L'homme sans ombre (6) (18/07/2017)

Le lendemain, Lauranne s’interroge : « Dois-je retourner à la bibliothèque et poursuivre mes investigations ? » Elle est bien tentée d’arrêter. Mais son amitié avec Noémie l’en empêche. Elle comprend le désarroi de son amie. Cette révélation la sépare de son fiancé plus résolument qu’une réelle mésentente. Elle-même d’ailleurs s’était sentie profondément décontenancée devant le spectacle de Mathis qui lui avait semblé quelque peu transparent. Cela n’avait pas duré très longtemps, mais suffisamment pour introduire dans son être un doute sur la vision habituelle des êtres humains qui pouvaient cacher des dimensions ignorées. « Quel drôle de bonhomme ! » se dit-elle. Elle choisit cette fois-ci de changer sa méthode de recherche. Hier, elle avait vu un groupe d’ecclésiastiques déambuler place de l’Opéra et s’était souvenu de son oncle qui était Jésuite et s’intéressait à la spiritualité et la mystique. Elle décide de lui téléphoner et de lui demander un rendez-vous. Une heure plus tard, elle monte les escaliers menant à sa chambre dans ce grand bâtiment au milieu d’une vaste cour et frappait. L'oncle était vieux, mais avait gardé un air enjoué de jeunesse. Il l’accueillit avec chaleur, lui demandant des nouvelles des membres de la famille, puis d’elle-même. Où en était-elle ? Que comptait-elle faire ? Son mari était-il celui qu’elle espérait ? Elle ne savait comment aborder son sujet.

– Et vous, oncle Gaspard, que faites-vous actuellement ? lui demanda-t-elle pendant un bref instant de silence.

– Oh, moi, tu sais, il me reste peu de temps. Je me prépare à aborder les instants les plus difficiles et les plus merveilleux de la vie. Les plus difficiles car on ne sait où l’on va. Les plus merveilleux parce qu’ils conduisent à votre réalisation suprême. Et celle-ci dépend de la vie que tu as menée. On peut réparer en un instant les erreurs passées, on peut également détruire une vie en un moment d’inattention. Alors je me concentre, fais le vide en moi et guette au fond de moi-même la lueur qui me dira qu’il est temps.

Profitant de ces paroles, Lauranne ose l’interroger sur ses convictions les plus intimes.

– Mais, oncle Gaspard, selon ce que vous dites, certains échappent à ce devoir de maîtrise au moment crucial. Ils sont déjà allégés, quasi transparents, sans poids. Cela leur est donné, ou, au contraire, cela exige des efforts considérables ?

– Nul n’est capable de te donner une réponse. Il faut l’avoir vécu et, le plus souvent, ceux qui ont fait l’expérience ne peuvent donner que des sensations ou des impressions. Prends la sculpture du Bernin, dans la modeste chapelle Cornaro de Santa Maria Della Vittoria, à Rome. Tiens, j’ai même deux photos de cette sculpture. Regarde-les ! Cette sculpture s’appelle la « transverbération », blessure d’amour où un ange vient, dans en songe, planter une flèche dans le cœur de Sainte Thérèse. Regarde bien sa posture. Tombe-t-elle et l’ange la rattrape-t-elle ? Ou, au contraire, est-elle soulevée par l’ange ? En fait, on a l’impression que Thérèse monte et commence à enjamber le nuage sur lequel se situe l’ange. Mais dans le même temps, la main de l’ange semble la retenir et l’empêcher de tomber. Cette double impression met en évidence l’expérience spirituelle. Celle-ci est d’essence divine, que rendent les formes de l’ange et les nuages sur lesquels il repose, et de nature humaine par le visage et le corps de Thérèse. A-t-on besoin d’expliquer un tel chef d’œuvre ? Non, le regarder suffit à vous emplir du mystère d’un Dieu à la fois pleinement Dieu et pleinement Homme. Sainte Thérèse d’Avila mentionne dans ses écrits qu’elle n’était pas capable de résister à la lévitation dans ses moments d’extases. 

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