à la fois pleinement Dieu et pleinement Homme. Sainte Thérèse d’Avila mentionne dans ses écrits qu’elle n’était pas capable de résister à la lévitation dans ses moments d’extases. 

14/07/2017

L'homme sans ombre (5)

Le soir, Noémie sort avec Mathis. Celui-ci n’a pas changé. Il reste affectueux, amoureux. Elle se sent quelque peu décalée. Pourquoi ? Elle ne sait pas. Sans doute, ce qu’elle a vu hier lui pèse. Elle aurait préféré n’avoir rien connu de tout cela. Mais le mal est fait et il lui faut aller jusqu’au bout. Il lui a bien parlé de son désir de solitude absolue, de sa conviction d’un monde surnaturel, de l’espoir transcendant qui tire l’homme vers un au-delà de lui-même. Mais cela a été évoqué en tête à tête, dans un état amoureux qui n’avait ni la rationalité des discours savants, ni la fièvre d’état mystique. Ce n’était que le récit de jours d’enfance ou d’adolescence en quête d’absolu, sans fondement réfléchi. Ce soir, elle tente de l’émouvoir sur ce qui l’a conduit là. Peut-être comprendra-t-il, peut-être lui révélera-t-il quelque chose ?

– Mon chéri, tu sais combien je t’aime. Nous avons décidé de vivre ensemble, pour toujours. C’est une décision joyeuse et sérieuse en même temps. Ce qui est rare en ce monde. Elle exige constance et détermination. Elle impose la transparence de l’un envers l’autre.

– Oui. Je suis conscient de tout cela et j’y adhère. Mais pourquoi me demandes-tu cela ?

Noémie sent qu’elle va être devinée. Elle ne veut pas aborder de front le sujet, mais peu à peu, par touches successives, le dévoiler avant qu’il n’ait pu deviner de quoi il s’agit. Alors elle fait machine arrière. Elle trouve une explication non convaincante et s’engage dans une série de baisers avec son fiancé sans lui laisser le temps de s’interroger. Celui-ci se laisse envoûter et en oublie les questions.

 

10/07/2017

L'homme sans ombre (4)

Ah, enfin, un livre qui parle de la lévitation pratiquée par les moines bouddhistes du Tibet.  Voyons voir ! Elle apprit que les dieux dans la mythologie avaient un caractère qui les distinguait des humains : ils volaient. Effectivement, peu d’humains ont ce pouvoir. Les Indiens Brahmanes, les yogis, les ermites, les fakirs et les magiciens semblent maîtriser l'art de la lévitation. Les Védas, dont le Seigneur Suprême est lui-même l’auteur[1] et qui datent entre 1800 à 500 av. J.-C, décrivent comment pratiquer la lévitation. Un peu plus tard, Appollonius de Tyane, un philosophe né en l’an 16, décrit des brahmanes se soulevant du sol et flottant pendant un certain temps au cours de cérémonies spécifiques. Au Tibet, au siècle dernier, Alexandra David Néel, première femme d'origine européenne à séjourner à Lhassa en 1924, témoigne avoir rencontré un moine qui volait. C’est en fait une sorte de lévitation appelée «lung gom» : « L'homme ne courait pas... Il semblait être soulevé et emporté par des bonds successifs. Il paraissait aussi élastique qu'une balle et il rebondissait chaque fois que ses pieds touchaient le sol. Ses pas avaient la régularité d'une pendule ». En utilisant cette marche effectuée dans un état second il prétendait parcourir très rapidement de longues distances. Mais elle constate que cette pratique existe également dans d’autres pays. En Afrique, des explorateurs ont observé auprès des tribus Fang au Gabon ou des Bouiti au Congo des hommes qui restaient suspendues dans les airs pendant plusieurs minutes. Il en est de même des Amérindiens et des Inuits d’Amérique du Nord aux aborigènes d’Australie.

Lauranne s’arrête là. Elle est lasse de compulser ces ouvrages tous plus savants les uns que les autres. Elle a bien vu les livres traitant de la tradition chrétienne, mais elle n’en peut plus. Si au début elle eut l’impression de devenir plus légère, cinq heures plus tard, elle se sent lourde, les épaules affaissées, embourbée dans une pesanteur collante. Comment ces gens ont-ils fait ? se questionne-elle. Le soir, elle téléphone à Noémie et lui explique qu’elle retourne demain à la bibliothèque car elle n’a compulsé qu’une petite partie des recueils traitant de lévitation.

 

[1] Vedanta-sutra (2.1.27)

06/07/2017

L'homme sans ombre (3)

Et le mystère perdure. Elles se donnent rendez-vous le lendemain par téléphone et se retrouvent dans un café, place Montmartre. La fraîcheur de l’automne commençait à se faire sentir. Elles prirent leur thé à l’intérieur dans une salle emplie de souvenirs. Mais le seul souvenir qui les intéresse est celui de la veille. Noémie a mal dormi. Elle n’a pas osé interroger Mathis sur ce qu’elle avait vu et Lauranne n’a pas osé en parler avec Patrick.

– C’est incroyable et je n’y comprends rien, annonce à nouveau Noémie. J’ai peur. Qu’est-il ce fiancé qui avait toutes les qualités ? Il est devenu en un instant un inconnu, un personnage mystérieux que je regarde comme un étranger alors qu’il était si bon de poser ma tête sur son épaule et de me laisser guider.

– Je te comprends et je suis sûr que j’aurai les mêmes craintes que toi s’il était destiné à m’accompagner toute la vie. Mais il y a probablement des explications très terre à terre que nous devons découvrir. Nous ne devons pas nous laisser aller, mais tenter de savoir.

– Oui, tu as raison. Renseignons-nous sur ces phénomènes, d’une part la lévitation, phénomène reconnu, et l’absence d’ombre, moins connue, je dirai même inconnue et sur laquelle nous n’obtiendrons sans doute pas grand-chose.

Noémie propose donc un plan de bataille, ou plutôt un plan de renseignement qui montre sa volonté de sortir de ce mauvais rêve. Lauranne est aussitôt conquise par ce projet rationnel et se propose d’aller faire un tour à la bibliothèque de Beaubourg. Elle consultera les listings se rapportant au sujet. Noémie, qui a deux rendez-vous dans l’après-midi, regrette de ne pouvoir l’accompagner et lui donne rendez-vous demain matin au même endroit. Ainsi, son destin est entre les mains de Lauranne et c’est peut-être mieux ainsi.

Dès une heure, Lauranne fait la queue pour accéder à la bibliothèque. Après trois quart d’heure d’attente, elle entre enfin dans le saint des saints, se dirige vers un ordinateur et tape lévitation. Une multitude d’ouvrages semble correspondre à sa recherche. En notant les titres des ouvrages qui peut l’intéresser, Lauranne constate que nombre d’entre eux parlent de lévitation d’objets, petites cuillères volantes, tapis et autres ustensiles. Ce n’est pas ce qu’elle recherche. D’autres livres parlent de lévitation liée à la technologie. On parle de lévitation acoustique, de méditation grâce aux supraconducteurs, aux ultrasons ou de toute autre technique. Elle rencontre également de nombreux récits de science-fiction où des dragons font la chasse aux enfants lévitant. Bref, la lévitation, c’est tendance, se dit-elle un peu découragée.

02/07/2017

L'homme sans ombre (2)

Elles font encore quelques pas, puis Lauranne s’arrête et lui dit doucement :

– je ne comprends pas. Mathis, ton fiancé… Je suppose que tu l’a vu. Il s’est détaché.

Noémie rougit légèrement, puis reconnut :

– Oui, je n’osais te le lire. Mais j’ai remarqué. D’où cela vient-il ?

– Je t’avoue que comme toi, je n’en ai aucune idée. Est-ce vrai d’abord ? On peut être victime d’une illusion commune.

– J’aurai tendance à remarquer que c’est normalement l’inverse. Une personne peut être victime de méprise sur une situation, mais plusieurs, c’est plus difficile.

– Oui, tu as raison, reconnu Lauranne. Alors ? Si ce n’est une illusion, est-ce forcément vrai ?

– Tu me fais peur. Il y a sûrement une explication simple à laquelle nous n’avons pas pensé. Au fait, que vois-tu toi ? Nous ne voyons pas forcément les mêmes choses.

– C’est exact. Nous aurions dû commencer par-là !

Les deux jeunes femmes, sans s’en rendre compte parlent maintenant à voix haute. Noémie fait un signe de la main à Lauranne qui, aussitôt, se remet à parler à voix basse. Heureusement, les deux garçons n’ont aucune conscience de ce qui se passe.

– Moi, j’ai remarqué une chose étonnante, Mathis, ton fiancé,  ne repose pas sur le sol. Je vois nettement un centimètre entre la terre et ses semelles.

– Mon Dieu, mais c’est vrai ! constate  Noémie. Je ne l’avais pas remarqué, car moi je vois autre chose. Regarde-les tous les deux. N’y a-t-il pas une différence entre les deux ?

– Ben, non. Ils sont comme d’habitude, l’un blonde plutôt grand, c’est Patrick. L’autre, châtain, au nez plus long, qui sourit tout le temps, c’est Mathis. Ils n’ont pas changé.

– Mais, dans le soleil, tu ne saisis pas ?

– Ah, oui, comme c’est étrange. Effectivement, Mathis n’a pas d’ombre. C’est étonnant. Mais, pourquoi ?

– Je ne me l’explique pas non plus. Mais j’en suis éberluée !

A ce moment, Patrick se tourne vers sa femme.

– Dis chérie, tu te souviens de notre séjour à la Barbade. Il faisait un temps comme aujourd’hui. J’en parlais avec Mathis qui ne connaît pas cette région du monde. Ce serait bien si nous y allions un jour tous les quatre. Par exemple, aux prochaines vacances ?

Lauranne est surprise par cette proposition. Elle est à mille lieux de penser aux vacances et, de surcroît, à cette île perdue dans la mer des Caraïbes. Elle doit faire un effort pour répondre d’une voix normale :

– Pourquoi pas ? Cela nous ferait une bonne détente. Mais après leur mariage et s’ils ne choisissent pas la Barbade comme destination de leur voyage de noces.

Les hommes et les femmes reprennent chacun leur conversation, comme si l’affaire était réglée. Mais le constat de cette double anomalie chez Mathis n’est pas sans poser des questions. Comme beaucoup de personnes élevées de manière moderne, sans fondement religieux, elles n’a aucune interrogation d’ordre spirituel. Elles recherchent quelle est la cause de ces deux faits sans en faire un problème philosophique. Puis le soir commence à tomber et les phénomènes s’arrêtent progressivement. L’ombre de Patrick s’atténue, puis disparaît, de même que le centimètre manquant entre les chaussures et le col où se meut Mathis. Ils rentrent en bavardant de choses et d’autres, les hommes totalement inconscients de ce que les femmes ont constaté.

Tout au long de cette soirée, Noémie n’ose pas parler à Mathis de ce qu’elles ont vu. Cela l’inquiète. Elle ne sait comment il réagira, s’il va se moquer d’elle, s’il ne la croît pas, s’il ne va se précipiter chez le médecin. Alors elle ne dit rien, s’interrogeant en silence devant ce mystère.

28/06/2017

L'homme sans ombre (1)

Voici un nouveau récit insolite. Un homme est devenu transparent. Il laisse passer les rayons du soleil et n'a plus d'ombre. Il ne marche plus sur terre, mais sur un coussin d'air. Il lévite. Qu'est-il ?

 

Noémie, la fiancée de Mathis, n’en croit pas ses yeux. Ils sont quatre dans le soleil couchant, et pourtant elle ne voit que trois ombres. Avant de dire quelque chose, elle vérifie son impression. Oui, il n’y a bien que trois ombres. A qui appartiennent-elles ? Celle-ci, allongée et filiforme est à Lauranne, la femme de Patrick. Elle se gratte la tête et son ombre l’imite. Celle-ci… Eh bien, mais c’est la mienne ! Je soulève mon bras et elle fait de même. La dernière est obligatoirement celle de Patrick. Il porte un chapeau aux larges bords qui, sur son ombre, prend les dimensions d’un parapluie. Et Mathis, il est bien là, à côté de moi. Mais où est passée son ombre ?

Noémie s’écarte de lui et prend du champ. Rien n’y fait. Son ombre n’est pas cachée derrière la sienne. Il n’en a pas. Pourquoi ? Elle n’a encore jamais vu cela. L’ombre est l’indispensable appareil qui vous accompagne toute la vie. Certes, elle n’est pas toujours visible. Mais là, en plein soleil, elle est obligatoirement présente. Eh bien, non. Bon, tout d’abord, ne l’alarmons pas immédiatement. Faisons comme si de rien n’était.

Noémie entame une conversation avec Lauranne pendant que les deux hommes devisent ensemble. De temps à autre, elle jette un coup d’œil vers le Nord-Est pour vérifier qu’elle ne s’est pas trompée. Non, il n’y a toujours que trois ombres alors qu’ils sont quatre. Lauranne voit bien qu’elle est distraite. Elle ne comprend pas pourquoi. Elle pense que Noémie est fatiguée, peut-être en raison du soleil qui tape assez fort à cette heure de la journée. Elle suit des yeux le regard de son amie et le voit concentré sur Mathis. Pourquoi le regarde-t-elle ainsi ? Sans y prendre garde, elle s’aperçoit soudain que celui-ci n’a pas les pieds au sol. Un léger jour se fait entre ses chaussures et la terre. Dieu du ciel, est-ce possible ? Elle s’essuie les yeux, les ouvre à nouveau : toujours cette légère couche d’air entre son corps et le sol. Pourtant Mathis ne semble nullement dérangé par cette position. Il bavarde avec son meilleur ami sans aucune gêne, ils plaisantent entre eux et, même, Patrick lui donne une grande bourrade qui ne le fait pas tomber pour autant. Lauranne ne sait que penser. D’ailleurs, elle ne pense pas ! Un fait aussi surprenant ne peut que vous dérouter. Imaginez-vous en lévitation pendant que vous parlez de choses et d’autres avec un ami. Vous ne le pouvez. Oui, c’est extraordinaire. Alors ?

Brusquement, Noémie se penche vers Lauranne et lui demande :

– Qui a-t-il ? Tu ne me réponds même plus quand je te parle ?

 – Je suis simplement distraite, lui rétorque Lauranne qui ne sait quoi lui répondre. Elle n’allait pas, sans y avoir réfléchi, lui dire quelles sont les raisons de sa distraction.

– Cela ne t’arrive jamais ? Ajoute-t-elle.

– Je ne sais pas, répondit Noémie.

– Oui, cela dépend des circonstances et je comprends qu’en ce moment tu t’interroges. Car toi aussi, tu me sembles distraite et pas dans notre conversation. Qu’y a-t-il qui te distrait également ?

Noémie n’ose pas non plus répondre franchement à la question de Lauranne. Elle non plus ne comprend pas ce qu’il se passe, mais étant de plus la fiancée de Mathis, elle se sent encore plus gênée. Elle n’arrive pas à y croire. Son fiancé, sans ombre et se défiant de la pesanteur ! Ce n’est tout simplement pas possible.

 

15/04/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (18 et fin)

Il apprit au réveil que leur exécution aurait lieu le soir même. Isolé de ses compagnons, il pria pour eux : que Dieu leur donne la force d’accepter et de subir avec courage l’outrage du fer. Il se plongea à nouveau en lui-même et réalisa alors que le but de sa vie était atteint, c’est-à-dire l’union dans un mariage sacré de l’existence et de l’essence. L’existence seule sans percevoir l’essence est une fuite vaine devant la réalité. Mais vivre son essence sans exister dans le monde réel est comme se rendre infirme volontairement. Seule importait cette fusion propre à chaque homme, celle d’un être sûr de lui-même et agissant, mais en attente permanente de la vie éternelle.

11/04/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (17)

Il médita ainsi toute la nuit avant de s’écrouler au matin dans un sommeil de plomb qui le libéra de ces interrogations et remords. Il se réveilla entre les quatre murs de sa cellule et réalisa qu’il se trouvait dans la même situation que Jeanne. Certes, il ne mourrait pas par le feu, comme une sorcière, mais par le fer comme un voleur ou un guerrier. Mais quelle différence ? Le résultat serait le même, la fin de l’existence. Est-ce tout ? Non. Il avait découvert en une révélation subtile et une guérison inespérée que si l’homme n’a qu’une existence, et encore, il n’en était pas sûr, ayant entendu parler de ce que certains appellent la réincarnation, une doctrine bizarre qui prétend que l’on vit plusieurs vies avant de s’améliorer et d’être délivré des séjours sur terre, il avait également une essence, c’est-à-dire un lieu originel qui ne peut être détruit et qui fait sa qualité, même si sa vie du moment s’arrête dans un désordre apparent et une faillite montrée du doigt par les contemporains. Ce qui comptait n’était pas le résultat tangible de son action, mais le pourquoi de ce qu’il avait fait et comment il l’avait vécu. Il lui fallait regarder en face son personnage, dépasser son égo et plonger dans les racines de son être, celui qu’il avait ressenti aux instants importants de sa vie, qui l’avait guidé malgré les embûches, qui l’avait soutenu face au danger et surtout à la couardise des gens et leur ignoble obéissance aux plus puissants et, en même temps, aux plus vils des hommes. Il avait refusé ce qui semblait aller de soi, rejetant l’impensable que les autres ne voulaient pas voir et maintenant que tout était accompli, il ne regrettait rien, juste que tout cela se soit passé si vite, qu’il n’ait pas réalisé pleinement ce qu’il avait vécu et qu’il allait mourir avant d’avoir pu être totalement délivré. Il prit conscience tout d’un coup que sa vie se réalisait comme celle de Jeanne, une vie de droiture, de soumission à un idéal et de rejet d’un asservissement à ennemi plus fort, une vie où il avait tout donné pour un bien inatteignable, mais qui lui laissait le cœur et l’âme en paix. Il avait cru à ce qu’il avait entrepris, avait échoué et était prêt à en subir les conséquences, la mort par l’épée. Il s’endormit ce deuxième jour sans difficulté, l’esprit pacifié.

07/04/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (16)

Tous furent pris et emmenés en prison. Il n’y eut pas de procès et la mort était l’unique peine prévue. Gaspard était le treizième, le Judas de la bande, celui dont ils ne savaient s’ils pouvaient lui faire confiance. Tout avait été minutieusement réglé par les Anglais avertis par Gaspard qui jouait double jeu, arguant que la paix ne peut venir d’une femme et encore moins d’une bergère qui aurait mieux fait de rester auprès de ses moutons, dans sa campagne de Donrémy. Pierre Heurtebise sut, dès l’instant où il fut fait prisonnier, que la mort s’ensuivrait, sans pitié ni procédure parce qu’ils étaient considérés comme de vulgaires gibiers de potence, fauteurs de troubles publics, ennemis du bien commun et de la paix. Combien leur restait-il de temps avant que la lame de l’épée ne vienne trancher leur tête ? Un jour, deux, peut-être trois au maximum.

Il se plongea en lui-même, à la recherche de son essence qui l’avait abandonné pour mener ce combat qu’il avait perdu. Qu’avait-il appris ? Il ne comprenait pas, ne savait plus à quel saint se vouer et tomba dans un immense désespoir, le cœur fêlé, le corps torturé, l’esprit détraqué. Il n’aurait jamais dû se lancer dans une telle aventure ! Il avait trouvé sa voie, mieux même, il s’était donné à son essence et l’avait lâché pour un vulgaire complot qui ne pouvait mener à rien. Pourquoi s’était-il sacrifié avec ses amis ?

03/04/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (15)

Deux jours plus tard, ils entraient sans coup férir dans la place, soigneusement déguisés en paysans rustres et avinés, ayant caché leurs armes dans les tonneaux emplis de vin. Réfugiés dans une auberge à cent sous, ils partirent en reconnaissance, dispersés, se mêlant au bon peuple qui n’avait pas l’air si réjoui de la présence anglaise. Le plan fut mis au point pour la prochaine sortie de Jeanne de sa prison, quel que soit le moment, avant ou après le jugement. Laissant traîner leurs oreilles, ils apprirent assez vite le jour et l’heure approximative du transfert. Il n’avait personne pour donner le signal de l’assaut, quelqu’un qui pourrait voir tous les participants à l’action et donner, d’un signal discret, le coup d’envoi de l’assaut.

Une nouvelle fois, Bernard de Loutre proposa Gaspard le Brugeois, le même qui leur avait permis d’entrer dans la ville. À court de volontaires, Pierre Heurtebise accepta l’offre et confia la mission à Gaspard. Chacun devait se tenir prêt à bondir sur son objectif lorsque Gaspard retirerait son chapeau comme s’il avait trop chaud. C’est ce qui se passa lorsque le convoi arrivait à hauteur de la boulange dans la rue principale. Aussitôt, chacun des hommes bondit et se précipita sur le ou les soldats assignés dans le plan établi ensemble. Mais chacun d’eux fut arrêté dans son élan par deux gardes déguisés eux-mêmes en paysans et qui braillaient à leur côté contre Jeanne la prisonnière honnie.

24/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (14)

Ainsi débuta le projet de Pierre Heurtebise de Praguilande, délivrer la pucelle lors de son charroi de la prison au tribunal ou même au bucher. Tous ces hommes étaient fiers d’une telle mission, quitte à y laisser l’existence. Lorsqu’ils furent tous choisis, Pierre leur raconta l’apparition de son numen et sa guérison. Bien qu’ils ne comprirent pas tout en ce qui concerne le fait que derrière l’existence on  trouvait l’essence, ils y virent un signe de volonté et d’accompagnement divin. Il ajouta que le temps pressait, que le jugement pouvait être rendu d’un jour à l’autre et qu’aussitôt proclamée la sentence serait exécutée de peur d’une réaction des partisans du roi de France. Il fallait de plus faire une reconnaissance, entrer dans Rouen sans se faire repérer, alors que les portes étaient gardées de nombreux soldats armés et sans foi ni loi. Cette phase préliminaire de l’attaque était particulièrement risquée du fait que tous les compagnons de la bande étaient plus ou moins connus de nombreux Anglais parce que rencontrés sur les champs de bataille ou les guets-apens. Il convenait de se méfier, car si le moindre signe d’une attaque déclencherait l’exécution, le lendemain, jugement ou pas proclamé, de la pucelle dans la cour de la prison, quitte à faire annuler la mise en scène macabre, par le feu, de la puissance anglaise. Bernard de Lourte, un des douze, proposa une facilité : il connaissait un homme, rouennais, qui n’avait pas froid aux yeux et qui saurait les faire passer au nez et à la barbe des gardes. Il pourrait le contacter et lui demander ce service sans bien sûr lui dire quelles étaient les intentions de ceux qu’il introduirait dans la ville. Ils feraient semblant d’entrer en contrebande des boissons alcoolisées que les Anglais, grands buveurs d’eau chaude aromatisée, avaient interdites aux habitants de la cité. Après quelques hésitations et avoir demandé à chacun leur accord, Pierre Heurtebise acquiesça et demanda à Bernard de prendre contact avec cet homme. Puis, dans le plus grand secret, ils préparèrent leur attaque, la prise de Jeanne en pleine rue en barrant le passage avec deux chariots fortement chargés, dont l’essieu se casserait peu avant le passage du convoi emmenant la prisonnière, empêchant tout demi-tour et facilitant l’assaut de la charrette transportant Jeanne. Il ne restait plus qu’à espérer que le nombre de gardes formant le convoi ne soit pas trop important.

20/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (13)

Au plus profond de ses entrailles de guerrier, il sentit monter en lui une résolution implacable contre les Anglais, sans haine, mais sans pitié, comme un œil qui l’éclairait et lui permettait de voir Jeanne dans sa prison, seule, livrée aux Anglais, les pieds enferrés, les cheveux à moitié tondus, dépouillée de ses armes et de ses vêtements de combat, en liquette, presque nue. Alors, presque malgré lui, il résolut d’agir, de s’accorder le privilège de sauver Jeanne, quitte à y laisser son existence. L’essence avait parlé, lui avait dicté ce qui lui était monté du cœur et des tripes, c’est-à-dire se donner pour sauver une presque sainte qui savait sans connaître, qui trouvait sans savoir. Et dès cet instant où il perçut au fond de ses entrailles ce désir et, dans le même temps, ce retour à lui-même, le guerrier qu’il avait été, il n’eut de cesse de monter son projet, envers et contre tous, car ils étaient nombreux à lui refuser toute aide sous prétexte que l’Anglais était fort, trop fort, et que la partie était perdue d’avance. Alors, conscient que ses recherches ouvertes d’aide pouvaient aller à l’encontre de son but, il résolut de créer non pas une armée, ni même une compagnie de gens d’armes, dont il prendrait le commandement, ni même encore une horde hurlante d’assassins audacieux, mais une bande de douze hommes résolus moralement et physiquement, qui se jureraient solennellement de sauver la pucelle des mains des traîtres à l’abri dans leur ville tenue par les étrangers. Il convoqua individuellement ses amis et quelques connaissances dont il était sûr, leur expliqua son projet auquel tous adhérèrent dès qu’il eut parlé de Jeanne et de sa détermination intérieure. Chacun lui jura d’aller jusqu’au bout, quitte à perdre la vie, mais pas la foi.

15/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (12)

Le lendemain était justement jour de marché. Il décida de s’y rendre seul, traînant sa brouette et non plus sa jambe, et de montrer au monde son corps intact, réhabilité, magnifié dans l’ensemble de ses fonctions y compris la marche qui, jusque-là, lui était interdite. Il salua ses connaissances en bon campagnard qui se respecte, vendit ses salades et tubercules sans prendre garde au prix ridicule qu’il recevait en échange, heureux de parler et d’être écouté. Il finit même cette matinée dans le café de la place centrale où la plupart des vendeurs et acheteurs (ils étaient le plus souvent les deux à la fois) se retrouvaient pour parler, encore parler, toujours parler, puisque la campagne n’offre pas quotidiennement l’occasion de discourir avec un tiers. Il s’enquit des dernières nouvelles et apprit que Jeanne, la très fidèle, avait été vendue aux Anglais par Jean de Luxembourg et qu’elle était emprisonnée à Rouen pour un jugement qui la conduirait très certainement à la mort, brûlée sur un bucher comme un vulgaire porc, en expiation de ce qu’elle leur avait fait subir malgré sa petitesse et sa modestie. Il en fut attristé, se rappelant les cavalcades conduites par la Jeanne dans l’Orléanais, dans ces chemins boueux et débordant de moustiques, pour surprendre les Anglais, si fiers de leurs personnes, si sûrs de leurs droits, si dédaigneux des natifs de cette terre difficile à cultiver.

Il reprit alors la route de Saint Bègue, son village, au nom mal connu parce que difficile à prononcer malgré son apparente simplicité, rangea sa brouette, entra dans la salle principale de sa maison et s’assit, le visage défait, l’œil interrogateur, le menton dans sa main gauche, cette sénestre sans droiture au convenu, seule à imaginer des idées folles. Il resta là tout l’après-midi, sans bouger, ni même penser, c’est-à-dire laisser aller ses idées où elles voulaient se rendre, sans ordre ni préséance, au fil des minutes, puis des heures. Progressivement, il se concentra sur ce qu’il avait entendu, Jeanne, en prison, vendue comme un vulgaire légume sur la place d’un marché, cette jeune fille qu’il avait connue, pas trop belle, mais pleine d’une énergie qu’aucun homme n’égalait, qui savait lorsque cela lui semblait nécessaire avoir le verbe haut et l’épée dégainée, maintenue enfermée dans une tour immonde au cœur du quartier général anglais, à la merci de Pierre Cauchon, l’évêque de Beauvais, un renégat à la solde des étrangers, qui ne pouvait trouver un chef d’accusation valable. Non, cela ne pouvait se passer ainsi, il fallait faire quelque chose !

10/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (11)

Arrivé au terme de ces réflexions, il s’aperçut que le silence s’était installé dans la forêt. Plus rien, pas un son, pas un pas, pas un envol ; une immobilité absolue qui lui égratignait les oreilles et la vue. Cet instant de pur silence fut comme une rosée qui entraînait l’âme vers l’éternité. Plus une pensée non plus, plus un sentiment, pas même une sensation, mais une merveilleuse douceur, comme un miel de fleurs sauvages qui traverse le gosier. Immobilisé, il sentit des larmes couler de ses yeux, en un remerciement vers l’infini, l’esprit libéré, le cœur confondu, le corps allégé, l’âme enfin apparaissant dans une nudité émouvante, révélant son essence parfumée et vertueuse. La lune se dévoila alors, débordante de lumière, faisant jaillir un numen aux contours bien nets, aiguisés par la contemplation qui avait précédé son apparition. Il se déplaça pour mieux l’examiner, mais celui-ci ne bougea pas. Il fit encore un ou deux pas. Rien, une ombre morte, qui n'était déjà plus une ombre. Progressivement, sa lueur diminua jusqu’à n’être plus qu’un pâle reflet d’une âme qui prenait toute sa puissance et sa vertu. Son numen ayant rempli son rôle, Pierre Heurtebise le laissa là et rentra alors à petits pas ou plutôt à petits béquillements jusqu’à toucher la première marche du seuil de sa maison. Il ne savait ce qui s’était passé. 

Les journées suivantes transformèrent Pierre Heurtebise. Durant cinq jours, il ne sut si c’était le jour ou la nuit, si les lueurs venaient du soleil ou de la lune, s’il ressentait son existence ou son essence. Il ne mangeait plus, ne dormait que peu, assis sur une chaise, ne se rendait aux toilettes qu’en dernière extrémité, et ne rêvait à rien. Il était envahi par un rêve étrange et bouleversant, celui d’un homme qui n’en était plus un, redevenant un homme qui se révélait plus qu’un homme. Longtemps, il s’interrogea sur cette étrange impression, puis, à la fin de la semaine, il eut l’intime conviction d’être transformé : sa jambe ne saignait plus, n’exsudait plus ces odeurs infâmes ; ses fissures se fermaient doucement, lui procurant un sentiment de gratitude envers il ne savait qui, le laissant bienheureux comme un simple d’esprit, le sourire aux lèvres, le cœur débordant, le cerveau vide d’un désir inconnu.

05/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (10)

Bien que la lune aussi pleine qu’elle pouvait l’être, éclairait presque comme de jour le paysage, plus il avançait dans les couverts plus ceux-ci devenaient obscurs, impénétrables ou tout au moins inconnus. Seule la clarté de son numen lui permettait de ne pas trébucher et de planter le bout de ses béquilles dans une terre pouvant supporter le poids de son corps pendant un cours instant, le temps de déplacer sa jambe valide sans appuyer sur l’autre. Il avançait ainsi et se retrouva perdu, guidé par son numen dont il suivait les variations sans se poser d’autres questions que celle de sa destination. Un nuage passa, puis un autre ; le ciel se couvrait. Bientôt, l’obscurité totale ne fut compensée que par la faible lueur de son essence devenue moins lumineuse et qui s’estompait progressivement au fur et à mesure que la nuit avançait. Elle ne pouvait se revivifier aux rayons de la lune et épuisait assez vite ses réserves. Enfin, il se retrouva dans le noir complet, mais heureusement dans une clairière qui lui permettrait de recharger son numen si les nuages disparaissaient ou au moins s’espaçaient. Il s’assit sur une souche d’arbre et attendit qu’une éclaircie survienne. Il n’avait pas peur, malgré le noir d’encre. Il connaissait la forêt, ses animaux, et savait comment s’en protéger pour ceux qui pourraient devenir agressifs. Il entendit passer une horde de sangliers dans le contrebas où un ruissellement se faisait entendre laissant supposer un petit cours d’eau. Il écouta le hululement du hibou, le roucoulement des pigeons, le couinement de rats dans un tronc à côté de lui, le jappement d’un renard. Il ne s’étonna pas de cette diversité des bruits de la nuit et en distinguait chaque note comme une symphonie murmurée à son oreille. Il était devenu une sorte de chef d’orchestre jouant de sons vivants et secrets comme un souffle intime qui le prenait au mot. Il n’avait aucune connaissance de la musique. Au plus, quelques notes jetées au hasard sur un clavier, puis les rondes et les noires qui dansaient sur une portée, ainsi entraînées par l’horizontal jusqu’à la fin du morceau ou renouvelée par les deux points symétriques qui se lisaient à la fin de la pièce. Mais il avait aimé, un jour où il était à Orléans, avec la Jeanne, chef des armées du Roi, le petit orchestre qui joua pour la famille royale et la cour des airs à danser qui lui donnèrent l’envie de tournoyer jusqu’à plus soif. Il avait ce jour-là découvert la puissance de la suggestion, l’engourdissement de l’intellect face à l’allégresse d’une musique endiablée. Il en avait gardé un souvenir mitigé, se sentant libre dans son corps et son cœur, mais, dans sa raison, moins disposé à se laisser enjôler par ces sons qui l’entraînaient. Il avait eu la sensation d’être un autre homme et s’était dit qu’il devait prendre garde à ne pas se laisser déborder par l’enchantement des notes, c’est-à-dire ce mélange savant fait de la mélodie, l’harmonie et le contrepoint.

01/03/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (9)

Il les avait parcourus du temps de sa jeunesse, chassant et braconnant de nuit, dédaignant le passage de sangliers ou de chevreuils, jusqu’à rentrer au petit matin, la gibecière bien fournie de quelques lièvres pris au collet et d’un faisan attrapé à la glue. Il n’avait donc nullement peur de ces bois qui lui rappelaient ses tendres années lorsque, dans le même temps, il louchait du côté de la ferme Sébastien où se tenait, éveillée, la grande Germaine, aux cheveux blonds. Il se souvint qu’il sifflait un air d’oiseau (lequel ? Il ne se savait plus) et qu’elle le rejoignait dans le noir, sautant de sa fenêtre qui se trouvait à presque deux mètres du sol. Là, il la prenait par la main et il s’enfonçait dans l’obscurité, marchant en silence, puis se serrant l’un contre l’autre, jusqu’au moment où ils s’arrêtaient sans pouvoir lutter contre le désir qui s’emparait d’eux et les rendait presque fous. Elle se laissait aller contre son corps, son visage à hauteur du sien, cherchait sa bouche et la pénétrait avec douceur de sa langue semblable à une guimauve que l’on mange les jours de fête. Lui ne prenait jamais l’initiative. Mais lorsqu’elle avait commencé, il n’était pas en reste. Il glissait sa main sous sa chemise, caressant son dos au grain délicat, puis remontait jusqu’aux aisselles pour passer devant, là où sa féminité le transportait en rêve, dans une fermeté et une douceur sans pareilles. Il s’attardait longuement sur cette pomme offerte, chaude, de la taille de ses mains, avant de saisir entre le pouce et l’index une pointe tendue, gorgée de bonheur et de désir. Une fois, il avait souhaité poursuivre ses investigations à hauteur de la taille, en glissant trois doigts entre la ceinture et un ventre rentré. Mais elle s’était écartée brusquement, poussant un petit cri craintif, agitant son corps jusqu’à ce que ses doigts se fussent dégagés de cette emprise délicieuse. Ces quelques secondes soulevèrent en lui des rêves enchanteurs, des fantasmes cuisants, un souvenir exaltant. Que se cachait-il sous cette jupe virevoltante qu’il contemplait les jours de messe quand elle arrivait avec ces parents sur le seuil de l’église et qu’elle prenait place dans son banc attitré ? Cela le tracassa longtemps, mais il ne put jamais, du moins en ce qui concerne Germaine, accéder à ce lieu rêvé qui se résumait à un paradis inaccessible.

25/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (8)

le numen serait la manifestation d’une volonté divine qui exprime la puissance propre d’un dieu. Plus intéressant encore, le mot est, pourrait-on dire, l’essence du terme signum, manifestation sensible par laquelle cette volonté se fait connaître (prodiges, oracles, etc.) puisqu’il en qualifie abstraitement l’exercice tout-puissant. Bien que tout ceci lui paraisse assez abscons, il réalisa que cette ombre qu’il voyait lumineuse, aux contours nets ou flous selon les moments, et qu’il ne savait nommer d’une manière explicite, pourrait être dénommée numen, c’est-à-dire l’essence même de la lumière, la vision d’une lumière divine différente de la lumière lunaire les jours de pleine lune. Elle serait donc de nature différente de ce qu’il connaissait dans l’existence et avait une signification spéciale qu’il lui fallait découvrir et qui le mènerait peut-être à une guérison fortuite ou miraculeuse.

Le soir même, il reprit sa promenade, comme à l’accoutumée, l’esprit dévoré d’interrogation et, oui, de curiosité. Son numen, car c’était bien ainsi qu’il devait désormais l’appeler, s’éclaira, lueur plus aveuglante que celle de la reine des ombres, qui diminuerait dans un ou deux jours. Pourvu de cet organe supplémentaire, dont il ne ressentait ni le poids ni l’encombrement et qui, même, semblait l’alléger, il pouvait marcher librement, y compris dans une densité conséquente de feuillages. Il fut à nouveau entraîné vers les bois de Saint-Roch, une véritable forêt en fait, mais appartenant à de nombreux propriétaires dont chacun possédait « son bois ».

20/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (7)

Un nuage passa. L’ombre s’éteignit, il se retrouva dans un noir d’autant plus absolu qu’il succédait à une clarté franche. Cela sembla l’éveiller ou tout au moins lui faire prendre conscience d’un signe. Il fit demi-tour dans une obscurité difficile à traverser, semblant se comporter comme une bille dans un tunnel, se cognant aux bordures du chemin, c’est-à-dire aux piquants des ronces des deux haies qui le bordaient. A certains moments, il dut prendre entre ses doigts les tiges piquantes, se blessant la partie la plus innervée des phalanges, puis décrocher les épines de ses vêtements pourtant lourds et bien protégés contre les agressions naturelles d’une campagne hostile. Enfin, il vit la lueur de la fenêtre de son bureau où il avait laissé une chandelle allumée pour garder la maison contre toute intrusion malencontreuse. Simultanément, il s’interrogeait sur le sens du mot entendu. Numen. Que désignait-il ? Il connaissait le terme latin de « lumen », qui signifie lumière, mais pourquoi remplacer le L par un N ? Il faut que je cherche sa signification, se dit-il en franchissant le seuil de sa maison. Après avoir fermé sa porte à double tour, il se coucha, poussé par une réflexion qui lui échappait et qu’il ne pouvait contrôler. Cela dura longtemps. Il entendait les heures sonner au clocher de l’église, mais ne put compter au-delà de quatre, s’étant endormi, épuisé par sa marche et ses réflexions.

Au réveil, sa première pensée fut « numen ». Le mot surgit avec force dans le brouillard des songes et le réveilla instantanément. Mais le lecteur sait bien qu’à cette époque Internet n’existait pas et qu’il lui fallait soit trouver dans sa bibliothèque de quoi satisfaire sa curiosité, soit écrire à différents imprimeurs pour qu’ils lui recommandent divers volumes susceptibles de le renseigner. Commençons donc par fouiller dans notre propre et précieuse bibliothèque, s’avisa-t-il. Sans même prendre un léger repas qui l’aurait maintenu en forme jusqu’au milieu du jour, il se plongea dans les pages de volumes lourds et noircis, d’abord des dictionnaires d’où il ne tira pas grand-chose, quelques explications sur l’origine étymologique, un verbe nuo, nuere qui voudrait dire « faire un signe de tête ». Enfin, après d’autres recherches dans d’autres volumes, il découvrit ce qu’il cherchait.

15/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (6)

Le lendemain, la lune était encore suffisamment pleine pour permettre à son ombre de le guider, vers quoi, il l’ignorait ; mais il excellait dans cet art de ne pas dire ou provoquer les choses pour qu’elles adviennent inexorablement, dans une simplicité qui les rendait justes et bienvenues. Sur le seuil de sa maison, il ne put contempler l’astre de la nuit et dut faire quelques pas pour le laisser envahir sa personne et l’auréoler de lumière blanche, crue comme un légume fraîchement coupé prêt à être versé dans une marmite bouillante. Guidé par la lueur, il ne s’attachait qu’à l’inclinaison de son ombre, suivant celle-ci dans ses moindres frémissements, attendant même le souffle court qu’elle s’offre à lui par quelques mouvements qui lui faisaient dire qu’elle s’était emparée de lui corps et âme. Il se rendit compte qu’il y avait quelque chose de changé en lui. Quoi ? Il ne savait pas exactement, mais il se sentait plus libre, moins prisonnier de cette carcasse déglinguée que son corps était devenu. Il peinait toujours à marcher, mais cette gêne s’était atténuée au point de le laisser libre d’aller et venir sans contrainte. Serait-ce le début d’une guérison ? Cela ne lui était pas venu à l’idée et ne l’intéressait nullement. Il se sentait libre et cela lui suffisait. Il pouvait laisser aller sa pensée à des considérations plus hautes, s’interroger sur cette essence qu’il avait devinée derrière cette ombre lumineuse qui lui disait où il devait aller.

Tiens, que se passe-t-il ? L’ombre, ou la lumière dévie dans sa course. Elle le guide vers les bois de Saint-Roch, profonds et ténébreux. Connaissant son infirmité, il ne s’était jamais aventuré vers cette immensité ombragée d’où il ne pourrait sortir seul s’il lui advenait quelque chose. Dans le même temps, lui vint à l’esprit un mot, prononcé clairement dans sa tête : numen. Il lui vint de manière impromptue, comme un enroulement sur elle-même de sa pensée, une échappée brutale et prodigieuse du cerveau, tel un pet dans un salon que l’on ne peut retenir et que l’on cache d’une toux feinte. Que signifie ce mot ? Pourquoi lui est-il venu à l’esprit brusquement et pourquoi ne peut-il s’en débarrasser ?

10/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (5)

Rentré chez lui, épuisé, il ne put trouver le sommeil. Est-il possible qu’une droite quelconque devant une source lumineuse crée une ombre dont la direction varie sans que la source change de place ? Quel fait étrange et surtout impossible. Et pourtant ? C’est bien ce qu’il avait vu de ses propres yeux par deux fois. Est-ce possible ? Possédant une importante bibliothèque accumulée au fil des ans d’infirmité, il se plongea dans les livres d’astronomie. Il ne trouva rien qui donne une explication raisonnable à ce phénomène. Il aborda les quelques livres de cosmologie qu’il possédait sans trouver d’autres explications intéressantes. La mécanique restait la mécanique et ne pouvait envisager des événements qui n’étaient pas conformes aux lois de la nature et plus particulièrement aux lois de la physique. Il se plongea alors dans un livre d’ontologie, c’est-à-dire la science de l’être. Aristote, constata-t-il, définissait l’ontologie comme « une science qui étudie l'être en tant qu'être, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune de ces sciences particulières, car aucune de ces autres sciences dites particulières ne considère en général l'Être en tant qu'être, mais découpant une certaine partie de l'Être c'est seulement de cette partie qu'elles étudient l'attribut ». Il en conclut qu’il ne pourra trouver de réponse à son interrogation qu’en intégrant ensemble toutes les sciences traitant de la matière et celles traitant de l’être, c’est-à-dire la philosophie, la morale, la spiritualité et même la psychologie, un terme nouveau formé par le savant croate Marko Marulic, un humaniste quasi contemporain qui écrivit le traité Psichiologia de ratione animae humanae[1]. Comment joindre ensemble ces différentes visions du monde s’avéra la question cruciale pour trouver l’explication à l’événement. La seule valable, mais invraisemblable, pensa-t-il soudain, était que la matière contient en elle-même une pensée ou une volonté indépendante qui lui permet en certaines occasions induites par un événement particulier, de se manifester à l’encontre des lois naturelles.

Il s’endormit sur ces pensées ayant l’ impression d’avoir survolé la structure du monde sans toutefois pouvoir en tirer des conclusions intéressantes. Il rêva d’un jeu compliqué dans lequel des billes s’enroulaient autour d’autres billes et, parfois, s’entrechoquaient avec des éclatements secs et impressionnants. Il ne vit pas le joueur, mais aperçut un doigt qui semblait guider certaines de ces billes vers des lieux où elles n’auraient pu aller autrement.

 

[1] Livre de la fin du XVe siècle dont les quelques exemplaires ont été perdus.

05/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (4)

Quelques semaines plus tard, Pierre Heurtebise sortit à la tombée de la nuit, évidemment un jour de pleine lune. Comme d’habitude, il partit le dos à l’éclairage lunaire. Très vite, il constata des changements dans la lumière de son ombre lumineuse. L’éclat se modifiait, elle apparaissait tantôt éclatante, tantôt amoindrie à un point tel qu’il devait prendre soin de conserver sa direction. Elle devint également floue. Ce n’était plus l’ombre aux contours bien nets, mais une sorte de halo brouillé qui se confondait parfois avec la végétation. Il se frotta les yeux, mais rien n’y fit. Une sorte de voile blanc s’interfaçait entre le monde et lui. Ce n’était qu’intermittent, mais suffisamment dérangeant pour qu’il s’interrogeât sur ces transformations. Deviendrais-je aveugle ? se demanda-t-il. En fait, il ne commença à réellement s’inquiéter que lorsque ces sortes de nuages dans la vue lui arrivèrent pendant la journée. Il avait pris l’habitude de dormir à la lumière du jour pour être totalement disponible pendant les nuits et particulièrement pendant les nuits de pleine lune.

Mais la vie extérieure continuait et certaines obligations le contraignaient à être actif le jour. C’était le cas les jours de marché de la petite ville voisine où il devait se ravitailler pour une semaine. Il partait alors avec un garçon d’une douzaine d’années traînant sa brouette et quelques légumes qu’il cultivait espérant les vendre et ramenait tout ce qu’il ne pouvait produire lui-même. Lorsque le soleil tapait fortement sur ses yeux, le voile blanc apparaissait par moments. Il continuait à voir ce qu’il regardait, mais le paysage prenait une blancheur inaccoutumée qui l’obligeait à mettre sa main en visière pour maintenir ses yeux à l’ombre. Alors le voile s’estompait et il retrouvait une vue normale, transparente pourrait-on dire. Cela l’inquiéta. Son mal à la jambe le gênait déjà considérablement. Si de plus il devenait aveugle, comment ferait-il pour continuer à vivre normalement ?

Bref, ce jour-là ce ne fut pas un voile blanc qui apparut, mais un changement de direction de cette ombre lumineuse alors qu’il ne changeait lui-même aucunement de sa direction initiale. Ce fut d’abord léger. L’ombre partit vers la droite. Il s’arrêta, la regarda, se retourna pour constater que la lune n’avait pas changé de place et qu’elle accomplissait sa révolution dans le ciel de manière tout à fait ordinaire, comme une mécanique bien réglée et sans initiative. Comment l’ombre lumineuse qu’elle projetait grâce à son corps pouvait-elle changer de direction alors que sa source de lumière ne bougeait pas ? Quelques instants plus tard, en une seconde, tout redevint normal. Il reprit ses pas sans qu’aucune modification  de la direction de son ombre ne se remarque. Au retour, alors qu’il avait son ombre derrière lui, il se retourna plusieurs fois pour vérifier sa direction. A un moment donné, il perçut à nouveau un angle suffisamment différencié de sa direction normale pour qu’il en soit parfaitement conscient. Mais qu’est-ce donc que cette anomalie ? se demanda-t-il.

02/02/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (3)

Alors il se souvint qu’il réfléchissait à l’essence de l’être qui, disaient certains philosophes, était l’être réel et non celui d’une existence qui aurait pu être autre ou qui pourrait devenir autre. Il avait devant lui son essence alors que son corps ne représentait que son existence. Mais pourtant… Cette ombre lumineuse ne pouvait être décrite plus avant. Ce n’était qu’une ombre, certes lumineuse, mais qui ne représentait qu’une image de lui-même. Ou… peut-être était-elle à l’origine de sa silhouette, laquelle n’était elle-même qu’un contour de son être ou de ce qu’il croyait être son être ? Quelle chose extraordinaire, pensa-t-il. Je suis maintenant pourvu d’une essence que je ne connaissais pas et qui, d’après ce qu’en disent les savants, est la source de l’être. Il s’assit sur un talus et resta là, réfléchissant sans savoir exactement à quoi.

La fin de la nuit était proche lorsqu’il se rendit compte que son ombre lumineuse avait tourné, suivant les rayons de la lune, et qu’elle disparaissait. Plus rien ! Il ne lui restait plus que son existence, faible et infirme. Il se tâta. Il était semblable à ce qu’il était d’ordinaire. En rentrant péniblement, s’aidant de ses béquilles, il se sentit las, avait la tête embrouillée et le cœur malheureux. Il finit par penser en arrivant chez lui qu’il avait rêvé, que ce rêve était absurde et que l’existence continuait comme auparavant, ni très gaie, ni très triste, à l’image du paysage qu’il avait contemplé durant la nuit.

Il se coucha et commença donc son existence nouvelle : dormir le jour, être la nuit ; exister dans le sommeil, vivre dans l’éveil de son essence. En réalité, il ne vivait pas toutes les nuits. En effet, ce n’était possible que lorsque la pleine lune se déplaçait dans le ciel. Les lunes non pleines n’étaient pas suffisamment puissantes pour éveiller son essence qui continuait à sommeiller malgré tous ses efforts. Ces jours-là, les moments de découragement se succédaient. Il ne vivait qu’avec la moitié de lui-même et se sentait vide. Parfois, pour se remplir, il mangeait plus que de raison. Il descendait dans la cuisine, y préparait deux œufs sur une tranche de lard grillé, l’accompagnait d’un peu de fromage cuit et lapait jusqu’à la dernière trace de ce mélange jaune-orange dans le fond de l’assiette. Mais rien n’y faisait : coupé en deux sur le fil du rasoir, il errait dans sa maison sans avoir le courage de sortir au grand jour. Le retour de la pleine lune le rendait gaillard. Il se faisait beau, changeait de vêtements, soignait la raie de sa chevelure, se mettait un peu de rouge sur les joues. Puis, il sortait avec ses béquilles, au lever de la lune. Sur le pas de sa porte, il la contemplait, bien ronde, dodue, tachetée d’ombres et de lumière comme un visage humain. Il savait précisément à quel endroit elle se levait ; entre deux grands arbres. Elle se laissait glisser derrière le second comme un fantôme jusqu’à apparaître entière, dédaigneuse et splendide. Oui, elle mérite bien ce surnom de reine des ombres qui sera utilisé plus tard par Lamartine en périphrase pour la désigner. Mais ce dernier ne connut jamais l’aventure de Pierre Heurtebise : voir l’essence dans une ombre lumineuse lorsque la pleine lune est levée. Ce dernier n’eut jamais, d’ailleurs, une impression de privilège. Cela lui sembla naturel, comme la naissance d’une fleur au printemps.

29/01/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (2)

Cette nuit-là, il était sorti avec ses béquilles, gêné par l’odeur fade et quotidienne de son bureau essentiellement due à sa blessure qui ne se refermait pas. Envahi par une torpeur habituelle à cette époque, cette sourde chaleur moite du milieu du printemps, il errait près du cimetière de son village natal. La pleine lune brillait de tout son éclat. Il marchait avec difficulté, utilisant ses béquilles en alternance avec sa jambe valide, laissant l’autre traîner derrière lui, inerte. Il n’avait jusqu’à présent cheminé que face à la lune qui, d’ailleurs, l’aveuglait quelque peu. Mais las de tirer son poids mort, il décida de faire demi-tour et de rentrer se coucher. S’appuyant sur un de ses soutiens, il sauta légèrement de côté pour retomber sur l’autre après avoir effectué un demi-tour. Un éclair le frappa alors, une sorte d’illumination intense qui lui fit perdre conscience. Il lâcha ses béquilles et se tint debout, sans contrainte. La lune, derrière lui, illuminait le chemin de campagne, quelque peu boueux, avec des ornières de-ci de-là. Le paysage était terne, plein d’ombres, avec certaines taches plus claires en raison de leurs textures ou de leurs formes. Il était aveuglé par son ombre qui se détachait, lumineuse, du reste du panorama, comme un trou dans sa vision. Au début, il ne voulut pas croire qu’il s’agissait de son ombre. Il se pencha pour palper cet éclat insolite sur le sol et il vit la forme se rapetisser, suivant les mouvements de son corps. Quel drôle d’objet, pensa-t-il. D’ailleurs, est-ce un objet ? Il s’agenouilla à même la terre et tâta la poussière mêlée de boue. Rien d’anormal, lui sembla-t-il. Il se releva avec difficulté et la chose reprit sa forme normale, quatre jambes dont deux malingres, un buste large dont les bras étaient liés indissolublement au poitrail, une tête fluette revêtue d’un chapeau orné de plumes, le tout dans un équilibre instable. Diantre, se dit-il, quel est donc ce bazar qui semble vivant sans l’être ? Il se déplaça péniblement d’un pas et compris aussitôt. C’était son ombre ! Mais quelle était curieuse. Normalement, l’ombre est sombre, discrète, sans prétention. Là, elle semblait son être réel, illuminant le chemin sur lequel il se tenait. Lui, son être réel, était fondu dans le paysage, sans grande différence avec les arbustes poussant sur les côtés. Dieu, est-ce possible ? Il doutait de ce qu’il constatait. Mais que faire face à l’insolite qui s’avère plus réel que la réalité ?

27/01/2017

L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (1)

Pierre Heurtebise de Praguilande, qui vécut au XVe siècle en terre poitevine, passa plus de la  moitié de sa vie dans l’obscurité. Il naquit et grandit cependant comme chacun, au soleil, heureux et fier de se montrer à tous. Mais un jour de décembre, alors que la pleine lune répandait sa lueur dans les arbres de la forêt, il croisa son ombre, une ombre si différente de celle des autres qu’il se demanda un moment s’il n’était pas déjà mort. Il se trouvait en pleine réflexion sur son existence, ne sachant s’il possédait ou non une essence d’une substance différente de ce qu’il connaissait jusqu’à présent, c’est-à-dire un corps pourvu d’une intelligence et de sentiments.

Il avait vécu la guerre et l’épopée de Jeanne d’Arc et s’était retiré sur ses terres pour soigner sa blessure, une vilaine plaie à la jambe qui ne se refermait pas et d’où coulait un jus incolore et malodorant qui le gênait dans ses amitiés. On devait l’approcher muni d’un mouchoir parfumé à la lavande, toutes fenêtres ouvertes pendant qu’il s’efforçait de paraître enjoué et déterminé. Cette infirmité le contraignit à la réflexion, puisqu’il ne pouvait plus « faire » au sens habituel du mot, c’est-à-dire agir pour modifier l’équilibre du monde, apporter sa pierre à l’édification d’un contexte plus juste et agréable. L’existence lui paraissait fade, sans intérêt, et il avait découvert dans les livres un moyen de se passionner malgré son incapacité à s’employer par le corps. Ses réflexions le conduisirent aux confins de l’imagination, là où plus rien ne s’oppose à la libre pensée qui avait alors un sens différent : construction de l’esprit sans contraintes liées à la matérialité ou à des dogmes imposés. C’est alors qu’un de ces amis lui parla de cette idée intéressante de l’essence à l’origine de l’existence. Formé au métier des armes, il ignorait que ces concepts avaient occupé de nombreux philosophes, tel Aristote qui dénommait substance ce terme d’essence mis en valeur par Saint Thomas d’Aquin deux siècles auparavant.

25/10/2016

Nouvelles vénitiennes, de Dominique Paravel

Venise, la sérénissime, racontée dans sept nouvelles. Eh bien, non. Venise ne peut être racontée. On ne peut qu’en deviner le mystère, sans jamais le saisir dans sa totalité. De même se demande-t-on, s’agit-il réellement de nouvelles ? Elles ne possèdent pas cette chute indispensable au genre. Elles ouvrent sur la brume, la mer, les ruelles et les ponts. Les personnages aussi sont réels, mais emplis du mystère de l’être englué dans un décor impossible qui le fait dériver et se débattre sans conclusion.

Véronica est engluée au fond de la lagune, dans la cale du temps. La chaleur de l’été est là, tenace, épaisse, les canaux puent la vase, les corps suent grassement.  Dans le quartier de San Giovanni Crisostomo, un lacis de ruelles derrière le Rialto, les habitants se tournent et se retournent sur les lits, étouffés par l’air humide, enragés d’insomnie.

Dans ces récits, la ville et ses habitants se confondent, pleins de fierté sauvage, de pulsions mortelles, de désirs bruts. Le dernier récit, Mondo Novo, donne le sens de l’ensemble du recueil. Un photographe cherche une Venise secrète, mais Venise ne cache rien, elle se laisse pénétrer dans ses recoins les plus secrets comme si elle y attendait depuis toujours l’intrus, docile et absente, une prison d’images vues et revues

Les façades de marbre blanc
La brume bleutée
Le grain friable des briques rouges
Les reflets au fond des canaux
Les ruelles tortueuses
La mosaïque mouvante de pierre, d’eau  et d’hommes
Découvrir ce qui est caché dans l’image, ce qui la hante, est impossible.

Vous l’avez trouvée ? demande Viola au photographe.

Non, il n’a rien trouvé, il n’y a pas d’autre Venise. Venise n’est qu’une illusion. Elle l’écoutait avec patience, comme si elle était prête à lui donner tout le temps dont il avait besoin sans le savoir. Puis elle s’est penchée vers lui.

– Venise est une utopie nécessaire du monde. Vous pensez qu’on peut photographier ça ?

Le mouvement de ses seins dans l’échancrure du pull-over noir, sa voix profonde, son regard pénétrant, il hésitait entre le désir et le désarroi.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Un lieu invisible, à l’intérieur du monde et de nous-mêmes. Un lieu impossible qui les contient tous.