L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (3) (02/02/2017)
Alors il se souvint qu’il réfléchissait à l’essence de l’être qui, disaient certains philosophes, était l’être réel et non celui d’une existence qui aurait pu être autre ou qui pourrait devenir autre. Il avait devant lui son essence alors que son corps ne représentait que son existence. Mais pourtant… Cette ombre lumineuse ne pouvait être décrite plus avant. Ce n’était qu’une ombre, certes lumineuse, mais qui ne représentait qu’une image de lui-même. Ou… peut-être était-elle à l’origine de sa silhouette, laquelle n’était elle-même qu’un contour de son être ou de ce qu’il croyait être son être ? Quelle chose extraordinaire, pensa-t-il. Je suis maintenant pourvu d’une essence que je ne connaissais pas et qui, d’après ce qu’en disent les savants, est la source de l’être. Il s’assit sur un talus et resta là, réfléchissant sans savoir exactement à quoi.
La fin de la nuit était proche lorsqu’il se rendit compte que son ombre lumineuse avait tourné, suivant les rayons de la lune, et qu’elle disparaissait. Plus rien ! Il ne lui restait plus que son existence, faible et infirme. Il se tâta. Il était semblable à ce qu’il était d’ordinaire. En rentrant péniblement, s’aidant de ses béquilles, il se sentit las, avait la tête embrouillée et le cœur malheureux. Il finit par penser en arrivant chez lui qu’il avait rêvé, que ce rêve était absurde et que l’existence continuait comme auparavant, ni très gaie, ni très triste, à l’image du paysage qu’il avait contemplé durant la nuit.
Il se coucha et commença donc son existence nouvelle : dormir le jour, être la nuit ; exister dans le sommeil, vivre dans l’éveil de son essence. En réalité, il ne vivait pas toutes les nuits. En effet, ce n’était possible que lorsque la pleine lune se déplaçait dans le ciel. Les lunes non pleines n’étaient pas suffisamment puissantes pour éveiller son essence qui continuait à sommeiller malgré tous ses efforts. Ces jours-là, les moments de découragement se succédaient. Il ne vivait qu’avec la moitié de lui-même et se sentait vide. Parfois, pour se remplir, il mangeait plus que de raison. Il descendait dans la cuisine, y préparait deux œufs sur une tranche de lard grillé, l’accompagnait d’un peu de fromage cuit et lapait jusqu’à la dernière trace de ce mélange jaune-orange dans le fond de l’assiette. Mais rien n’y faisait : coupé en deux sur le fil du rasoir, il errait dans sa maison sans avoir le courage de sortir au grand jour. Le retour de la pleine lune le rendait gaillard. Il se faisait beau, changeait de vêtements, soignait la raie de sa chevelure, se mettait un peu de rouge sur les joues. Puis, il sortait avec ses béquilles, au lever de la lune. Sur le pas de sa porte, il la contemplait, bien ronde, dodue, tachetée d’ombres et de lumière comme un visage humain. Il savait précisément à quel endroit elle se levait ; entre deux grands arbres. Elle se laissait glisser derrière le second comme un fantôme jusqu’à apparaître entière, dédaigneuse et splendide. Oui, elle mérite bien ce surnom de reine des ombres qui sera utilisé plus tard par Lamartine en périphrase pour la désigner. Mais ce dernier ne connut jamais l’aventure de Pierre Heurtebise : voir l’essence dans une ombre lumineuse lorsque la pleine lune est levée. Ce dernier n’eut jamais, d’ailleurs, une impression de privilège. Cela lui sembla naturel, comme la naissance d’une fleur au printemps.
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