06/11/2011
Le lustre de verre
Il était là, dès l’entrée, brillant de mille feux et pourtant non éclairé. Il suffisait de lever la tête pour voir ses torsions, ses palmes entourées de graines colorées, la construction si bizarre et pourtant si équilibrée, de son achèvement. Il fut livré en morceaux, petits paquets à défaire avec précaution, comme un trésor à sucer longuement avant de l’assimiler jusqu’à ce qu’il donne au corps une nouvelle forme, moins torturée que les apparences visuelles. Il se balance au dessus des têtes, portant ses ombres imprévisibles vers les visages tendus vers le haut, comme celui de Jeanne d’Arc vers le dauphin Charles. Et selon l’éclairage qui venait non du lustre, dont les ampoules n’existaient pas encore, mais de lampes posées sur les meubles, nos visages apparaissaient déformés, tantôt curieux, tantôt blasés, tantôt interrogés par cette distribution de verreries emmêlées.
Ce n’était qu’un lustre, certes de verre rare et venant d’un pays lointain, comme s’il avait voyagé pendant des mois sur un bateau affrontant les tempêtes, entouré de milles soins, de papier et de paille, puis déposé avec précaution au milieu de la pièce. Mais il fut le navigateur des conversations, tenant la barre d’une main ferme, conduisant les commentateurs vers des objectifs inconnus, empruntant des lignes brisées, enchevêtrées de fioritures de bons mots et d’anecdotes, entraînant des retours en arrière entre la porte de la pièce et celle de la suivante.
Plus qu’un lustre, c’était un soleil qui n’éclairait pas, mais qui réchauffait les souvenirs de chacun sur cette ville unique, majestueuse et trop visitée qu’est Venise et sur sa reproduction microcosmique, Murano. Et chacun de voir défiler dans sa tête ces images cartes postales, mais malgré tout très proches de la réalité, de palais, de passages, d’agitations silencieux des transports fluviaux et de piétinements de foules épuisées et indifférentes qui visitent et regardent ce qu’il convient de voir et de contempler.
Cette cathédrale de verre, cette pièce montée suspendue au dessus des convives, se taisait, bien que toujours brillante de scintillements magiques, soucieuses de maintenir son image enjolivée par les réminiscences de chacun. Etait-elle trop petite ou trop grande, résonnait-elle de ses cristaux imités, goûtait-elle la senteur des mets qui montait lentement en fumée tremblotante vers elle, entendait-elle les voix de chacun s’exprimant en ricochet ?
Et si l’on veut aller plus loin dans sa description, on peut aussitôt comparer ce lustre de verre aux poulpes dont la chair translucide, éclairée par les projecteurs des plongeurs sous-marins, projette d’étranges reflets indéfinissables en laissant flotter dans une eau bleue et claire leurs bras de lianes arborescentes pour une fois au repos.
Assis dans le salon, loin du lustre de verre, mais les yeux encore brillants de ses reflets sans lumière, chacun pensait encore, sans le dire, à son premier voyage dans la cité des rêves.
(Les photos de lustres que vous voyez ici n’ont que peu à voir avec celui dont on parle, bien sûr !)
08:24 Publié dans 12. Trouvailles diverses | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lumière, éclairage, lustre, venise, merveille | Imprimer
05/11/2011
Dernière promenade d’automne
C’est très probablement notre dernière promenade d’automne. Elle s’avère mélancolique et attendrie, puis se révèle enjouée et dépourvue de regrets voilés. Nous marchons dans la vallée étroite, sur un chemin aussi tortueux que le cours de la rivière que nous suivons, d’abord sur la chaussée carrossée, et, très vite, sur un sentier de gazon surplombant le serpent argenté qui lui-même coule entre les maisons basses, cherchant son chemin dans un dédale dû à l’exiguïté des lieux.
Les moulins se succèdent, silencieux en ce dimanche après-midi. Mais on les imagine aussi, grande bouche dévoreuse d’écume, recrachant des flots blancs et oxygénés qui par leur frénésie permet la mise en route de monstrueuses machines qui écrasent, dissèquent, coupent, aplatissent, divisent, transforment tout morceau de nature vivante et la met à disposition de l’homme, à ses pieds, pour qu’il en use, en abuse, la suborne et la jette, enfin lassé de leurs gémissements discrets.
Et plus haut, se découpant sur un ciel virginal, la ville, prison
nière de ses murailles, dominant la vallée comme une gardienne de l’éternité, contemplant cette nature modelée par ses habitants, qui reflète dans ses miroirs l’absence de soucis, l’heureuse et provisoire insouciance d’un après-midi de Toussaint, à la campagne.
Au détour d’un tournant, l’arbre éternel, envoûtant de ses grands doigts fragiles l’horizon, dessine un ovale parfait et majestueux, malgré une chevelure brouillonne, et vous convie dans la danse des insectes qui bourdonnent autour des silhouettes des passants.
Enfin la lente montée vers la muraille, entre les chênes rabougris et la rocaille coupante, qui coupe le souffle, mais allège le corps et lui donne l’apesanteur mystique des croisés à la vue de Jérusalem.
Alors vient l’envie de se jeter des murs vers l’horizon, planant lentement au dessus du moutonnement des arbres, dans un silence parfait, respirant les odeurs subtiles de la terre, des feuilles endolories, de la bouse de vache et du parfum des promeneuses qui ouvrent leur corps à la pâle chaleur d’un soleil qui commence à descendre derrière la colline. Volant entre ciel et terre, entrant dans les flocons cotonneux comme dans un bain d’eau froide et décapante, vous connaissez l’ivresse des jours sans fin non parce que le temps s’arrête, mais parce que votre esprit lui-même s’est arrêté, vide, éclairé par le scintillement permanent d’une absence de pensées aussi bénéfique que les crèmes adoucissantes dont les femmes s’oignent chaque matin pour aller, la tête en l’air et les pieds au sol, conquérir le monde en tant que beauté fatale.
Et pourtant la porte est étroite et Gide aurait sans doute fait de ce moment hors du temps un instant d’appréhension des principes qui font de la vérité humaine soit une évasion, soit un enfermement.
07:52 Publié dans 14. Promenades | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie, toussaint | Imprimer
04/11/2011
Cultiver l’unicité du moi
Dans notre monde (…), l’homme n’a pas la tâche facile s’il veut se confirmer l’originalité de son moi et réussir à se convaincre de son inimitable unicité. Il y a deux méthodes pour cultiver l’unicité du moi : la méthode additive et la méthode soustractive. Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir à zéro, par ses soustractions successives). La méthode de Laura est exactement l’inverse : pour rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui donner plus d’épaisseur, elle lui ajoute sans cesse de nouveaux attributs, auxquels elle tâche de s’identifier (en courant le risque de perdre l’essence du moi, sous ces attributs additionnés).
(Kundera, L’immortalité, 3ème partie : la lutte, L’addition et la soustraction)
Oui, tout homme est constamment à la recherche de soi-même, et très peu se trouve en réalité. Il a bien pour cela deux attitudes : être introverti (chercher le moi par soustraction) ou être extraverti (chercher le moi par addition), comme l’a si bien mis en évidence Carl Gustav Jung.
Mais auparavant il convient de poser la question du moi. De quoi parlons-nous ?
L’homme n’a pas de moi immuable et permanent. Chaque pensée, chaque humeur, chaque désir, chaque sensation dit “ moi ”. Et chaque fois, on semble tenir pour assuré que ce “ moi ” appartient au tout de l’homme, à l’homme entier, et qu’une pensée, un désir, une aversion sont l’expression de ce tout. En fait, chacune des pensées de l’homme, chacun de ses désirs se manifeste et vit d’une manière complètement indépendante et séparée de son tout. Et le tout de l’homme ne s’exprime jamais, parce qu’il n’existe que physiquement comme une chose et abstraitement comme un concept. L’homme n’a pas de moi propre. Il a une multitude de petits moi, qui le plus souvent s’ignorent ou au contraire sont hostiles les uns aux autres. A chaque minute, l’homme dit ou pense “ moi ”. Et chaque fois son moi est différent.
(Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, Stock, 1974, p.96)
Alors de quelle unicité parle-t-on ?
Ce que l’on pressent, c’est ce dédoublement de nous-mêmes, entre l’homme extérieur qui s’intéresse au paraître et l’homme intérieur qui s’intéresse à l’être. Et nous sommes les deux à la fois, quoi que nous puissions faire, en dehors de ceux qui choisissent la vie d’ermite. Simplement notre nature nous conduit plus vers l’un que vers l’autre.
Si vous êtes extraverti, vous vous intéresserez à l’addition du moi et accumulerez des objets et des personnes pour construire votre moi. Vous le ferez enfler et le rendrez brillant car il importe qu’il soit vu et admiré. Et comme le dit Kundera, vous vous perdrez vous-même par accumulation d’attributs additionnés.
Si vous êtes introverti, vous rechercherez au-delà d’un moi social, celui que les autres voient en vous-mêmes, un moi intime, personnel, que vous ressentez et qui seul vous donne satisfaction dans ce monde. Cela ne vous empêchera pas de rechercher également un moi social, il est nécessaire, mais ce n’est pas lui qui est important pour vous. C’est ce nuage d’inconnaissance que vous soupçonnez en vous, qui fait parti de vous-même et que vous devez chercher.
En fait, tout ceci se résume à la question de l’Ame ou du Soi au-delà du moi. Toutes les grandes traditions tentent d’initier à cette différence et de conduire l’homme au-delà de lui-même. Mais encore faut-il qu’il le veuille. En effet, si quelques hommes peuvent, par soustraction, se rapprocher de leur pure essence, la plupart ont besoin, pour vivre, d'une société et de relations sociales, malgré tous les risques qu'elles comportent.
Ces deux attitudes façonnent fondamentalement votre vie, vos attitudes et votre comportement. Evidemment, la société s’efforce de cultiver en vous l’extraverti, plus simple à contrôler.
N'est pas nécessairement admirable ce que tout le monde admire ; l'un se soumet aux circonstances données parce que l'expérience montre qu'il est impossible de faire autrement, tandis que l'autre est persuadé que ce qui a été mille fois peut très bien, la mille et unième fois, devenir quelque chose de nouveau. Le premier (l'extraverti) s'oriente d'après les faits extérieurs donnés, l'autre (l'introverti) se réserve une opinion qui se glisse entre lui et la donnée objective.
(Jung, Types psychologiques)
06:54 Publié dans 61. Considérations spirituelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, psychologie, connaissance | Imprimer
03/11/2011
Ta voix, comme le centre du monde
Ta voix, comme le centre du monde
Venue d’on ne sait où
Enjambant les rivières, suspendues à un fil
Et pénétrant la maison jusqu’au centre de mon être
Je l’imagine aussi traversant la nuit
Sur l’ombre pâle des réverbères
Volant un sourire au promeneur tardif
Puis pénétrée du chant de la forêt
Avant de descendre du piédestal
De son véhicule filaire
Ai-je besoin de parler ?
Pourquoi perdre en quelques paroles
Cette musique lointaine et pourtant si vivante
Quelques mots encore, quelques phrases
Et je redeviendrai semblable
A la fois plus heureux et plus triste
06:14 Publié dans 42. Créations poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie, poème | Imprimer
02/11/2011
Un cimetière pas comme les autres
Le cimetière de Bouère (Mayenne), petit village, n’est pas comme les autres. C’est un petit chef d’œuvre villageois qui mérite une ampleur nationale.
L’église en soi est déjà imposante et bizarre. Elle est romane à l’origine. Mais ses transformations successives en font un étonnant monument qui se rapproche par certains côtés de la cathédrale de Périgueux, en particulier en raison de ses clochetons.
La montée au cimetière est longue, noble, quasi solennelle, comme une montée vers le ciel, immense entre les deux murs, puis les deux haies. Il a été créé en 1778 et possède un décor dit « à la française ».
A l’entrée un panneau explique sa configuration : Depuis la grille d’entrée de fer forgé, une longue allée bordée de pelouses et de hauts buis, mène au cœur du site. Autour de la croix centrale, sont organisés quatre carrés, d’égale grandeur, délimités par des haies de buis et agrémentés d’ifs taillés en forme de cône. Tous les végétaux composant ce décor datent de sa création.
Quel havre de paix, comme un paradis perdu ou ignoré, qui procure un sentiment d’immortalité alors qu’il s’agit d’y laisser reposer les restes mortels de la population. Et vous vous promenez dans cet ilot de verdure compassé en état d’apesanteur, entre ciel et terre, ciel que les dômes des ifs indiquent, terre que la pelouse fait douce aux pieds. Quelques villageois sont là, discutant entre eux, entretenant les tombes, les fleurissant de vraies bouquets colorées, comme des notes de musique sur une portée vide et sévère.
Heureux sont les morts de ce pays, mieux honorés que les vivants, dans ce décor à la fois champêtre et géométrique où chaque citoyen décédé dispose d’une place au sein d’un des carrés, entre copains pourrait-on dire.
04:49 Publié dans 12. Trouvailles diverses | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, culture | Imprimer
01/11/2011
L'âme du feu
Un soir d'automne, contemplant le feu dans votre cheminée, un feu de bonnes bûches bien sèches, n'avez-vous pas été surpris d'y apercevoir, au dessus du foyer, l'âme du feu, comme une sorte de feu follet dansant sur les flammes, elle-même flamme, mais vivante, aérienne, légère, elle-même vous contemplant en souriant. Cette contemplation à deux ou plutôt cette contemplation de votre propre contemplation vous procure une joie immense, comme un regard au delà des flammes, dans la fin des fins d'un monde pour la naissance d'une immortalité qui n'est qu'esprit sans corps.
Et cette gravure, faite un lendemain de contemplation, vous rappelle chaque fois que la regardez cet instant insaisissable de l'irruption de l'âme du feu.
07:09 Publié dans 25. Création gravures | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, dessin, gravure, abstrait | Imprimer
31/10/2011
Yaron Herman Trio "Hatikva" @ Casino Barrière (Toulouse)
Cliquez et laissez-vous aller :
http://www.youtube.com/watch?v=FjkL9vbAKy8&feature=related
Yaron Herman est né le 12 juillet 1981 à Tel-Aviv. Il se destinait à une brillante carrière de basketteur dans l'équipe nationale junior d'Israel, mais une blessure sérieuse au genou l'en empêche. Il commence alors le piano, à l’âge de 16 ans, avec pour professeur le célèbre Opher Brayer, connu pour sa méthode d’enseignement basée sur la philosophie, les mathématiques, la psychologie. Très rapidement, Yaron donne ses premiers concerts dans les plus prestigieuses salles en Israël.
A 19 ans, Yaron part à Boston, mais n’y trouve pas la matière et l’inspiration. Il décide de rentrer à Tel-Aviv et fait une brève halte à Paris lors de son voyage retour. Il rencontre, le soir même, quelques musiciens lors d’une Jam-session, et se retrouve immédiatement engagé le lendemain. Il ne quittera plus Paris dès lors.
(Website de Yaron Herman)
La pièce commence comme une sonate classique, calmement, une forme mozartienne, avec l’énoncé d’une mélodie très simple, presque simpliste. Puis commence une sorte d’accompagnement à la main droite de trois notes qui ne donne pas lieu immédiatement à un développement du thème, mais à des accords de basse avant de laisser la contrebasse exprimer son accompagnement de manière plus ronde, ensorceleuse, mais très discrète. Enfin, le piano et la contrebasse sont rythmés par la batterie, apportant un souffle imperceptible en complément.
Ce thème se transforme en rengaine, quasi populaire, de style roman photo, reprenant toujours la même petite phrase comme un bonbon que l’on suce sans s’en apercevoir. Arrive alors le moment jazz comme une improvisation insolite qui ne dure qu’un temps, au tournant du thème. Le morceau reprend encore plus nostalgique, avec quelques clins d’œil, comme ce relent de musique chinoise au détour de la mélodie.
C’est toujours la même lenteur guillerette et désarmante, comme un fleuve qui coule lentement, entre des rives lointaines et brumeuses. Il arrive en mer, s’y repend en gouttes cristallines et meurt doucement dans ses flots, dans l’indifférence générale.
Un bon moment de détente, sans prétention, qui lave la conscience des impressions du jour avant de sombrer dans un sommeil réparateur.
03:51 Publié dans 51. Impressions musicales | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, jazz, trio | Imprimer