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30/07/2020

L'escalier

Comme chaque nuit, après avoir pris un café, je remonte l’escalier dans le noir après avoir cherché mon chemin entre les meubles, m’efforçant de ne pas les toucher. J’aime trouver la trajectoire parfaite, comme si je voyais mon passage dans l’obscurité : éviter le fauteuil du bureau, le coin du billard qui rentre dans les côtes, les deux montants de la porte pénétrant dans l’entrée, puis la première marche de l’escalier qui monte au premier étage. Enfin, je touche le début de la rampe, qui m’indique que là commence la montée.

Ce matin, tout se passa comme chaque nuit, dans la rectitude de l’habitude. J’engageais le pied sur la première marche, puis la seconde, lorsque je me sentis sortir du connu de l’habitude. Je m’élevais hors de moi, montant sur le nuage de l’existence, franchissant chacune des marches avec aisance, tendu vers la marche finale et le passage sacré de la fin de la vie. Ce n’était pas désagréable, cela faisait partie d’un processus normal de désappropriation, d’un moment de logique dans la destinée. Au contraire, c’était un moment de libération sans aucune angoisse, un instant de connaissance qui élève l’âme au-delà des voies habituelles.

Je réalisais brusquement cet état suprême que chaque humain doit franchir à un moment ou un autre pour accéder à la connaissance de la réalité spirituelle : une apesanteur du corps et de l’âme qui flotte dans le contenu de son enveloppe et permet de saisir l’immensité du don divin, une montée joyeuse vers un autre moi-même libre de ses précautions et interrogations quotidiennes, une ivresse sans pareil, comme une aspiration vers le meilleur de l’être.

Tout cela s'accomplit dans l’obscurité, dans l’attention de ne pas tomber, de ne pas se prendre les pieds sur quelque objet ou quelque retenue d’émotions. Je franchis les dernières marches et posai un pied sur le palier lorsque tout cessa. Le cœur battant, j’avais contemplé la profondeur de la vie et le moment suprême de son achèvement, sans crainte, avec joie.

24/06/2018

La perception affective

La perception affective, c’est-à-dire cette faculté à la vue d’un objet de ressentir une certaine émotion qui, en quelques instants de communion avec l’objet suffit à nous donner de la joie pour une journée, n’est pas une valeur constante et varie en fonction d’un certain nombre de rapports avec l’humeur, l’espace, le temps et en particulier ce temps qui se renouvelle périodiquement, celui d’une journée.

Le matin, à cette heure où le jour est suffisamment levé pour avoir la possibilité de percevoir chaque détail, mais où le soleil n’est pas assez haut pour donner un volume de lumière aux objets et que l’esprit libéré pendant le sommeil de l’affectivité accumulée dans la journée précédente est prêt à recevoir et à emmagasiner un nouveau courant d’affectivité, nous percevons avec une émotion plus intense, plus aiguisée par la liberté de l’esprit, le détail de chaque objet et la beauté d’un paysage. A l’état de l’air plus léger et plus libre, donnant aux formes une netteté accrue, correspond un état d’esprit semblable qui permet une perception intense dans l’émotion purifiée au maximum puisqu’elle est dégagée au maximum puisqu’elle est dégagée de tous les facteurs affectifs accumulés pendant la journée.

Quelques minutes plus tard, déjà l’esprit se remet en marche et remonte des fonds vers la surface les bulles de soucis, de préoccupations et de souvenirs qui; lui redonnant sa fonction normale, c’est-à-dire un filtre qui permet de passer de la perception sensorielle directe à la perception intellectuelle y ajoutant justement le courant qu’il a accumulé, lui retire cette faculté précaire, mais facilement éducable, de percevoir l’objet dans l’émotion directe de son contact. Et pendant la journée, au hasard des circonstances et des rencontres, d’autres bulles feront surface, créant une certaine tension entre les deux pôles du cerveau, celui de la sensation pure et celui de la sensation intellectualisée jusqu’à avoir perdu les références de la première impulsion des sens.

12/07/2017

Coucher à la belle étoile

L’arbre pénètre de sa solitude la terre dénudée, l’herbe rare siffle entre les jambes, le soleil huppe de gaîté la cime des pins.

Dans ma tente, une maison de toile à l’ombre gigantesque au matin, je devine la nuit le bruit de l’arbre qui se gratte l’écorce, de la fleur qui minaude à l’ombre de la lune. J’entends aussi la quiétude des respirations, un dormeur qui se retourne sur son lit de paille, la toux d’un inquiet sous ses couvertures.

Souvenirs de manœuvre, quand dans la poussière, tu rêvais au calme d’une vallée où coule l’eau fraîche.

Brusquement, réveil. « Vite, debout, nous partons ! » Où, je ne sais. Pourquoi, encore moins. Mais c’est ainsi. Déjà les derniers hommes quittent le campement. Voilà, c’est bouclé ! Le sac arrimé sur le dos, la marche reprend dans la nuit. Il fait frais, mais bon. Je sens la fraîcheur de l’aurore qui sommeille encore avant de naître en douceur. Je ferme la marche. Devant, mon prédécesseur enfonce ses grandes jambes dans les herbes hautes. Je ne vois plus que son buste s’agitant bravement. Une route qui s’étire mollement entre les ombres arborescentes. C’est bruyant, mais la marche est simplifiée. On sait où le pied va car sa résistance est toujours semblable. Elle berce la volonté et lui donne un fond de vérité tranquille, doucereux, plutôt qu’un combat permanent contre soi-même.

Je m’éveille complètement, léger, attendri par l’air rafraîchissant, allégé des miasmes de la nuit, aux aguets d’un jour nouveau, exaltant parce que différent des habituels matins. Les sens exacerbés, je vais au bout de moi-même, ouvert à tous les vents, délivré de ce moi qui me pèse et m’empêche de marcher. Le ciel est étoilé et un sentiment de profonde reconnaissance naît dans l’intimité de la solitude. Je pourrai marcher des jours dans cet état second où le rien devient tout.

22/11/2016

Chaleur et fraîcheur

La chaleur et la fraîcheur sont antinomiques. Quoi de plus logique ! Pourtant tous deux, dans leur sensation, sont proches. Dans les deux cas, la chaleur ou la fraîcheur d’un lieu, d’un objet, d’un corps tiennent à la différence de température avec leur environnement. Mais on parle également de chaleur ou de fraîcheur dans les aspects psychiques de l’existence. « Il est peu chaleureux », nous dit-on d’un homme renfrogné. « Quelle fraîcheur ! » commente-t-on d’une jeune fille qui passe dans la rue. Il est cependant rare, pour ne pas dire exceptionnel, d’éprouver en même temps ces deux sensations. Chaleur et fraîcheur sont effectivement antinomiques.

Hier, me recouchant vers quatre heures du matin après m’être plongé dans les délices de l’écriture, j’avais du mal à trouver le sommeil. Il s’échappait toujours au moment où l’esprit se confond avec la matière dans une brume vaporeuse annonciatrice du sommeil. Après deux heures passées dans le froid, votre arrivée dans le lit conjugal est bienvenue. Vous entrez subrepticement, en essayant de ne pas déranger l’organisation de la couette, mais suffisamment pour puiser un peu de chaleur auprès de celle qui partage votre vie. Vous vous sentez bien lorsque votre corps froid entre en contact avec la moiteur de son corps endormi, ne serait-ce que d’une parcelle infime, par exemple la fermeté de son bras ou la souplesse de sa hanche. Aussitôt s’installe en vous ce voile vaporeux des sensations brutes qui surpasse toute pensée intellectuelle et vous fait sombrer dans le coulis des souvenirs affectifs qui remontent en bulles à la surface de votre mémoire. Vous ne pouvez vous empêcher de caresser ce point de contact qui vous redonne vie, qui regonfle votre existence d’évocations affectueuses et lui donne sens par la force de sa magie. Car c’est de magie que je parle, puisque très vite une sensation de fraîcheur tendre vous enrobe et vous emmène en lévitation de quelques centimètres, une attraction anti-gravité garantie qui finit par déranger l’ordonnancement de ce qui vous recouvre. Cette fraîcheur vous conduit hors du temps, dans les replis d’un espace limité, mais exquis, une sorte d’univers parallèle dans lequel les sensations deviennent différentes, exacerbées, et  où les attouchements procurent le sentiment d’une fontaine de jouvence.

Oui, vous vivez l’expérience d’une chaleur bienheureuse et d’une fraîcheur insolite qui, par leur mélange heureux, font de vous un être aérien, sublimé et profondément humain. Vous pouvez alors vous laisser aller dans le gaz des songes et rêver de ces instants de bonheur que donne la vie conjugale dans la pâleur d’une vie ordinaire.

20/01/2016

L'émotion esthétique et l'étonnement

Au-delà de la réflexion rationnelle, indispensable certes à un épanouissement sociétal, nous posons-nous la question d’un enrichissement personnel plus profond, de ce qui nous émeut parce que cela nous transforme ? Cherchons-nous en nous-mêmes quels sont les grands évènements qui ont profondément transformés notre vie et nous ont conduit à prendre conscience que celle-ci ne peut être en permanence tournée vers l’extérieur de nous-mêmes ? Qu’avons-nous ressenti à ces moments qui nous poussent à les revivre et les approfondir, même si nous ne les comprenons pas clairement ?

Alors, l’étonnement nous surprend. Il s’agit d’approfondir cette capacité proprement humaine de s’étonner, c’est-à-dire de s’émerveiller et d’admirer. Comment s’étonner de ce qui est banal ? Comment rester en état d’étonnement plutôt que d’accepter sans compréhension intime ce qui est ?

L’étonnement vise à une contemplation désintéressée du monde et nous conduit à nous re-présenter le monde en permanence. Là, le point de vue de chacun sur le sujet peut servir à l’enrichissement de tous.

20/02/2015

Matinale 3

Amélie passa sa première nuit sans dormir. Elle ne put fermer l’œil une seconde. Elle tremblait dans son lit, effrayée de sa découverte. Elle se contraignit à aller au travail le lendemain. La journée fut rude, car elle ne pouvait s’empêcher de penser sans cesse à cette eau grouillante de créatures. Elle décida d’y retourner le lendemain. Elle voulait en avoir le cœur net. Elle put dormir quelques heures la deuxième nuit et se présenta en forme à la porte de la piscine ce deuxième jour. Rien apparemment n’était changé : la porte embuée, les vestiaires sentant la javel, la douche qui semblait froide alors qu’elle était à 30 degrés, la surface lisse et transparente du bassin qu’aucun humain ne troublait. Il était trop tôt.

Elle contempla plus longuement les couloirs tracés sur le fond de la piscine,  se préparant mentalement à la rencontre avec l’impossible, retardant la confrontation. Lorsqu’elle se sentit prête, elle plongea. « Toujours aussi froid ! », pensa-t-elle. Elle garda les yeux fermés en se propulsant vers le fond. Lorsqu’elle toucha le carrelage, elle les ouvrit. Rien. Elle était seule dans l’eau. Elle eut beau chercher, pas une âme qui vive. « J’ai donc rêvée avant-hier ? », se dit-elle, à la fois soulagée et déçue. Elle remonta, déboussolée. Elle réfléchit et se dit qu’il fallait reprendre son programme habituel. Tout en nageant avec énergie, elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui s’était passé deux jours auparavant. Elle avait bien franchi le mur de l’existence. Ces deux mots lui étaient venus naturellement, mais que voulaient-ils dire ? Un mur est destiné à empêcher le passage. C’est une sorte de frontière infranchissable parce que non pénétrable. L’existence, elle la connaît. On n’en a qu’une. On y vit entre la naissance et la mort. On a conscience d’exister et, à moins d’être malade, cette conscience reste intégrale pendant tout ce temps. Elle ne se souvient pas de s’être sentie mal avant-hier. Certes, elle avait été bouleversée par cette expérience, mais il y avait bien de quoi. Qui d’autre ne l’aurait pas été ? Il s’agissait bien d’un autre monde. Elle avait reconnu son oncle et une camarade de classe. Elle ne s’était pas trompée. Ils ne devaient pas être là, étant morts. Mais ils y étaient. Qu’en est-il ? Elle nageait mécaniquement, avec l’énergie du désespoir, inconsciente de cette agitation, concentrée sur ses pensées. Elle arrivait au bout de la longueur. Le « T » lui indiquait que le mur est à 2 mètres. « Ne ralentit pas, respire et retient ta respiration. Voilà, la tête d’abord. Je ramène le menton contre mon buste, je regroupe le corps et replie mes jambes. La rotation se poursuit. Mes pieds passent au-dessus de la surface, je garde les bras tendus dans le prolongement du corps. Je pousse. Je poursuis ma vrille et je remets mon corps dans l’axe. Je donne deux ou trois ondulations à la manière des dauphins avant d’émerger pour respirer. Oui, je suis bien éveillée, vivante, consciente, responsable de moi-même. Alors, que s’est-il passé ? »

Tout à coup, elle entendit des coups de sifflet rageurs. Elle vit le maître-nageur qui lui faisait signe de sortir immédiatement de l’eau, l’air affolé. Elle s’arrêta, le regarda. Il lui cria : « Sortez vite, tout de suite ! »Elle nagea jusqu’à l’échelle, sortit rapidement de l’eau, et marcha vers lui d’un air interrogateur. Il était livide, semblait bouleversé, incapable pour l’instant de dire un mot. Elle le laissa reprendre ses esprits. Enfin, il put parler. « Pendant que vous nagiez, j’ai vu un grand bouillonnement derrière vous. Il vous suivait à deux ou trois mètres, laissant une myriade de bulles à la surface. Je n’ai rien vu d’autre, mais cela m’a fait tellement peur ! Je ne sais ce que c’était, mais il y avait quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien. » Elle ne réagit pas. Elle le regardait calmement, comme si cette histoire ne la concernait pas. Elle tentait de faire le rapprochement entre les deux expériences, celle d’avant-hier et celle d’aujourd’hui. Elles semblaient n’avoir aucun rapport. La surface de l’eau était calme, lisse comme la peau d’un bébé, transparente comme un verre d’eau. Rien n’indiquait un désordre quelconque, une anomalie dans l’équilibre du monde. Elle se déplaça pour chercher sa serviette de bain, se sécha, s’installa à côté de la bouche du chauffage et tournant le dos au maître-nageur elle défit les bretelles de son maillot pour s’essuyer énergiquement les seins. Elle reprit vie, se sentit mieux, sourit comme s’il s’agissait une bonne plaisanterie, remit ses bretelles en place, les mamelons dressés. C’était décidé, elle affronterait cette énigme, dut-elle y laisser des plumes. Elle sortit, laissant le maître-nageur. Elle s’habilla et se replongea dans la vie parisienne avec inconscience.

16/02/2015

Matinale 2

Mais celle-ci ménage toujours des surprises. Quelques jours plus tard, Amélie retourna à la piscine. Il ne pleuvait plus. Elle se permit même de courir dans le dernier kilomètre avant d’atteindre la porte vitrée et chargée de buée. Elle transpirait un peu, rosie par sa course, heureuse de s’être laissé porter par son impulsion. Elle se déshabilla, revêtit le même maillot une pièce, prit à nouveau garde à son entre-jambe, attrapa sa serviette et sortit, se préparant à l’immersion. Comme l’autre jour, elle regarda l’eau claire, transparente à souhait, vide de toute personne, car il était encore tôt. L’idéal : quelques allers et retours avant de se rhabiller.

Elle plongea brusquement, les yeux fermés, frissonna à l’entrée dans l’eau, contractant ses membres malgré elle, tout en s’efforçant de rester souple. « Ouvre les yeux ! », s’entendit-elle se dire à elle-même. Elle les entrouvrit. Surprise ! De nombreuses personnes nageaient autour d’elle. Elle crut à des points noirs sur ses pupilles, s’arrêta un instant, se frotta les yeux, attendit quelques secondes, puis les rouvrit. Etant remontée à la surface, elle ne vit rien. L’eau était lisse, seuls les cercles fait par la sortie de sa tête du bassin s’éloignaient d’elle. Elle se laissa à nouveau glisser dans l’épaisseur du fluide et ouvrit les yeux. Ils étaient toujours là, nageant ou plutôt marchant le plus simplement du monde, parlant même entre eux, absolument pas gênés par le manque d’air. Elle écarquillait les yeux, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Elle dut prendre une bouffée d’oxygène. Elle remonta d’un coup de pied, pris deux respirations et se laissa de nouveau couler. Elle vit deux femmes assises sur le fond, discourant tranquillement, trois jeunes garçons tentant d’atteindre une balle, un homme nageant avec l’énergie du désespoir, une jeune fille peu sûre d’elle cherchant quelques mains secouristes. S’approchant d’elle, elle lui offrit sa main. La jeune fille ne sembla pas la voir. Alors elle tenta de l’appeler. Mais ce n’est pas simple de parler sous la surface et plus encore d’appeler, car il faut reprendre sa respiration. Elle remonta, prit trois gorgées d’air et redescendit. La jeune fille s’était éloignée. Elle nagea vers elle, se mit devant elle et l’appela en prenant garde de ne pas avaler de l’eau. Elle n’entendit quasiment rien, sinon dans sa tête, en tout cas pas avec ses oreilles. La jeune fille poursuivit sa route, marchant au fond du bassin de manière tout à fait naturelle. Elle nagea vers les deux femmes, pensant qu’il lui serait plus facile d’entamer une conversation. Rien n’y fit. Elles poursuivirent entre elles, sans même lui accorder un regard. « Ah. Plus d’air. Vite, remontons. »

De nouveau, une surface lisse, les reflets des lampadaires du plafond, le chuchotement discret des sandales du maître-nageur. « Ne va pas te rendre ridicule en l’appelant. Regarde encore une fois ». Nouvelle respiration, nouveau plongeon, immersion totale dans une eau claire dans laquelle se mouvaient les personnages.  Ils sont toujours là, comme si de rien n’était. Ils ne la voient pas, elle ne les entend pas. « Qui sont-ils ? », se demanda-t-elle. Passa à côté d’elle, un homme d’une cinquantaine d’années, un peu chauve, l’air serein. Elle reconnut soudainement son oncle, mort quelques mois plus tôt d’une grippe attrapée en Afrique. Il marchait les mains dans le dos, pensif. Il avait laissé sa jeune femme avec ses deux enfants dans une difficile situation financière, n’ayant pas encore payé sa maison dans laquelle il avait engagé de nombreux travaux encore en cours. Les entrepreneurs réclamaient des arriérés. Sa pauvre femme ne pouvait ni les payer, ni vendre sa maison qui n’était pas fini. « C’est sans doute pour cela qu’il a l’air si malheureux. », se dit-elle. Alors elle réalisa qu’elle avait franchi le mur de l’existence. Mais pourtant elle était vivante, elle devait respirer. « Un peu plus j’oubliais » se fit-elle la remarque. Elle donna un coup de talon et remonta à la surface. Elle étouffait et se donna cette fois-ci une pause avant de replonger. « Que se passe-t-il sous cette eau ? Que font ces personnes ? Dans quel monde vivent-elles ? » Hier partant à la conquête de la vie, elle découvrait aujourd’hui derrière l’eau pure d’une piscine un monde inconnu et pourtant proche de ce qu’elle connaissait. Sa tête s’embrouillait. Elle se mit à douter d’elle-même. « Je replonge ! »

Hommes, femmes et enfants continuaient leur marche, ne semblant pas savoir où aller. Ils n’avaient d’autre but que d’aller et venir. Elle vit passer une ancienne camarade de classe qui s’était fait écraser par un bus dont les freins avaient lâché. Elle tenta de se faire reconnaître, par des gestes et même avec la voix. Rien. Elle n’existait pas pour ces gens-là. Pourtant elle les voyait, là, sous l’eau d’une piscine. Celle-ci serait-elle hantée ? Elle se convainquit de cette idée et sortit de l’eau. Elle alla trouver le maître-nageur et lui expliqua la situation. Il la regarda d’un air si suffoqué qu’elle comprit qu’il la croyait folle. Elle battît en retraite expliquant qu’elle avait mal à la tête et s’était mal réveillé ce matin. Elle prit sa serviette, s’essuya longuement le corps, comme si cela allait lui enlever le poids de sa découverte. Rien n’y fit. Elle portait en elle, et probablement pour longtemps, cet autre monde, comme un double de ce qu’elle connaissait, mais différent, insolite, décoiffant. Elle rentra chez elle, bouleversée, ne sachant à qui en parler.

 

12/02/2015

Matinale 1

Jamais jusqu’à présent, Amélie n’avait songé à prendre son imperméable pour aller à la piscine. Pour quoi faire ? Se protéger de trois gouttes d’eau pour ensuite se tremper entièrement dans le bassin. Quelle bizarre idée.

Aujourd’hui, il pleuvait. Non pas une pluie forte et mouillante, mais un petit crachin d’ambiance qui donnait l’illusion d’un aérosol arrosant des bonsaïs. Certes, elle n’était pas mouillée, mais un froid vif la transperçait, entrant sous ses vêtements, collant à la peau jusque sous ses aisselles. Elle marchait pourtant à bonne allure malgré l’étroitesse de sa jupe qui gênait l’ampleur des mouvements de ses jambes. Tricotant plus vite, elle tenta de poursuivre en longeant les murs de façon à être protégée par les gouttières. Mais ce n’était pas ce qui tombait du ciel qui créait cette intense sensation de froid. Non. En réalité, depuis ce matin, la ville semblait figée. Peu de bruits. Peu de mouvements. Tout était noyé dans un brouillard épais se condensant sur le sol. Elle ne voyait pas à cinq mètres. Etait-elle sur la bonne route ? Elle s’arrêta, ne voyant que le blanc des particules d’eau qui s’enfonçaient en elle comme pour la dissoudre. Elle eut le sentiment d’être un morceau de sucre qui fond doucement dans l’humidité. Un léger bruit la rappela à elle-même. D’où venait-il ? Elle ne savait. Un pas, puis deux résonnèrent. Quelqu’un approchait. Elle eut peur tout à coup et se cacha derrière un pilier sous une maison ancienne comportant un auvent conséquent. Elle ne vit qu’une ombre blanche passer sur la voie et n’entendit qu’une toux sèche après son passage.

Enfin, elle arriva à la piscine. Elle entra dans la chaleur qui vous prend à la gorge dans ce type d’établissement, une chaleur moite, lourde, à l’odeur de Javel qui bouche le nez et donne la sensation de s’enrhumer. Dans sa cabine, elle se changea, enfilant un maillot une pièce, étroit et bien taillé, qui lui permettait des mouvements aisés. Elle vérifia que celui-ci cachait bien sa toison, bien qu’elle ait pris l’habitude de raser le superflu. Elle prit sa serviette et se dirigea vers le bassin, grand, presque vide et silencieux. Elle passa la douche obligatoire avec une sensation mitigée de chaud-froid. Regardant l’eau, après avoir posé sa serviette sur une chaise, elle se laissa envahir par son immensité : « Jamais je n’arriverai à tout boire », pensa-t-elle bêtement. Elle resta quelques minutes ainsi, penchée sur le miroir reflétant les ampoules suspendues au plafond, craignant l’immersion dans ce volume qui semblait vouloir l’assimiler. Cela lui rappela la sensation du brouillard de la rue, mais en plus intense et plus intime.

Alors, elle plongea. Le choc de la différence de température la contraignit à nager vigoureusement. A peine émergée à la surface, elle fit quelques mouvements de crawl, légers, cadencés, coulant. Une goutte d’huile tombant dans un verre d’eau. Elle ouvrit les yeux. Les bandes blanches démarquant les couloirs du bassin apparurent indiquant la marche à suivre, imposant une rigueur militaire qui n’était pas pour déplaire à Amélie. Elle considérait cette préparation matinale à sa journée comme un entraînement moral autant que physique. La sensation de lourdeur et de quasi-sommeil fit place à un afflux de testostérone. Elle se sentit grandir, s’allonger, prendre la forme d’un couteau effilé. Elle travailla sa cadence, reprenant sa respiration tous les trois temps, une fois à droite, une fois à gauche, soignant le roulis de son corps sans chercher à tourner exagérément le cou. Elle aimait ce mouvement de balancier imperceptible qui imprimait à son corps une bienfaisante libération de l’immobilisme de la nuit. Se couler dans l’eau, passer entre les gouttes comme un courant d’air, sentir entre ses seins le filet mouvant du courant, lui procurait une sensation de bien-être qui chaque fois hérissait le duvet de ses avant-bras. Arrivé au bout du bassin, elle se sentit prête à aborder la vrille du virage. Elle commença la rotation avant même le mur, profilant son corps immergé, poussant sur ses jambes et se laissa glisser sous l’eau comme un poisson, anticipant en quelques ondulations la remontée à la surface. Elle aimait cet exercice simple qui doit être exécuté avec souplesse et force. Elle l’avait travaillé et se concentrait sur son centre de gravité. Elle ressentit le poids de ses pensées en désaccord avec son équilibre physique et se focalisa sur la respiration. C’est celle-ci qui lui permettait d’arriver au vide nécessaire à la décontraction.

Elle fit plusieurs longueurs avant de ressortir, échauffée, fière de son corps, de sa souplesse et de sa vitalité. En s’essuyant avec sa serviette, elle décontracta quelques nœuds invisibles, mais ressentis. Elle s’assit sur sa chaise, heureuse, prête à prendre sa journée en pleine conscience. L’extérieur et l’intérieur en harmonie, elle se rhabilla et sortit, un sourire aux lèvres, concentrée sur cet espace en arrière de la gorge qui laissait passer un air pur et vivifiant. Elle était nettoyée, vierge de toute impureté. Elle partit à la conquête de la vie.

28/01/2015

Souvenir d'enfance

Il se souvient des soirs où les perdreaux étaient présentés sur la table. Déjà, avant même qu’ils n’y arrivent, montaient de la cuisine à travers le petit escalier, des fumets de viande rôtie, au goût faisandé, préparée par sa grand-mère dans le four en permanence chauffé par les bûches courtes qu’elle glissait par une porte au cœur même de la chaleur. Malheureusement, les perdreaux étaient réservés aux grandes personnes qui se pourléchaient les doigts, rongeant les os des pattes, puis des ailes, puis le blanc velouté, parce que légèrement faisandé, du poitrail. Mais le meilleur était sans doute les morceaux de pain grillé, cuits dans la sauce dorée, qui portaient le dernier repos des cadavres. Ils étaient onctueux à souhait, fondaient dans la bouche, exhalaient les prés tendres, les haies épineuses,  les grains de blé tombés de l’épi, le creux de terre dans lequel ils s’abritaient, serrés les uns contre les autres. Alors, les enfants quémandaient une patte, rien qu’une, pour partager ce délice auquel ils avaient bien droits puisqu’ils les avaient portés dans le carnier bien lourd pendant toute une après-midi. L’eau leur montait à la bouche rien que d’y songer !

Délice que cette patte dorée, fumante encore, partagée en quatre. Chaque parcelle de sa chair exhalait le retour de la chasse lorsque, fatigués, chacun d'eux se laissaient aller dans un fauteuil et fermait les yeux sur la marche dans les grands prés, sur le bruissement de l'envol d'une compagnie, sur le départ d'un coup de fusil. Non, ne pas bouger : attendre que l'on arrive à sa hauteur. Le perdreau était là, encore chaud, parfois encore vivant. Alors prenant le cou, il imprimait une torsion qui laissait l'animal sans un mouvement. Mort, ne pas le faire souffrir inutilement. Et maintenant chacun contemple son assiette et le petit morceau de chair clair à l'odeur rougeoyante et ferme. Vous pouvez y aller ! ils ne se le faisaient pas dire deux fois. Quel goût. Les enfants étaient les princes de la soirée. Ils montaient se coucher pour rêver d'herbes, d'odeur de poudre, de chaleur des après-midis d'automne et de picotement de la chair du perdreau sur le bout de la langue.

04/02/2011

Réveil

Où suis-je ? Une usine : mille chuchotements et même quelques cris m’arrivent dans le brouillard. Plus rien. Puis, un tableau d’art moderne, style Braque, fait de prismes, de lumière, d’angles et de couleurs. Mais juste un instant. A nouveau la désintégration. Des lumières au plafond, et, à nouveau, des voix, un bourdonnement de paroles jusqu’au retour à la nuit. Je geins sans le savoir, longue plainte dans le brouhaha des voix. Quelqu’un parle plus fort et semble s’adresser à moi. Mais je ne comprends pas ce qu’il me dit. Je parle, mais m’entendent-ils ? Et d’ailleurs, que dis-je ? Je ne sais.

Je suis bien dans ma bulle. Pourquoi vouloir m’en faire sortir ? Retomber dans le néant, dans le silence sans fond d’où je sors. Pourquoi retrouver les lentes orbites des objets autour d’un rien de conscience. Je ne veux plus de conscience, simplement l’absence de pensée, de sensations et même de réflexes qui me poussent à ouvrir les yeux et à écouter.

 Je n’ai pas mal, mais ce n’est pas pour cela que je vais bien. Je ne sais pas ce qui se passe, sinon que l’usine tourne, fonctionne à côté de moi, vivante et bien réelle. J’entends les paroles ou plutôt j’entends leurs sons, mais je ne les comprends pas. Je vois des images sans pouvoir les relier à une réalité vécue. C’est un bourdonnement, tout d’abord faible, comme une petite musique dans un coin de la tête, puis il s’amplifie, se fait plus réel, prend de la consistance. Chaque morceau du puzzle se raccorde, éclate à nouveau en pluie d’impressions sans logique, puis s’assemble comme un kaléidoscope.

Je ne sais si je suis moi-même réel. Pourtant, je suis. Je suis différent de tout ce que je vois et entends. Je les ressens et je sais qu’ils ne sont pas moi. Mais qu’est-ce que je suis ? Je ne sais. Peu importe d’ailleurs. Ecrasé sur un matelas d’aluminium, mon cercle d’appréhension se limite à un mètre autour de moi. Je ne tiens pas à aller au-delà.

Non, ne me bougez pas, je suis bien, que le temps ne reprenne pas sa course. Qu’il s’arrête pour que je récupère.

(suite à un séjour en clinique)