L'ignorance, roman de Milan Kundera (02/01/2012)
« Qu’est-ce que tu fais encore ici ! » Sa voix n’était pas méchante, mais elle n’était pas gentille non plus ; Sylvie se fâchait. « Et où devrais-je être ? demanda Irena. « Chez toi ! ». « Tu veux dire qu’ici je ne suis plus chez moi ? ». « C’est la révolution chez vous ! » (…) Elle le dit sur un ton qui ne supportait pas la contestation. Puis elle se tut. Par ce silence, elle voulait dire à Irena qu’il ne faut pas déserter quand de grandes choses se passent. (…) Irena vit des larmes d’émotion dans les yeux de Sylvie et elle lui serra la main : « Ce sera ton grand retour ». Et encore une fois : « Ton grand retour ».
C’est un livre entre deux : entre deux types de livres de Kundera, les livres anecdotiques, tels que « Risibles amours », et les livres philosophiques tels que « L’immortalité », voire « L’insoutenable légèreté de l’être » ; entre le retour au pays après l’exil et le retour au pays d’exil devenu le vrai pays. D’ailleurs ce livre fut écrit directement en français et non en Tchèque comme les autres cités. Peut-être pour se prouver que maintenant sa vraie patrie est là, en France.
Il raconte l’histoire de deux émigrés : Iréna, d’abord mariée à Martin, puis, après sa mort, vivant avec Gustaf. Elle rencontre à l’aéroport un homme, Josef, qu’elle avait connu autrefois, à Prague. Elle le reconnaît, engage la conversation avec lui. Mais lui ne se souvient pas d’elle et n’ose le lui dire. Il lui laisse le numéro de téléphone de son hôtel. Le livre raconte alors les retrouvailles avec leurs parents et connaissances d’avant l’émigration. Elle convoque ses amies au restaurant, prépare de bonnes bouteilles de vin français. Mais elles lui font comprendre qu’elles préfèrent ce qui vient de chez eux, des chopes de bière. Elles parlent toutes de ce qu’elles vivent, de ce qui se passe à Prague. Elle prend conscience que sa vie en France ne les intéresse pas. Quant à Josef, il refait connaissance avec son frère qui l’accueille chaleureusement. Mais peu à peu il ressent une gêne. Le frère s’est approprié leur maison familiale, s’est emparé de tous les biens, comme si Josef était mort. – Nous avons essayé de te joindre, en vain. – Comment ? Tu connais pourtant mon adresse ! Seul un tableau semble encore l’intéresser, cadeau d’un peintre qui l’avait même dédicacé. Progressivement, il regrette cette visite à son frère et surtout sa belle-sœur. Il souhaite au moins emporter le tableau, mais ceux-ci ne semblent pas le comprendre. Alors il part, sans rien, sauf un cahier qu’il avait écrit lorsqu’il était jeune. Et il revit une scène dans laquelle il ment à une jeune fille qui était amoureuse de lui. Elle tente de se suicider. Elle garde comme un fétiche un cendrier qu’il avait volé dans un hôtel. Il revit également les années passées avec sa femme, avant qu’elle ne meurt.
A la fin du roman (mais est-ce vraiment un roman qui raconte une histoire ou des réminiscences d’une réalité vécue ?), Josef retrouve Irena à l’hôtel. – Alors, comment te plais-tu ? Tu voudrais rester ? – Non, dit-il. Puis il demande à son tour : Et toi ? Qu’et-ce qui te retient ici, toi ? –Rien. Alors ils parlent, parlent encore de tout et de rien. Et ils boivent, ils boivent encore, du vin, de la bière, de l’alcool. Elle se donne à lui, dans une entente totale, avec des mots obscènes. Dans la tête d’Irena, l’alcool joue un double rôle : il libère sa fantaisie, encourage son audace, la rend sensuelle et, en même temps, il voile sa mémoire. Sauvagement, lascivement, elle fait l’amour et, en même temps, le rideau de l’oubli enveloppe ses lubricités dans une nuit qui efface tout. Comme si un poète écrivait son plus grand poème avec une encre qui, immédiatement, disparaît.
Pris d’une impulsion soudaine, elle sort de son sac le cendrier. Tu le reconnais ? Et elle comprend qu’il ne se souvient pas, qu’il ne sait même pas qui elle est. Elle finit par s’endormir. Il part, en laissant un mot sur le tapis : Dors bien. La chambre est à toi jusqu’à demain midi… Ma sœur. Il prend la route de l’aéroport et quitte Prague.
Pourquoi l’ignorance ? Pourquoi pas la nostalgie, souffrance causée par le désir inassouvi de retourner au pays. Kundera l’explique au chapitre 2 de son roman. La nostalgie est la souffrance de l’ignorance. Tu es loin et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. (…) Il faudrait ajouter un complément : le désir du passé, de l’enfance perdue, du premier amour.
C’est le roman de ce désir qui s’écroule progressivement au fur et à mesure qu’il devient réalité, jusqu’à ne laisser qu’un goût d’amertume face à l’ignorance des autres qui font comme si l’émigré n’existait pas et comme s’il ne s’était rien passé. Il n’est plus. Il est mort à leurs yeux, ou plutôt, son existence hors du pays ne s’incarne pas dans ce retour. Alors le retour devient un nouveau départ ou un vrai retour dans le pays élu librement.
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