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15/06/2014

Maître-mot

Il y a trente ans, je visitais le gouffre de Padirac. Le nautonier paysan qui nous emmenait sur l’eau obscure eut ce mot merveilleux : « Cette rivière, elle est tellement inconnue qu’on ne sait même pas son nom… » Il exprimait par là, avec naïveté, deux certitudes profondes qui hantent nos âmes : à savoir que les choses n’existent pour nous réellement qu’une fois nommées, et qu’il y a un nom, de toute éternité, qui correspond à chaque chose, la contient et l’exprime entièrement.

Louis Pauwels et Jacques Bergier, L’homme éternel, Gallimard, 1970, p.136.

  

N’avez-vous pas, un jour, été grisé par un nom que vous avez répété sans cesse d’abord dans votre tête, puis à mi-voix, puis à voix haute. Et ce mot vous a obsédé pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’une autre préoccupation l’ensevelisse dans les profondeurs de votre mémoire. De même, vous avez dans votre jeunesse très probablement parlé une langue inconnue de vous-même, dans laquelle vous pouviez exprimer ce que votre langue maternelle ne pouvait faire. L’inexprimable parlait alors dans ces mots inconnus que formulait votre bouche. Et là aussi, vous vous êtes grisé de ce que vous permettait de révéler cette langue qui vous ouvrait les portes d’un monde inconnu dans lequel vous vous sentiez bien.

Le mot possèderait-il un pouvoir s’il est le nom éternel que Dieu lui a donné ? Pour les juifs, Dieu possède quatre-vingt-dix-neuf noms qu’ils peuvent utiliser pour le nommer. Mais le centième est réservé aux initiés. Il est la porte qui ouvre sur l’éternité et la compréhension de l’univers. L’apprendre élève celui qui le prononce au-dessus de la condition humaine. Il devient le maître du nom.

L’évangile de Jean commence sur une étrange assertion : au commencement était le Verbe et (…) le Verbe était Dieu. (…) Tout par lui a été fait (…) Et la lumière luit dans les ténèbres… Le Verbe serait avant même la lumière. C’est le Verbe qui crée la lumière et l’univers par la seule puissance de son souffle. La Genèse explique le même procédé de création : Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.

La logique de la connaissance réside dans l’enchaînement Pensée – Parole – Action. La lumière est apparue par le fait du Verbe. La parole est l’acte d’autorité qui permet le passage de la pensée à l’action. C’est pourquoi certains mots sont interdits, ils peuvent déclencher  des événements.

Dans cette logique nous sommes loin de la communication dont on nous rabâche les oreilles : la parole est action quoique que l’on pense, lit-on dans les médias, elle produit l'action par la seule force du verbe. L'homme moderne a inversé la proposition. La pensée s’est évanouie au profit de l’action qui a perdu son sens. L’homme se veut libre, mais cette liberté est-elle la bonne ?

14/06/2014

Funérailles

Hier, j’ai assisté à mes funérailles. Je me trouvai là par hasard, à la sortie d’un restaurant, encore alourdi  de ses victuailles sirupeuses, lorsque je vis passer un corbillard tiré par deux chevaux fringants. Le prêtre était mon vieil ami, mais malgré un signe de ma main, il ne me reconnut pas et passa, préoccupé par le vent qui se levait. Comment ai-je su qu’il s’agissait bien de mes funérailles ? Ma famille suivait derrière, à pied, affligée. J’en reconnus quelques-uns. Philbert, mon petit-fils espiègle et trop grand pour son âge. Pricilla, une jeune fille douce, mais coriace. Ma femme, Adélaïde, d’une beauté sauvage, ouverte sur le monde et enfermée de convenance. Mon frère, César, revêtu de dignité frêle, marchant en tant que chef de famille. Mais je voyais également d’autres êtres chers, des amis, tels Montgomery, le grand soldat, Yves Saint Martin, le jockey, Arthur, l’animateur radio. Je m’abritais derrière une colonne de façon à ce que personne ne puisse me voir. Ils m’auraient sauté dessus et fait mourir pour de vrai. Mais au fond, suis-je mort ou non ?

Je fus alors pris de panique. Je me pinçai fortement et poussai un cri de douleur. J’étais bien vivant pourtant ! Peut-être s’agissait-il d’une répétition dans le but de préparer un éventuel décès. Ils avaient pourtant l’air frappés. Une ambiance de catastrophe flottait dans l’air, recouvrant les suiveurs d’un nuage léger, grisâtre, un peu collant. Je voyais une de mes filles, déjà âgée, marcher silencieusement, reniflant et s’essuyant les yeux. Elle paraissait désolée. Mes yeux s’humidifièrent. Je n’allais pourtant pas pleurer sur ma mort alors que j’étais vivant !

Enfin ! La foule anonyme achevait le défilé. Ni une, ni deux, je m’invitai à mon enterrement et pris place derrière les derniers badauds. Ceux-ci parlaient entre eux de tout autre chose : l’accident désolant survenu à la princesse des Asturies lors de son voyage en Andalousie. Elle s’était fracturée le bras en empêchant la chute d’un échafaudage sur une petite fille. Devenue héroïne malgré elle, elle devait fuir les journalistes. Comme le convoi avançait à pas menus, j’eus tôt fait de les doubler sans cependant donner l’impression de vouloir en finir plus vite. J’arrivai à hauteur de mes ennemis ou supposés tels. Il y avait là Hector Malefoi, le secrétaire de l’association des sans-papiers qui m’avait accusé de nationalisme égoïste parce que j’avais énoncé le principe d’instauration d’un quota. Relevant mon col de pardessus, je passais devant lui. Il était tellement occupé à parler avec un collègue qu’il ne m’aurait dans tous les cas jamais remarqué. Je passai devant Emilie Prodhomme, mon ancienne maîtresse, ou presque. Elle gardait cet air mélancolique qui m’avait séduit. Son visage restait beau, jeune, malgré une légère voussure du dos qui mettait en évidence son âge réel. Je la revis nue, souriante, émue, lors de notre première rencontre dans la Tour des Parfums. Elle s’était entourée d’un nuage de « Bienséance », cette senteur créée par Dior quelques années plus tôt. J’avais été ensorcelé alors que je n’avais jamais pensé tromper ma femme. Et encore, l’ai-je vraiment trompé ? Nous ne sommes jamais allés au bout de nos pensées et de nos gestes et nous nous sommes séparés sans avoir goûté à l’indésirable. Je dépassai Arnold Macasse, un vieux grincheux qui toujours ne put m’accoster sans dire : « Bonjour cher ami, j’espère que cette fois vous ferez preuve de bon sens ! » Je ne sus jamais de quoi il parlait. Je le saluai d’un coup de chapeau, sans toutefois insister. Il ne répondit pas.

Ah, ma cousine Germaine, cette chère amie des premières années, qui m’initia aux premiers baisers. Sa bouche, charmante, avait un goût de fraise. Nous passions plus d’une heure, dans le froid du grand salon, à nous bécoter  et nous caresser. Je fis quelques pas avec elle, portant ma main sur son épaule. Elle en rosit un peu, se redressa, regarda autour d’elle et sourit comme si elle rencontrait une vieille connaissance. Interloqué, je lui dis que c’était moi. Mais elle n’entendit pas et replongea dans ses pensées. Ici, le cousin Sigismond, un peu snob en raison de son prénom, mais au demeurant brave et gentil. Il avait épousé une terreur qui hurlait dans l’appartement dès qu’il rentrait du travail. Il finit par ne plus rentrer. Elle hurla encore quelques jours, puis s’assagit. Elle se remaria avec un marchand de canon qui lui disait : « Si tu cries, je t’attache sur le champ de tir et procède aux réglages de la mire. » Elle se calma et ils vécurent quasiment heureux. Je passai devant Epitocle, mon vieux professeur de mathématiques. Que faisait-il là ? Je ne sais. Il m’avait initié à la prédiction par les mathématiques. Il m’était arrivé de passer trois jours enfermé dans ma chambre pour savoir s’il convenait de porter un parapluie ou une ombrelle. Depuis, la météo me donne le résultat sur Internet. Quel progrès !

J’arrivai à hauteur de la famille proche.  Judeline, ma fille devenue artiste, portait un sac transparent empli de pinceaux. Elle en parlait à une autre de mes filles : « Je les ai trouvé au vide-grenier à côté de chez moi. Ils sont bien un peu usés, mais tellement malléables. » Je poursuivis et arrivai à côté d’Adélaïde. Elle n’avait pas changé, portait toujours son sourire candide, sa mèche de cheveux lui tombant sur la joue. Vêtu de noir, elle semblait plus vive, attentive. Elle marchait sereinement, seule devant les autres, sans paraître incommodé par l’absence d’un soutien. Je la saluai au passage, émis un bruit de baiser comme nous avions l’habitude de le faire lorsque nous ne pouvions nous rapprocher. Elle me regarda, parut interloquée, mais j’étais déjà devant elle et ne vis pas comment elle prit la chose. Je poursuivis vers le corbillard, le touchai et d’un saut sans effort me glissai à l’intérieur. Le cercueil s’ouvrit. Je me couchai sur la soie bleu à fleurs jaunes, fermai les yeux et sombrai dans un sommeil sans fin.

Oui, c’est vrai, j’ai bien assisté à mes funérailles et j’y ai même participé.

13/06/2014

Vertu et politique

Certains mots vieillissent, comme les humains. On s’en sert sans y prendre garde, et puis, un jour, quelqu’un rit : de quoi parle-t-il ? Oui, vous êtes décalé, ce mot ne s’emploie plus, il est ringard. Ainsi en est-il de la vertu. Certes, l’expression de « femme de petite vertu » s’applique-t-elle toujours à certaines catégories de la gente féminine, mais comme ces catégories ont singulièrement augmentées ces dernières années en raison de la libération des mœurs, on ne l’utilise plus guère.
Du temps des romains, la vertu était synonyme de force. Elle désignait le courage physique ou moral, la force d’âme, la vaillance. Son origine est dérivée de vir qui donna viril et virilité. D’après Caius Marius : « La vertu est la clef de voûte de l'empire (romain), faisant de chaque seconde de la vie du citoyen, une préparation minutieuse aux dures réalités de la guerre, et de chaque bataille rien d'autre qu'un sanglant entrainement ».
La vertu s’est ensuite déclinée en vertus cardinales (le courage, la prudence, la tempérance et la justice), en vertus intellectuelles (la sagesse, la connaissance, l’humilité), en  vertus morales (la charité, la chasteté) ou même théologales (la foi, l’espérance et la charité). Mais ces déclinaisons nous semblent bien loin.
Les Romains étaient-ils aussi vertueux que nos politiques sont obstinés ? Les premiers flottaient dans leur image et montaient au plus haut des opinions, les seconds persistent et signent pour accumuler sièges et mandats. La vertu étant devenue un mot ringard, on lui cherche des équivalents. Celui qui semble le plus proche serait sans doute l’éthique. Ce mot fait plus sérieux, plus philosophique et moins moraliste. On en parle beaucoup, on la pratique peu. Elle est l’objet de débats et de colloques, mais sa pratique reste tiède. Pourquoi s’encombrer d’un moteur de quatre chevaux alors que la puissance se situe sans conteste du côté de la pratique des amitiés politiques. Pourtant la vertu politique, disait Robespierre, est un « sentiment sublime qui suppose la préférence de l'intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d'où il résulte que l'amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus : car sont-elles autre chose que la force de l'âme qui rend capable de ces sacrifices ? Et comment l'esclave de l'avarice et de l'ambition pourrait-il immoler son idole à la patrie ? ».
Au siècle précédent la vertu restait à l’honneur, mais de manière plus personnelle. Elle désignait une personne propre et devenait synonyme d’austérité. Les grandes figures morales devenaient  des hommes ou des femmes à principes, pratiquant la chasteté, la fidélité, l’honnêteté. Mais ces façades cachaient beaucoup d’hypocrisies.
La vertu existe-t-elle encore ? Oui, certes. L’utilisation de la locution en vertu de reste un pied de nez littéraire, une culbute des artistes de la parole comme des hommes de loi. Et lorsqu’elle est employée dans la formule magique en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, on atteint le fond de l’hypocrisie politique. Cependant, la vertu républicaine est remise à la mode, mais une mode fantoche.
Le mot vieilli. Et pourtant, n’est-elle pas belle cette qualification de vertueux ? Elle me fait penser immanquablement à la personne qui s’enduit de crème transparente pour errer dans le monde et se glisser entre les colères et autres luttes sociales, au-dessus du lot et des foules.
Aussi, je m’interroge : quelle est ma vertu première ? Je n’ai pas encore trouvé.

12/06/2014

Une morte gisant dans la mousse

Une morte gisant dans la mousse des arbres
Comme un corbeau aux branches des palétuviers
Elle rit de ses ongles de chair, le marbre
De ses rides s’écrase sur ce noir ouvrier

Les oiseaux, une pie, ricanent de leur langage envieux
Et s’amusent à lui picorer ses dents recroquevillées
Le silence voile l’épais tremblement de chaleur
Qui s’allonge bruyamment sur ses flancs agenouillés

Un soleil rouge écarte ses doigts enflammés
Et sourit aux crevasses de l’écorce noircie par ses regards
Seul un insecte aux yeux verts comme des soucoupes fumées
Allonge ses pattes velues pour y prendre sa part

Et, pendant ce temps, elle rit de ses lèvres claires
Comme la chair des citrons sous la lune
Ses cheveux alourdis volent au vent de la colère
Et s’éparpillent en procession sur les dunes

L’air est sale et mauve et a le goût
De l’aurore aux antilopes sans sommeil
Qui glissent leur tête suspendue à mille cous
A la cadence des pendules aux poils vermeils

© Loup Francart

11/06/2014

Joyau

C'est un objet de grande valeur. Vous le contemplez et vous vous voyez dedans, enfoui sous la pyramide, environné d'or, reposant sur les rubis. Quel rêve loufoque, mais qui certains jours résonnent dans votre tête jusqu'à vous obséder. Mais certains s'en détachent pour voguer aux sources de l'imagination, là où même la brillance ne joue plus son rôle !

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10/06/2014

L'intuition métaphysique

« Elle est une compréhension qui nous vient ; n’ayant pas d’origine, on ne peut la situer ni la relier à quelque condition antécédente dans une série de causes à effets. Elle apparaît comme ces visitations dont parlent les textes religieux. Si elle se trouvait déjà dans le mental, nous pourrions découvrir et analyser le processus de sa venue, mais elle échappe aux relations de la dualité dans laquelle nous effectuons nos recherches ; nous nous trouvons dans l’incapacité de la définir. Elle dépasse le cadre de l’état de veille dans lequel s’exercent nos facultés intellectuelles. De même qu’elle n’a pas son origine dans le « moi », ce n’est pas au « moi » que cette intuition vient. »

Swâmi Siddheswarânanda, L’intuition métaphysique, Dervy-Livres, 1976, p.29

  

Ce que le Swâmi Siddheswarânanda appelle « l’intuition métaphysique », d’autres la nomment souffle, grâce, esprit. Certains la dénomment inspiration ou génie.

Contemplant une pomme tombant de sa branche, Newton s’interroge : pourquoi la pomme tombe-t-elle toujours à la perpendiculaire du sol ? Il lui vient à l’esprit qu’il doit y avoir une force qui attire la pomme et il en déduit, par intuition qu’il existe une Force qui s’exerce, au-delà de la pomme et de la Terre, entre la Lune et la Terre, et les autres corps célestes. La théorie de la gravitation était née.

Cette intuition n’est pas réservée à quelques génies de l’espèce humaine. Chacun d’entre nous a un jour, comme par magie, fait l’expérience de ce plus que le moi qui nous fait comprendre ou accomplir ce que nous étions loin de pouvoir faire par nous-mêmes. Mais personne n’est capable de dire comment cette intuition lui est arrivée. Elle était là, en un instant, alors que l’instant précédent elle n’était pas.

Inversement, celle-ci ne vient pas sans relation avec nos préoccupations. L’intuition est le fruit d’une longue réflexion et méditation sur un sujet particulier qui s’empare de l’esprit et ne le quitte plus. Râmakrichna disait : « La grâce est semblable à la brise qui souffle éternellement, nous n’avons qu’à déployer nos voiles ».

Disons que la grâce peut se manifester de deux manières : par la pensée ou l’intuition proprement dite, c’est-à-dire un déclic qui vous permet de comprendre subitement ce que l’on n’arrivait pas à saisir intellectuellement par notre simple raison ; par l’action, instant de grâce qui vous permet d’accomplir dans la plus parfaite harmonie ce que vous aviez du mal à faire en temps normal. Si vous êtes peintre, vient à un moment des gestes qui produisent des merveilles, si vous êtes musicien, vous vient sous les doigts de la mélodie, de l'harmonie et du contrepoint sans égales, si vous êtes sportif, vous accomplissez comme dans un rêve vos meilleures performances. Je me souviens d’un concours complet où après avoir franchi le premier obstacle, le reste du parcours, long de plus de cinq mille mètres, se passa dans un état second, entre une grande concentration et une sortie de moi-même qui me permit de sourire tout au long du parcours à la beauté de la vie. Descendu de cheval, je flottais sur le sol, sans connexion avec la réalité, dans un silence impressionnant, conscient d’avoir vécu un moment extraordinaire. J’étais libre et cette liberté m’ouvrait à la vraie vie.

C’est en ce sens que le Swami Siddheswarânanda ajoutait : « L’idée de non-liberté est l’unique obstacle à la liberté », ou encore que Râmana Maharshi affirmait : « Vous êtes déjà libre. Il vous reste à le savoir ».

Malgré mes efforts, je n’ai jamais trouvé comment reproduire cet état de grâce. Elle va et vient comme elle l’entend et nous ne pouvons qu’une chose, nous tenir prêts à l'accueillir en restant ouverts.

09/06/2014

Course

Je suis seul dans l’appartement. Vacances ou oppression ? Je ne saurai le dire, tout dépend du moment. Ce matin, vint le moment de se demander ce que je vais me faire à déjeuner. Un rapide coup d’œil dans le frigo met en évidence quelques biens appauvris, insuffisants ou inadaptés pour un repas. L’entrevue du placard à provision n’attire pas non plus l’appétit. J’en conviens, il est temps de faire quelques emplettes pour se sustenter. Je m’empare de la chariote (appellation ancienne et plus sympathique du chariot à provision), fais mentalement l’inventaire de ce que je désire acheter, prends mes clés, claque la porte, descends l’escalier et sors de l’immeuble.

Elle est légère, roule avec facilité, ne fait pas trop de bruit, bref ma compagne est docile, sauf lorsqu’il s’agit de franchir un trottoir. S’y prendre de face ou pas du tout ! J’arrive à la superette du coin et abandonne à son sort ma chariote quesociété,quotidien,vie,expérience je troque contre un engin à roulettes sur lequel on enfile des paniers en plastique. C’est pratique, mais quel étrange ballet que tous ces gens qui, après leurs achats et ayant récupéré leur chariot personnel, retirent les paniers, les entassent sur les autres et posent leur engin dans un coin prévu à cet effet. D’autres attendent presque pour le reprendre et y installer à nouveau des paniers. Je regarde cinq minutes cette étrange chorégraphie avec son rituel immuable, plus ou moins bien exécuté. Les jeunes filles le font en papotant, sans se soucier des difficultés. Les jeunes gens sont moins à l’aise, ils tâtonnent pour trouver les crochets où enfiler les encoches des paniers. Les veilles dames le font par habitude, mais le panier d’en bas est mal encastré sur l’engin. Les femmes sont généralement détachées, considérant cela comme un mauvais moment à passer, sans plus. Les hommes en costume (pas tous) qui passent avant de se rendre au travail pestent de devoir assembler leur véhicule avant de pouvoir s’en servir.

Ca y est, le portail est franchi, je suis dans le magasin. Quel désordre. Des caisses entre deux rangées de conserves, des paquets devant les victuailles, des hommes et des femmes au plastron rouge, couleur du magasin, s’activent pour entreposer les produits à renouveler. Oui, le patron a décidé de remplir ses étals à l’ouverture du magasin. Cela lui revient moins cher que de le faire au petit matin. Les engins mis à disposition des clients n’apprécient pas ce mélange des genres. Heurts permanents, non passage par telle allée, celle où justement je dois aller, carambolage d’amas de conserves mal équarries, la cohabitation est difficile. « Pardon Madame ». Elle tient le milieu de l’allée et l’on ne passe ni à droite, ni à gauche. On ne peut cependant passer au-dessus. Absorbée en contemplation d’une boite cartonnée surchargée de couleurs éclatantes, elle s’interroge vainement pour savoir si elle va l’acheter ou non. Je fais demi-tour plutôt que d’attendre. Oui, c’est vrai, les hommes, surtout en course (pas d’automobile, ni même à cheval), n’aiment pas attendre. Je finis par atteindre le fond du magasin, là où se trouvent les boissons (toujours au plus loin des caisses), lieu que l’on atteint alors que les paniers sont déjà pleins et que les bouteilles peinent à s’encastrer entre les paquets déjà accumulés. Je commence par-là, mais je dois pousser le poids des boissons pendant toute ma pérégrination dans les couloirs et impasses de l’établissement. Mon Dieu, où trouver le poivre en grains que je dois acheter depuis quinze jours ? J’erre dans les couloirs, cherche de haut en bas et de droite à gauche, change de rayon, parcours la moitié de la boutique, pour finalement demander à une charmante employée où il se trouve. Elle cherche trente secondes et m’envoie à l’autre bout. « Merci ». Je m’y dirige, à moitié convaincu de la véracité de ses dires. Mais oui, il est bien là trônant dans un rayon. Mais il n’est pas seul. Il y en a de toutes sortes et de tous emballages. Lequel choisir ? Bref, je prends le premier qui me tombe sous la main et me dirige vers les caisses.

Dernier acte : l’inventaire. Il faut du temps pour s’infiltrer entre les chariots bourrés de toutes sortes de choses. Je finis par m’installer derrière une ménagère au sourire avenant. Quel bonheur. Quelqu’un qui sourit et vous regarde avec gentillesse. Devant elle une autre femme dépose sur le comptoir roulant au caoutchouc mal en point ses victuailles. La caissière venue des îles ne regarde personne. Elle fait défiler les objets qui se présentent devant la glace de son enregistreur, bip…bip…bip… Elle fait défiler son tapis roulant pour alimenter ses mains dévoreuses jusqu’à plus soif. Elle appuie sur un bouton : Dringlllll… Elle empoche l’argent et recommence son manège avec la dame qui me précède. Ah ! Un produit n’est pas étiqueté. Que faire ? Elle sort de sous ses jambes un téléphone, appelle la direction qui détache un spécialiste en patins à roulettes dont la tâche principale est le déplacement rapide dans les allées encombrées. Il zigzague, saute un panier, demande pardon, pardon, pardon… et revient avec célérité : trois euros vingt. La caissière tape et reprend son manège.

Enfin, c’est à moi. Je déballe modestement mes quelques achats non encore payés sur le tapis roulant, passe devant la dame des îles et les récupère, plus lourd cette fois du prix affiché dans la machine. Je sors ma carte, celle qui paye sans que l’on ait besoin de billets. Il y a bien un numéro à taper, mais je le connais par cœur et cela ne me fait ni chaud ni froid. Ca y est. J’ai récupéré ma chariote, entassé mes boissons et victuailles, et franchi en vainqueur la porte de sortie, la tête haute, tirant sur la poignée de ma réserve personnelle comme un joueur de golf avec son attirail. Oui, je ne m’en suis pas mal sorti ! Mais je ne ferai pas cela tous les jours !