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05/08/2016

La mue (12)

Je sors avant qu’elle n’ait le temps de refermer. Oui, je la connais Joséphine, elle est juste un peu lente. Non, cela ne se voit pas, mais c’est suffisant pour me permettre, moi qui la connais, de me glisser dehors. Elle est furieuse, mais n’ose encore pas le montrer. Elle m’appelle :

– Rémi, comment vas-tu ? Comme tu le vois, je t’ai préparé ton diner. Tu ne veux pas le prendre ?

Je fais non de la tête et lui pépie mes conditions. Je dois pouvoir ouvrir la cage quand je le veux. Elle doit me montrer comment je peux ouvrir. Elle fait semblant de ne pas comprendre. Mais devant mon insistance, elle finit par céder. Elle me montre comment je peux ouvrir. C’est simple. Mais a-t-elle le pouvoir de bloquer le système. Oui, je le vois bien. Alors, je me jette sur sa tête et lui cogne deux fois celle-ci avec mon bec. Elle comprend et supprime sa possibilité. Je suis maintenant libre comme je le veux, tout en étant protégé par Joséphine. Que demander de mieux ?

Nous avons chacun pris notre indépendance tout en nous respectant mutuellement. Je prends garde de ne pas faire trop de bruit le matin alors que je suis réveillé tôt. Elle m’apporte chaque jour mes repas avec assiduité. Elle écoute parfois de la musique. Heureusement, elle a de l’oreille et du goût et ne consomme que de la musique classique. J’aime, particulièrement depuis que j’ai mué, la musique de Janequin (Le Chant des Oiseaux) ou Joseph Haydn avec La Poule. Elle me fait plaisir à petits prix et je peux m’exercer à triller tant et plus. Pendant la journée, j’ouvre la cage et je me promène dans l’appartement. Je dois faire attention de ne pas me laisser aller. Il y a deux jours, j’ai lâché une crotte au cours de mes vols et Joséphine était furieuse. Elle m’a recouvert d’un voile opaque pendant la journée et je n’ai rien pu faire. En rentrant le soir, elle m’a dit :

 – J’espère que tu as compris. Sinon je serai obligé de t’enfermer définitivement.

Je me suis mis en posture de soumission sur le nid et elle a paru rassurée.

02/08/2016

La mue (11)

Je lui explique par un vol imagé ma promenade dans la ville. Évidemment, je ne lui dis pas que je l’ai suivi ce matin. Elle fait semblant de comprendre, sourit et me prends dans ses mains. Comme c’est bon, presque autant que l’amour. Elle me fait entrer dans l’appartement, m’ouvre la cage qu’elle a achetée en prévision de ce qui s’est passé. Elle y a installé un petit nid douillet, un réservoir plein d’eau et un bac à graines qui est déjà rempli. Quel luxe. Lorsque j’ai fini, je mets mon bec au creux de la commissure de ses lèvres. Elle me prend, me dépose dans la cage et… elle referme. Je suis prisonnier. Je proteste doucement, puis un peu plus énergiquement en tapant du bec sur les barreaux. Mais rien n’y fait. Elle m’a déjà tourné le dos et se prépare son diner, un délicieux plat de pâte avec une sauce tomate italienne que je connais bien. Il ne me reste à moi que les graines et quelques gouttes d’eau. Je pépie, je pousse de petits cris, je piaille. Rien n’y fait. Je reste seul. Oublié Rémi. Il ne compte plus. Ce n’est qu’un oiseau de compagnie à qui l’on donne quelques graines pour qu’il vous enchante les oreilles.

Je rumine, je rumine. Il faut que j’apprenne à ouvrir cette cage, sinon je vais devenir fou. Je dois faire attention quand elle viendra remettre de l’eau ou des graines. Quand je pense qu’auparavant c’est moi qui allais faire les courses ! Joséphine, que se passe-t-il ? Tu as toujours été tendre avec moi. Tu m’attendais le soir dans le lit et tu l’ouvrais à mon arrivée. Je me jetais dans tes bras et nous partions ensemble au septième ciel. Quelle froideur tout d’un coup. Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Oui, c’est vrai, j’ai un peu changé, mais je suis toujours Rémi, ton amant, ton petit ami, ton compagnon, ton presque mari. Alors ?

Rien. Elle m’ignore. Je n’existe plus, ma parole. Vite, mangeons toutes les graines, qu’elle soit obligée de les remplacer. De même pour l’eau. Un quart d’heure après, je m’installe dans mon nid, le ventre lourd, la démarche peu assurée. Oui, j’ai trop mangé. Mais c’est pour la bonne cause. J’attends. Le soir est tombé. Elle a allumé la lampe au plafond. Elle est trop puissante et m’aveugle quelque peu. Peu importe. J’attends. Je l’entends entrer dans la salle de bain. Elle ne ferme plus la porte. Elle chantonne, revient dans la chambre, retourne se regarder dans la glace et, tout d’un coup, réapparaît nue, tranquille, comme si elle était seule. Elle passe sa main sous les bras : non cela peut attendre, je me raserai dans deux ou trois jours, semble-t-elle se dire. Enfin, elle vient vers la cage, constate le  manque de nourriture et d’eau, va à la cuisine et ouvre la cage pour y glisser les deux contenus.

31/07/2016

La mue (10)

Effectivement, elle est entrée dans l’immeuble où elle travaille. Je n’ai jamais su exactement ce qu’elle fait. Elle me parle tantôt de communiqué, tantôt de messages publicitaires, tantôt d’avertissement, de quoi, je ne sais pas. J’attends, je vais probablement la voir à l’une des fenêtres. Je fais le tour du bâtiment, étage par étage. Ah, ça y est, la voilà ! Elle parle avec une copine tout en s’installant à sa table de travail. C’est drôle d’imaginer que je peux maintenant la voir au travail, l’air de rien. Elle rit. Oui, elle m’avait dit qu’elle s’amusait bien au travail et que les gens étaient sympas. Bon, je ne vais pas rester là toute la journée à l’attendre. Que faire ? Je décidais de faire un tour de la ville avec la vision "Vue de Haut". Cela change tout. Vous voyez les gens beaucoup moins importants qu’ils ne le paraissent vus du sol. Il y a trois sortes de personnes : les chauves, comme un point blanc ou rose qui se promène sur le trottoir ; les chapeautés, surtout des femmes, mais on trouve aussi des hommes ; les chevelus, noirs, châtains ou blonds. De haut, on ignore leur condition sociale, hormis ceux qui tirent une charrette ou portent quelque chose sur leur dos. Ils s’agitent tous comme des fourmis. Ils entrent et sortent sans cesse d’un immeuble, d’un autobus, de la bouche du métro. Seuls les sages se tiennent assis au café. Oui, une ville ne ressemble pas à ce que nous connaissons lorsqu’on la regarde d’en haut. On dirait une pelouse bien tondue, avec des immeubles, voire des gratte-ciels, entre lesquels les insectes remuent avec célérité. Nous, les oiseaux, avons l’avantage de pouvoir nous trouver où nous le voulons, en hauteur et en largeur, pas en profondeur, car nous n’aimons la terre que parce qu’elle nourrit les vers. Tiens ! C’est la première fois que je pense en tant qu’oiseau. Ça va assez vite finalement !

C’est le milieu d’après-midi, je suis las. Je décide de rentrer à l’appartement, pour me reposer si je trouve une fenêtre ouverte, ou, au moins, pour attendre Joséphine. Malheureusement, tout est fermé. Je m’installe sur l’arbre face à l’entrée de l’immeuble et attends. Je repense à tout ce qui s’est passé en quinze jours. Quel bouleversement. J’ai réussi à tenir psychologiquement, mais non sans mal. Ce qui me chagrine le plus, c’est Joséphine. J’ai l’impression qu’elle se détache. Pourquoi m’a-t-elle fermé la porte au bec ? Ce n’est pas très gentil. Ah, elle arrive. Je prends mon envol et fait des tourbillons autour d’elle en pépiant. Elle finit par me reconnaître :

– Rémi, qu’as-tu fait de ta journée ?

29/07/2016

La mue (9)

Je pépie et trille à qui mieux mieux en agitant ma tête de haut en bas, une vieille habitude humaine pour acquiescer à ce que dit quelqu’un. Elle émet quelques larmes, m’embrasse sur le bec, me caresse à nouveau, puis me pose sur le rebord de la fenêtre et ferme celle-ci. Je suppose qu’elle va faire sa toilette et il ne faut pas la déranger, que l’on soit humain ou animal. Alors j’attends. Je l’imagine nue devant sa glace, auscultant les points noirs sur son nez ou le bouton sur son cou qui la gêne ou encore le bleu sur sa cuisse qu’elle s’est fait dans le métro. Elle sort sa trousse de maquillage, prépare les bons flacons et les crèmes ad hoc et se prépare un corps de rêve, celui que j’ai apprécié les jours passés. Elle finit par quelques projections de parfum derrière l’oreille et sous les bras, noue son soutien-gorge sous les seins, passe l’attache dans son dos en le faisant tourner autour de son buste et le fait remonter de façon à les empaqueter et se sentir à l’aise. Elle enfile sa jupe et noue les boutons qui la maintiennent à la taille ; enfin elle revêt un corsage immaculé. Ah, elle devrait sortir. Que fait-elle ? Cela dure plus longtemps que prévu. Enfin, la voilà. Elle se jette encore un coup d’œil dans la glace de la chambre, prend son sac et sort sans même regarder dans ma direction. Je crie intérieurement, mais ne sortent que quelques pépiements qu’elle n’entend bien sûr pas.

Je décide de la suivre. C’est facile pour un oiseau de surveiller un adulte marchant dans la rue et même entrant dans un immeuble. À un moment ou un autre, il réapparaîtra à une fenêtre pour contempler le temps qu’il fait ou surveiller un point précis dans la rue. Cela vous arrive souvent d’aller vers la fenêtre en pleine réflexion et de regarder sans voir les mouvements de vos contemporains. Pendant ce temps, votre esprit travaille, broie les idées, les fait passer dans des filtres, jusqu’à ce qu’elles ressortent taillées comme un diamant, rutilantes et faisant envie. Vous pouvez ensuite, en toute quiétude, vous emparer du clavier de votre ordinateur et taper sans difficulté jusqu’à l’épuisement de votre découverte. Aïe, c’est vrai, je ne peux plus le faire, à moins de taper avec le bec, ce qui est long et risque de le fissurer. Je dois garder en moi mes impressions, sentiments, raisonnements et attendre, plein d’idées qui ne pourront être mises en valeur. La vie d’oiseau est incomplète, surtout lorsqu’on est un intellectuel !

27/07/2016

La mue (8)

Réveil ce matin avant le lever du jour. Cela va devenir une habitude. Joséphine est dans le lit et dort. Elle est belle ainsi, dégagée de tout souci. Je suis couvert de plumes, mes jambes sont devenues des pattes, je n’ai plus que trois doigts de pied et une sorte d’ergot. Je n’ai plus de bras. Ils sont remplacés par des ailes. Je les déplie. Ça va. Pas trop d’envergure, juste ce qu’il faut pour voler plusieurs centaines de mètres, rien de plus. Je vais dans la salle de bain. Heureusement, la porte était entrouverte, autrement je n’aurai pu l’ouvrir. Je me regarde dans la glace. Dieu, quel oiseau ! J’ai un beau bec ma foi. La fenêtre est ouverte. J’avance mon long cou pour contrôler si personne ne me regarde, je monte sur le rebord et, malgré une certaine appréhension, me lance. Oui, aussitôt mes ailes se meuvent et tracent dans l’air un sillon. Je vole. Quelle étrange sensation. Cela fait un peu mal au cœur. Le manque d’habitude, je pense. Je me perche sur une branche d’arbre. Ne pas perdre de vue la fenêtre d’où je viens. Oui, elle est là-bas, à cent mètres environ, au sixième étage. Tiens, Joséphine regarde par la fenêtre de la chambre, elle a dû me chercher dans l’appartement et, voyant la fenêtre ouverte, elle a peut-être compris ce qui se passe. Je vais aller la voir. J’espère qu’elle me reconnaîtra.

Je m’envole, déjà très à l’aise. Comme c’est pratique de se déplacer dans les airs. Tout est simple, peu d’obstacles, pas de rencontres inopportunes, on va en ligne droite, on se laisse planer dès qu’on a pris un peu de vitesse. Et encore, je ne suis que débutant. Je passe une première fois devant Joséphine toujours à la fenêtre. Je fais un petit looping pour lui signaler ma présence. Oui, elle m’a repéré. Elle me regarde, intriguée. Elle ne semble pas me reconnaître. Je me mets à sa place. Imaginez-vous vous imaginant un oiseau qui s’imagine être un homme. Il y a de quoi perdre son latin et même le grec appris par la suite. Allez, Joséphine, je te pardonne. C’est bien normal de ne pas m’avoir reconnu. Il faut pourtant que je me signale. Alors, je viens me poser sur son épaule, le plus doucement possible. Je fourre mon bec dans ses cheveux et émets un petit piaillement, le plus doux possible. Mais je ne contrôle pas encore ma voix, ni même mon vocabulaire. Je ne sais si elle va comprendre. Elle sourit cependant. Me regarde, me prend avec douceur, me caresse la tête et me demande de sa petite voix :

– C’est bien toi ?

25/07/2016

La mue (7)

Je me réjouis de cette promesse qui me semble vitale. Je saurai à quoi me raccrocher, où trouver un soutien indispensable pour endurer ces épreuves, comment supporter la mue qui s’avérait plus compliquée à affronter. Joséphine est émue, deux larmes coulent sur ses joues. Je m’approche pour les embrasser et lui montrer ma reconnaissance, mais elle a un tel mouvement de recul que je n’ose plus bouger. Je fais semblant de n’avoir rien remarqué et continue de me pencher comme pour me gratter la jambe. Oui, elle me craint ! Elle a peur de moi maintenant que la mue a commencé.

– Dis-moi, penses-tu que je peux toujours aller travailler dans l’état où je me trouve ? lui demandai-je.

–  Je me le demandais aussi. Franchement, je ne crois pas. Il faut aller te déclarer, il n’y a pas d’autre solution.

Je m’habille, enfile un vieux pardessus, en relève le col, me passe un foulard autour du cou et pars à la mairie pour effectuer ma déclaration.  C’est très simple. On vous raye de l’état civil, un point c’est tout. En tant qu’animal, vous n’avez aucune protection sociale et encore moins droit à une aide sécuritaire. Il faut vous être préparé à votre nouvelle vie sans même savoir ce qu’elle sera. Cette préparation est forcément très générale, du style « Être toujours plus agressif que votre agresseur » ou encore « faire front, ne jamais fuir ». Malheureusement, de tels adages ont des limites que leurs adeptes comprennent un peu trop tard. Bref, je ressors de la mairie sans identité et même si j’ai encore plus ou moins l’air d’un être humain, je n’en ai plus la qualification sociale. Arrivé à l’appartement, de dépit, je me couche et quand Joséphine arrive, je ne me lève même pas. Elle doit m’amener mon repas qu’elle laisse par terre au pied du lit. Ce sont encore des graines de quinoa. Curieux ! Comment peut-elle savoir que cela me plairait à nouveau ? Je me lève et, irrésistiblement, me met à genoux, me penche sur l’assiette et commence à becqueter les grains un à un. J’en éparpille par mal à côté. Mais peu importe, je me sens à l’aise pour une fois. On dirait que j’ai fait cela toute ma vie. Comme je suis repu, je me couche en boule sur la moquette et m’endors sereinement sans plus penser à Joséphine.

22/07/2016

La mue (7)

Cette fois-ci, ça y est. Je suis réveillé beaucoup plus tôt que d’habitude. Le soleil n’est pas encore levé. Mais rien n’aurait pu m’obliger à rester dans le lit. Une envie irrépressible de sortir hors de l’appartement. Je me lève et m’enferme dans la salle de bain. Oui, ça y est. J’ai bien un fin duvet sur l’ensemble du corps. Pire même, mes bras ont rapetissé et mes mains semblent rognées, les doigts surtout. Je ne peux plus attraper quelque chose et suis terriblement maladroit. Joséphine dort toujours. Elle n’a pas conscience du bouleversement que je ressens. Je l’appelle en moi : Joséphine, Joséphine, câline-moi… Je me recouche, ne sachant que faire.

Une heure plus tard, elle se réveille. Je suis tourné de l’autre côté. Je n’ose lui faire face. Elle m’appelle :

– Rémi, tu es réveillé.

Je ne réponds pas. Elle recommence :

– Rémi, c’est l’heure, tu vas être en retard.

Alors je me tourne vers elle, les yeux fermés. J’entends une sorte de hoquet, suivi d’un soupir, puis :

– Mon pauvre, cela empire.

Alors, je lui pose la question  que j’avais depuis hier sur les lèvres :

– Tu… Tu crois que je vais devenir un oiseau ?

– C’est possible. Ne sois pas triste, mon chéri. Mieux vaut devenir oiseau plutôt qu’animal marin ou terrestre. Tu disposeras d’une grande liberté.

– Mais je te perdrai et je ne veux pas te perdre. Je veux que tu restes près de moi.

D’un élan sincère, je tente de la prendre entre mes bras. Mais je sens une telle résistance de sa part que j’abandonne. Physiquement, elle ne me voit déjà plus comme un être humain, même si, psychiquement, elle comprend mes difficultés et est prête à m’aider. Je lui dis d’une voix plaintive :

– Promets-moi de ne pas m’abandonner, quoi qu’il arrive !

Elle ne répond pas tout de suite. Elle ne me regarde pas en face. Ses yeux louvoient et une légère rougeur colore son visage. Elle finit par dire :

– Mais de quoi parles-tu ? Tu sais bien que je prendrai soin de toi.

– Oui, je sais que tu me prendras en pitié. Mais je veux autre chose que ta pitié, je veux ton amour. C’est ce qui me permet de vivre et de faire face à ce grave problème.

Elle me regarde dans les yeux et me dit, d’une voix résolue :

– Je te promets de ne pas t’abandonner et de tout faire pour t’aider dans toutes les circonstances possibles. Tu resteras près de moi quoiqu’il arrive.

20/07/2016

La mue (6)

La sonnerie du réveil… J’ai beaucoup de mal à émerger… Enfin, j’ouvre un œil. Très vite, je comprends que quelque chose a changé. Non, pas à l’extérieur, mais en moi. J’ai comme un éclair de lucidité. Je me lève d’un bond. Ma peau a pris une couleur sale, elle est pleine de boursouflures, comme de petits volcans qui n’osent pas exploser. J’en ai partout. Je me précipite dans la salle de bain. Oui, j’en ai également sur le visage. La mue a commencé et il n’y a rien à faire. Que vais-je devenir ? J’appelle Joséphine qui dort plus que de coutume depuis qu’elle est rentrée. Je vais jusqu’au lit et la secoue énergiquement :

– Regarde, cela commence. Mon Dieu, ce que je suis laid.

Elle met quelque temps à se réveiller, me regarde sans rien dire, n’ose se jeter à mon cou et me dit simplement :

– Oui, j’en ai bien l’impression. Mais tu es mignon comme cela. On dirait un petit perdreau qui prend son duvet. Non, peut-être un reptile qui se revêt sa carapace.

Quelle idée de dire de telles choses. Je trouve cela sec et ça manque de chaleur humaine. Elle pourrait au moins me serrer dans ses bras pour compatir tendrement à mon malheur. Mais, il est probable qu’elle n’éprouve plus aucune attirance envers mon corps et probablement moi-même en entier, corps et âme et toutes les subtilités que chaque homme ou femme détient au fond de soi. Sans cesse, on nous dit que l’habit ne fait pas le moine. C’est vrai, mais le corps est-il un habit ? J’étais un moine et je ne sais ce que je vais devenir.

Je dois partir au travail malgré tout. J’utilise la trousse de maquillage de Joséphine pour paraître normal. Oui, là au moins, l’habit sert à jouer le moine. Même mes collègues au bureau ne remarquent rien. Mais j’ai un mal de crâne terrible toute la journée. Je retrouve ma compagne pour le diner. Elle a préparé une salade de quinoa. Je ne dis rien, mais cela me reste en travers de la gorge tant que je n’y ai pas goûté. J’ai toujours eu en horreur ces graines de blé ou d’autres céréales que l’on veut vous faire manger. Ah, mais… Elle est délicieuse. Quelles merveilleuses petites graines ! Je finis par ne manger que cela. Joséphine a beau me proposer une tranche de rôti qui semble appétissante. Je refuse en prétextant que je n’ai plus faim. Je n’aurai pu l’avaler. Nous nous couchons tôt, chacun dans ses pensées et nous tenons aux deux extrémités du lit.

16/07/2016

La mue (5)

Quelques jours plus tard, je suis étendu sur mon lit. Joséphine est partie passer quelques jours chez une amie qui avait besoin d’elle. J’ai une démangeaison sur tout le corps, comme une poussée sous la peau. La même impression que la première montée d’herbe au début du printemps. On ne voit rien venir, mais l’air est chargé d’odeurs délicates de surgeons frais. Pourtant, je n’ai pas, je crois, d’odeur spécifique sur mon corps. C’est juste une sensation bizarre, une espèce d’exaltation  de la peau légèrement plus colorée que d’habitude. Et si c’était cela le début de la mue ? Je me redresse brusquement. Mons cœur bat à tout rompre. Oui, c’est possible. Je me lève et mets en route mon ordinateur. Il y a de nombreux chats consacrés à la mue, avec des récits parfois épouvantables. On trouve cependant des conseils intéressants pour se préparer à un changement fonctionnel et sans danger. Malheureusement, je ne trouve rien sur les démangeaisons. C’est trop vague comme impression pour accéder à des conseils précis. Je me lève donc et pars travailler comme chaque matin. J’échange un petit coup de fil avec Joséphine qui est auprès de son amie et lui parle de manière détachée de mes démangeaisons. Toujours pratique, elle me conseille d’acheter une crème calmante en pharmacie. Elle a l’art de ramener à leur juste proportion les incidents qui émaillent la vie.

Le lendemain, je m’éveille plus tôt que d’habitude. Je décide d’aller courir au bois, n’ayant pas la douceur de Joséphine pour me laisser errer dans mon lit. C’est vrai, les hommes qui font de grandes choses se lèvent tôt. Mais surtout, ils ne connaissent que peu ces moments divins des petits matins  lorsqu’une femme se tient près de vous et vous serre dans ses bras. Je me débarrasse du pyjama et veux enfiler mon short de sport. Mais il ne glisse pas sur la peau des jambes comme d’habitude. Non, ce ne sont pas mes poils. Normalement, ils ne gênent en rien cette remontée vers l’aine du tissu en tenant l’élastique tendu entre mes deux mains aux doigts largement ouverts. C’est une sorte d’opposition douce, mais réelle. Ça y est ! J’y suis arrivé. Bizarre ! Je regarde mes jambes, elles paraissent normales. Ah, tiens ! Là, entre mes cuisses, des petits points noirs. Je les touche. Effectivement, ils raclent un peu. Même impression  que lorsqu’on s’essuie les pieds sur le paillasson avant de sonner chez un ami. Ma barbe pousserait-elle à cet endroit du corps généralement peu enclin à de telles manifestations ? Je me rends dans la salle de bain, prends mon rasoir et rase l’endroit suspect de façon à retrouver la peau douce que j’ai normalement en ce lieu. Cela va mieux. Je pars en petites foulées et me noie dans la foule des Parisiens qui se précipitent au travail. Quelle chance j’ai de disposer de mes heures comme je l’entends. Certes, je travaille parfois très tard ou très tôt, mais au rythme que j’ai choisi, ce qui me donne une impression de liberté que vous n’avez pas, vous, l’ensemble des mortels adultes.

15/07/2016

La mue (4)

J’en suis là de mes réflexions, lorsque Joséphine, réveillée, débarque dans la cuisine. C’est ma nouvelle petite amie. Elle est vive, a un cœur d’or et des boucles blondes qui font chavirer les cœurs. C’est vrai, parfois, elle prend trop de place et donne son avis sur tout. Mais je ne suis pas obligé de la suivre sur tous les points qu’elle propose.

– Tu m’as l’air d’avoir passé une mauvaise nuit. C’est encore ton attestation qui te tracasse ? De toute façon, on est obligé d’y passer. Alors cela ne sert à rien de faire la mauvaise tête.

Évidemment, cela lui est facile. Elle a dix ans de moins que moi et a donc une autre vision, plus détachée. Je n’ai pas envie de parler de cela. Elle va tenter de me raisonner alors que je ne désire que me laisser aller et oublier. Je l’embrasse dans le cou, je lui susurre quelques mots câlins, la serre dans mes bras et sens au travers du tissu de sa robe de chambre ses seins qui frémissent. Oui, c’est vrai, elle sait adoucir mes jours, engendrer en moi l’oubli de mon personnage et même me donner une autre vision de ma vie, très différente de celle que j’ai lorsque je me regarde devant une glace. Je lui sers un café, la laisse boire tranquillement, échange quelques plaisanteries, puis l’entraîne vers la chambre pour passer encore quelques moments ensemble. Elle se laisse dénuder, l’œil brillant, un sourire aux lèvres, ce sourire qui m’a séduit un jour d’hiver dans la devanture d’un magasin. Je me suis retourné, je l’ai vu et l’ai contemplé jusqu’à ce qu’elle me remarque et arrondisse le coin de ses lèvres. Nous avons parlé, nous nous sommes aventuré dans un café, avons pris deux grands crèmes et devisé jusqu’au déjeuner. Le soir même, elle s’installait chez moi, avec ses valises. Je ne l’ai pas regretté, même encore maintenant. Elle est distrayante et revient chaque soir pleine de joyeuses anecdotes à raconter.

Mais ma vie privée ne vous intéresse sans doute pas. Pardonnez-moi. C’est probablement le stress de l’attestation reçue dernièrement. Ce soir nous irons danser, cela nous fera du bien, à moi surtout. Joséphine s’est rendormie. Elle a une faculté sans égale à dormir à tout moment, en particulier après l’amour. Et ce n’est pas cinq minutes. Plutôt une heure. Je m’habille et pars travailler. Il le faut bien, sinon mon patron va devoir me signaler à la police des mœurs, celle qui est en charge des muants. Sitôt sorti de l’appartement, je suis agressé par les images et les mots qui ne cessent de parler de cet événement qui m’attend, je ne sais quand.

14/07/2016

La mue (3)

L’un d’eux fut transformé en vers des sables, chaud en été, froid en hiver, le nez dans les grains, piétiné par les baigneurs, claqué sur la peau des femmes prenant leur bain de soleil. Un autre se retrouva cheval dans un puits de charbon, aveugle, ne pouvant respirer, devant tirer d’immenses bennes de charbon sur rails, se tordant les pieds entre les traverses et toussant comme un malheureux en raison de la poussière de la houille. Lorsqu’il remonta à la surface, il était méconnaissable et il s’est suicidé en se précipitant dans le puits d’où on venait de l’extraire. Enfin, le troisième se mua en ortie. Une grande tige pleine de poils urticants, des feuilles aux bords agressifs, coupée toutes les deux ou trois semaines et condamnée à repousser sans cesse pour se faire à nouveau couper, voire arracher.

Oui, c’est vrai, j’avais oublié de vous le dire. Dans certains cas, on peut être transformé en plantes, généralement vénéneuses. Ce sont certes des cas extrêmes, mais ils existent. Enfin, une fois seulement, un homme fut transformé en pierre. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais il avait dû commettre de nombreuses fautes pour en arriver là. On n’a d’ailleurs jamais pu le retrouver dans la carrière où il avait été affecté, si bien qu’il n’a jamais pu avoir une autre mutation programmée.

Je vous avertis, lecteurs. N’en arrivez pas à de telles extrémités. Laissez-vous faire, il ne sert à rien de lutter. Mieux vaut coopérer et attendre le jour où une nouvelle mutation aura lieu. Certains ont même fini politiques après quelques années de mutation imposée. Les politiques sont des hommes et des femmes privilégiés. Ils ne reçoivent leur attestation qu’à l’âge canonique de soixante-dix ans, et ils peuvent choisir en quoi ils veulent muer. La plupart ne demandent que des changements insignifiants et avantageux, par exemple disposer d’une jambe supplémentaire pour mieux courir après les votes et se reposer dans les meetings. Quelques années plus tard, vous les retrouvez toujours en place, rajeunis, pas ou peu affectés par le fait d’avoir dû muer.

13/07/2016

La mue (2)

Mais ce n’est pas tout. Tout au long de la journée, j’ai droit à des rappels de ma condition de futur muant. Est-ce fait exprès, je ne sais pas, mais toujours est-il que cela me rappeler sans cesse l’urgence d’une bonne transformation. Tiens, tout à l’heure, juste après être sorti pour acheter ma baguette de la journée, j’ai été hélé par M Bougrenat, le marchand de chaussures qui me dit d’une voix doucereuse :

– Savez-vous ce qui est arrivé à M Rodogine hier ?

– Non, lui répondis-je.

– Eh ben, il a été transformé en bœuf à tout faire. Depuis, je m’attends à le voir passer chaque jour devant la porte et à devoir le saluer comme si de rien n’était alors qu’il transporte les légumes de tous les gens de la rue.

Vous me direz : « Mais pourquoi parle-t-on de muer plutôt que de dire qu’il y a une véritable métamorphose ? » Tout simplement par pudeur. La grande majorité des gens ne souhaitent pas en parler, ni même entendre en parler. Alors plutôt que de dire qu’ils subissent une véritable renaissance, ils parlent de mue, ce qui n’est le cas que de quelques personnes parmi des milliers. L’exemple précédent vous donne une idée approximative des commentaires des gens. Ils ne font pas cela par bravade, mais plutôt par souci de vérité, fausse évidemment. Et puis l’habitude en est venue, en particulier de la part des plus jeunes. Eux ne risquent rien. Ce n’est que vers l’âge de quarante ans que le risque augmente terriblement d’être appelé. Et on ne peut pas refuser. J’ai connu des gens qui avaient fui  très loin, hors de France. Et bien la police n’a pas mis huit jours pour les retrouver. Et si vous aviez vu ce qu’ils sont devenus après avoir été pris, vous n’auriez surtout pas tenté de fuir comme ils l’ont fait.

12/07/2016

La mue (1)

Pardonnez-moi, je commence un autre récit. Il s'impose à mon esprit à tel point qu'il m'empêche de penser à autre chose. Alors il faut que je l'écrive et que je vous le livre, sinon je perds mon temps à chercher ce dont je vais vous faire part. Rassurez-vous ce n'est qu'une nouvelle et elle ne sera pas éternelle. Quant au nombre manquant, l'infini peut attendre, il sera toujours là ainsi que le zéro.

 

J’ai commencé à m’inquiéter le jour où la mairie m’a envoyé une attestation m’indiquant que la saison de la mue était arrivée pour moi. Seule l’administration a le pouvoir de choisir la date de la mue de chaque personne. Elle ne donne jamais le jour exact, mais la saison à laquelle celle-ci se produit. Il appartient ensuite à chacun d’être prêt le moment venu. Pourtant, à la réception de cette attestation, je n’en sais pas plus et il est évident que cela m’inquiète. Que va-t-il se passer ? Comment les premiers symptômes apparaissent-ils ?  J’ai toujours été un enfant fragile, quelque peu malingre, craignant le sport, un enfant qui se blesse facilement et met longtemps à s’en remettre. Comment voulez-vous que je ne sois pas inquiet ? Je me souviens de la fois où mes parents m’avaient laissé seul dans la cour de récréation avec les autres garçons. J’avais bien essayé de me cacher derrière le bosquet d’arbres près des toilettes, mais j’avais été repéré par un garçon entreprenant qui avait appelé les autres et tous s’étaient d’abord moqués de moi, m’avaient bousculé et battu. J’ai bien essayé de me protéger des coups de poing, mais ils m’ont alors assailli de coups de pied qui m’ont vraiment fait mal. Depuis mes parents m’amenaient chaque jour jusqu’à la maîtresse qui me rendait le soir à ceux-ci. Et, prochainement, m’attend une longue épreuve, d’autant plus inquiétante que personne ne sait ce qu’il va advenir au moment de sa mue. C’est très variable. Certains ont une mue très bénigne, il peut leur pousser un bras supplémentaire, un autre nez ou encore une queue. Ce n’est qu’une toute petite mue. D’autres se muent carrément en un animal quelconque, pas seulement terrestre, mais également sous-marin ou aérien. Rares cependant sont ceux qui se muent en animal souterrain. Je les plains ceux-là en raison des difficultés à respirer et de l’obscurité permanente qu’ils côtoient pendant toute la durée de leur nouvelle vie.
Ce matin, au lieu de me lever dès le réveil, je me laisse aller. À quoi bon faire des efforts si c’est pour finir en ver de terre ou en poisson ? Je m’imagine en toutes sortes d’animaux, mais j’ai beaucoup de mal à suivre les différentes étapes de la mue. Les poils ou les plumes poussent-ils en premier ? Comment vais-je devenir ovipare ou m’engendrer moi-même comme les petites cellules du corps humain ? Ces questions vous paraissent idiotes, mais je vous assure que lorsque le moment approche, elles créent des tensions invraisemblables, à la fois corporelles et psychiques, que vous êtes de plus incapables de dissocier. Alors, je laisse aller mon esprit et le tourne vers des choses plus agréables : les vacances de l’an dernier dans le midi de la France, sur cette petite plage abritée par les pins. Mais aussitôt ma pensée se tourne vers les poux de plage, les araignées et je m’imagine poilu et nu, faisant face aux pieds énormes des enfants du voisin. Je change de sujet de délibération. Je suis pianiste et je joue dans un orchestre. Le basson crache énergiquement dans son instrument et je me vois petit microbe projeté au loin par l’air compressé, devenu sourd au passage dans les tuyaux. Bref, toujours je me vois plus petit que je ne suis, incapable de faire quoi que ce soit pour mon avenir, subissant sans résistance le broyage de ma vie passée. Qu’en sera-t-il le jour où la mue commencera ? J’ai beau me dire que si je m’en fais cela va encore plus mal se passer, rien n’y fait.  Ah ! Je me rendors… Un étrange animal vient se coller contre moi. Il ne sent pas bon et ses pattes velues commencent à m’enserrer. Je m’écarte, mais il revient près de moi. Que faire ? Au moment où je crois qu’il va m’embrasser ou me manger, je me réveille. Dieu soit loué ! Je l’ai échappé belle !