Matinale 1 (12/02/2015)
Jamais jusqu’à présent, Amélie n’avait songé à prendre son imperméable pour aller à la piscine. Pour quoi faire ? Se protéger de trois gouttes d’eau pour ensuite se tremper entièrement dans le bassin. Quelle bizarre idée.
Aujourd’hui, il pleuvait. Non pas une pluie forte et mouillante, mais un petit crachin d’ambiance qui donnait l’illusion d’un aérosol arrosant des bonsaïs. Certes, elle n’était pas mouillée, mais un froid vif la transperçait, entrant sous ses vêtements, collant à la peau jusque sous ses aisselles. Elle marchait pourtant à bonne allure malgré l’étroitesse de sa jupe qui gênait l’ampleur des mouvements de ses jambes. Tricotant plus vite, elle tenta de poursuivre en longeant les murs de façon à être protégée par les gouttières. Mais ce n’était pas ce qui tombait du ciel qui créait cette intense sensation de froid. Non. En réalité, depuis ce matin, la ville semblait figée. Peu de bruits. Peu de mouvements. Tout était noyé dans un brouillard épais se condensant sur le sol. Elle ne voyait pas à cinq mètres. Etait-elle sur la bonne route ? Elle s’arrêta, ne voyant que le blanc des particules d’eau qui s’enfonçaient en elle comme pour la dissoudre. Elle eut le sentiment d’être un morceau de sucre qui fond doucement dans l’humidité. Un léger bruit la rappela à elle-même. D’où venait-il ? Elle ne savait. Un pas, puis deux résonnèrent. Quelqu’un approchait. Elle eut peur tout à coup et se cacha derrière un pilier sous une maison ancienne comportant un auvent conséquent. Elle ne vit qu’une ombre blanche passer sur la voie et n’entendit qu’une toux sèche après son passage.
Enfin, elle arriva à la piscine. Elle entra dans la chaleur qui vous prend à la gorge dans ce type d’établissement, une chaleur moite, lourde, à l’odeur de Javel qui bouche le nez et donne la sensation de s’enrhumer. Dans sa cabine, elle se changea, enfilant un maillot une pièce, étroit et bien taillé, qui lui permettait des mouvements aisés. Elle vérifia que celui-ci cachait bien sa toison, bien qu’elle ait pris l’habitude de raser le superflu. Elle prit sa serviette et se dirigea vers le bassin, grand, presque vide et silencieux. Elle passa la douche obligatoire avec une sensation mitigée de chaud-froid. Regardant l’eau, après avoir posé sa serviette sur une chaise, elle se laissa envahir par son immensité : « Jamais je n’arriverai à tout boire », pensa-t-elle bêtement. Elle resta quelques minutes ainsi, penchée sur le miroir reflétant les ampoules suspendues au plafond, craignant l’immersion dans ce volume qui semblait vouloir l’assimiler. Cela lui rappela la sensation du brouillard de la rue, mais en plus intense et plus intime.
Alors, elle plongea. Le choc de la différence de température la contraignit à nager vigoureusement. A peine émergée à la surface, elle fit quelques mouvements de crawl, légers, cadencés, coulant. Une goutte d’huile tombant dans un verre d’eau. Elle ouvrit les yeux. Les bandes blanches démarquant les couloirs du bassin apparurent indiquant la marche à suivre, imposant une rigueur militaire qui n’était pas pour déplaire à Amélie. Elle considérait cette préparation matinale à sa journée comme un entraînement moral autant que physique. La sensation de lourdeur et de quasi-sommeil fit place à un afflux de testostérone. Elle se sentit grandir, s’allonger, prendre la forme d’un couteau effilé. Elle travailla sa cadence, reprenant sa respiration tous les trois temps, une fois à droite, une fois à gauche, soignant le roulis de son corps sans chercher à tourner exagérément le cou. Elle aimait ce mouvement de balancier imperceptible qui imprimait à son corps une bienfaisante libération de l’immobilisme de la nuit. Se couler dans l’eau, passer entre les gouttes comme un courant d’air, sentir entre ses seins le filet mouvant du courant, lui procurait une sensation de bien-être qui chaque fois hérissait le duvet de ses avant-bras. Arrivé au bout du bassin, elle se sentit prête à aborder la vrille du virage. Elle commença la rotation avant même le mur, profilant son corps immergé, poussant sur ses jambes et se laissa glisser sous l’eau comme un poisson, anticipant en quelques ondulations la remontée à la surface. Elle aimait cet exercice simple qui doit être exécuté avec souplesse et force. Elle l’avait travaillé et se concentrait sur son centre de gravité. Elle ressentit le poids de ses pensées en désaccord avec son équilibre physique et se focalisa sur la respiration. C’est celle-ci qui lui permettait d’arriver au vide nécessaire à la décontraction.
Elle fit plusieurs longueurs avant de ressortir, échauffée, fière de son corps, de sa souplesse et de sa vitalité. En s’essuyant avec sa serviette, elle décontracta quelques nœuds invisibles, mais ressentis. Elle s’assit sur sa chaise, heureuse, prête à prendre sa journée en pleine conscience. L’extérieur et l’intérieur en harmonie, elle se rhabilla et sortit, un sourire aux lèvres, concentrée sur cet espace en arrière de la gorge qui laissait passer un air pur et vivifiant. Elle était nettoyée, vierge de toute impureté. Elle partit à la conquête de la vie.
07:39 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : harmonie, décontraction, sensation | Imprimer