L’essence de Pierre Heurtebise de Praguilande (12) (15/03/2017)

Le lendemain était justement jour de marché. Il décida de s’y rendre seul, traînant sa brouette et non plus sa jambe, et de montrer au monde son corps intact, réhabilité, magnifié dans l’ensemble de ses fonctions y compris la marche qui, jusque-là, lui était interdite. Il salua ses connaissances en bon campagnard qui se respecte, vendit ses salades et tubercules sans prendre garde au prix ridicule qu’il recevait en échange, heureux de parler et d’être écouté. Il finit même cette matinée dans le café de la place centrale où la plupart des vendeurs et acheteurs (ils étaient le plus souvent les deux à la fois) se retrouvaient pour parler, encore parler, toujours parler, puisque la campagne n’offre pas quotidiennement l’occasion de discourir avec un tiers. Il s’enquit des dernières nouvelles et apprit que Jeanne, la très fidèle, avait été vendue aux Anglais par Jean de Luxembourg et qu’elle était emprisonnée à Rouen pour un jugement qui la conduirait très certainement à la mort, brûlée sur un bucher comme un vulgaire porc, en expiation de ce qu’elle leur avait fait subir malgré sa petitesse et sa modestie. Il en fut attristé, se rappelant les cavalcades conduites par la Jeanne dans l’Orléanais, dans ces chemins boueux et débordant de moustiques, pour surprendre les Anglais, si fiers de leurs personnes, si sûrs de leurs droits, si dédaigneux des natifs de cette terre difficile à cultiver.

Il reprit alors la route de Saint Bègue, son village, au nom mal connu parce que difficile à prononcer malgré son apparente simplicité, rangea sa brouette, entra dans la salle principale de sa maison et s’assit, le visage défait, l’œil interrogateur, le menton dans sa main gauche, cette sénestre sans droiture au convenu, seule à imaginer des idées folles. Il resta là tout l’après-midi, sans bouger, ni même penser, c’est-à-dire laisser aller ses idées où elles voulaient se rendre, sans ordre ni préséance, au fil des minutes, puis des heures. Progressivement, il se concentra sur ce qu’il avait entendu, Jeanne, en prison, vendue comme un vulgaire légume sur la place d’un marché, cette jeune fille qu’il avait connue, pas trop belle, mais pleine d’une énergie qu’aucun homme n’égalait, qui savait lorsque cela lui semblait nécessaire avoir le verbe haut et l’épée dégainée, maintenue enfermée dans une tour immonde au cœur du quartier général anglais, à la merci de Pierre Cauchon, l’évêque de Beauvais, un renégat à la solde des étrangers, qui ne pouvait trouver un chef d’accusation valable. Non, cela ne pouvait se passer ainsi, il fallait faire quelque chose !

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