08/01/2012
La couleur
Noir et blanc. Un vrai kaléidoscope. Des cubes entassés, les uns sur les autres, dans tous les sens, dessinant des sculptures géométriques impossibles, laissant des passages entre eux qui semblent s’enfoncer loin, très loin. J’avançai, me glissant entre deux arêtes pour pénétrer dans une anfractuosité. Elle s’agrandit, devenant plus lumineuse, et j’entrai dans un jeu de couleurs magnifiques, organisées en formes fluctuantes, mobiles et profondes. Une forêt aux arbres rouges, aux chemins bleutés, au ciel vert diaphane. Une lueur venait d’un soleil blanc entouré d’un halo qui recouvrait le paysage d’une sorte de voile mystérieux. J’avançai prudemment dans cette forêt magique qui, chaque fois que je heurtai une branche, émettait un son de flute, comme un air inconnu, mais d’une beauté étourdissante. Alors, je pris une branche et la secouai. Ce fut une véritable symphonie, calme, tendre, reposante. J’eus envie de m’arrêter là et de m’endormir au pied de l’arbre. Mais une voix me commanda de poursuivre. Je repartis et je vis apparaître un homme, jeune, beau, souriant, qui me regarda et me parla sans ouvrir la bouche. Je l’entendais dans ma tête, comme s’il me parlait en moi, intimement. Il me dit :
– Le noir est le néant. Et pourtant, il façonne la matière sur une toile et sépare les couleurs. Il n’existe que parce qu’il s’oppose au blanc. Mais si la page est vide, le blanc est néant. C’est le noir qui lui donne une forme et remplit sa clarté, le fait lumineux, le rend divin. Il n’y a pas de blanc s’il n’y a pas une autre couleur à côté. Le noir complète, met en valeur le blanc, lui donne son élégance, sa pureté, sa virginité.
D’un mouvement du bras, il fit disparaître la forêt et je dus fermer les yeux, car il n’y avait plus rien, qu’un aveuglement sans fin. Au moins le noir s’oppose aux autres couleurs, mais le blanc, c’est l’absence de couleur, c’est un trou dans la trame du monde, une porte vers l’inconnu.
– Oui, le monde est coloré et la couleur est son vêtement. Elle lui donne une apparence remarquable de nuances et en fait une symphonie merveilleuse. Mais l’art du peintre va au-delà. Il est d’aider celui qui contemple ses tableaux à découvrir le monde, à y voir l’empreinte du divin. Tu regardes un tableau et tu y aspires à un merveilleux repos, fait de mouvements synchronisés et parfaits. Car la couleur, c’est un mouvement dans l’espace qui s’imprime dans l’œil et réjouit le corps.
Et pour contredire ce qu’il venait de proférer, l’homme d’un autre mouvement du bras, plongea l’espace dans un noir absolu. Même sentiment que le blanc. Les deux extrêmes s’assemblent et, entre eux, la ronde des couleurs, l’arc en ciel divin.
08:07 Publié dans 21. Impressions picturales | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, couleur, dessin, art pictural | Imprimer
07/01/2012
Modes majeur et mineur
Quelqu’un, bien intentionné, m’a l’autre jour demandé d’expliquer ce qu'étaient, pour la musique classique, les modes mineur et majeur, au-delà de l’explication simpliste (à caractère triste ou joyeux), sans entrer dans des explications de physique acoustique que l’interlocuteur, lassé d'une laborieuse explication technique, abrégerait par un désintérêt progressif.
Question apparemment simple. Mais dès l’instant où vous commencez à y réfléchir, vous éprouvez une réelle difficulté à trouver une explication juste. Comment les définir ?
L’idée m’est venue de remonter avant l’élaboration de la musique classique, c’est-à-dire la période précédant la Renaissance. Le début d’une musique polyphonique, c’est-à-dire à plusieurs voix, est la construction d’un contre-chant, en introduisant une deuxième voix, parallèle à la première. C’est ce qu’on appelait, au Moyen Âge, organum (du grec organom : orgue), voix d’accompagnement. Le cantus pouvait être accompagné par la voix organale en quintes inférieures parallèles ou en quarte parallèles en introduisant des intervalles plus petits pour éviter la dissonance de triton (intervalle de quarte augmentée ou de quinte diminuée).
Lorsque l’on inventa une troisième voix, on commença à utiliser l’accord de tierce pour compléter la deuxième voix chantée le plus souvent en quinte, avec deux possibilités naturelles, selon le mode dans lequel on se trouvait : mode de Do, à la tierce majeure (Mi), ou mode de La à la tierce mineure (diminuée d’un demi-ton par rapport à la tierce majeure, soit, en mode de Do un mi bémol).
Entrent alors les notions de dissonance et de consonance. Qu’est-ce qu’une consonance ? Elle marque, derrière la tension d’une dissonance, l’aboutissement d’une détente. L’esprit se sent reposé par la consonance qui succède à une ou plusieurs dissonances. Les musicologues distinguent la consonance parfaite (octave et quinte), la consonance mixte (quarte) et la consonance imparfaite sixte et tierce, pouvant toutes les deux être majeure ou mineure. Ceci est vrai pour les accords de deux notes, mais qu’en est-il pour les accords de trois notes ?
Si vous écoutez vous-même, en dehors de toute théorie musicale, vous ne percevez pas de la même manière l’accord basique de trois notes (Do, Mi, Sol) si le Mi est majeur ou mineur (Mi bémol). Dans les deux cas, la consonance parfaite (Do, Sol) est complétée par une tierce apportant une consonance imparfaite d’après la théorie. En réalité, à l’écoute, la tierce majeure apporte une consonance quasi parfaite alors que la tierce mineure laisse entendre une consonance plus imparfaite.
Ainsi, malgré tout, la question de l’intervalle joue, puisque dans un cas il est deux tons entiers (majeur) alors que dans l’autre, il est d’un ton et un demi-ton. Mais, à mon avis, ce n’est pas cela qui fait la différence. La différence est dans l’écoute et non dans la théorie quasi mathématique des intervalles. Dans les deux cas, ces deux accords, majeur ou mineur, apportent une plénitude, c’est-à-dire un contentement de l’être qui se sent bien en lui-même, après l’audition d’accords imparfaits ou dissonants. C’est un relâchement de l’attention qui détend l’oreille et donc le corps et ne demande qu’à être prolongé. Mais la qualité de ce relâchement est différente selon qu’elle se joue en majeur ou en mineur.
L’accord majeur vous élève vers le haut, vous appelant à la joie et la liberté, à une légèreté qui transcende. Il vous permet de vous échapper de votre condition physique par la perception d’un grand frisson, celui de l’esprit. L’accord mineur, inversement, vous fait descendre dans votre origine physique et vous amène à un retour aux fondamentaux, la terre, la mère, la naissance, le nombril. Il vous conduit à une perception de l’immanence du divin alors que le majeur vous conduit à une perception de sa transcendance. Le majeur est masculin dans sa tension élévatrice. Le mineur est féminin dans son accueil protecteur. Les deux modes sont donc indispensables à l’Humain, ils sont, tous les deux, finitude, mais d’une manière différente.
En reprenant certaines traditions, on peut penser que les modes majeur et mineur sont à l’image du Yang et du Ying, les deux aspects de tout ce qui est manifesté. Ils s’opposent et se complètent dans une danse perpétuelle. Le Yang tend à être plus dynamique, séparateur, actif et masculin. Le Ying tend à être plus stable, structurant, passif et féminin. On pourrait également dire que le majeur est la vision verticale de l’univers, symbolisée par l’arbre qui dresse ses bras vers le ciel, ou la montagne que l’homme doit escalader pour s’accomplir. Inversement, le mineur est sa vision horizontale, symbolisée par l’eau à la surface d’un lac ou la terre, retournée par la charrue.
L’accomplissement humain participe des deux perceptions. Selon votre état d’être dans la durée (votre sexe et votre caractère) ou du moment (le contexte), vous choisirez l’écoute d’une pièce en tonalité majeure ou mineure, parce qu’elle vous convient le mieux à cet instant. Il faudra, dans tous les cas, assimiler les deux. La musique facilite cet accomplissement en favorisant la perception de l’immanence et de la transcendance.
C’est en cela que la musique classique est une école du juste milieu. Elle ne choisit pas, elle n'impose pas. Elle donne à ressentir, penser, vivre, sans contrainte entre l’un ou l’autre mode d'accomplissement. Il appartient à l'auditeur d'accorder son choix à son état d'être. Mais attention, se laisser envahir par un seul mode ne peut conduire à la réalisation personnelle. Seule l'expérience de la plénitude des deux modes, majeur et mineur, conduit à cette réalisation.
Ecoutez, en sol mineur, l'adagio d'Albinoni :
http://www.youtube.com/watch?v=1AHRDRp_4zY
Ecoutez, toujours en sol, mais majeur, de Johann Bernhard BACH, des extraits d'une Suite :
http://www.youtube.com/watch?v=X65eGKylnvM
07:20 Publié dans 51. Impressions musicales | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, musicologie, triton, accomplissement, réalisation | Imprimer
06/01/2012
Rien, et surtout pas Monsieur (suite du 28 décembre)
La mode du bonjour sec, relativement récente, s’accompagne inéluctablement, par construction, de celle de ne jamais nommer quelqu’un Monsieur. Ainsi un représentant en aspirateur ou un préposé au téléphone s’introduira chez vous avec un bonjour sans autre spécificité. On peut penser que cette mode date des années 80, époque à laquelle Yves Mourousi se singularise par cette injonction brève et cinglante, avec, pour se faire pardonner, un accent délicat. Adoptée bien sûr par les journalistes, elle fut très vite suivie par l’habitude, que les médias considéraient tout aussi légitime, d’user du prénom et du nom de toute personne s’il tient une place intéressante dans la société.
Seul le petit peuple doit être appelé Monsieur ou Madame. On retrouve là l’arrogance trop polie des grands. Dire « Madame Enditrop » à sa concierge lui signifie la différence de classe. Ainsi fut divulgué cet usage médiatique de commencer une interview, même pour les personnes les plus hauts placées, en ces termes : « Nicolas Sartovsky, vous… ». C’est probablement par suffisance que nombre d’hommes politiques répondent aux journalistes en disant « Madame Chazel », et non Claire Chazel, signifiant par là la différence de classe. Certes, nous n’en sommes pas encore au tutoiement révolutionnaire, mais cela devrait arriver sans trop tarder. En ceci, nous rejoindront les pays non pas les plus démocratiques, mais les plus habiles à masquer les différences, telles les dictatures prolétariennes.
Par une voie totalement différente, cette horreur de nommer quiconque Monsieur ou Madame fut amplifiée, indirectement, et toujours par les médias, en raison des traductions des feuilletons américains si prolixes d’aventures militaires. Avez-vous remarqué que ceux-ci sont tous appelés Monsieur et non, comme c’est la coutume en France, par leur grade. Il en est de même des personnes ayant un certain rang social dans cette société égalitaire. Le terme Monsieur implique donc chez les Américains, ou du moins c’est l’impression qu’ils donnent au travers des traductions qui en sont faites par des Français, une déférence implicite que ne saurait admettre le peuple républicain. Dire Monsieur à quelqu’un c’est humiliant, dégradant, vieux jeu, voire hors jeu. Quelle déchéance que de devoir dire Monsieur à une autre personne. Jamais !
Voilà pourquoi (et non « c’est la raison pour laquelle », formule dans laquelle se complaisent également de nos jours les personnages en quête d’audience médiatique), le peuple français est maintenant condamné, même s’il s’adresse à une seule personne, à ne dire qu’un bonjour sec, impérativement, sous peine d’incivilité.
Peu importe ce qu’il dira par la suite, le mot de passe est donné et ouvre la porte à l’infinité des situations, y compris le manque de civisme et l’absence de citoyenneté.
Certes, cette interprétation fait de nombreux raccourcis et est quelque peu outrancière, mais n’y a-t-il pas un fond de vérité dans tout cela ?
06:48 Publié dans 11. Considérations diverses | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, culture, politique, changer | Imprimer
05/01/2012
A force de patience et d’attention
A force de patience et d’attention
J’ai fait grandir le vide en moi
Et mon corps résonne étrangement
A tous les coups portés par la vie
Comme une grotte ouverte à tous les sons
L’écho des plaintes humaines m’envahit
Mêlé aux cris de joie de l’enfant nu
Qui s’éveille à la fragilité des choses
Et ce vide fut comblé de ton amour
De cet amour que tu détiens en toi
Comme une présence nouvelle
Tournée vers la beauté du monde
Cet amour est devenu mon amour
Porté vers d’autres amours à venir
Comme une vague annonce une autre vague
Jusqu’au dernier jour de la vie
06:16 Publié dans 42. Créations poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture, poésie, poème | Imprimer
04/01/2012
L’art du roman (suite du 31 décembre)
L’art du roman est avant tout dans le style et non dans l’histoire qui a moins d’importance qu’on ne lui accorde. Revenons à nos propos précédents. Etaient opposés deux constructions d’un roman : soit sur les souvenirs (qu’ils soient personnels ou publics, inspirés par un fait), soit sur l’imagination.
Mais comment se décrivent les souvenirs qui ne sont que le reflet d’une réalité ayant existé ? Par l’imagination du choix des mots pour décrire ce que vous avez vécu. Et comment se décrit l’imaginaire ? Par la réalité des mots qui transforment l’imagination en structure cohérente qui donne du poids et de la vérité à ce que votre cerveau a concocté. Ce qui signifie que dans tous les cas, c’est votre art de conter, produit de votre culture et de votre personnalité, qui fait la qualité d’un roman.
Or qu’est-ce que l’art de conter ? C’est faire partager sa vision en se servant des mots pour décrire, émouvoir, faire naître des sentiments chez le lecteur (et non forcément décrire des sentiments), qu’ils soient de plaisir, de crainte, de drôlerie, de tristesse, etc. Plus réellement, c’est le choix des mots et leur rythme à travers les phrases qui créent le style.
La première étape consiste à choisir les mots que l’on souhaite utiliser pour arriver au résultat affiché ci-dessus. Un même auteur peut avoir plusieurs registres à sa disposition, selon le sujet sur lequel il écrit. D’autres n’en ont qu’un jeu, toujours le même. Enfin, bien sûr, l’inventaire des mots évolue dans la durée de l’écrivain, avec généralement une augmentation de la pertinence du choix au fur et à mesure de l’écoulement de sa carrière. Ces mots peuvent être simples, précieux, châtiés, recherchés, drôles, etc. L’association des mots entre eux procure également des effets divers, particulièrement lorsque les genres sont mélangés. On ne parle pas là des dialogues et du caractère donné à chaque personnage, mais bien de l’ensemble du récit et du choix du vocabulaire utilisé pour le décrire.
La seconde étape est plus complexe. Il s’agit d’imprimer un rythme aux mots, une musique particulière qui donne la qualité de l’écriture. Le rythme n’est pas seulement fondé sur la longueur de la phrase ou l’emploi différencié de la ponctuation. Il est musique, c’est-à-dire non seulement sons, mais également silence. La syncope donne une tonalité magique à la musique. Quelle est la syncope en écriture ? Probablement dans l’alternance de phrase aux sons variés et qui se lisent avec une respiration différente. A travers le halètement de l’écriture, le lecteur ressent des variations insoupçonnées. Mais ce n’est peut-être qu’une illusion.
En cela le roman rejoint la poésie, mais en cela seulement. Apporter trop de comparaisons, trop de détours dans ce que l’on exprime, fait du roman un chewin gum difficilement digeste. La simplicité, adaptée à l’histoire, est sans doute la meilleure manière de faire passer les idées. Et pourtant, on ne peut qu’admirer, par exemple, le style contorsionné de Marcel Proust ; on ne peut que se régaler du style de Marcel Aimé ou de Jean Giono. Bref, chaque écrivain a son style et celui-ci est sa marque, son flambeau, qui restera dans l’éternité. Ainsi des mémoires de Saint Simon, des écrits de Voltaire ou de Chateaubriand, et, plus récemment, de Marguerite Duras ou de Jorge Luis Borges.
Dieu merci, comme en musique, en peinture et tout autre art, l’infinité des combinaisons et des styles laissent encore de nombreux chefs d’œuvre à écrire et à découvrir.
05:55 Publié dans 41. Impressions littéraires | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture, roman, culture | Imprimer
03/01/2012
Enlacement
Il tourne, danse, seul ou à deux, selon l’angle sous lequel on le regarde. Il a l'air pataud. Il manie un énorme madrier. Mais, dans le même temps, il enlace tellement bien sa partenaire !
« Savez-vous ce que j’ai découvert ? Que si l’extase est la capacité de sortir de soi-même, la danse est une manière de s’élever dans l’espace. Découvrir de nouvelles dimensions, et cependant rester en contact avec son corps. Avec la danse, le monde spirituel et le monde réel parviennent à cohabiter sans conflits. Je pense que les danseurs classiques restent sur la pointe des pieds parce qu’ils touchent la terre et en même temps atteignent les cieux. »
(Paulo Coelho, La sorcière de Portobello, Flammarion, 2007, p.90)
05:20 Publié dans 26. Créations sculptures | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art, sculpture, danse, extase | Imprimer
02/01/2012
L'ignorance, roman de Milan Kundera
« Qu’est-ce que tu fais encore ici ! » Sa voix n’était pas méchante, mais elle n’était pas gentille non plus ; Sylvie se fâchait. « Et où devrais-je être ? demanda Irena. « Chez toi ! ». « Tu veux dire qu’ici je ne suis plus chez moi ? ». « C’est la révolution chez vous ! » (…) Elle le dit sur un ton qui ne supportait pas la contestation. Puis elle se tut. Par ce silence, elle voulait dire à Irena qu’il ne faut pas déserter quand de grandes choses se passent. (…) Irena vit des larmes d’émotion dans les yeux de Sylvie et elle lui serra la main : « Ce sera ton grand retour ». Et encore une fois : « Ton grand retour ».
C’est un livre entre deux : entre deux types de livres de Kundera, les livres anecdotiques, tels que « Risibles amours », et les livres philosophiques tels que « L’immortalité », voire « L’insoutenable légèreté de l’être » ; entre le retour au pays après l’exil et le retour au pays d’exil devenu le vrai pays. D’ailleurs ce livre fut écrit directement en français et non en Tchèque comme les autres cités. Peut-être pour se prouver que maintenant sa vraie patrie est là, en France.
Il raconte l’histoire de deux émigrés : Iréna, d’abord mariée à Martin, puis, après sa mort, vivant avec Gustaf. Elle rencontre à l’aéroport un homme, Josef, qu’elle avait connu autrefois, à Prague. Elle le reconnaît, engage la conversation avec lui. Mais lui ne se souvient pas d’elle et n’ose le lui dire. Il lui laisse le numéro de téléphone de son hôtel. Le livre raconte alors les retrouvailles avec leurs parents et connaissances d’avant l’émigration. Elle convoque ses amies au restaurant, prépare de bonnes bouteilles de vin français. Mais elles lui font comprendre qu’elles préfèrent ce qui vient de chez eux, des chopes de bière. Elles parlent toutes de ce qu’elles vivent, de ce qui se passe à Prague. Elle prend conscience que sa vie en France ne les intéresse pas. Quant à Josef, il refait connaissance avec son frère qui l’accueille chaleureusement. Mais peu à peu il ressent une gêne. Le frère s’est approprié leur maison familiale, s’est emparé de tous les biens, comme si Josef était mort. – Nous avons essayé de te joindre, en vain. – Comment ? Tu connais pourtant mon adresse ! Seul un tableau semble encore l’intéresser, cadeau d’un peintre qui l’avait même dédicacé. Progressivement, il regrette cette visite à son frère et surtout sa belle-sœur. Il souhaite au moins emporter le tableau, mais ceux-ci ne semblent pas le comprendre. Alors il part, sans rien, sauf un cahier qu’il avait écrit lorsqu’il était jeune. Et il revit une scène dans laquelle il ment à une jeune fille qui était amoureuse de lui. Elle tente de se suicider. Elle garde comme un fétiche un cendrier qu’il avait volé dans un hôtel. Il revit également les années passées avec sa femme, avant qu’elle ne meurt.
A la fin du roman (mais est-ce vraiment un roman qui raconte une histoire ou des réminiscences d’une réalité vécue ?), Josef retrouve Irena à l’hôtel. – Alors, comment te plais-tu ? Tu voudrais rester ? – Non, dit-il. Puis il demande à son tour : Et toi ? Qu’et-ce qui te retient ici, toi ? –Rien. Alors ils parlent, parlent encore de tout et de rien. Et ils boivent, ils boivent encore, du vin, de la bière, de l’alcool. Elle se donne à lui, dans une entente totale, avec des mots obscènes. Dans la tête d’Irena, l’alcool joue un double rôle : il libère sa fantaisie, encourage son audace, la rend sensuelle et, en même temps, il voile sa mémoire. Sauvagement, lascivement, elle fait l’amour et, en même temps, le rideau de l’oubli enveloppe ses lubricités dans une nuit qui efface tout. Comme si un poète écrivait son plus grand poème avec une encre qui, immédiatement, disparaît.
Pris d’une impulsion soudaine, elle sort de son sac le cendrier. Tu le reconnais ? Et elle comprend qu’il ne se souvient pas, qu’il ne sait même pas qui elle est. Elle finit par s’endormir. Il part, en laissant un mot sur le tapis : Dors bien. La chambre est à toi jusqu’à demain midi… Ma sœur. Il prend la route de l’aéroport et quitte Prague.
Pourquoi l’ignorance ? Pourquoi pas la nostalgie, souffrance causée par le désir inassouvi de retourner au pays. Kundera l’explique au chapitre 2 de son roman. La nostalgie est la souffrance de l’ignorance. Tu es loin et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. (…) Il faudrait ajouter un complément : le désir du passé, de l’enfance perdue, du premier amour.
C’est le roman de ce désir qui s’écroule progressivement au fur et à mesure qu’il devient réalité, jusqu’à ne laisser qu’un goût d’amertume face à l’ignorance des autres qui font comme si l’émigré n’existait pas et comme s’il ne s’était rien passé. Il n’est plus. Il est mort à leurs yeux, ou plutôt, son existence hors du pays ne s’incarne pas dans ce retour. Alors le retour devient un nouveau départ ou un vrai retour dans le pays élu librement.
07:09 Publié dans 41. Impressions littéraires | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture, roman, immigration | Imprimer