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26/07/2015

La vie tranquille, de Marguerite Duras

Il ne se passe rien, ou plutôt pas grand-chose dans ce livre. L’histoire en elle-même ne présente pas d’intérêt. La vie d’une femme de vingt-cinq ans dans la ferme d’une famille pauvre. Et pourtant ils ont des émotions, des sentiments et des réflexions élevés dans l’écoulement monotone, et pourtant mouvementé, d’une vie sans divertissement.

Du mal à entrer dans le livre, puis du mal à en sortir. Au commencement, on y revient, même avec l’envie de tout laisser tomber. Puis on y revient pour un je ne sais quoi qui vous fait dire : « Que de beaux passages… Je retiens telle description, tel portrait, telle vision… » Enfin on prend conscience de la puissance de ce livre au fil des pages, jusqu’à lire, puis relire la plupart d’entre elles pour leurs évocations et leurs tendres descriptions.

Cela commence à la page 54 :

« Ça va être prêt, disait Luce Barragues, un peu de patience les garçons. » Et elle riait. Son manteau noir enlevé, elle est apparue dans une robe d’été. Pas très grande, mince, des épaules rondes, douces, ensoleillées. Elles avaient les cheveux noirs qui caressaient son cou et qui remuaient, remuaient sans cesse, des yeux bleus, un visage très beau, très précis qui se défaisait continuellement dans un rire silencieux. On croyait la connaître. (…)

Et toujours Luce :

Je l’ai embrassée dans ses petites rides, sur ses paupières fanées et le long de son front, au bord de ses cheveux, là où elle ne sait pas qu’existe l’odeur d’une fleur. Elle s’est éloignée, puis j’ai entendu qu’elle parlait à papa de la bonne soirée qu’ils avaient passée. J’ai pensé que nous avions des parents pour nous permettre seulement de pouvoir les embrasser et sentir leur odeur, pour le plaisir.

La narratrice :

Il fait frais, la nuit est noire. Des bandes jeunes gens passent en rafales rieuses dans les rues. J’entends la mer. Je l’ai déjà entendu quelque part ce bruit, il me rappelle un bruit connu. ( …) Les pieds devant moi, sous moi, derrière moi, ce sont les miens, les mains à mes côtés qui sortent de l’ombre et y retournent suivant la succession des réverbères, je souris… Comment ne pas sourire ? Je suis en vacances, je suis venue voir la mer. Dans les rues, c’est bien moi, je me sens très nettement enfermée dans mon ombre que je vois s’allonger, basculer, revenir autour de moi. Je me sens de la tendresse et de la reconnaissance pour moi qui viens de me faire aller à la mer. (…)

L’air sent le fard et la peau brûlée de soleil. Sur la banquette il y a de beaux bras nus, des seins tendus sous des écharpes rouges, jaunes, blanches. Ils rient. Ils rient de tout. Ils essaient chaque fois de rire davantage de tout. Derrière leurs rires inégaux on entend le bruit bleu et râpeux de la mer.

Ailleurs dans sa chambre, seule :

J’ai regardé ma robe jetée sue le lit de la chambre. Mes seins lui on fait deux seins, mes bras, deux bras, au coude pointu, à l’emmanchure béante. Je n’avais jamais remarqué que j’usais mes affaires. Je les use. La robe luit au bas du dos, à la taille. Sous les aisselles, elle est déteinte par la sueur. J’ai eu envie de m’en aller, de laisser cette robe à ma place. Disparaître, m’enlever.

Et plus intimement :

Il m’arrive de me regarder (…) et de me trouver belle. Je me sens émue devant la régularité de mon corps. Ce corps est vrai, il est vrai. Je suis une personne véritable, je peux servir à un homme pour être une femme. Je veux porter des enfants et les mettre au monde, car dans mon ventre, il y a aussi cette place faite exprès pour les faire. Je suis forte, grande et lourde. (…) Ma chaleur m’entoure et se mêle à l’odeur de mes cheveux. Je n’en reviens pas de ma peau nue, fraîche, bonne à toucher, de cette préparation parfaite faite pour accueillir les richesses ordinaires. Je me plais. Je m’étonne de ne pas plaire aux autres autant que je me plais. Il me semble que cette grâce que je me trouve est d’une espèce que l’on ne peut pas aussi bien voir, qu’on n’entend pas aussi facile.

Les phrases coulent, seules, dans une sécheresse doucereuse, évoquant peu de choses, comme un souvenir lointain derrière la brume du matin, une ombre de réminiscence dans la crudité des choses. On se sent immergé dans le bonheur de vivre, d’aimer, de méditer. Autour de soi, rien ne se passe, rien d’intéressant. Et pourtant. On ne donnerait sa place pour rien au monde.

Il est rare, très rare, d’aimer un livre non pour l’histoire qu’il raconte, mais pour son style envoûtant, si évocateur d’une vie pleine et pourtant sans action. Et la narratrice poursuit sa vie tranquille en épousant celui qu’elle aimait, le sachant sans le savoir.

Lorsqu’il est revenu, je lui ai demandé d’arrêter là notre visite. J’étais fatiguée. Je voulais dîner et que nous montions ensemble dans ma chambre. Je voulais dormir avec lui. Il est venu auprès de moi et il m’a pris ma tête contre son cou, il m’a serrée très fort, il m’a fait mal. Je ne lui ai rien demandé. Il m’a dit qu’il n’avait même pas pu toucher Luce Barragues parce que c’était de moi qu’il avait envie.

Il faisait noir, une nuit d’octobre, fraîche d’orage.

25/07/2015

L'été

Le lent écoulement des jours d’été
S’étire entre mouvement et mémoire

Le soleil n’arrête pas de tourner
Au-dessus des têtes chargées de rire

Les gestes soupirent de lenteur
L’œil clair regarde l’éclat tendre
D’un enfant courant sur le pré

Les mères sourient d’indulgence
Les pères regardent l’avenir immobile

Tout est figé, blanc et moite

Seuls quelques oiseaux s’étirent
Dans la douce glissade du souffle
D’un jour comme les autres

Et ce ralenti dure… dure… pur
D’absence de vie et de paroles

Chacun se regarde vivre
Clos dans son enveloppe corporelle
Comme un cocon résonant
Des sons perdus d’autrefois

Suis-je encore ? Et elle, est-elle ?

On se confond d’un air familial
Le cœur en un azur unique
Vide de toute prétention

Combien est-on ? On ne sait
Le nombre importe peu
Seul compte la présence multiple
D’un amour tranquille
Dans le tremblement perceptible
De l’air d'un jour d’été

©  Loup Francart 

24/07/2015

Le nombre manquant (récit insolite 6)

Je décidais d’en savoir plus. Ayant entendu parler d’une sorte de secte taoïste et encouragé par Mathias à qui j’avais fait part de mes trouvailles, je cherchai à m’introduire auprès de celle-ci. Il existait une boutique dans le 3ème arrondissement qui vendait des ouvrages de ce genre. Avec beaucoup de diplomatie, je commençai à m’intéresser aux livres, puis suis entré en conversation avec le libraire, un homme d’une cinquantaine d’années, l’air vif et l’œil acerbe.

– Auriez-vous en magasin L’espace du rêve de François Cheng, aux éditions Phébus ? Lui demandai-je.

En réalité, peu importait ce livre dont j’avais entendu parler par un ami amateur de peinture orientale. Je voulais entrer en contact avec quelqu’un qui connaissait cette secte.

– Non, mais je peux vous le procurer pour après-demain si vous le désirez.

– Je m’intéresse à la tradition chinoise et au taoïsme. J’ai lu l’importance du trait accompagné du vide dans lequel il se dessine. Cette vision insolite m’intéresse. Elle est à rapprocher de l’importance du vide dans la sculpture. Voir le vide pour imaginer le plein et donner aux formes leur signification. 

– Il est vrai que François Cheng est un des seuls orientalistes à pouvoir expliquer cette vision du monde spécifique à la pensée chinoise. Je me souviens d’une seule phrase qui résume si bien cette pensée : "Dans la peinture comme dans l'Univers, sans le Vide, les souffles ne circuleraient pas, le Yin-Yang n'opérerait pas".

– Connaissez-vous une école ou un lieu de réflexion sur cette forme de pensée ?

– Non, pas directement. Mais je peux vous conseiller un livre assez intéressant intitulé « Méditation taoïste », d’Isabelle Robinet, qui explicite la méditation taoïste jusqu’à la dissolution libératrice.

– Vous ne connaissez vraiment personne qui puisse m’aider à m’introduire dans ce genre de société ?

– Hélas, non. Malgré la présence de nombreux chinois en France depuis quelques années, je n’ai jamais entendu parler de secte chinoise taoïste enseignant en France. Je ne dis pas qu’il n’en existe pas. Je sais qu’il existe quelques communautés en Europe, mais quant à vous dire où elles se trouvent et ce qu’elles font, j’en suis incapable.

Je repartis sans en savoir plus. Il m’avait également expliqué que la vision principale du taoïsme est celle d’une unité primordiale. Le tout est Un. Les hommes distinguent la plupart du temps le monde divin et spirituel et le monde humain et matériel. Le taoïsme prétend que tout est en relation avec tout, que tout est à la fois cause et conséquences de tout. Mieux même, on avançait que le Tout est plus que la somme de ses parties, que le Un est plus que tout. Un contient le Tout et tout exprime le Un puisque tout émane du Un.

Il me renvoya au Tao To King, ce livre dont les interprétations sont multiples. Je ne pus en obtenir plus, malgré mes interrogations pressantes. Il prit le livre qu’il avait en rayon et me lut quelques extraits :

Car l'être et le néant s'engendrent.
Le facile et le difficile se parfont.
Le long et le court se forment l'un par l'autre.
Le haut et le bas se touchent.
La voix et le son s'harmonisent.
L'avant et l'après se suivent.
 

C'est pourquoi le sage adopte la tactique du non-agir,
et pratique l'enseignement sans parole.
Toutes choses du monde surgissent
sans qu'il en soit l'auteur.

Et le Tao s’achève presque sur ces paroles :

C'est par le non-faire
que l'on gagne l'univers.
Celui qui veut faire
ne peut gagner l'univers.

Rien d’autres.

Une nouvelle porte s’ouvrait à nos recherches. Mais était-ce la bonne ? Cela nous sembla un peu trop énigmatique pour que nous puissions nous intéresser de beaucoup plus prêt à une secte qui n’existait sans doute pas. Cependant, nous avions appris qu’effectivement les contraires peuvent non s’opposer, mais au contraire se rejoindre dans une sorte de synthèse ou de transformation intérieure et ouvrir à un autre monde, différent, où les règles et les comportements n’ont plus rien à voie avec la vision habituelle. Mais cela avait-il à voir avec notre problème : le chiffre manquant, résumant les autres chiffres en une synthèse percutante qui ouvre à l’inconnu ?

Une fois de plus, nous nous trouvions devant une impasse. Il fallait rebrousser chemin et chercher au travers d’autres voies. Mais lesquelles ?

23/07/2015

Divertissement

https://www.youtube.com/watch?v=5411cS2P43E

Quelques minutes de rire devant l’habileté de ces deux hommes. Comment faire pour rendre rigide un morceau de tissu ? Beaucoup de contorsions, de l’humour et une dextérité sans faille.

22/07/2015

Portes (3)

 

 

Ce n’est pas une porte cochère, mais une porte toute simple, de bois et de métal. Mais sa grille laisse deviner des cachotteries et des mystères insoupçonnés.

On ne regarde pas de face, mais de côté, tendant l’oreille à celui ou celle qui se trouve de l’autre côté, dans ce noir absolu et qui épie la lumière du jour. Que murmure-t-il ?

Il faut s’approcher et admirer l’élégance du fer forgé, véritable chef d’œuvre, peut-être d’un compagnon du tour de France ? Un dessin majestueux et sobre, d’une symétrie parfaite. On peut juste regretter le manque de symétrie en face à face des deux frises verticales. N’aurait-on pas vu un décroché symétriquement inversé comme celui-ci :

 

 

 

 


 

 

 

 

 

Celle-ci, une porte imposante, mais qui a pris un air d’été. Elle est partie aux bains de mer ou à la campagne et elle bronze au soleil estival. Elle est sévère, mais sourit de toutes ses dents au visiteur. Ne nous y trompons pas, ce n’est qu’un sourire et non une invitation à entrer. Secret… Circulez, il n’y a rien à voir !

 

 

 

21/07/2015

Opprobre

Ici, rien n’est semblable
Le poil devient plume
La tonne est légère comme l’air
Le papier transparent
Est carreau aux fenêtres
Toi-même as-tu encore un visage ?

Oui, toujours je resterai
Semblable à la vigie
De marbre blanc, tendue comme un arc
Le doigt pointé sur toi
Accusant nos passions communes
Et la froideur de nos rencontres

Sommes-nous condamnés
A vivre en un monde déjanté
Où le blanc devient noir
Le chaud aux pôles
La glacière sous les pieds
La gorge emplie de fiel

Elle est là, à portée de mains
Environnée de vertus
Elle court en toute liberté
Et chante d’une voix claire
« Délivrance, délivrance
Partons en d’autres lieux ! »

Il est mort l’enfant sauvage !
Le policé a revêtu sa robe
Il encourt mille peines
Mais n’a pas peur de l’opprobre
Applaudi, il court vers l’horizon
Pour s’évanouir sur sa ligne

Le monde s’en est allé
L’amertume gagne nos lèvres
Pourquoi mêler nos doigts
Pourquoi baiser nos lèvres
Si déjà finit cette page d’histoire
Dans la marche du temps

20/07/2015

Le feu purificateur (récit : 2/2)

Ils se rendormirent pour prendre des forces et furent réveiller à la nuit tombante par de longues plaintes. Ils se dressèrent sur leur couche et virent les corps se lever en geignant, les yeux vers le ciel. Ils attendaient. Quoi ? Nul ne le sait. Mais cela fit frissonner les deux marcheurs qui se regardèrent en tremblant. De lourds nuages parcoururent le ciel jusqu’ici limpide. Quelques éclairs apparurent à l’horizon. La foule des corps commença à hurler. La plupart se mirent à creuser le sable à mains nues comme pour s’enfouir. Ils tremblaient et geignaient tels des bêtes sauvages prises dans un piège. Quelques gouttes d’eau tombèrent. Aussitôt, les corps cherchèrent à s’abriter sous le sable ou des tentes improvisées. Chaque goutte semblait les brûler. Elles laissaient sur leur peau des cloques rougeâtres. Cela ne dura pas longtemps. Mais ce fut une véritable débandade. Lorsque le jour fut réellement levé, de nombreux corps restaient immobiles. Ceux qui n’avaient pu s’abriter semblaient sans vie. D’autres émergeaient de leur litière ou de leur trou. Ils se saluaient sans parole.

Les deux hommes se firent signe. En avant ! Ils descendirent non sans mal les falaises rocheuses et posèrent le pied sur le sable encore froid. Ils rebondirent au premier pas. Le sable était élastique et les faisaient sauter de quelques mètres, comme s’ils étaient en apesanteur. Aucun effort à faire. Il leur fallut même prendre garde de ne pas taper du pied. Ils rebondissaient sans savoir où ils allaient retomber.

– Des hommes ! Que faites-vous là ?

Cette exclamation fusa du côté des corps. Ils ne comprirent pas et continuèrent à marcher avec précaution de façon à ne pas rebondir. Mais les corps se mirent à s’agiter, puis à se resserrer autour d’eux. Bientôt ils les entourèrent, menaçants. Alors, lâchant son sac à dos, le plus grand regarda le plus petit, lui fit un signe et ensemble ils sautèrent par-dessus la foule hurlante en donnant un bon coup de pied sur le sol sablonneux. Ils parcoururent environ cinq mètres et retombèrent pour s’envoler à nouveau. Les corps se mirent à leur poursuite, mais vainement. Très vite ils furent hors de leur portée, courant vers l’horizon à grands sauts dégingandés. Ils s’arrêtèrent pour souffler quelques minutes, puis reprirent leur marche. Où allaient-ils ? Nul ne sait. Quelques jours plus tard, un hélicoptère survola le désert de sable. Les deux hommes couchés sur une dune furent repérés. Ils ne bougeaient pas. Ils n’avaient même pas la force d’agiter les bras. Il se posa. L’un des deux passagers resta auprès d’eux pendant que l’hélicoptère repartait. Il tenta de les faire boire, mais leur langue était si grosse qu’elle obstruait presque la gorge. Ils burent quelques gouttes, puis, abrités par une tente improvisée, ils purent se rendormir. Leur nuit fut peuplée de cauchemars. Ils poussaient parfois de petits cris ou des geignements indistincts. Ils portaient leurs lunettes noires et avaient la peau brûlée par endroit. Mais ils étaient sains et saufs. Le lendemain matin, l’hélicoptère était là. Ils furent emmenés directement à l’hôpital et furent soignés diligemment.

– Nous avons connu le feu purificateur.

C’est ainsi que quelques jours plus tard, les deux hommes parlèrent de leur expérience. Mais un événement insolite leur fit comprendre qu’ils ne devaient pas raconter ce qui leur était arrivé. Reposant dans la même chambre à l’hôpital, ils dormaient lorsque quelqu’un entra. Il alluma la lumière, les réveillant, et il leur dit :

– Silence ! Silence sur ce que vous avez vécu ! Gardez pour vous le souvenir de ces jours, mais surtout n’en parlez pas. Vous seriez alors damnés à jamais.

L’homme sortit un goupillon et un seau d’eau (était-elle bénie ? Nul ne le sait), et les aspergea de quelques gouttes qui aussitôt formèrent de petites cloques sur leur peau. Puis, il sortit.

Deux jours plus tard, ils étaient libres. Ils descendirent les marches de sortie de l’hôpital, se serrèrent la main. L’un partit à gauche, l’autre à droite. Ils ne se revirent jamais.