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20/07/2016

La mue (6)

La sonnerie du réveil… J’ai beaucoup de mal à émerger… Enfin, j’ouvre un œil. Très vite, je comprends que quelque chose a changé. Non, pas à l’extérieur, mais en moi. J’ai comme un éclair de lucidité. Je me lève d’un bond. Ma peau a pris une couleur sale, elle est pleine de boursouflures, comme de petits volcans qui n’osent pas exploser. J’en ai partout. Je me précipite dans la salle de bain. Oui, j’en ai également sur le visage. La mue a commencé et il n’y a rien à faire. Que vais-je devenir ? J’appelle Joséphine qui dort plus que de coutume depuis qu’elle est rentrée. Je vais jusqu’au lit et la secoue énergiquement :

– Regarde, cela commence. Mon Dieu, ce que je suis laid.

Elle met quelque temps à se réveiller, me regarde sans rien dire, n’ose se jeter à mon cou et me dit simplement :

– Oui, j’en ai bien l’impression. Mais tu es mignon comme cela. On dirait un petit perdreau qui prend son duvet. Non, peut-être un reptile qui se revêt sa carapace.

Quelle idée de dire de telles choses. Je trouve cela sec et ça manque de chaleur humaine. Elle pourrait au moins me serrer dans ses bras pour compatir tendrement à mon malheur. Mais, il est probable qu’elle n’éprouve plus aucune attirance envers mon corps et probablement moi-même en entier, corps et âme et toutes les subtilités que chaque homme ou femme détient au fond de soi. Sans cesse, on nous dit que l’habit ne fait pas le moine. C’est vrai, mais le corps est-il un habit ? J’étais un moine et je ne sais ce que je vais devenir.

Je dois partir au travail malgré tout. J’utilise la trousse de maquillage de Joséphine pour paraître normal. Oui, là au moins, l’habit sert à jouer le moine. Même mes collègues au bureau ne remarquent rien. Mais j’ai un mal de crâne terrible toute la journée. Je retrouve ma compagne pour le diner. Elle a préparé une salade de quinoa. Je ne dis rien, mais cela me reste en travers de la gorge tant que je n’y ai pas goûté. J’ai toujours eu en horreur ces graines de blé ou d’autres céréales que l’on veut vous faire manger. Ah, mais… Elle est délicieuse. Quelles merveilleuses petites graines ! Je finis par ne manger que cela. Joséphine a beau me proposer une tranche de rôti qui semble appétissante. Je refuse en prétextant que je n’ai plus faim. Je n’aurai pu l’avaler. Nous nous couchons tôt, chacun dans ses pensées et nous tenons aux deux extrémités du lit.

16/07/2016

La mue (5)

Quelques jours plus tard, je suis étendu sur mon lit. Joséphine est partie passer quelques jours chez une amie qui avait besoin d’elle. J’ai une démangeaison sur tout le corps, comme une poussée sous la peau. La même impression que la première montée d’herbe au début du printemps. On ne voit rien venir, mais l’air est chargé d’odeurs délicates de surgeons frais. Pourtant, je n’ai pas, je crois, d’odeur spécifique sur mon corps. C’est juste une sensation bizarre, une espèce d’exaltation  de la peau légèrement plus colorée que d’habitude. Et si c’était cela le début de la mue ? Je me redresse brusquement. Mons cœur bat à tout rompre. Oui, c’est possible. Je me lève et mets en route mon ordinateur. Il y a de nombreux chats consacrés à la mue, avec des récits parfois épouvantables. On trouve cependant des conseils intéressants pour se préparer à un changement fonctionnel et sans danger. Malheureusement, je ne trouve rien sur les démangeaisons. C’est trop vague comme impression pour accéder à des conseils précis. Je me lève donc et pars travailler comme chaque matin. J’échange un petit coup de fil avec Joséphine qui est auprès de son amie et lui parle de manière détachée de mes démangeaisons. Toujours pratique, elle me conseille d’acheter une crème calmante en pharmacie. Elle a l’art de ramener à leur juste proportion les incidents qui émaillent la vie.

Le lendemain, je m’éveille plus tôt que d’habitude. Je décide d’aller courir au bois, n’ayant pas la douceur de Joséphine pour me laisser errer dans mon lit. C’est vrai, les hommes qui font de grandes choses se lèvent tôt. Mais surtout, ils ne connaissent que peu ces moments divins des petits matins  lorsqu’une femme se tient près de vous et vous serre dans ses bras. Je me débarrasse du pyjama et veux enfiler mon short de sport. Mais il ne glisse pas sur la peau des jambes comme d’habitude. Non, ce ne sont pas mes poils. Normalement, ils ne gênent en rien cette remontée vers l’aine du tissu en tenant l’élastique tendu entre mes deux mains aux doigts largement ouverts. C’est une sorte d’opposition douce, mais réelle. Ça y est ! J’y suis arrivé. Bizarre ! Je regarde mes jambes, elles paraissent normales. Ah, tiens ! Là, entre mes cuisses, des petits points noirs. Je les touche. Effectivement, ils raclent un peu. Même impression  que lorsqu’on s’essuie les pieds sur le paillasson avant de sonner chez un ami. Ma barbe pousserait-elle à cet endroit du corps généralement peu enclin à de telles manifestations ? Je me rends dans la salle de bain, prends mon rasoir et rase l’endroit suspect de façon à retrouver la peau douce que j’ai normalement en ce lieu. Cela va mieux. Je pars en petites foulées et me noie dans la foule des Parisiens qui se précipitent au travail. Quelle chance j’ai de disposer de mes heures comme je l’entends. Certes, je travaille parfois très tard ou très tôt, mais au rythme que j’ai choisi, ce qui me donne une impression de liberté que vous n’avez pas, vous, l’ensemble des mortels adultes.

15/07/2016

La mue (4)

J’en suis là de mes réflexions, lorsque Joséphine, réveillée, débarque dans la cuisine. C’est ma nouvelle petite amie. Elle est vive, a un cœur d’or et des boucles blondes qui font chavirer les cœurs. C’est vrai, parfois, elle prend trop de place et donne son avis sur tout. Mais je ne suis pas obligé de la suivre sur tous les points qu’elle propose.

– Tu m’as l’air d’avoir passé une mauvaise nuit. C’est encore ton attestation qui te tracasse ? De toute façon, on est obligé d’y passer. Alors cela ne sert à rien de faire la mauvaise tête.

Évidemment, cela lui est facile. Elle a dix ans de moins que moi et a donc une autre vision, plus détachée. Je n’ai pas envie de parler de cela. Elle va tenter de me raisonner alors que je ne désire que me laisser aller et oublier. Je l’embrasse dans le cou, je lui susurre quelques mots câlins, la serre dans mes bras et sens au travers du tissu de sa robe de chambre ses seins qui frémissent. Oui, c’est vrai, elle sait adoucir mes jours, engendrer en moi l’oubli de mon personnage et même me donner une autre vision de ma vie, très différente de celle que j’ai lorsque je me regarde devant une glace. Je lui sers un café, la laisse boire tranquillement, échange quelques plaisanteries, puis l’entraîne vers la chambre pour passer encore quelques moments ensemble. Elle se laisse dénuder, l’œil brillant, un sourire aux lèvres, ce sourire qui m’a séduit un jour d’hiver dans la devanture d’un magasin. Je me suis retourné, je l’ai vu et l’ai contemplé jusqu’à ce qu’elle me remarque et arrondisse le coin de ses lèvres. Nous avons parlé, nous nous sommes aventuré dans un café, avons pris deux grands crèmes et devisé jusqu’au déjeuner. Le soir même, elle s’installait chez moi, avec ses valises. Je ne l’ai pas regretté, même encore maintenant. Elle est distrayante et revient chaque soir pleine de joyeuses anecdotes à raconter.

Mais ma vie privée ne vous intéresse sans doute pas. Pardonnez-moi. C’est probablement le stress de l’attestation reçue dernièrement. Ce soir nous irons danser, cela nous fera du bien, à moi surtout. Joséphine s’est rendormie. Elle a une faculté sans égale à dormir à tout moment, en particulier après l’amour. Et ce n’est pas cinq minutes. Plutôt une heure. Je m’habille et pars travailler. Il le faut bien, sinon mon patron va devoir me signaler à la police des mœurs, celle qui est en charge des muants. Sitôt sorti de l’appartement, je suis agressé par les images et les mots qui ne cessent de parler de cet événement qui m’attend, je ne sais quand.

14/07/2016

La mue (3)

L’un d’eux fut transformé en vers des sables, chaud en été, froid en hiver, le nez dans les grains, piétiné par les baigneurs, claqué sur la peau des femmes prenant leur bain de soleil. Un autre se retrouva cheval dans un puits de charbon, aveugle, ne pouvant respirer, devant tirer d’immenses bennes de charbon sur rails, se tordant les pieds entre les traverses et toussant comme un malheureux en raison de la poussière de la houille. Lorsqu’il remonta à la surface, il était méconnaissable et il s’est suicidé en se précipitant dans le puits d’où on venait de l’extraire. Enfin, le troisième se mua en ortie. Une grande tige pleine de poils urticants, des feuilles aux bords agressifs, coupée toutes les deux ou trois semaines et condamnée à repousser sans cesse pour se faire à nouveau couper, voire arracher.

Oui, c’est vrai, j’avais oublié de vous le dire. Dans certains cas, on peut être transformé en plantes, généralement vénéneuses. Ce sont certes des cas extrêmes, mais ils existent. Enfin, une fois seulement, un homme fut transformé en pierre. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais il avait dû commettre de nombreuses fautes pour en arriver là. On n’a d’ailleurs jamais pu le retrouver dans la carrière où il avait été affecté, si bien qu’il n’a jamais pu avoir une autre mutation programmée.

Je vous avertis, lecteurs. N’en arrivez pas à de telles extrémités. Laissez-vous faire, il ne sert à rien de lutter. Mieux vaut coopérer et attendre le jour où une nouvelle mutation aura lieu. Certains ont même fini politiques après quelques années de mutation imposée. Les politiques sont des hommes et des femmes privilégiés. Ils ne reçoivent leur attestation qu’à l’âge canonique de soixante-dix ans, et ils peuvent choisir en quoi ils veulent muer. La plupart ne demandent que des changements insignifiants et avantageux, par exemple disposer d’une jambe supplémentaire pour mieux courir après les votes et se reposer dans les meetings. Quelques années plus tard, vous les retrouvez toujours en place, rajeunis, pas ou peu affectés par le fait d’avoir dû muer.

13/07/2016

La mue (2)

Mais ce n’est pas tout. Tout au long de la journée, j’ai droit à des rappels de ma condition de futur muant. Est-ce fait exprès, je ne sais pas, mais toujours est-il que cela me rappeler sans cesse l’urgence d’une bonne transformation. Tiens, tout à l’heure, juste après être sorti pour acheter ma baguette de la journée, j’ai été hélé par M Bougrenat, le marchand de chaussures qui me dit d’une voix doucereuse :

– Savez-vous ce qui est arrivé à M Rodogine hier ?

– Non, lui répondis-je.

– Eh ben, il a été transformé en bœuf à tout faire. Depuis, je m’attends à le voir passer chaque jour devant la porte et à devoir le saluer comme si de rien n’était alors qu’il transporte les légumes de tous les gens de la rue.

Vous me direz : « Mais pourquoi parle-t-on de muer plutôt que de dire qu’il y a une véritable métamorphose ? » Tout simplement par pudeur. La grande majorité des gens ne souhaitent pas en parler, ni même entendre en parler. Alors plutôt que de dire qu’ils subissent une véritable renaissance, ils parlent de mue, ce qui n’est le cas que de quelques personnes parmi des milliers. L’exemple précédent vous donne une idée approximative des commentaires des gens. Ils ne font pas cela par bravade, mais plutôt par souci de vérité, fausse évidemment. Et puis l’habitude en est venue, en particulier de la part des plus jeunes. Eux ne risquent rien. Ce n’est que vers l’âge de quarante ans que le risque augmente terriblement d’être appelé. Et on ne peut pas refuser. J’ai connu des gens qui avaient fui  très loin, hors de France. Et bien la police n’a pas mis huit jours pour les retrouver. Et si vous aviez vu ce qu’ils sont devenus après avoir été pris, vous n’auriez surtout pas tenté de fuir comme ils l’ont fait.

12/07/2016

La mue (1)

Pardonnez-moi, je commence un autre récit. Il s'impose à mon esprit à tel point qu'il m'empêche de penser à autre chose. Alors il faut que je l'écrive et que je vous le livre, sinon je perds mon temps à chercher ce dont je vais vous faire part. Rassurez-vous ce n'est qu'une nouvelle et elle ne sera pas éternelle. Quant au nombre manquant, l'infini peut attendre, il sera toujours là ainsi que le zéro.

 

J’ai commencé à m’inquiéter le jour où la mairie m’a envoyé une attestation m’indiquant que la saison de la mue était arrivée pour moi. Seule l’administration a le pouvoir de choisir la date de la mue de chaque personne. Elle ne donne jamais le jour exact, mais la saison à laquelle celle-ci se produit. Il appartient ensuite à chacun d’être prêt le moment venu. Pourtant, à la réception de cette attestation, je n’en sais pas plus et il est évident que cela m’inquiète. Que va-t-il se passer ? Comment les premiers symptômes apparaissent-ils ?  J’ai toujours été un enfant fragile, quelque peu malingre, craignant le sport, un enfant qui se blesse facilement et met longtemps à s’en remettre. Comment voulez-vous que je ne sois pas inquiet ? Je me souviens de la fois où mes parents m’avaient laissé seul dans la cour de récréation avec les autres garçons. J’avais bien essayé de me cacher derrière le bosquet d’arbres près des toilettes, mais j’avais été repéré par un garçon entreprenant qui avait appelé les autres et tous s’étaient d’abord moqués de moi, m’avaient bousculé et battu. J’ai bien essayé de me protéger des coups de poing, mais ils m’ont alors assailli de coups de pied qui m’ont vraiment fait mal. Depuis mes parents m’amenaient chaque jour jusqu’à la maîtresse qui me rendait le soir à ceux-ci. Et, prochainement, m’attend une longue épreuve, d’autant plus inquiétante que personne ne sait ce qu’il va advenir au moment de sa mue. C’est très variable. Certains ont une mue très bénigne, il peut leur pousser un bras supplémentaire, un autre nez ou encore une queue. Ce n’est qu’une toute petite mue. D’autres se muent carrément en un animal quelconque, pas seulement terrestre, mais également sous-marin ou aérien. Rares cependant sont ceux qui se muent en animal souterrain. Je les plains ceux-là en raison des difficultés à respirer et de l’obscurité permanente qu’ils côtoient pendant toute la durée de leur nouvelle vie.
Ce matin, au lieu de me lever dès le réveil, je me laisse aller. À quoi bon faire des efforts si c’est pour finir en ver de terre ou en poisson ? Je m’imagine en toutes sortes d’animaux, mais j’ai beaucoup de mal à suivre les différentes étapes de la mue. Les poils ou les plumes poussent-ils en premier ? Comment vais-je devenir ovipare ou m’engendrer moi-même comme les petites cellules du corps humain ? Ces questions vous paraissent idiotes, mais je vous assure que lorsque le moment approche, elles créent des tensions invraisemblables, à la fois corporelles et psychiques, que vous êtes de plus incapables de dissocier. Alors, je laisse aller mon esprit et le tourne vers des choses plus agréables : les vacances de l’an dernier dans le midi de la France, sur cette petite plage abritée par les pins. Mais aussitôt ma pensée se tourne vers les poux de plage, les araignées et je m’imagine poilu et nu, faisant face aux pieds énormes des enfants du voisin. Je change de sujet de délibération. Je suis pianiste et je joue dans un orchestre. Le basson crache énergiquement dans son instrument et je me vois petit microbe projeté au loin par l’air compressé, devenu sourd au passage dans les tuyaux. Bref, toujours je me vois plus petit que je ne suis, incapable de faire quoi que ce soit pour mon avenir, subissant sans résistance le broyage de ma vie passée. Qu’en sera-t-il le jour où la mue commencera ? J’ai beau me dire que si je m’en fais cela va encore plus mal se passer, rien n’y fait.  Ah ! Je me rendors… Un étrange animal vient se coller contre moi. Il ne sent pas bon et ses pattes velues commencent à m’enserrer. Je m’écarte, mais il revient près de moi. Que faire ? Au moment où je crois qu’il va m’embrasser ou me manger, je me réveille. Dieu soit loué ! Je l’ai échappé belle !

11/07/2016

Le nombre manquant (30)

Le lendemain, nous entrâmes, Claire et moi, au bar Fontana di Trevi. Ce n’était qu’une modeste gelateria, mais ses glaces étaient réputées. Le professeur était assis sur une chaise près de la porte d’entrée. Il fut surpris de me voir avec Claire qu’il supposait se trouver à la villa Médicis. Cela nous permit de gagner du temps.

– Que faites-vous là ? lui demanda-t-il aussitôt.

– Eh bien, professeur, lui répondis-je, nous sommes intéressés par votre confrérie. Vous avez aimablement invité Claire Pertuis, une collègue, à une réunion pour vous servir de secrétaire. Elle connaît maintenant votre intérêt pour la cosmologie et plus particulièrement ce qu’on appelle l’infini et le néant. Je vous avoue que nous aussi sommes particulièrement attentifs à toutes les découvertes et rapprochements pouvant exister dans ce domaine, que ceux-ci soient d’ordre physique et mathématique ou spirituel et psychologique. Nous savons que vous avez fouillé dans notre base de données et fait quelques modifications. Hier, vous avez à nouveau utilisé le terme d’orez et j’avoue que nous attendons de vous quelques explications.

– Ainsi, c’est vous qui disposez d’une base de données intéressantes, mais qui contient une erreur. Soit. Je reconnais cette ingérence. Mais avant de vous expliquer quelles sont mes raisons, je voudrais vous expliquer de manière plus implicite ce que nous recherchons. Claire a dû vous l’expliquer en partie. Mais elle ne possède pas l’ensemble des clés lui permettant de comprendre toutes nos motivations.

– Ne croyez-vous pas que vous avez fait une erreur en prenant votre secrétaire avec vous pour cette réunion ?

– Non, je ne le pense pas et d’ailleurs sa présence ici le confirme. J'ai bien fait puisque vous m’interrogez sur nos motivations.

– Mais elle aurait pu être une espionne qui s’ingérait dans votre organisation et vous prenait vos idées pour les exploiter d’une manière qui ne vous convenait pas.

– J’ai eu suffisamment l’occasion d’examiner le comportement de ma secrétaire pour constater à la fois sa curiosité et sa droiture.

– Au fond, que cherchez-vous avec votre confrérie ?

–Nous sommes un ensemble assez hétéroclite de personnes aux motivations différentes, mais qui ont également un but commun : réconcilier la science et la religion, les deux pôles de l’intelligence humaine qui semblent jusqu’à maintenant fondamentalement opposés. Nous pensons que cette réconciliation amènera irrémédiablement la paix entre les hommes par la synthèse entre la croyance sans preuve et la conviction expérimentale sans révélation intime. Cette réconciliation amènera une nouvelle ère d’entente entre les hommes, une élévation dans la manière de penser les problèmes et de trouver les méthodes pour les résoudre. Nous recherchons la synthèse entre la matière et l’esprit, ce qui représente une aventure humaine extraordinaire qui vaut les efforts que nous entreprenons.

07/07/2016

Le nombre manquant (29)

– Oui, orez pour ce dernier ajout à votre sculpture, ajouta le professeur Mariani. Vous ne pouvez terminer votre œuvre sur un zéro ! Elle s’écroulerait dès sa mise en place définitive. Elle doit être fermée par un orez qui lui donnera la puissance et la beauté de l’univers. L’orez est le contraire du zéro. Le zéro n’est rien, l’orez est tout, au-delà du monde visible et matériel. Il est assimilable à l’Un (la gangue de conception de la matière, l’atome initial) plus l’infini qui n’est qu’une possibilité du monde matériel.

Tous, nous regardions le professeur. Son visage exalté montrait sa tension intérieure. Il ressemblait à un dieu, légèrement illuminé par la forge où le verre en fusion attendait. Il faisait chaud, les gouttes de transpiration tombaient de son front. Il dut sortir un mouchoir de sa poche et essuyer ses lunettes. Je jubilais. Il s’était trahi, volontairement ou non, et m’avait livré involontairement une des clés de notre recherche. Je savais maintenant que c’était bien lui qui avait modifié notre base de données. Mais il ne l’avait pas fait de manière antagoniste. Non, il avait modifié le zéro pour nous donner une piste de réflexion importante et nous faire progresser. J’admirais son humilité et la candeur avec laquelle il cachait son jeu. Mais tout cela était-il vrai ou s’agissait-il d’une comédie qu’il jouerait dans un autre but ?

L’assemblée choisit de se taire et de faire comme si le professeur n’avait rien dit. Un artiste présent posa une question technique à laquelle le sculpteur répondit et les paroles du professeur furent oubliées par la plupart des participants. Pourtant, elle marquait l’ouverture d’une nouvelle ère, la création d’un chiffre nouveau dont il fallait maintenant justifier l’existence. Je laissais se terminer les présentations des œuvres et au moment où je devais remercier le professeur, je lui glissais à voix basse mon désir de le revoir à propos de l’orez. Son œil s’alluma, il me regarda d’une manière étrange et murmura :

– Quand vous voulez. Disons demain, à 18 heures, au bar Fontana di trevi.

Je lui serrais la main sans rien pouvoir ajouter, car il était déjà accaparé par une couple qui venait le saluer. Je sortis et me précipitais à l’hôtel pour expliquer à Claire ce que j’avais appris. Nous décidâmes d’aller ensemble au rendez-vous. Il comprendrait alors que Claire n’était pas une véritable secrétaire, mais cela le contraindrait à s’impliquer plus dans une conversation de fond et surtout à expliciter le rôle de sa confrérie. Nous décidâmes cependant de téléphoner à nos deux compagnons restés à Paris et de leur demander leur avis. Ceux-ci n’étaient pas unanimes. Mathias se ralliait à notre point de vue, mais Vincent restait réticent : « Et si tout cela était une comédie de sa part pour nous faire parler et nous contraindre à dévoiler nos recherches ! » Le risque subsistait, mais comment le lever ?

– D’accord, ajouta Vincent, parlez-lui, mais ne dévoilez pas notre groupe. Dites simplement que vous travaillez sur la compréhension des aspects physiques et spirituels de la cosmologie. Vous pouvez lui dire que nous savons que c’est lui qui a modifié notre base de données, mais ne lui dites pas comment et qui.

02/07/2016

Le nombre manquant (28)

Quelques jours plus tard, nous reçûmes de Paris un mail : « Monsieur Lorenzo Caramelis est cosmologiste. Il a obtenu son diplôme en astronomie à l’université de Padoue. Il travaille sur la modélisation des formations d’amas de galaxies. C’est un homme passionné par l’évolution de l’univers et, évidemment, des galaxies. Madame Maria Pietri est philosophe et s’intéresse à la notion d’infini dans la pensée métaphysique et à la distinction entre l’infini, qui se dit de Dieu, et l’indéfini qui désigne quelque chose dont on ne peut prouver les bornes. Il semble que le groupe du professeur Mariani ait des préoccupations assez semblables aux nôtres. Il faut que vous déterminiez pourquoi, quitte à vous dévoiler quelque peu ».

Nous avions le feu vert du groupe, à nous de jouer ! Ce n’était pas évident. Quelles allaient être les réactions du professeur ? Serait-il coopératif ou, au contraire, s’opposerait-il à toutes idées d’entente ? Difficile à dire. Peut-être serait-il bon de savoir comment, face à un cas assez similaire dans la méthode, mais très différente concernant le sujet, il réagirait. Nous convenons que ce ne serait pas Claire, mais moi-même, qui essayerait d’obtenir l’information. Elle était trop proche du professeur et il aurait immédiatement une impression d’espionnage. Mais comment s’y prendre ?

J’eus l’idée de me présenter comme délégué d’une agence en communication venant de Paris pour promouvoir l’action de la France dans l’art contemporain auprès des habitants et touristes de Rome. L’objet était peu en rapport avec nos préoccupations et celle du professeur, mais étant en charge des pensionnaires, il ne pouvait échapper à ce genre de sollicitation. Il s’agissait de faire connaissance avec les artistes résidents et de rechercher quelles pourraient être les actions de promotion qu’on pourrait entreprendre. Le professeur nous accompagnerait dans nos démarches auprès de ceux-ci, ce qui me permettrait de faire connaissance et de tester sa capacité d’ouverture. Ma première rencontre fut fructueuse, le professeur s’avérait plus coopératif que je le pensais. Après la présentation des artistes résidents, il fit part de nombreuses idées concernant les relations avec la ville de Rome, puis également d’une promotion avec une certaine Confrérie de l’Infinitude. Il avait en effet remarqué qu’un des résidents travaillait d’une manière très particulièrement sur des sortes de montres tableaux qui se portaient au poignet. Il peignait avec une loupe d’horloger, au millimètre près et avait dénommé sa technique « peinture de l’infinitésimal ». Il prétendait que certains membres de la confrérie pourrait l’aider à promouvoir ses travaux, voire à lui en commander. Ainsi le professeur s’avérait prêt à aider quiconque en faisant appel à sa confrérie. Un autre résident lui montra ses travaux. C’étaient de véritables sculptures de chiffres entremêlées qui formaient des équations difformes, mais réelles et qui donc signifiaient un ordre préétabli. Ces objets se suspendaient au plafond, formant des lustres dont la lumière douce irradiait la salle et inclinait à la réflexion. Il montra celui qu’il réalisait. Les chiffres étaient en verre et soufflés à l’aide d’un tube creux. A chaque ajout d’un chiffre, il fallait chauffer l’ensemble, pas trop pour ne pas le déformer, découper l’endroit d’insertion du nouveau chiffre et réaliser avec soin l’assemblage. Le garçon expliquait comment il allait introduire un zéro au sein de la masse assemblée lorsque le professeur lui dit : « Non, pas zéro, orez ! » Discrètement, les résidents se regardèrent, semblant se dire « Mais de quoi nous parle-t-il ? »

27/06/2016

Le nombre manquant (27)

Un vieil homme prit la parole. Il semblait fatigué, mais restait très organisé dans sa tête, l’œil brillant et malicieux.

– Je souhaite tout d’abord rappeler que l’infini ne peut exister que parce que le fini s’est manifesté et existe. Celui-ci est notre réalité et est dénombrable. Ce qui est plus surprenant, c’est que l’homme ait inventé le zéro avant la notion d’infini. Je rappelle que tous les systèmes de numération commencent au un : une existence est au moins une et constitue une unité. Les autres nombres sont composés d’unités. D’ailleurs, pour les Grecs, le un n’était pas un nombre, mais ce par quoi le nombre est. Euclide énonce qu’un nombre est la multitude composée d’unités. C’est pour cette raison que le zéro n’est apparu que beaucoup plus tard. Le nombre étant fait d’unités, on ne pouvait concevoir le calcul qu’à partir de l’existant et non de l’inexistant. Le zéro n’a d’abord été qu’un signe permettant une notation de chiffres élevés ; puis il est devenu un chiffre, puis, enfin, un nombre, le nombre nul qui est le résultat de la soustraction d’un entier d’avec lui-même.

– Avant de poursuivre l’histoire des nombres, je souhaiterai intervenir, dit un petit homme presque chauve avec de petites lunettes rondes, faisant penser au visage de Gandhi, mais vêtu d’un complet du dernier chic. Notre président a parlé de l’infinitude et non de l’infini, c’est-à-dire de qualitatif plutôt que de quantitatif. Il me semble que nous sommes là, avec les systèmes de numération, exclusivement dans le quantitatif.

– Mais mon cher, êtes-vous capable de savoir quand vous passez de l’un à l’autre et comment ? Y a-t-il un langage spécifique à la qualité qui s’oppose à la quantité ?

C’était une femme dans la cinquantaine qui avait parlé, un peu agacée par cette intervention qui n’apportait rien de constructif. Elle semblait convaincue qu’il était nécessaire d’aborder le problème du rien pour comprendre celui du tout et au-delà.

Claire, au cours de cette diversion, se dit que tout ce qui était évoqué ici ressemblait quelque peu à ce que leur groupe avait lui-même examiné. S’agissait-il d’un groupe qui pourrait constituer soit un atout, soit une concurrence, soit même, éventuellement, un adversaire ? Le petit homme chauve reprit la parole :

– Je reconnais qu’il y a là matière à ne pas trop s’étendre. Cependant, le zéro est également un chiffre qui fait passer du positif au négatif. Et l’on peut, pourquoi pas, imaginer un infini positif se résumant au toujours plus grand, à un infini négatif, toujours plus petit. On pourrait alors penser que cela conduit au zéro. Eh bien, non !

Le vieil homme qui avait résumé l’histoire de l’unité et de la multiplicité, ajouta :

– c’est bien ce que je voulais souligner. Le zéro n’est pas un simple signe de nullité ou d’inexistence. Il a une magie propre qui permet d’aller au-delà de la simple numération et de passer aux fractions et à l’algèbre. Quant à l’infini, Aristote explique que l’infini n’est lié qu’à la quantité, qu'il doit être défini, s’il existe, et qu’enfin il ne peut être appréhendé comme une totalité, donc il lui est impossible d’exister en acte. Il n’existe qu’en puissance.

– Oui, l’infini pourrait se définir comme un lieu qui s’éloigne dès que l’on s’en approche. Il ne peut exister comme une chose bien définie. S’il était en acte, comme c’est également un nombre, il serait à la fois pair et impair, divisible et indivisible.

– Ce raisonnement semble vrai, mais Richard Dedekind et Georg Cantor, deux mathématiciens allemands, ont démontré l’existence d’un infini en acte. Ne me demandez pas comment, j’en serai incapable. Mais ce qui est sûr, c’est que personne ne conteste cette découverte. Cantor alla jusqu’à même prétendre qu’il existe une infinité d’infinis et il invente les nombres transfinis disant par-là que la numéricité est une condition nécessaire de l’infinité.

Claire buvait ces paroles. Elle se sentait en étroite liaison avec cet homme qui expliquait de manière simple ces concepts déconcertants. Lorsqu’il termina, elle faillit applaudir, mais, grâce au ciel, elle se rappela pourquoi elle était là et reprit son travail de secrétaire, une secrétaire particulièrement attentive à ce qui se disait. Elle commença à se demander ce qu’elle devait faire, parler au maître de leurs propres recherches ou ne rien dire quitte à laisser s’échapper une coopération possible. Elle décida finalement de m’en parler.

La soirée se poursuivit dans la même facture, questions et réponses se succédèrent. On parla de la numération de position et de l’emploi du zéro, de la numération binaire, du 60, nombre très divisible. On parla peu cependant de l’infini que l’on opposa au zéro. Le sujet de la réunion tel que l’avait annoncé le professeur ne fut que très, très partiellement traité. Comme l’avait dit l’homme qui ressemblait à Gandhi, on s’intéressa plus au quantitatif qu’au qualitatif. Visiblement, le groupe réuni ici n’était pas plus avancé que le nôtre sur ce sujet. Au retour, le maître s’endormit dans la voiture, laissant Claire à ses interrogations.

Elle me fit part le lendemain ce cette soirée et me demanda ce que nous devions ou pouvions faire : nous dévoiler ou ne rien dire et attendre ? Nous savions ce que le professeur faisait, mais nous ne savions pas pourquoi. Lui, par contre, ne savait pas que nous savions. Au cours de la réunion, il n’avait pas parlé de notre existence. Il semblait ignorer tout rapport entre ce que nous avions mis dans notre base de données et la présence de Claire auprès de lui. Devions-nous en discuter avec nos deux collègues à Paris ? Probablement. Mais qu’avions-nous à dire sur les intentions du professeur ? Claire  transcrit ses notes dans un rapport de plusieurs pages qu’elle remit le lendemain au professeur. Celui-ci la remercia sommairement, semblant y attacher peu d’importance. Il lui demanda d’en faire des photocopies et donna les adresses de chaque participant pour qu’elle leur envoie. Il semblait lui faire entièrement confiance. Ces adresses furent envoyées à nos deux comparses restés à Paris en leur demandant de se renseigner sur leurs propriétaires.

26/06/2016

Le nombre manquant (26)

Ils durent s’organiser. Ils décidèrent qu’une surveillance était maintenant plus utile à la villa qu’à la bibliothèque du Vatican. Claire se présenta à une annonce recrutant une secrétaire. Elle fut embauchée et eut la chance de se retrouver dans l’équipe du professeur Mariani qui n’était autre que le vieillard entrevu à Paris, puis à Rome. Que faisait-il ? Il fallait le découvrir derrière ses occupations courantes et connues. Apparemment, il était en charge des pensionnaires et de l’étude des religions. On peut légitimement se demander ce que l’étude des religions avait à faire avec la villa Médicis, mais c’était ainsi et cela ne gênait personne. Très vite, Claire fut vite au fait des activités du professeur Mariani : matinée consacrée à l’administration de pensionnaires, après-midi plus vague, voire très vague, passée en promenades, visites, réflexions, enseignement. Huit jours plus tard, rien ne transparaissait d’autres types d’activités. Claire se lassait de jouer la secrétaire de direction, gérant les horaires et les rendez-vous. Je me promenais dans Rome sans toutefois pouvoir en apprécier véritablement le charme, étant préoccupé par ce qui nous avait amené là. Je suis même retourné à la bibliothèque du Vatican pour trouver de nouveaux indices ou compléments à notre recherche.

Un soir Claire ne rentra pas à son heure habituelle. Je me dis qu’elle avait dû faire quelque course et qu’elle allait surgir d’un moment à l’autre. Mais les heures passèrent, huit heures, dix heures, minuit, toujours rien. Je m’inquiétais, puis finis par m’endormir dans un fauteuil. A trois heures, elle arriva et me réveilla, excité. Elle avait enfin percé le secret du professeur Mariani. Il avait bien une double vie, enfin, presque. En fin d’après-midi, au moment de partir, Mariani demanda à Claire si elle pouvait rester, car il avait une mission à lui confier : pouvait-elle l’accompagner à une réunion où il lui faudrait prendre des notes et en faire un condensé à lui remettre le lendemain. Notre amie n’eut aucune peine à acquiescer à cette demande. Le professeur semblait satisfait de sa bonne volonté et ils partirent en voiture vers le quartier de Trastevere. Malheureusement, Claire ne connaissait pas suffisamment Rome pour pouvoir retrouver la maison devant laquelle ils s’arrêtèrent. Ils descendirent quelques marches et sonnèrent à une porte cochère. Une jeune fille vint leur ouvrir et, sans un mot, ils la suivirent, traversant un jardin assez sobre, puis pénétrèrent dans une maison. Ils descendirent un escalier assez raide et se retrouvèrent dans une sorte de loggia donnant sur le Tibre. Une dizaine de personnes étaient là, semblant les attendre. Chacune d’entre elles saluèrent le professeur en l’appelant maître. Celui-ci expliqua la présence de Claire, ce qui parut tranquilliser certains. Ils s’installèrent autour d’une table, Claire assise à la gauche du maître. Elle sortit son ordinateur et annonça qu’elle était prête à transcrire ce qui se dirait.

– Mesdames, Messieurs, commença le professeur Mariani, vous connaissez les règles de notre confrérie : ne parler qu’exclusivement du sujet que nous traitons. Aujourd’hui nous allons parler d’un fait singulier : l’infinitude de la création. Avant de vous céder la parole, je souhaite simplement expliciter ce titre de façon à éviter toute incompréhension. Vous savez comme moi que l’infinitude est la qualité de ce qui est infini. Elle se rapporte au qualitatif plutôt qu’au quantitatif. La création serait donc infinie et non un phénomène fini comme on l'a longtemps cru. Cependant, en allant plus loin, parle-t-on d’infini spatial, d’infini temporel ou d’infini conceptuel, voire même d’infini spirituel. Cela mérite une discussion que je vous prie de commencer.

– Merci, monsieur le Président, dit un des messieurs assis à la table. Cette introduction n’est pas négligeable et nous nous efforcerons de rester cadrés dans le sujet que vous nous avez aimablement décrit. J’ai bien noté la différenciation que vous faites des différentes compréhensions que l’on peut avoir de l’infini. On peut s’interroger sur l’infini spatial. Est-il semblable à l’infini temporel. L’un peut-il exister sans l’autre ? Probablement pas d’après Einstein, le cadre espace-temps étant indissociable. Mais j’accepte volontiers les différences entre les infinis matériel (Einstein entendait également la matière dans son continuum), conceptuel et l’infini spirituel.

Claire observait cet homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants, un beau port de tête et un costume savamment repassé, apparemment riche, mais sympathique. Elle observa également les autres comparses autour de la table. Chacun semblait avoir des qualités et des manques différents. Une seule jeune femme se tenait légèrement sur sa droite, l’œil vif, la chevelure coiffée un peu à la garçonne, mais néanmoins sage. Elle sembla vouloir dire quelque chose, mais se retint.

21/06/2016

Le nombre manquant (25)

Le lendemain, j’étais dans l’avion pour Rome à côté de Claire et nous nous demandions ce que nous allions découvrir. C’était assez exaltant, mais également un peu angoissant. Nous trouvâmes un petit hôtel pas trop loin du Vatican, passâmes une bonne nuit et nous présentâmes dès neuf heures à la bibliothèque. Nous nous inscrivîmes auprès de la secrétaire en précisant, dans la rubrique objet d’étude, des recherches concernant les mathématiques et la cosmologie. Elle nous décrivit l’organisation de la bibliothèque et l’emploi de la base de données, nous remercia de nos inscriptions et nous laissa seuls. Faisant semblant de chercher un livre spécifique, nous nous trouvâmes bientôt devant l’ordinateur, sans toutefois lui prodiguer un intérêt excessif. Nous nous installâmes à une table voisine, pourvu de livres que nous faisions semblant d’étudier et qui suscitait de notre part de nombreuses notes écrites. La journée passa. Deux ou trois habitués vinrent se servir de l’ordinateur, mais juste quelques secondes, pour chercher une référence. La bibliothèque ferma sans que nous ayons vu le vieil homme. Durant la nuit, comme j’avais du mal à dormir, je pensais à tous ces événements et remarquai tout à coup que les interventions du pirate suivaient la mise en base de données de nouveaux documents. Mais oui, c’était bien cela ! Tant qu’on ne change pas nos données, il ne se passe rien, ce qui est compréhensible. Et les corrections n’ont bien sûr lieu que sur les nouvelles données. J’en parlai au petit déjeuner avec Claire qui acquiesça. Elle me dit que justement elle avait un texte à enregistrer. Elle l’envoya aussitôt et nous partîmes pour la bibliothèque. Je commençai la première permanence, Claire devait me rejoindre trois heures plus tard. Dix minutes avant son arrivée le vieil homme apparut. Il semblait fatigué, mais la tête toujours rayonnante. On voyait que le cerveau fonctionnait sans difficulté et qu’il savait ce qu’il faisait. Claire arriva à ce moment-là. Discrètement, je lui fis un signe des yeux qu’elle comprit immédiatement. Elle s’installa à la table en face moi et l’observa sans mot dire. Il sortit de sa poche de veste un papier et commença à taper ce qui semblait un code, car il allait sans cesse du texte au clavier, vérifiant la justesse de sa frappe. Il appuya sur entrée (enfin nous l’avons supposé !) et attendit quelques secondes avant de taper un court texte. Il prit soin de fermer patiemment  les portes de la base de données, puis remis l’ordinateur dans sa configuration d’attente. Nous avions convenu avec Claire de ne pas l’interpeler, mais de le suivre de façon à connaître son environnement. Nous profitâmes de notre présence simultanée pour nous distribuer les rôles de la filature. Claire le suivit jusqu’au moment où il se retourna. Je pris alors le relais laissant Claire disparaître dans la foule. Nous passâmes devant le château saint Ange, puis traversâmes le Tibre pour nous diriger vers la villa Médicis. Là, en jetant un dernier coup d’œil dehors, il entra. Claire me rejoint discrètement.

– Comment se fait-il qu’il entre dans l’académie de France ? me demande-t-elle.

– Il va falloir le découvrir, lui répondis-je.

20/06/2016

Le nombre manquant (24)

– Ça y est ! On va bientôt savoir qui c’est ! J’avais tendu un piège en intégrant vos derniers documents sur notre base de données. Eh bien, il a changé un nouveau mot. Zéro est bien toujours modifié et dénommé Orez, mais vous aviez évoqué l’antizéro. Il n’est pas appelé anti-orez.

– Dis-moi tout de suite comment il l’appelle.

– Eh bien, il ne l’appelle pas. Il le remplace par un zéro barré avec une barre horizontale au milieu, signe que l’ordinateur peut reproduire en tapant le zéro, puis en le barrant. Pour l’instant ce signe, ou peut-être pourrait-on dire ce chiffre, n’a pas de nom.

– et tu me dis que nous allons savoir de qui il s’agit ?

– Oui, bien sûr. Il y a une caméra installé dans la bibliothèque qui filme ceux qui utilisent l’ordinateur. Il suffit que Claire appelle son cousin et nous aurons le film, donc la tête et même plus de celui qui s’en est servi. Demande à Claire quand elle pourrait avoir la bande.

– D’ici une demi-journée maximum, répondit Claire. Il va nous être envoyé par Internet et nous pourrons la visualiser sans difficulté.

– Alors, c’est parti !

Ce ne fut que le lendemain matin que Claire reçut la bande. Elle eut le courage d’attendre que tous soient là pour ouvrir le paquet. Ce n’était qu’une petite clé USB qu’elle introduisit dans son ordinateur. Tous étaient les yeux rivés sur l’écran, sans mot dire, presque haletants. On voyait clairement l’ordinateur, la caméra était placé au trois-quarts avant et permettait de bien visualiser toute personne l’utilisant. On vit un petit vieillard s’avancer, s’installer tant bien que mal en face de l’ordinateur, et taper. Dès qu’il commença, ce fut magique. On le voyait réfléchir et taper, taper, taper, c’est-à-dire dicter ces ordres à la machine avec une célérité époustouflante. Il savait ce qu’il faisait et il le faisait bien. Mais ce n’était qu’un petit vieillard aux poils blancs, noueux, les sourcils broussailleux, une moustache fourni, les lunettes sur le nez. L’œil vif cependant, éclairé d’une lueur subtile, comme enfiévré. Un contraste saisissant entre le personnage et la personne. Quand il eut fini, il ramassa ses papiers, jeta un dernier coup d’œil à ses instructions, les envoya d’un clic, puis ferma l’ordinateur, redevenant le personnage falot qu’il semblait être. Rien ne l’avait distrait et il repartait maintenant le nez au vent, comme un vieillard inculte et dépassé.

– Mais qui donc est ce bonhomme ? s’exclama Mathias.

– Oui, c’est un drôle de personnage, constata Vincent.

– Malheureusement, cela ne nous apprend pas grand-chose, ajoutais-je. Qui est-il ? Pourquoi vient-il sur cet ordinateur ? Que cherche-t-il ? Aucune réponse à ces questions.

Enfin Claire réagit :

– Comment ? Vous avez exactement ce que vous avez demandé, l’image de celui qui modifie notre base de données et cela ne vous suffit pas. Vous ne pouvez tout avoir d’un coup. Votre patience est limitée. Prenons le temps, d’abord de réfléchir, puis d’agir.

– Réfléchir, oui, mais à quoi ? Qu’un vieillard anonyme se serve de cet ordinateur ne nous apprend rien, malheureusement.

– Vous voulez sans doute disposer d’une fiche de police qui vous dise son origine, ce qu’il fait, pourquoi il ne fait, quelles conséquences cela va avoir, etc. Il faut nous mettre en piste et tenter de récupérer ces informations à partir de ce que nous connaissons. Ce qui signifie dans un premier temps que l’un d’entre nous, ou deux, aille voir sur place et suive cet homme.

15/06/2016

Le nombre manquant (23)

Au retour de Claire, nous reprîmes nos travaux de recherche et de réflexion là où nous les avions laissés.

 – On peut se poser une autre question, m’annonça-elle. Le zéro signifie rien. Dans le monde matériel, rien signifie absence de matière. Or, et c’est l’’expérience qui nous le prouve, dans le monde matériel, il y a toujours de la matière. Seul le monde de la pensée est immatériel et donc n’en contient pas. On peut donc en conclure que le zéro n’est qu’une illusion de la pensée. Cela me rappelle les dessins inventés par l’artiste suédois Oscar Reutersvärd qui a découvert en 1934 l’impossible construction à trois chevrons et qui a ensuite multiplié cette forme d’illusion en augmentant ou en diminuant le nombre de chevrons.

– Oui, je crois que la Suède lui a consacré de nombreux timbres qui reprenaient cette découverte.

–  C’est vrai. Mais, cette amusante illusion fut redécouverte de manière mathématique par Roger Penrose qui en publie le dessin dans le British Journal of Psychology en 19581. Dénommée Triangle de Penrose, il ne peut exister que sous la forme d’un dessin en deux dimensions. Il représente un objet solide, fait de trois poutres carrées s’entrecroisant. Il a étendu l’idée à d’autres polygones, le carré, le pentagone, l’hexagone, mais l’effet d’optique n’est pas aussi frappant. Un autre peintre, ou plutôt un graveur, Maurits Cornelis Escher, a ensuite, de manière très original, exploité ces découvertes.

–  J’ai vu une exposition de ses œuvres, remarquais-je. C’était extraordinaire. Je me souviens d’une gravure de 1961 dénommé La cascade où l’eau coule et remonte la pente pour à nouveau retomber de manière si vraisemblable qu’il faut y regarder à deux fois pour comprendre qu’il ne s’agit que d’une illusion.

–  Eh bien, ne peut-on pas penser que le zéro est également une illusion de la pensée qui n’a rien à voir avec le monde matériel ? Il n’existe pas et n’est que la frontière entre la matière et l’antimatière. Le zéro n’existe que dans la pensée et est certes un bel objet conceptuel, mais l’avez-vous vu dans la nature ?

–  C’est vrai, mais n’oublie pas qu’il est également le point qui permet de passer des nombres positifs aux nombres négatifs et que tout cela est parfaitement logique et démontré.

–  Oui, c’est vrai, mais ce passage est-il illusion ou réalité ? Cela me rappelle le paradoxe d'Achille et de la tortue, formulé par Zénon d'Élée. Achille ne peut rattraper la quelle que soit sa vitesse, car, chaque fois qu'Achille passe par le point où se trouvait la tortue, celle-ci, pendant ce temps, progresse.

–  Et cependant il la double…

–  Oui. Nos sens nous trompent et faussent notre raisonnement. Voilà à quoi sert la pensée : à rétablir la vérité. Le monde matériel n’est compréhensible que grâce au monde de la pensée.

–  Alors peut-on dire, lui demandais-je, que Dieu ne serait qu’une illusion créée non plus par une vision d’un agencement matériel particulier, mais, inversement, par une illusion conceptuelle qui ne peut exister.

–  On pourrait le croire et c’est la tendance de nombreux savants qui ne croient que ce qu’ils constatent matériellement. C’est le fameux mot de Staline : « Le pape ! Combien de divisions ? » Enfin, presque !

–  Pas tout à fait, mais peu importe. Alors que faites-vous des situations miraculeuses et interventions divines constatées de par le monde, quel que soit les lieux et les opinions ?

–  Personne n’a jamais pu prouver que celle-ci étaient vraies. Disons qu’elles sont pour l’instant inexplicables. Mais viendra un jour où l’on saura les expliquer de manière logique et scientifique. C’est tout au moins ce que croient beaucoup de septiques rationnels. Il faut cependant creuser plus avant dans ces domaines qui semblent malgré tout prometteurs parce que n’ayant jamais été exploités de manière sérieuse en raison d’un a priori scientifique qui doit maintenant être dépassé.

–  Oui, cela me rappelle les expériences de Near Death Expérience dénombrées par quelques scientifiques, suite aux travaux de Raymond Moody et d’Elisabeth Kübler-Ross, tous deux américains et thanatologues. Elles commencent à être prises au sérieux, alors que les risées fusaient dès que quelqu’un osait évoquer une quelconque possibilité de réalité sur ce que racontaient bon nombre de patients.

Mais nous fûmes interrompus par mon téléphone portable. C’était Vincent.

11/06/2016

Le nombre manquant (22)

– Oui, c’est certain, nous dit-il à notre arrivée. C’est un ordinateur du Vatican, tu sais, ceux qui sont mis à disposition du public à la bibliothèque. Nous ne nous étions pas trompés, les religions sont bien les plus intéressées par ce genre de recherche. C’est leur fonds de commerce et il peut remettre en cause leur existence propre. Si quelqu’un découvrait qu’il n’y a pas de Dieu et qu’il pouvait le prouver, toutes les églises s’effondreraient. Cela pourrait engendrer de véritables guerres civiles, car il y aurait évidemment toute une catégorie de personnes qui ne pourraient l’admettre.

– Il est sûr que cela ne serait pas de tout repos. Le raisonnement humain peut-il, lui-même sujet à l’erreur, constituer une preuve véritable ? Mais ne rentrons pas dans ces considérations et revenons à notre préoccupation : qui ?

– J’avoue que ceci est encore inconnu. Qui se sert de cet ordinateur et l’a détourné de son objet, la recherche de documents dans une bibliothèque contenant des milliers, voire des millions de livres écrits dans de nombreuses langues ? Cela nous ne le savons pas. Pour l’instant, le Vatican n’a pas été mis au courant. Seul mon ami policier et nous-mêmes savons ce qu’il en est. Il m’a fait ses recommandations. Il ne faut surtout pas que cela s’ébruite, surtout chez les officiels. Aussitôt tout ceci serait qualifié de Très Secret-défense et le relais serait pris par les spécialistes sans que nous puissions poursuivre nos investigations. On pourrait finir par une rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican, voire l’Italie.

– Alors, comment faire pour savoir qui se sert de cet ordinateur ?

– J’avoue que pour l’instant je ne vois. Peut-être auriez-vous des idées ?

– Oui, c’est possible, énonça Claire. J’ai quelqu’un de ma famille, un de mes neveux qui est un jeune prêtre et actuellement affecté au Vatican. Il pourrait peut-être faire quelque chose. Je ne sais pas, peut-être installer une caméra devant l’ordinateur, ce qui nous permettrait d’identifier le pirate. L’ennui est que cela met quelqu’un d’autre dans la confidence.

– Oui, mais a-t-on le choix ?

– Je ne sais pas.

Ne trouvant pas d’autres pistes, notre groupe fit confiance à Claire qui fut chargée de contacter son parent. Elle dut se rendre elle-même à Rome, ne pouvant évoquer cette affaire par téléphone. Ce fut fait, une caméra fut installée, coincée entre deux piles de livres, face à l’ordinateur. L’attente commença. On ne savait si au cours des derniers jours le pirate avait pénétré dans notre base de données. Alors on attendait, mais aucun changement sur nos documents ne fut signaler par l’un ou l’autre d’entre nous.

09/06/2016

Une maison insignifiante

16-06-07 Maison d'Aups.JPG

Curieux par nature, comme tous les humains finalement, je passe la tête, tentant de distinguer quelque chose dans l’obscurité. Oui, elle est habitée par une femme. On sent son odeur doucereuse. Ne pas se laisser prendre, rester sur ses gardes ! Je cherche l’interrupteur à droite, à l'opposé de l’ouverture de la porte. Je le trouve à gauche. Quelle idée ! Lumière : faible, veloutée, caressant les objets plutôt que les éclairant. Un fauteuil Voltaire, un piano droit, un tapis effilé, quelques photos aux murs, dont une femme encore jeune, blonde, au sourire incertain, qui vous regarde étrangement. Elle semble presque vivante et vous fait un signe de la main : « Viens », semble-t-elle dire. Non, elle ne bouge pas. Ce n’est qu’une photo. Mais je ne la quitte pas des yeux. Elle reste muette. Une porte au fond de la pièce est entrebâillée et un escalier, sur la gauche, permet de monter à l’étage. Je l’emprunte. Un palier avec trois portes. J’ouvre la première. Elle donne sur une chambre aux volets fermés. Le soleil laisse quelques raies sur le sol recouvert de moquette grise et des grains de poussière dansent dans ses rayons. Rien d’intéressant, me dis-je en refermant la porte. La seconde s’ouvre sans bruit, comme entretenue de quelques gouttes d’huile passées sur ses gonds. Une chambre de femme. Je distingue un jupon du début du siècle, une robe au teint passée, une paire de chaussures hautes. Apparemment, il s’agit d’une jeune femme. La même probablement que celle vue sur la photo.

A ce moment, j’entends du bruit sur le palier. Je la vois passer, droite, fière, le regard perdu. Vite ! Je me cache derrière le paravent. Elle revient sur ses pas et pénètre dans la pièce. Elle ouvre un placard, en sort une robe jaune, assez longue, avec des volants en guise de manches. Retirant sa robe de chambre, elle l’enfile, se regarde dans la glace, avance de deux pas, recule de trois, puis avance, à tel point qu’elle disparaît derrière le miroir. Plus rien. Personne. A-t-elle vraiment existé ? Ne reste que cette odeur persistante, déjà perçue en bas en entrant dans la maison. Non, même avant, dans le jardin. Le silence est revenu, lourd, angoissant. J’étouffe. Que fais-tu ici, me dis-je. J’ai peur tout à coup et je presse le pas pour descendre les escaliers et me diriger vers la porte de sortie. Au moment où je tourne la poignée, un bruit bizarre retentit, semblant venir du premier étage : une sorte de plainte inhumaine, qui se prolonge inutilement, au-delà du souffle habituel d’un humain. Elle dure, dure à tel point que je sors épouvanté et referme au plus vite la porte. Dehors, toujours le silence. Pas un chant d’oiseau, pas un grattement, pas un chuintement. Je cours jusqu’au portail et me retrouve dans la rue, mes oreilles débouchées. Quel rêve, me dis-je. Non pourtant, ce n’est pas un rêve, j’ai bien vu cette femme changer de robe et disparaître dans la glace de l’armoire. Qu’est-elle devenue ?

Je n’ose plus retourner dans la maison et je pars vers le centre en m’efforçant de ne plus y songer. Mais chaque fois que je repasse devant le portail, je ne peux m’empêcher de revivre ces moments et d’en éprouver une angoisse indescriptible. Ne vous inquiétez pas, j’ai retrouvé mon âge réel. Seul mon sourire garde un regret imperceptible. Je n’arrive plus à sourire comme auparavant.

08/06/2016

Une maison insignifiante

Hier, j’étais à un vernissage. Peu de gens, des œuvres assez disparates, car il y avait quatre exposants qui ne semblaient pas avoir grand-chose en commun. Tout à coup, un tableau, une maison, insignifiante, mais qui attirait mon regard. J’eus envie d’écrire son histoire, ou une histoire qui s’y rapporte.

16-06-07 Maison d'Aups.JPG

Il passa devant l’entrée, un simple portail constitué de deux piliers de pierre brute. Il eut l’impression que la maison le suivait des yeux. Il se retourna, mais rien. Elle se tenait immobile, insignifiante, effacée. Il poursuivit donc son chemin.

Le lendemain, elle est toujours là, à la même place, guillerette cette fois. Le soleil luit haut dans le ciel et les hirondelles ont repris leurs rondes échevelées. Tiens, les deux piliers sont plus avenants aujourd’hui, remarque-t-il. Il s’arrête, intrigué. Ce chemin de gravier sale qui mène à la maison lui tend les bras : « Viens ! » lui dit-il. La maison semble inoccupée. Les rideaux des fenêtres ne bougent pas, les portes restent fermées, l’arbre est toujours pelé. Non seulement pas un signe de vie, mais une impression d’abandon augmentée par la peinture de la façade, une peinture violette, non, disons mauve pâle, un peu sale. Le jardin est également laissé à lui-même ; les herbes envahissent tous les recoins. Tiens, mais c’est vrai. Il n’y a pas un animal. Je franchis l’espace entre les piliers et avance d’un pas. Un silence étouffant, roide, au goût de farine. Mes pas soulèvent une petite poussière fine qui retombe lentement, au ralenti. Un silence oppressant qui résonne dans les oreilles et endort les autres sens, y compris la vue. Une sorte de voile grisâtre s’est abattue sur mes yeux. Je rentre dans un autre siècle. Je vieillis très vite. Le compteur tourne à toute vitesse les années en remontant vers ma jeunesse. Mais je vieillis malgré tout. Une impression désagréable. Ah, il ralentit, puis s’arrête : cent douze ans. Je ne sens plus mes os. Ils sont tellement friables. Ma peau est devenue jaune et gaufrée. Ma tête est restée la même. Ni mieux, ni moins bien. J’ai toujours eu quelques difficultés à l’équilibrer pour m’en servir. Tantôt elle penche du côté du cœur et me fait accéder au royaume des larmes, tantôt elle penche du côté de l’intellect et déborde de concepts. Ils deviennent si encombrants que je dois les entasser à la cave, dans le ventre mou des idées perdues. 

J’avance à petits pas, respirant une odeur de papier vieilli recouvert d’une fine pellicule de poussière rose, féminine. Non, elle sent le musc, odeur masculine s’il en est. Mais s’y ajoute un mélange de rose, de mûre et d’angélique qui détonne dans ce jardin désuet. Au moment où j’arrive à la porte au linteau arrondi, celle-ci s’ouvre en grinçant. Personne n’en sort. Elle bée devant moi, comme une invitation muette, et je ne vois rien d’autre qu’une ombre épaisse et collante.


La suite et fin : demain !

05/06/2016

Le nombre manquant (21)

Le lendemain, je retrouvais Claire à la bibliothèque. Elle avait passé une mauvaise nuit, rêvant d’insectes envahissant son lit pendant son sommeil. Cela venait probablement de nos réflexions sur les intrusions dans notre réseau. Je fis une plaisanterie du genre : « Nous avons besoin d’intrusion pour nous secouer et nous réveiller ! », mais je n’eus pas l’impression que cela l’aidait beaucoup.  J’avais moi-même mal dormi cette nuit, l’esprit préoccupé par ce que nous avions travaillé hier et la conclusion de Claire : « Mais alors l’antimatière du zéro, c’est Dieu ! » Cette exclamation m’avait semblé toute droite sortie de l’intuition et d’une découverte inopinée et j’avais admiré Claire de sa capacité de déduction intuitive. En réfléchissant, j’en vins à prendre conscience d’une faille dans ce raisonnement. Tout d’abord Dieu est distinct de toute matière.

– Dis-moi, j’ai réfléchi à ce que nous avons échangé hier et, en particulier, à ta sentence intuitive dans laquelle tu disais que Dieu serait l’antimatière du zéro. Finalement cela me semble erroné.

– C’est bien possible. Je ne prétendais pas avoir dit quelque chose d’extraordinaire. C’était une sorte de boutade. Mais explique-moi pourquoi ?

– Tout simplement parce que Dieu n’est pas matériel. Qu’est-il ? Personne ne le sait, mais ce que l’on sait, c’est qu’il est autre que le monde matériel. On ne peut le qualifier d’antimatière, car celle-ci est bien, malgré tout, de la matière.  En effet, d’après Paul Dirac, le savant qui a découvert l’antimatière, pour chaque particule, il existe une antiparticule correspondante, qui est tout à fait semblable sauf qu’elle a une charge opposée. On peut aller jusqu’à envisager des galaxies et des univers  constitués uniquement d’antimatière[1].

– Mais ce ne sont que des suppositions mathématiques qui ne sont confirmées que dans le monde quantique.

– Il y a une deuxième objection qui me semble également importante. Le zéro n’est que l’appellation du rien, il ne peut donc pas disposer d’antimatière n’étant pas par définition constitué de matière.

– Je te concède cette deuxième objection. Mais on pourrait justement dire que le zéro, qui n’est qu’une invention humaine, n’existe que parce qu’il a été conçu dans le monde matériel et pour le comprendre. Donc, il doit comporter une antiparticule spécifique, attribut indispensable à toute création.

– Tu as réponse à tout, Claire. Je confirme ton intuition, même si j’en ai douté quelque peu !

La boutade de Claire nous avait fait avancer. Certes, d’un tout petit pas. Ce n’est que par ces petits pas, très petits, que nous arriverons à notre fin. Claire avait l’avantage de ne pas s’attarder sur ses erreurs, mais de relancer sa machine à penser grâce à ce jeu bien humain de l’échec relanceur du succès. Peu de gens sont pourvus de cette qualité qui fait que la compréhension de la somme des échecs peut amener le succès d’un projet si celui-ci est bien conduit.

Mon téléphone portable se mit à sonner. C’était Vincent, très excité, qui nous dit savoir quel était la machine pratiquant les intrusions. Il n’en dit pas plus.

– Nous arrivons, lui dis-je, stimulé par cette incroyable nouvelle.

 

(1) Voir le site du CERN sur l’antimatière (http://home.cern/fr/topics/antimatter).

01/06/2016

Le nombre manquant (20)

J’avoue que cette réflexion me fit froid dans le dos, même si sa formulation était malhabile. Cela paraissait tellement irréel et, par ailleurs, tellement logique que j’en restai sidéré.

– Allons donc déjeuner, me fit-elle, toujours aussi pragmatique. Au cours du repas, elle me parla de tout et n’importe quoi, en femme intéressée par mille détails de la vie, qui me faisait douter que c’était la même qui avait formulé les réflexions de la matinée.

Au moment où nous allions nous remettre au travail, je reçus un coup de fil de Vincent :

– Il y a du nouveau. Il s’est manifesté et j’ai réussi à le piéger. On va pouvoir savoir qui il est ou, tout au moins, connaître l’ordinateur à partir duquel il opère.

– Comment as-tu fait ?

– Je t’expliquerai. Viens avec Claire, nous pourrons en discuter !

Mathias et Vincent était déjà là, discutant énergiquement. Vincent nous expliqua sommairement ce qu’il avait mis en place et comment il avait pu découvrir l’adresse IP du hacker. Claire et moi n’y avons rien compris, d’autant plus que les expressions employées par Vincent consistent en sigles ou acronymes en anglais dont la signification nous échappait. Nous avons simplement retenu qu’il avait mis en place un système de détection d’intrusion de type hôte (HIDS) et un système de prévention d’intrusion (IPS). Il connaît maintenant l’identité de l’intrus et il ne lui reste plus qu’à rechercher qui est la personne derrière l’ordinateur. Une grande victoire en somme, n’est-ce pas ?

Vincent était très fier de son exploit. Mais en réalité, il ne nous apprenait pas grand-chose. Il ne pouvait que poursuivre ses recherches pour en savoir plus, avant que nous ayons une idée claire du ou des intrus. Il précisa cependant qu’il ne s’agissait pas du piège dont nous avions parlé la veille, qui était un piège d’ordre stratégique visant à réellement connaître nos intrus, mais simplement un piège technique permettant d’identifier quel est l’ordinateur qui nous attaquait. Ce n’était qu’un premier pas, mais important.

– Si je comprends bien, nous pouvons éventuellement nous protéger de ces intrusions, nous savons d’où elles viennent, mais ne savons pas qui est derrière tout cela, résuma Claire, toujours pragmatique.

– C’est à peu près cela, répondit Vincent. Mais, c’est déjà beaucoup, fit-il remarquer. De plus, je vais tâcher de me procurer le nom du propriétaire de l’ordinateur espion. J’ai des connaissances dans la police numérique à qui j’ai rendu des services il y a peu. Nous devrions pouvoir disposer de ce nom.

– Une bonne nouvelle, enfin !

Là-dessus, nous nous quittâmes et chacun rentra chez lui. Lydie m’attendait, impatiente. Cette histoire avec mes compagnons l’irritait sans qu’elle ose le dire ouvertement. Elle me répéta que nous avions des comportements de gamins ou d’étudiants attardés et que cela pourrait mal finir. Se doutait-elle de ce qui allait se passer ?

28/05/2016

Le nombre manquant (19)

J’avais choisi de poursuivre nos recherches avec Claire. Je commençais à apprécier cette jeune femme décidée. Elle était opiniâtre, ne craignait pas les affrontements, savait prendre des chemins détournés pour arriver à ses fins, mais restait modeste et ne se mettait pas en avant. De plus, elle était jolie lorsqu’elle s’enflammait pour son sujet, lorsqu’elle levait un doigt de certitude avec une flamme dans les yeux et qu’elle cherchait à convaincre, le corps emporté par son élan intellectuel. Elle me rappelait deux sculptures de Camille Claudel, Le Dieu envolé, un bronze datant de 1894, et L’implorante (1898, aussi dénommée La Jeunesse ou L’imploration ou La Suppliante). Elle y mettait une telle ardeur qu’on adhérait à ses idées avant même d’être de les avoir comprises.

Nous avions décidé de nous intéresser à l’antimatière, forme miroir de la matière. Elle a été découverte en 1931 par Paul Dirac qui cherchait une forme relativiste pour l'équation de Schrödinger, équation de base de la mécanique quantique. Elle s’applique autant à la physique des molécules qu’à la cosmologie à ses états premiers quand l’univers se réduisait à une particule élémentaire. Il ne s’agissait pas d’entrer dans les considérations des savants, mais de voir quelles analogies ces découvertes pouvaient contenir.

– Comment pourrais-je comprendre quelque chose à ces considérations qui dépassent même la physique et sont issues de concepts purement mathématiques ? me disait Claire.

– Ce qui nous intéresse, c’est en quoi cela pourrait changer notre approche du monde quotidien et nous dévoiler les interactions entre le monde des physiciens et le monde des philosophes, voire des mystiques, répondais-je. Il doit bien y avoir une explication permettant le passage du monde expérimental au monde spéculatif, plus flou, mais s’appuyant également sur une certaine logique.

– Mais pourquoi ce terme d’antimatière ?

– En fait les antiparticules ressemblent assez aux particules usuelles, sauf que lorsqu’une particule rencontre une antiparticule correspondante, cela provoque une réaction qui les annihile et fait apparaître d’autres particules. Ainsi, il n’y a pas seulement attirance ou aversion, mais il peut y avoir une troisième hypothèse, celle d’un changement d’état des particules par leur mise en relation. De la conjonction ou de l’opposition naît une autre chose qui est différente.

– C’est bien l’objet de nos recherches, me semble-t-il ? S’interrogea Claire.

– Oui, même si nous ne l’avions pas formulé ainsi jusqu’à présent.

– Ainsi, le zéro ne serait pas seulement un séparateur entre le positif et le négatif, mais pourrait être à l’origine d’explications différentes et pourrait donner lieu à des découvertes qu’on n’avait pas soupçonnées.

– Oui, pourquoi pas.

De manière imperceptible, Claire avait tracé une voie nouvelle dans nos recherches : y avait-il un antizéro, pendant du zéro connu et utilisé ? Ce ne pouvait être l’infini qui, en fait, n’a pas de fin et est plus un point d’interrogation qu’une réalité concrète. Je fis part de mes réflexions à la jeune femme et celle-ci s’exclama aussitôt :

– Mais alors l’antimatière du zéro, c’est Dieu !

24/05/2016

Le nombre manquant (18)

Je remplis les cases du tableau et me dit que cela représentait beaucoup de possibilités. Je séparai également les pays dominants des pays émergents en ajoutant pour ces derniers la connaissance dont ils ne disposent pas en comparaison avec les pays dominants.

Catégorie

Sous-catégorie

Motivation

But

Lieu

Petits groupes, voire  Individus

 

Argent

Domination

Connaissance

 

 

Organisations

Églises et sectes

Religion, idéologie

 

 

 

Mafias

Argent

 

 

 

Scientistes

connaissance

 

 

États

Dominants

Domination, argent

 

 

 

Pays émergents :

Brésil, Inde

pouvoir

connaissance

 

 

 

Paradis fiscaux

argent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le retour dans la salle de notre groupe marqua la déception de tous. Cela ne nous avançait pas à grand-chose ; Le champ de recherche était si large qu’il devenait impossible à mettre en œuvre avec nos faibles moyens.

– Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Vincent qui exprimait le scepticisme de tous.

– Eh bien, on réfléchit ! répondis-je, un peu agacé par son scepticisme permanent.

– J’ai une idée, dit Claire. Tout d’abord, nous pouvons laisser tomber la colonne but et la remplacer par indice. Avons-nous des indices qui peuvent nous faire pencher plus sur une motivation que sur une autre ? Nous pourrions même noter ces indices de 1 à 3 en termes de probabilité. Ainsi en est-il de l’argent ! Nous nous sommes un peu obnubilés sur celui-ci parce qu’il est le nerf de la guerre. Mais au stade où nous en sommes de nos recherches, est-il véritablement une motivation ? Je ne crois pas. De plus, pourquoi se manifester en remplaçant un mot par un autre. Dans ce cas, ils resteraient discrets et ne se feraient pas connaître de cette manière.

– Pour l’argent, ajouta Mathias, je ne mettrai même pas 1, disons 0,5 pour ne pas laisser tomber cette hypothèse. Tu as raison, elle est peu probable au stade où nous en sommes.

– Si nous poursuivons notre réflexion, fit remarquer Vincent, on peut raisonnablement penser qu’il en est de même pour le pouvoir. Les États ou organisations intéressés par la domination que pourrait donner une recherche comme la nôtre doivent bien rire en regardant, s’ils y ont accès, ce que nous avons produit. Allez, mettons 1 dans la colonne indice en face du pouvoir.

– en dehors des indices de probabilité de telle ou telle motivation, le changement de nom constitue également un multiplicateur de cette probabilité. Ainsi, ce changement, sans autre modification, me semble un indice plus fort dans le cas de la religion et de l’idéologie que dans le cas de la connaissance. On pourrait mettre 2 ou 2,5 pour ce cas particulier, non ?

– Je suis d’accord. Et nous avons bien avancé déjà ! constata Mathias. Avez-vous d’autres idées ou suggestions à faire.

Chacun se regarda, mais personne ne dit mot. Le brainstorming était terminé, on n'en tirerait plus rien aujourd’hui. Je retirai juste le 2,5 dans la case correspondant à la religion et l’idéologie pour inscrire 3 et mis 2 en face des cases connaissance. Tous semblèrent approuver ce petit changement, cela mettait en évidence l’indice le plus probable. Mathias s’empressa de recopier sur son ordinateur le tableau qui se présentait maintenant comme suit :

Catégorie

Sous-catégorie

Motivation

Indice

Lieu

Individuels 

Individus

 

argent

pouvoir

connaissance

 

0,5

2

 

Petits groupes

argent

pouvoir

connaissance

0,5

1

2

 

Organisations

Églises et sectes

religion, idéologie

3

 

Mafias

argent

0,5

 

Scientistes

connaissance

2

 

États

Dominants

pouvoir

argent

1

0,5

 

Pays émergents :

Brésil, Inde

pouvoir

connaissance

1

2

 

Paradis fiscaux

argent

0,5

 

– Arrêtons-nous donc là pour le brainstorming, dit Mathias, mais distribuons-nous les tâches ! Comment allez plus avant ? Je vois deux solutions. La première, c’est de recherche d’autres indices, informations, questions sur Internet en rapport avec ce qui est inscrit dans le tableau. La seconde, mais je dis tout de suite que je ne sais pas comment, serait de tendre un piège aux intrus pour en savoir plus sur leurs motivations.

– Excellente idée, m’exclamai-je, mais il faut trouver comment. De plus, cela suppose qu’ils sauront que nous connaissons leur existence. Est-ce bien le moment ?

– A mon avis, ils le savent déjà. Nous leur avons donné des signes : changement d’organisation de notre base de données, arrêt brusque d’entrée de données au changement de nom. C’est plus que suffisant me semble-t-il !

– Tout ceci ne nous dit pas quel genre de piège nous pouvons installer, ajouta Claire.

– Oui, c’est vrai. Que proposes-tu ?

– J’avoue que pour l’instant, rien. Il faut y réfléchir. Le piège doit être simple, non ambigu ; il doit permettre d’identifier clairement le ou les auteurs et, si possible, de les empêcher de refaire la même chose. Je propose que la moitié d’entre nous réfléchisse au piège à tendre et l’autre moitié continue de rechercher des éléments de réflexion sur notre sujet. Personnellement je prends la réflexion, je ne suis pas très forte en stratégie. Qu’en pensez-vous ?

Nous nous quittâmes sur ces paroles après nous être partagés les rôles et donnés rendez-vous deux jours plus tard. C’était court, mais cela nous permettrait de faire un premier point de situation.

PS. Pardonnez-moi, je n'ai pas trouvé dans le système Hautetfort comment tracer les lignes d'un tableau.

19/05/2016

Le nombre manquant (17)

Pendant cette discussion, Mathias avait utilisé un tableau de papier qui traînait par là. Il avait créé un tableau avec quatre lignes et plusieurs colonnes dénommées au niveau de la première ligne : catégories, sous-catégories, motivation, but, lieu, conséquences, et d’autres colonnes non encore remplies. Dans la première conne, il inscrivit individu, puis, sur la ligne du dessous, organisation et enfin État. Il inscrivit les cinq motivations dans la case de la ligne deux.

– Et maintenant, si nous passions aux organisations, et d’abord aux types d’organisation qui pourraient être intéressées par nos travaux.

– Pourquoi pas les églises ? Cela fait des siècles que l’église catholique s’intéresse aux découvertes scientifiques et surveille tout ce qui se rapporte à l’univers, à son origine et à sa fin, à l’infini et beaucoup d’autres choses encore. Mais ce n’est surement pas la seule église qui pourrait être intéressée. Le calife al-Mansour a été le premier occidental à reprendre la numération de position indienne  et à utiliser le zéro malgré les énormes résistances qu’il a rencontré. Elle s’imposa au Xe siècle, mais mit encore plusieurs siècles avant de devenir la référence. L’Islam, en ces temps curieux de retour aux rivalités moyenâgeuses, pourrait chercher à reprendre la main sur une cosmologie de plus en plus scientifique et éloignée de la métaphysique.

– Je rappelle, ajouta Claire, que ce sont les indiens au Ve siècle qui ont inventé le zéro. Pourquoi l’Inde, devenue une nation puissante malgré sa population très nombreuse et diversifiée, ne chercherait pas non plus une piste en cosmologie, à l’instar du physicien Raman.

– Si je comprends bien, remarquais-je, la plupart des religions et sagesses du monde pourraient être séduites par nos recherches, ce qui me semble normal puisque Dieu dans la plupart des religions est le créateur du monde. N’oublions pas que les églises disposent d’argent, de volonté et de moyens assez considérables.

– Passons à d’autres organisations, par exemple les sectes, incita Mathias.

– Mais c’est la même chose que les religions !

– Oui, mais elles sont plus individualistes, plus entières et plus dangereuses parce que cachées.

– Je pense malgré tout, dit Vincent, que nous pouvons les intégrer dans les églises, cela nous évitera des doublons.

– Alors passons aux mafias. Pourraient-elles être concernées et quel serait leur intérêt ? Avec elles, il n’y a qu’un seul mobile l’argent…

– et le pouvoir.

– mais seulement pour accumuler plus d’argent.

– Il y a de nombreuses organisations mafieuses dans tous les coins du monde.

– Sérieusement, croyez-vous que les gangs, mafias ou cartels puissent s’intéresser à nos recherches. Cela ne les intéressera que si nous découvrons quelque chose qui pourrait rapporter beaucoup d’argent ou leur donner le pouvoir d’en rapporter beaucoup. Ce n’est pas encore le cas, et ce ne sera très probablement jamais le cas.

– Alors, on raye les mafias ?

– Non, mais ne nous attardons pas. Gardons-les seulement en mémoire. On ne peut les écarter, mais pas non plus les prendre trop en considération pour l’instant.

– Reste alors les organisations scientifiques, remarqua Vincent.

– Pourquoi ? Les cosmologistes sont nettement en avance sur nous. Nous recherchons même ce qu’ils produisent pour enrichir nos bases de données. C’est absurde.

– Peut-être pas autant que tu le crois. N’oublie pas que faisons nos recherches dans des domaines  qui ne se côtoient pas. Toute explication théologique est rejeté par les savants, y compris celle de Teilhard de Chardin, et toute explication scientifique est mal vu des religieux et spirituels. Nous avons pris la résolution de rechercher dans toutes les disciplines, quelles qu’elles soient. Cela nous donne un avantage et un but, faire rejoindre la science et la mystique par l’expérience vécue et non la spéculation. Cela met sur le même pied l’expérience spirituelle et les expériences scientifiques. Connais-tu beaucoup de personnes qui se posent le problème de cette manière ?

– Non, je le reconnais. C’est même notre spécificité et notre passion.

– Alors pourquoi n’y aurait-il pas d'autres organismes qui se poseraient les mêmes questions et chercheraient des réponses ?

– C’est vrai, c’est possible. Cela m’étonnerait, mais c’est possible. C’est ce qu’on appelle la convergence des questions et des recherches. Plusieurs personnes se posent le même problème et, tout d’un coup, ils arrivent quasiment en même temps à des solutions. Elles peuvent d’ailleurs être différentes les unes des autres.

– D’accord. On l’inscrit !

– Reste les États, dit Vincent. J’en vois en priorité trois : les États-Unis, la Russie, la Chine ; trois États marqués par la recherche et en avance sur les autres.

– Je pense que l’on peut rajouter l’Inde et, pourquoi pas, le Brésil.

– L’Inde, oui. Le Brésil, j’y crois beaucoup moins, mais gardons-le.

– Je rajouterais également, dit Claire, quelques États disposant d’argent sale, compromis entre des individus plus ou moins organisés et un État y voyant une autre manière de gagner de l’argent ou de le blanchir.

– Bon ! conclus-je. On fait une petite pose et on voit ce que cela donne.

14/05/2016

Le nombre manquant (16)

– Il me semble que la première question est : qui est derrière tout cela, dis-je. Tant que nous n’aurons aucune information, nous ne pourrons rien faire et surtout pas contrer ses actions. Pour cela, il faut rechercher dans le contexte dans lequel nous sommes immergés : la fac, tout d’abord, puis les lieux où nous avons effectué des recherches, puis nos connaissances et familles. Aurions-nous laissé s’échapper quelques mots qui auraient pu déclencher des interrogations parmi nos proches dont certains ne sont pas sûrs ? Qu’en pensez-vous ?

– Cela nécessite que l’on recherche de nombreuses informations, sur Internet et ailleurs. Avons-nous le temps de le faire ?

– C’est le seul moyen. Tant que l’on ne saura pas de qui il s’agit et pourquoi, nous n’avancerons pas.

– Oui, nous sommes d’accord. Mais, et après ?

– Après nous analyserons la situation. Est-elle contrôlable ? Peut-on avoir des alliés qui pourraient nous aider ? Quelle est notre part de responsabilité dans tout cela ? Nous nous interrogerons alors pour décider si nous avons réellement une crise ou non, c’est-à-dire en quoi la situation est insatisfaisante.

– Cela ne résoudra rien.

– Certes, mais nous verrons plus clair. Nous saurons ce qui se passe et cela nous permettra, dans un deuxième temps, de comprendre ce qui se passe. Nous pourrons alors envisager vers quelle situation nous comptons aller, c’est-à-dire quelle situation future rechercher. Enfin, dans un troisième temps, nous envisagerons les stratégies possibles pour passer de cette situation présente insatisfaisante à la situation future recherchée.

– Toute cette démarche est nécessaire ? demanda Claire. Cela me semble long.

– Oui, sans doute, mais c’est le seul moyen d’avoir en main toutes les données du problème et les solutions envisageables. Savoir, puis connaître, puis anticiper, puis décider et enfin mettre en œuvre.

– Alors, mettons-nous au travail, proposa Mathias. Un peu de brainstorming nous réveillera les méninges ! Vous connaissez la règle : on ne discute pas chaque proposition, on émet des idées, puis, ensuite, on les trie rationnellement. Qui est derrière tout cela ?

– Dans tous les cas, dit Claire, on a trois catégories : un individu seul, une organisation et enfin un Etat, voire plusieurs Etats.

– Commençons par les individus seuls, dis-je.

– Eh bien, dit Mathias, il peut y avoir un plaisantin qui nous fait faire des nœuds au cerveau, un malin qui cherche à se faire connaître et qui prépare une sortie vers les médias avec un truc sensationnelle. Alors il cherche à nous piéger et il attend une information intéressante. Le mobile : la renommée.

– Il peut également y avoir, répondit Vincent, un maître-chanteur qui a flairé la bonne affaire : nous contraindre à payer pour qu’il garde secrète les informations qu’il nous a subtilisées. Le mobile : l’argent.

– Cela peut également être un individu qui s’intéresse à l’ésotérisme de manière maladive, un passionné de l’inédit. Le mobile : la passion.

– ou encore quelqu’un qui cherche à approfondir le sujet parce qu’il s’y intéresse lui-même et qu’il a trouvé là une infinité de détails et d’études qu’il ne peut trouver ailleurs. Le mobile : la connaissance.

– cela peut aussi être l’inverse. Quelqu’un qui voit qu’on est plus avancé que lui dans nos recherches et qui tient absolument à découvrir le premier ce chiffre qu’il ne sait définir. Le mobile : connaissance, renommée, voire pouvoir.

– On peut aussi penser à quelqu’un qui recherche une emprise sur les autres car sa découverte peut lui permettre d’accéder à une forme de domination. Son mobile : le pouvoir psychologique pouvant aller jusqu’au pouvoir physique.

– N’oublions pas non plus la crainte de la découverte d’une nouveauté qui modifierait nos rapports avec la vie et la mort. Le mobile : la peur.

– La folie ne semble pas être un mobile à retenir. Ce n’est le cas que pour un crime. Eliminons-la. Mais rappelons-nous que certains sont prêts à tout pour être cités dans les médias. Le mobile reste alors la renommée.

Très vite, il y eut de nombreux mobiles possibles. Claire proposa de faire une synthèse de ce que nous avions trouvé sans entrer dans les détails du pourquoi et ou du comment. Il y avait en premier lieu l’argent, puis le pouvoir, la connaissance, la renommée. L’un de nous fit remarquer que tous ces mobiles étaient négatifs, personnels, intéressés. Peut-il y avoir des mobiles désintéressés ?

– Oui, pourquoi pas ! répondit aussitôt Mathias. Imaginons quelqu’un qui en sait plus que nous et qui, au courant de notre recherche, tente de nous aider. Il pourrait prendre contact avec nous plus tard après avoir vu comment nous nous débrouillons avec l’élément qu’il nous a donné.

– Ce serait donc un mobile parfaitement altruiste, mais pourquoi ?

– Faire avancer la recherche ou faciliter la mise en place d’une nouvelle société, ou encore révéler une nouvelle forme de connaissance.

– On va se perdre dans toutes ces possibilités. Disons simplement que le mobile serait désintéressé. Est-ce possible ? Oui, je crois, même si les chances sont minces que cela existe.

10/05/2016

Le nombre manquant (15)

– Il me semble que la première question est : qui est derrière tout cela, dis-je. Tant que nous n’aurons aucune information, nous ne pourrons rien faire et surtout pas contrer ses actions. Pour cela, il faut rechercher dans le contexte dans lequel nous sommes immergés : la fac, tout d’abord, puis les lieux où nous avons effectué des recherches, puis nos connaissances et familles. Aurions-nous laissé s’échapper quelques mots qui auraient pu déclencher des interrogations parmi nos proches dont certains ne sont pas sûrs ? Qu’en pensez-vous ?

– Cela nécessite que l’on recherche de nombreuses informations, sur Internet et ailleurs. Avons-nous le temps de le faire ?

– C’est le seul moyen. Tant que l’on ne saura pas de qui il s’agit et pourquoi, nous n’avancerons pas.

– Oui, nous sommes d’accord. Mais, et après ?

– Après nous analyserons la situation. Est-elle contrôlable ? Peut-on avoir des alliés qui pourraient nous aider ? Quelle est notre part de responsabilité dans tout cela ? Nous nous interrogerons alors pour décider si nous avons réellement une crise ou non, c’est-à-dire en quoi la situation est insatisfaisante.

– Cela ne résoudra rien.

– Certes, mais nous verrons plus clair. Nous saurons ce qui se passe et cela nous permettra, dans un deuxième temps, de comprendre ce qui se passe. Nous pourrons alors envisager vers quelle situation nous comptons aller, c’est-à-dire quelle situation future rechercher. Enfin, dans un troisième temps, nous envisagerons les stratégies possibles pour passer de cette situation présente insatisfaisante à la situation future recherchée.

– Toute cette démarche est nécessaire ? demanda Claire. Cela me semble long.

– Oui, sans doute, mais c’est le seul moyen d’avoir en main toutes les données du problème et les solutions envisageables. Savoir, puis connaître, puis anticiper, puis décider et enfin mettre en œuvre.

– Alors, mettons-nous au travail, proposa Mathias. Un peu de brainstorming nous réveillera les méninges ! Vous connaissez la règle : on ne discute pas chaque proposition, on émet des idées, puis, ensuite, on les trie rationnellement. Qui est derrière tout cela ?

– Dans tous les cas, dit Claire, on a trois catégories : un individu seul, une organisation et enfin un État, voire plusieurs États.

– Commençons par les individus seuls, dis-je.

– Eh bien, dit Mathias, il peut y avoir un plaisantin qui nous fait faire des nœuds au cerveau, un malin qui cherche à se faire connaître et qui prépare une sortie vers les médias avec un truc sensationnelle. Alors il cherche à nous piéger et il attend une information intéressante. Le mobile : la renommée.

– Il peut également y avoir, répondit Vincent, un maître-chanteur qui a flairé la bonne affaire : nous contraindre à payer pour qu’il garde secrète les informations qu’il nous a subtilisées. Le mobile : l’argent.

– Cela peut également être un individu qui s’intéresse à l’ésotérisme de manière maladive, un passionné de l’inédit. Le mobile : la passion.

– ou encore quelqu’un qui cherche à approfondir le sujet parce qu’il s’y intéresse lui-même et qu’il a trouvé là une infinité de détails et d’études qu’il ne peut trouver ailleurs. Le mobile : la connaissance.

– cela peut aussi être l’inverse. Quelqu’un qui voit qu’on est plus avancé que lui dans nos recherches et qui tient absolument à découvrir le premier ce chiffre qu’il ne sait définir. Le mobile : connaissance, renommée, voire pouvoir.

– On peut aussi penser à quelqu’un qui recherche une emprise sur les autres car sa découverte peut lui permettre d’accéder à une forme de domination. Son mobile : le pouvoir psychologique pouvant aller jusqu’au pouvoir physique.

– N’oublions pas non plus la crainte de la découverte d’une nouveauté qui modifierait nos rapports avec la vie et la mort. Le mobile : la peur.

– La folie ne semble pas être un mobile à retenir. Ce n’est le cas que pour un crime. Éliminons-la. Mais rappelons-nous que certains sont prêts à tout pour être cités dans les médias. Le mobile reste alors la renommée.

Très vite, il y eut de nombreux mobiles possibles. Claire proposa de faire une synthèse de ce que nous avions trouvé sans entrer dans les détails du pourquoi et ou du comment. Il y avait en premier lieu l’argent, puis le pouvoir, la connaissance, la renommée. L’un de nous fit remarquer que tous ces mobiles étaient négatifs, personnels, intéressés. Peut-il y avoir des mobiles désintéressés ?

06/05/2016

Le nombre manquant (14)

Sans doute, ceux qui suivent ce blog depuis un certain temps, se souviennent-ils d'un récit commencé mais jamais fini. Il s'est arrêté le 6 septembre 2015, au 13e épisode et s'appelait "Le nombre manquant". Il n'y eut pas de suite.... en attente d'inspiration, je l'avoue... J'étais à court d'idées et ne savais comment poursuivre un récit commencé sans en posséder la fin. Eh oui, il faut faire son apprentissage d'écrivain et avouer ses erreurs et insuffisances.

Le sujet me tient à cœur, mais il est difficile et me cause bien du souci. En voici la suite, qui poursuit l'aventure entre science et mystique à la recherche d'un nombre à découvrir qui n'est ni le Zéro, ni le Un, ni l'Infini et qui résume tous les nombres.

Alors, si le cœur vous en dit, poursuivons l'aventure, retrouvons les élèves du professeur Foiras et tâchons de la mener à son terme que j'ignore encore, ou presque, et dont je ne connais pas les péripéties.

 

 

Cinq jours plus tard, nous nous retrouvions chez Mathias. Un simple coup de fil nous avait prévenus. Pas de mail, pas de rencontre. Nous avions convenu d’arriver à cinq minutes d’intervalle pour ne pas donner la puce à l’oreille de nos poursuivants éventuels. Peut-être nous surveillaient-ils ?

Une fois tous réunis, Mathias prit la parole.

– Résumons-nous. Nous avions trouvé le moyen de cacher aux autres nos recherches, par pure précaution. Bien nous en a pris. Quelqu’un, au moins une personne, connait maintenant l’existence de notre base de données. On en a la preuve par le changement de nom du zéro en orez. Pourquoi ce changement de nom ? On ne le sait. Quelles sont les motivations de celui ou ceux qui l’ont fait ? Quelles sont les conséquences pour nous, pour nos recherches ? Cela va-t-il nous contraindre à abandonner ? Et derrière ces interrogations de premier degré, on peut se demander si nous sommes tous fiables. Cela pourrait-être l’un d’entre nous qui est à l’origine de cette farce. Comment en être sûr ? Deuxième question, que signifie ce mot : orez. Je pense que chacun d’entre vous avez remarqué que c’est le mot zéro écrit à l’envers. Cela a-t-il une signification ? Est-ce un message que l’on tenterait de nous faire passer. Il est tout de même bizarre qu’ayant réussi une première fois ce tour de passe-passe, l’auteur recommence de la même manière sans même se cacher. On peut croire qu’il le fait exprès. J’avoue que toutes ces questions sans réponse me laissent perplexe et vous aussi, sans doute. Va-t-on devoir abandonner nos recherches pour d’abord tenter de savoir de quoi il s’agit ?

Mathias nous regardait d’un œil inquisiteur et nous sentions une tension intérieure en chacun de nous. Nous en vînmes à nous regarder bizarrement. Heureusement, Claire intervint.

– Tout d’abord, je veux dire qui si nous poursuivons comme cela, c’est la fin de notre groupe. Nous avons réussi à créer une certaine confiance entre nous, à nous soutenir dans nos recherches, à même réfléchir ensemble, chacun apportant sa pierre ne fonction de ses compétences. Aujourd’hui notre dispositif craque. C’est une véritable crise qui détruit notre unité et nous conduit à la faillite de nos recherches. Est-ce ce que nous voulons ? Pour ma part, je prône la plus grande clairvoyance là-dessus. Ou nous restons unis, ou nous nous séparons. Peut-être est-ce ce que cherche celui ou ceux qui jouent avec nos nerfs ? Ne nous laissons pas faire. Tout d’abord, disons-nous tout ce que nous avons sur le cœur en termes d’interrogations, voire de reproches.

– Parlons-en justement, répondit Vincent. Tu es bien la première à être soupçonnable. Nous avions déjà constitué notre groupe et tu débarques comme un cheveu sur la soupe, sans que l’on sache exactement pourquoi. Certes tu nous a aidé à faire de notre SGBD une réalité, mais ne serait-ce pas ton intérêt si tu voulais te joindre à nous ?

Je me crus obligé d’intervenir :

– Quelle supposition injurieuse. Claire s’est donnée pleinement à nos recherches et nous a permis de constituer une base solide. Certes, celle-ci est à nouveau dévoilée. Mais pourquoi l’accuser d’en être la cause ? Rien ne te permet de le penser.

Mathias prit la parole. Il était jusqu’à présent resté muet.

– Si nous commençons comme cela, nous allons nous détruire nous-mêmes, sans l’aide de personne. Il nous faut des questions claires, sans rapport avec votre prénom et votre personne, puis nous pourrons commencer à tenter d’y répondre. Je vous propose en premier lieu la recherche d’une méthodologie. Comment allons-nous organiser nos interrogations, quelles questions se posent, dans quel contexte et quelles solutions sont possibles, quelles qu’elles soient ?  Bref, quelles méthode de raisonnement devons-nous employer pour faire face à nos interrogations ?

Nous étions passés près d’une autre crise, plus sévère, celle de la dissolution de notre groupe. Ces quelques paroles eurent l’effet souhaité. Vincent demanda même pardon à Claire qui lui accorda volontiers celui-ci. Chacun semblait reparti sur ses rails, regardant la même perspective, un point à horizon où se rejoignaient nos interrogations. Premier temps, construire la méthodologie nous permettant de découvrir les bonnes questions à se poser.

 

02/05/2016

La fin de l'histoire (36 et fin)

Le président du Comité Nobel norvégien se leva brusquement et clama : « Taisez-vous Monsieur. Nous ne vous avons pas nommé pour dire des insanités et des mensonges éhontés. Nous sommes une institution séculaire et n’admettons pas cette parodie de discours. Descendez de cette tribune et sortez ! Soyez heureux encore que je ne vous fasse pas arrêter. » À ces mots, la salle s’enflamma, tous se mirent à parler en même temps, certains sifflèrent Nicéphore, mais quelques autres crièrent " Vive Nicéphore ! " Ce fut très vite une confusion totale. Une bonne partie des invités au discours de réception quittèrent la salle. Mais leur surprise fut grande lorsque, ressortant dans le hall de réception de l’hôtel de ville d’Oslo, ils découvrirent les milliers de livres sur des présentoirs et une voix off qui disait : « Servez-vous, servez-vous ! Prenez le livre de Nicéphore, lisez-le, donnez-le à vos voisins. Il explique l’esclavage dans lequel vous êtes tenu. Retournez-vous et devenez libres, ne cherchez que votre propre réalisation, libérez-vous de ce joug insupportable ! »

Au même moment dans les grandes capitales, aux endroits stratégiques des villes, d’autres organisaient la même promotion du Retournement, le livre de Nicéphore. En une heure le monde entier fut submergé, les médias ne surent plus où donner de la tête et les gens commencèrent à se rassembler dans les rues. Les assemblées de chaque pays furent convoquées, les gouvernements ne savaient que faire, la dP ne bougeait pas, terrassée par la pression publique et l’inertie des politiques.

Nicéphore s’échappa de la salle de réception, s’enfuit au loin et put passer la frontière grâce au plan préparé trois semaines auparavant. Charles le suivit quelques jours plus tard. Par chance, il passa au travers des mailles du filet de la dP qui le recherchait. Car, quelques heures à peine après ces événements, tout redevint calme. Les quelques livres qui restaient à disposition du public furent récupérés et brûlés sur place par des " Volontaires de l’Ordre Établi ". Néanmoins, une bonne partie de la population put lire l’essentiel de l’ouvrage et comprendre les manipulations imposées par la classe politique et médiatique.

Huit jours plus tard, débarquèrent à l’aéroport de Tombouctou deux hommes barbus. Ils ne portaient qu’un petit sac à dos, quasiment vide. Ils faisaient comme s’ils ne se connaissaient pas. Grâce aux faux papiers établis lorsqu’ils étaient encore bien en vue, ils passèrent la douane sans difficulté. Nicéphore chercha Mohamed et finit par le trouver sur le mur où il avait l’habitude de se tenir. "Allons-y ", lui dit-il. Mohamed alla chercher les trois dromadaires qui attendaient un peu plus loin et ils s’enfoncèrent dans le désert, vers les montagnes où aucune eau ne coule, mais où la liberté flotte dans l’air comme un parfum subtil.

Et pendant ce temps, couvait sous les crânes du monde entier un vent de tempête qui explosera quelques années plus tard, enterrant la fin de l’histoire.

27/04/2016

La fin de l'histoire (35)

Vint le jour de la remise des prix. Nicéphore fit le voyage, accompagné par Charles et une horde de journalistes. Il avait auparavant été reçu par le Président de la République, à l’Elysée, qui s’était réjoui de ce nouveau prix Nobel pour la France. A la mairie d’Oslo un silence attentif précéda son discours :

« En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude est d'autant plus profonde que je mesure à quel point cette récompense est imméritée et, dans le même temps, totalement conquise et gagnée. En effet, j'ai beaucoup réfléchi avant de vous dédier ce discours qui traite du rôle du politique et de la société. Je ne souhaite pas faire un long discours, mais simplement vous dire quel est mon idéal et pourquoi j'ai choisi cette remise de prix pour en faire part alors qu'auparavant je vous ai tous trompés. »

Nicéphore laissa un petit temps de silence et remarqua que l’assemblée redoublait d’attention, tout en s’interrogeant sur ce qu’il pouvait avoir à dire de nouveau par rapport aux discours habituels et convenus. Il poursuivit :

« À quoi sert le politique, telle est bien la question primordiale en ces temps où n'est recherché qu'un consensus mou et obligatoire. Pour moi, le politique a une seule mission et celle-ci est essentielle : permettre à chaque concitoyen de se réaliser pleinement au maximum de ses possibilités au sein d’une société qui offre à chacun la même capacité d'épanouissement grâce à une paix entre les nations et entre les hommes et femmes du monde entier. Contrairement à ce que pensent beaucoup de politiques, leur problème n'est pas de gagner la compétition des nations au mépris de leurs concitoyens et des autres nations. Car alors ils sont prêts à tout pour arriver à leur fin, y compris l'asservissement du peuple dont ils font grand cas et qu'ils contraignent sous une férule inoffensive, mais ô combien perverse. Interdiction de penser par soi-même, une liberté totalement contrainte sous des dehors d'hygiène sociale, une égalité qui empêche tout progrès, une fraternité qui n'est qu'extérieure parce qu'elle ne vient pas du meilleur de chacun. C'est ce que je veux changer. C'est pourquoi je vous remercie à nouveau pour cette distinction. Elle me permet de m'exprimer ouvertement devant le monde et de propager ces idées, ce que je n'aurai pu faire seul, sans votre aide. Alors, je compte sur vous, passé la première surprise, pour promouvoir ce nouveau champ d’action politique presque totalement vierge, celui de l'épanouissement de chaque être humain, pour le bien de tous. (…) »

Charles, qui était bien sûr là, regardait les visages des personnalités présentes. Jusqu’à présent bienveillants, ils prenaient progressivement un air bougon, puis franchement hostile. L’assemblée commençait à comprendre ce que Nicéphore disait et cela ne lui plaisait pas du tout. Certains commencèrent à parler à voix basse, se penchant vers leurs voisins. Enfin, l’un d’eux, un homme assez rougeaud, avec un ventre replet, se leva. Mais ne sachant quoi dire, il se dirigea vers la sortie d’un air offusqué. Mais Nicéphore poursuivait :

« Vous connaissez bien sûr la phrase du Mahatma Gandhi : " Dès que quelqu'un comprend qu'il est contraire à sa dignité d'homme d'obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l'asservir. " Oui, je demande au peuple de retrouver sa dignité, d’arrêter de croire ces politiques qui camouflent la vérité sous des slogans abrutissants, d’arrêter d’écouter les nouvelles truquées des télévisions et radios du monde entier et surtout d’arrêter de prendre ces pilules de faux bonheur. Enfin que chacun refuse les arrestations de la dP, que les roues de ses véhicules soient crevées, que des barrages soient levés, que les voisins viennent au secours des malheureux suspectés et que ces lois scélérates soient abrogées. »

23/04/2016

La fin de l'histoire (34)

Enfin vint le moment de sortir son livre. La pression médiatique, très motivée par l'action de Charles, répondit immédiatement présente. Le livre fut tout d'abord envoyé à quelques personnalités politiques, universitaires, économiques et même culturelles. Ceux-ci commencèrent à en parler en bien étant cités abondamment dans l'ouvrage. Cela permit une présentation à la télévision du livre et une sortie importante dans les librairies. Le livre s'arracha. On ne parlait que de cela. En quelques jours, il devint le livre de l'année, encensé par tous.

Alors Nicéphore put travailler sur sa véritable finalité. Chaque année, l’Institut Nobel invite parlementaires, ministres, anciens lauréats, et professeurs à proposer des noms pour la prestigieuse récompense du le prix Nobel de la paix. Ce prix, qu'Alfred Nobel a institué en 1901, récompense « la personnalité ou la communauté ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix ». Charles susurra à quelques partisans de son ami que celui-ci pourrait peut-être faire un bon candidat. Ceux-ci amplifièrent l'idée. Ce fut repris par l'ensemble de la classe politique qui y voyait l'occasion de se faire briller indirectement et de redorer le blason de la France. Sa candidature fut amplifiée dans un premier temps en France, puis très vite dans le reste du monde auprès des différentes élites politiques et autres. Il finit, au printemps, par être inscrit sur les cinq noms liés à une action de promotion d'une méthodologie à l'usage des gouvernants qui simplifiait considérablement l'action politique et surtout qui permettait de faciliter la résolution des points d'achoppement entre adversaires. Les politiques français l'avaient employée à plusieurs reprises et avaient toujours pu réconcilier les contraires. Nicéphore et quelques collègues, dont Charles, finirent par emporter le prix qui lui fut attribué pour sa contribution méthodologique à une diplomatie gérant les rapports entre les nations. Le président du comité Nobel norvégien lui téléphona, le félicita et lui demanda de préparer un discours de réception.

Le soir même Nicéphore annonça à Charles qu'ils avaient gagné et qu'il ne leur restait plus qu'à préparer le discours de réception au cours duquel il annoncerait la parution du véritable livre, donnerait sa teneur surprenante et en lirait quelques extraits. Charles mit tout en œuvre pour que le manuscrit soit édité dans les temps, qu'il soit distribué dans toutes les grandes libraires et que des interviews soient programmées non seulement en France, mais dans le monde anglo-saxon et en Extrême-Orient. Le livre s’appellera « Le retournement », avait décidé Charles. Car il s’agit bien de se retourner, ou plutôt, de ne plus se laisser retourner. Ne plus chercher dans le monde les causes de notre déracinement, mais apprendre à chercher en soi-même en faisant le vide et non en remplissant notre quotidien d’informations préparées, digérées, édulcorées. Le retournement doit être un acte libre, réfléchi, qui engage la personne qui le fait en toute liberté.

18/04/2016

La fin de l'histoire (33)

Le jour même, Nicéphore se mit au travail. Tout d'abord, réunir les informations nécessaires. Il se garda de se rendre à la bibliothèque, acheta un ordinateur, un logiciel de cryptage et commença à fouiller sur la toile. Sur chaque événement important concernant la conduite des affaires du monde, il recueillit en parallèle deux types d'informations: celles qui mettaient en valeur les actions menées par tel ou tel membres de gouvernements, d'organismes internationaux, d'industries de pointe et celles qui concernaient leurs procédés cachés, leurs pratiques frauduleuses, leurs gains éventuels. Les seconds étaient mis dans une partie cryptée du disque dur. Il travailla ainsi pendant plus de huit jours sans s'arrêter, accumulant des indices sur toutes les affaires du moment: construction de barrages, de centrales, d'usines, d'autoroutes. La deuxième partie de sa tâche consista à trier ces informations, à les recouper, voire à rechercher des informations complémentaires permettant de mettre en valeur la contribution au succès de l'événement ou, inversement, de creuser des pistes de compromissions ou même d'enrichissement illégal. Les événements étant décryptés dans les deux approches, il commençait à disposer d'une base sérieuse. Il lui restait à trouver des preuves crédibles auprès du public et inattaquables par les politiques. Pour cela, il mit au point un système de téléphonie passant par Internet et réussit à recueillir par interviews des preuves formelles qui, confrontées entre elles, mettaient en évidence l'implication de telle ou telle responsable. Il s'intéressa en particulier à tous ceux qui avaient préparé la loi sur la pilule et son système de contrôle. Il s'aperçut que nombreux étaient ceux qui, au départ, y étaient opposés, puis qui se sont laissés convaincre, moyennant des transferts d'argent ou des facilités offertes. Certains d'entre eux avaient reçu des prix prestigieux pour service rendu aux nations.

Ayant accumulé des indices, puis des révélations et, enfin, des preuves, il réfléchit à un plan adéquat pour les mettre en évidence. Pour le premier livre, il n'eut pas trop de difficulté. Il suffisait d'entrer dans la logique du politiquement correct, agrémenté de statistiques et d'éloges facilement trouvés dans la presse. La crédibilité se construisait d'elle-même, agrémentée de preuves irréfutables. Pour le second, ce fut plus compliqué. Il disposait bien d'éléments valides difficilement attaquables, mais le problème était de les présenter en se mettant dans la peau de personnes connaissant peu ce milieu et persuadées que leurs responsables faisaient du mieux qu'ils pouvaient pour leur réserver une vie la plus agréable possible. Et personne ne pouvait l'aider dans cette tâche.

Tout cela lui prit presque six mois. Pendant ce temps, Charles était sorti. Devenu prisonnier modèle, il avait été relâché au bout de deux mois pour bonne conduite. Les autorités n'avaient vu que du feu à sa soi-disant conversion. Il avait pris un poste dans la presse et l'édition qui lui permettrait le moment venu d'éditer et de diffuser les deux écrits. Il s'était rapproché des partis politiques au pouvoir  et commençait à disposer d'un excellent carnet d'adresses. Le décor était en place, ils allaient pouvoir passer à l'action.

Cela commença par des interviews. Charles interrogea un jour Nicéphore à propos d'un livre qu'il était sur le point de finir et qui traitait de l'action du gouvernement. Il expliqua que l'écrit ferait une petite bombe auprès du monde politique et médiatique, révélant l'excellence de l'école politique française par rapport à l'école anglo-saxonne tant au niveau de la conception des actions qu'au niveau de sa conduite. Cette interview somme toute assez bref, mis la puce à l'oreille de nombreux politiques. Chacun se demandait s'il serait cité et si ce qui était écrit lui permettrait de se représenter aux prochaines élections avec une chance supérieure d'être élu.

Ce fut poursuivi par des conférences sur l'excellence française. De nationales, elles devinrent assez vite internationales. Le gratin politique se pressait pour se montrer et faire croire qu'il faisait partie de cette élite. Le plus petit attaché parlementaire s'ingéniait à se faire une place devant les caméras ou à donner une explication à un journaliste. Peu à peu, la notoriété de Nicéphore s'agrandit. Il fut demandé pour des soirées dans lesquelles les hommes politiques se pressaient, pour des petits déjeuners entre chefs d'entreprise, pour des goûters avec certains partis politiques. Les sondages le donnaient gagnant d'élections importantes. Il était connu, applaudi et encensé.

14/04/2016

La fin de l'histoire (32)

Le lendemain matin, tôt, vers cinq heures, il entra en communication mentale avec lui :

Nicéphore : "Charles, je crois que j'ai trouvé le moyen de dénoncer le système. Cela demande du travail, beaucoup de travail, ce n'est pas sans risque, mais cela éclatera suffisamment à la face du monde pour éclabousser les responsables du système et provoquer un refus de prendre la pilule malgré la loi."

Charles: "Que comptes-tu faire?"

Nicéphore : "J'ai trouvé l'idée auprès de Sun Zi, le stratège chinois bien connu. Il appelle cela le stratagème du détour secret. Cela consiste à cacher notre intention véritable derrière une activité apparemment innocente et conforme à leur attente. Je vais écrire deux livres. Le premier encensera le système et donnera des pistes aux dirigeants pour mieux accomplir leur déculturation. Il devrait être possible d'atteindre une certaine notoriété avec un tel livre. Le second démontrera de manière impitoyable la connivence existant entre nos élites et la tromperie généralisée qui transforme la société en un troupeau bêlant avec l'aide des médias. Lors de la remise d'un prix ou d'une conférence ou d'un événement en faveur du premier livre, je  dévoilerai le second et proclamerai la forfaiture."

Charles: "Excellent! Nos responsables n'y verront que du feu si nous savons tenir secret les recherches concernant le fonctionnement du système. Du moment où l'on flatte leur égo, ils ne percevront pas l'astuce et la préparation de notre attaque. Je pourrai t'aider à faire connaissance avec ceux qui connaissent les rouages et facilitent la mise en œuvre du système."

Nicéphore : "Cela nécessite que tu devienne un mouton et entre dans le jeu de la dP. Tu devrais y arriver en quelques semaines jusqu'au moment où te libéreront pour bonne conduite comme ils l'ont fait pour Magrit. Je crains hélas que celle-ci ait bien fait un retournement inconditionnel. Je suis passé la voir. Elle n'avait apparemment pas changé, mais j'ai bien perçu qu'elle avait été manipulée et qu'il serait difficile de lui rappeler les sentiments qu'elle avait auparavant envers la société."

Charles : "D'accord. Je vais jouer le jeu. Continuons à nous donner rendez-vous chaque matin pendant notre méditation. Merci Nicéphore, tu me redonnes espoir et je vais essayer de me montrer digne de ta confiance."