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08/09/2019

Automne

Silence de l’après-midi.
Les camions passent,
Ébranlant les feuillages.
L’eau coule, plus bas,
Transparente et froide…

Elles savent qu’il arrive.
Leurs racines se rétractent.
Elles sont fatiguées.
Alanguies près des iris.
Les marguerites ne sont plus,
Seules leurs tiges perdurent,
Tels les cheveux sur un crâne nu.

Le sécateur à la main,
Il s’avance sans vergogne.
Que signifie ces tiges fanées
Dans un si beau jardin ?

D’un regard mélancolique,
Il chatouille un brin desséché,
Puis ouvre la paume,
Écarte les tenailles d’acier
Et, d’un coup sec,
Écrase les deux poignées.

Petit bruit, pas une plainte.
Elle ploie et tombe
A genoux, puis couchée.
Ce n’est plus qu’une brindille,
Morte, les feuilles pendantes.

Alors l’homme fut pris d’une frénésie,
Les pieds ne furent pas épargnés.
Pêle-mêle, les tiges furent étendues.
Le sol apparu dévêtu.
L’homme ramassa les corps,
Les chargea dans sa brouette.
Ne restait plus que le pubis nu
D’un lieu hier fleuri.

L’amour a ses saisons,
L’homme ne le sait pas.
Lui aussi un jour s’étendra
Et sera porté en terre,
Dans un juste retour des choses.

©  Loup Francart

07/09/2019

Locédia, éphémère (20)

Nous nous dirigions souvent vers le quartier de Saint Traminède, bien que nos promenades fussent sans but précis. Il était nécessaire de descendre vers la ville basse, puis d'obliquer à droite par l'avenue de Parnizène pour plonger dans ce quartier où la foule flânait et buvait à la devanture des cafés circulaires. Combien de fois avons-nous emprunté les marches de bois retenues par les traverses de fer plantées au milieu de la chaussée et qui permettaient aux vieillards en déséquilibre de se rattraper dans la descente vers le fleuve. Un jour, tu avais déchiré ta robe en te maintenant à une des traverses rouillées. J’étais passé le lendemain par l’avenue. Un morceau de la robe flottait comme le pavillon d’un navire englouti. J’imaginais le capitaine enseveli dans le bitume, la tête haute, fondant sous la chaleur de l’asphalte.

Préoccupés à chercher un passage à travers la foule, nous marchions selon l’espace que nous trouvions devant nous. Les rues étaient formées de magasins multicolores, de cafés, de portes lambrissées, de rangées de lampadaires. De longues files d’attente se formaient aux heures des séances devant l’entrée des cinésens violemment éclairés de lumières rouges et vertes. Des panneaux mobiles étaient destinés à attirer les curieux et les oisifs.

Locédia éprouvait soudain l’envie de voir un film de violence. Le cinésens convenait aux pensées cyniques que je commençais à entrevoir en elle. Elle m’entraîna dans une histoire de pilleurs de banques où tout contribuait à procurer des sensations fortes. Le cinésens en était à ses débuts. Par la suite, l’Assemblée l’interdit en raison des manifestations inconscientes qu’il provoquait chez les gens sensibles. Certains, à la sortie de la salle de projection, prêchaient aux passants à voix forte, d’autres cherchaient querelle au tout venant ou se jetaient sous la masse sombre des voitures pour y chercher refuge. Dans ce tourbillon de voitures volées et de coups de feu, je subissais la désagréable sensation d’un étau qui se resserrait inexorablement. Locédia était entrainée dans ce combat inquiétant et en oubliait ma présence. Lorsqu'elle subissait une tension plus intense, à la lueur de l'écran, je discernais au-dessus de sa lèvre supérieure à l'endroit de son front où les sourcils cherchent une rencontre, quelques gouttelettes de transpiration. Sa bouche entrouverte semblait s'offrir au désir qui montait en moi, mais son visage restait tendu vers l'écran. Aux changements de tension psychologique, sur un frémissement léger et continu du fauteuil, elle riait brusquement avec la salle. Je riais du plaisir de son rire, cherchant à enfermer dans l'étroite cage de son souvenir l'intonation ou la gratuité de ce rire.

Nous sortions fascinés, pour plonger dans le flux des promeneurs aux gestes lents. Se noyer dans cette foule qui s'écoule entre les écueils de la rue, se bousculer dans l'indifférence, avaler des yeux les mots que l'on vous jette au visage, anonymement. Ainsi éprouvions-nous la liberté geôlière de ces gens qui défilaient à pas comptés, le regard avide, les bras enchevêtrés et les cœurs séparés, revêtus de parures et d'ennui. Quelques mots saisis au passage, quelques mots sans vie de phrases que l'on dit parce qu'il faut parler, quelques paroles tombées comme la pluie, indifférentes et journalières. Ici est le lieu de la parole, dépensée en pure perte, érigée en monument sonore, écoulée en flots le long des pierres usées du caniveau, affichée sur les murs, les vitres, les vêtements. Lieu que j'aimais encore, car les mots n'y ont plus de sens, et les phrases pas de suite. Lieu que je haie aussi, car les mots y ont d'autres pouvoirs que cette ivresse prodigue. Silence des regards que l'on croise, de ces regarda sans nom où passe la ville bariolée. Nous les avons regardés les uns après les autres, sous ce voile de bienfaisante tiédeur qui envahit leur corps. Nous les avons vus aussi se lécher les doigts, comme des enfants, après avoir englouti des sucreries achetées dans un réduit graisseux. Et pourtant nous aimions cette vieille ville qui dure immémoriale au pied de la foule qui passe sans lever les yeux. Elle porte les stigmates de l’indifférence à son égard. Elle cache aussi au-delà de ses façades grises, sous un porche humide, des prodiges d'architecture où tournoient des escaliers en colimaçon et d'étroites fenêtres.

04/09/2019

Nuit

Elle est verte et belle la grenouille aux grands pieds
Fuis les hirondelles, va sous les groseilliers
Si l’eau vient à manquer, tu seras à l’abri
En tant que réfugiée dans le vert paradis

Le cœur battant, Madame, tu cours aux bois, cachée
Si tes seins réclament la caresse adorée
Pas de frémissements ni même un baiser
Vivante intensément, tu fuis la volupté

Le ventre arrondi, la jambe légère
Le rein plein d’appétit, un sourire aux lèvres
Elle s’approcha de lui et lui toucha la main

Il ouvrit ses grands yeux, vit la belle offerte
Son regard merveilleux et la porte ouverte
Il fondit dans la nuit, mort jusqu’au lendemain

©  Loup Francart

03/09/2019

Locédia, éphémère (19)

Chapitre 6

 

Elle est assise, le visage dans le creux de ses paumes. Elle est debout, une main sur mon épaule. Tu as les yeux ouverts et fixes, tu as les paupières closes.

Elle est, assise au piano, courbée sur le clavier. Lente et calme, la fugue se déroule comme une longue et inexorable montée et s'écroule soudain devant la difficulté. Tu n'avais jamais appris à jouer du piano. Les notes sortaient fraiches de ta mémoire, empruntes de la ferveur émouvante de tes hésitations. Inlassablement, tu répétais la petite phrase qui s'envolait du pavillon transparent de l’instrument. Lassée de ne pas trouver la suite, tu te tournais vers moi et me tendais la main en inclinant la tête.

_ Joues-moi quelque chose ... du Bach...

Elle aimait Bach. Depuis le grand Bach, disait-elle, la musique meurt â petits feux. Bach, le mathématicien de la musique. Les autres ne sont qua des physiciens qui tentent leurs petites expériences. Je lui avais cité cette phrase de Colette à propos de Bach : « Une divine machine à coudre ». Elle m'avait répondu : « Peut-être, mais quelles merveilleuses broderies. » J'avais essayé de l'initier aux musiciens contemporains, aux musiques sourdes et fantomatiques, aux notes sonores et rythmées, mais cela lui demandait trop d'efforts.

_ Joues-moi quelque chose...

Je joue. Je regarde les vitres de la fenêtre en face du piano. Je regarde la vitre qui a des défauts, le mur de la maison derrière la vitre. Chaque verre a des déformations que l'on ne perçoit pas directement. Il suffit de bouger un peu la tête pour voir l'image derrière le verre prendre de nouvelles formes. Elle ondule, flotte dans l'air, se rétracte, respire comme un être vivant. La maison d’en face n'est plus un mur sale, avec des fenêtres et des volets, des coins d'ombre et de lumière. Elle devient une mer démontée, un ciel d'orage, une plante grimpante, une figure de style. Ses formes changent avec la mélodie, avec le ton, le rythme de l'accompagnement. Elle évolue aussi selon la position des mains sur le clavier qui entraine le reste du corps. L'image de la maison d'en face devient la ligne mélodique, le livre où se lit la portée. J'y retrouve selon la vibration, selon l'état de l'air, le pianissimo ou le forte des impressions. Ce n'est plus la réalité. Sentiment que ce n'est pas le rêve. C'est un sentiment d'hypnose qui émane de la forme du verre.

Par ta présence, les notes coulaient entre mes doigts. Derrière leur enchevêtrement, je découvrais l’âme de la musique. Tu étais assise, tu étais debout. Tu me regardais, tu m'oubliais. La musique t'apprivoisait.

Locédia, je me suis arrêté et tu es venue. Tu t'es assise sur mes genoux et tu as joué quelques notes au hasard, les doigts recourbés sur les touches. Tu t'es tournée vers moi, tu m'as regardé. Les yeux clos, tu m'as tendu ton visage.

 

Parfois nous étions las l’un de l'autre. Ces silences dans la chambre étroite, ces étreintes ébauchées se mêlaient d'ennui. Le rapprochement des murs s'accentuait et tu avais beaucoup de mal à enfiler une nouvelle robe. Je me glissais à la tête du lit sous le plafond en pente et tu t'agenouillais à mes pieds pour mettre un peu de poudre sur ton visage. La porte s'ouvrait et se fermait difficilement. Nous nous amusions à descendre pêle-mêle entre les murs gris dans l'obscurité du corridor. Il y avait l'escalier principal, brillant de cire. Nous devions descendre l'un derrière l'autre en suivant la courbe extérieure du mur.

02/09/2019

Le petit chat gris

Le petit chat si gris s’enfuit par la courette
Il aimait pourtant les heures chaudes du soir
Quand la caresse de l’air emplit les murs
De douceurs volatiles, mais inestimables
Aujourd’hui est un jour différent
La peau palpite et grogne, volage
Il découvre ses gencives et attend la morsure
Couché sur le dos il palpite
Plus rien ne le fera quitter la cour
Les chats du quartier ont rendez-vous
Il se tend de tout son corps
Sort ses griffes et tend la patte
L’envie lui prend de griffer la chair
Cette partie visible de l’humain
Qui sent la prunelle et la mort
Odeur des plis de l’être, tenaces
En fécondes promesses et attraits
Il s’assagit et miaula une fois
Puis tendit son cou à l’enfant
Qui jouait là, insolemment
Il s’empara du petit chat gris
Et s’enfuit en courant, droit devant lui
Laissant la porte ouverte
L’absence et le vide s’installe
L’heure tourne, le regard chavire
Le chat ne reviendra plus
La cour se désole
L’éternité s’enracine
Qui fera revenir le petit chat gris ?

©  Loup Francart