L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (6) (15/02/2017)
Le lendemain, la lune était encore suffisamment pleine pour permettre à son ombre de le guider, vers quoi, il l’ignorait ; mais il excellait dans cet art de ne pas dire ou provoquer les choses pour qu’elles adviennent inexorablement, dans une simplicité qui les rendait justes et bienvenues. Sur le seuil de sa maison, il ne put contempler l’astre de la nuit et dut faire quelques pas pour le laisser envahir sa personne et l’auréoler de lumière blanche, crue comme un légume fraîchement coupé prêt à être versé dans une marmite bouillante. Guidé par la lueur, il ne s’attachait qu’à l’inclinaison de son ombre, suivant celle-ci dans ses moindres frémissements, attendant même le souffle court qu’elle s’offre à lui par quelques mouvements qui lui faisaient dire qu’elle s’était emparée de lui corps et âme. Il se rendit compte qu’il y avait quelque chose de changé en lui. Quoi ? Il ne savait pas exactement, mais il se sentait plus libre, moins prisonnier de cette carcasse déglinguée que son corps était devenu. Il peinait toujours à marcher, mais cette gêne s’était atténuée au point de le laisser libre d’aller et venir sans contrainte. Serait-ce le début d’une guérison ? Cela ne lui était pas venu à l’idée et ne l’intéressait nullement. Il se sentait libre et cela lui suffisait. Il pouvait laisser aller sa pensée à des considérations plus hautes, s’interroger sur cette essence qu’il avait devinée derrière cette ombre lumineuse qui lui disait où il devait aller.
Tiens, que se passe-t-il ? L’ombre, ou la lumière dévie dans sa course. Elle le guide vers les bois de Saint-Roch, profonds et ténébreux. Connaissant son infirmité, il ne s’était jamais aventuré vers cette immensité ombragée d’où il ne pourrait sortir seul s’il lui advenait quelque chose. Dans le même temps, lui vint à l’esprit un mot, prononcé clairement dans sa tête : numen. Il lui vint de manière impromptue, comme un enroulement sur elle-même de sa pensée, une échappée brutale et prodigieuse du cerveau, tel un pet dans un salon que l’on ne peut retenir et que l’on cache d’une toux feinte. Que signifie ce mot ? Pourquoi lui est-il venu à l’esprit brusquement et pourquoi ne peut-il s’en débarrasser ?
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