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29/04/2015

Un couple insolite (2)

Le lendemain, ils se réveillèrent difficilement, chacun restant un moment dans la brume du sommeil avant de se tourner vers l’autre. Damien, le premier, tendit un bras vers Isabelle et se réveilla instantanément. Rien. Isabelle n’était pas là. Il ne rencontrait que du vide. Il se tourna vers elle et la vit. « C’est bien vrai. Ce n’est pas un cauchemar ! Je la vois et je n’arrive pas à la toucher », se dit-il, atterré. Isabelle, quant à elle, ne réalisa la situation qu’en voyant la tête de Damien. Un fossé les séparait dorénavant, l’amour devenait sans objectif puisqu’il était impossible d’étreindre l’amour de sa vie comme il était également impossible de recevoir des caresses de l’être aimé. Isabelle venait en un instant de percevoir l’étendue du désastre. Non seulement Damien ne peut étreindre Isabelle. Mais en contrepartie, Isabelle ne peut recevoir la douceur d’une main sur son corps. « Mutilés, nous somme mutilés », murmura-t-elle pour elle-même. Alors elle se leva, s’approcha de son mari, lui prit la main, le forçant à se lever. Elle le débarrassa de son pyjama et le contempla, nu. Puis elle se déshabilla et s’offrit à son regard, les mains ouvertes, rayonnante de beauté. Ils communièrent ensemble du regard de l’autre et l’espoir revint.

– Ce n’est pas possible. Nous allons tout faire pour guérir, se promirent-ils.

– Dès demain, prenons plusieurs jours de congé et cherchons celui ou celle qui nous guérira, déclara Isabelle.

– Oui, et dès aujourd’hui, je regarde sur Internet ce que l’on peut trouver sur cette maladie, répliqua Damien.

Ils firent leur toilette et s’habillèrent sans rien dire, chacun étant préoccupé par cette situation inextricable. Leur petit déjeuner fut pénible. Isabelle ne put retenir quelques larmes, malgré sa volonté de paraître enjouée comme d’habitude. Damien ne sut comment lui manifester sa déconvenue, puis sa peine. Ils revêtirent leur manteau, descendirent l’escalier et se dirent au revoir sans pouvoir ni s’embrasser, ni même se serrer la main. Se quitter comme deux étrangers leur serrèrent le cœur. Ils réalisèrent en une seconde l’immense solitude dans laquelle ils se trouvaient. Ils firent trois pas, se retournèrent, se regardèrent, les yeux noyés de larmes, se sourirent, impuissants, puis partirent chacun de leur côté.

Arrivé au bureau, Damien se plongea dans son ordinateur. Il chercha toutes sortes de mots-clés et commença par « manque de toucher ». Il tomba sur une note de lecture du Dr Lucien Mias intitulé Je me sens moi…parce que tu me touches. Pour lui, le toucher est le sens le plus « spécifiquement humanisé, le moins candide, le seul réaliste comme le savait Thomas et comme l'apprend très vite l'enfant ». Il poursuit : Il y a 2 500 ans, Anaxagore a dit : « L'homme est intelligent parce qu'il a des mains. » J. Piveteau renversa la formule : « L'homme a des mains parce qu'il est intelligent. » Saint Thomas d'Aquin les met d'accord : « L'homme possède par nature la raison et la main. Cette raison raisonne mal si elle n'engage pas la main. Cette main travaille en vain si la raison ne s'engage pas dans son travail. » Il apprit que certaines personnes ne supportent pas qu’on les touche : « Le contact physique, c’est pire que d’être vue toute nue. Je me sens dévoilée, j’étouffe, j’ai l’impression que c’est le début de la fin. » Mais cette recherche lui parut bientôt vaine. Rien n’est dit sur l’absence bien concrète de toucher, car ce cas-là n’existe pas avec un corps valide et en bonne santé.

Isabelle, en tant que femme, s’enferma dans son bureau et téléphona aussitôt à sa meilleure amie, Sylvie, qu’elle connaissait depuis l’enfance. Elle lui raconta prudemment leur aventure, sans toutefois s’étendre sur leur constat. Sylvie, qui était kinésithérapeute, fut bien sûr étonnée d’une telle affliction. Elle se souvint que pendant ses cours, un professeur leur avait parlé de quelques cas curieux et elle promit de la rappeler après avoir trouvé ses coordonnées. Une heure plus tard, elle rappela Isabelle et lui donna le numéro de téléphone du professeur à l’hôpital Saint Louis. Aussitôt un rendez-vous fut pris avec la secrétaire du médecin pour le lendemain. Isabelle était ravie, elle allait enfin pouvoir reporter sur quelqu’un d’autre leur souci. Son moral ravivé lui permit de passer une journée de travail à peu près normal malgré la pression psychologique de la nuit.

La journée de travail de Damien fut traversée de moments de désespoir. Il n’arriva pas à se concentrer, participa à deux réunions sans pouvoir dire un mot et partit du bureau dès 18 heures. Il n’avait qu’une hâte, retrouver Isabelle et lui demander si elle avait une solution.

28/04/2015

Un couple insolite (1)

Damien est un homme heureux. Il a épousé Isabelle il y a cinq mois. Il l’aime et elle l’aime. Ils travaillent tous les deux, mais rien ne vient troubler leur entente.

– Isabelle, Isabelle, où es-tu ? cria Damien en pleine nuit. Il venait de se réveiller. Il devait être trois heures ou quelque chose comme ça. Il avait étendu son bras droit comme il le fait habituellement. Mais il ne rencontra que le vide.

– Isabelle, Isabelle ?

Mais je suis là, mon chéri. Pourquoi cries-tu si fort ?

– Mais où ?

– Et bien, dans le lit, à côté de toi.

Damien fouilla de son bras droit l’étendue du lit à la place où elle était censée se tenir. Mais en vain. Il se dit qu’elle avait peut-être changé de place dans la nuit. Il étendit son autre bras, jusqu’au bord du matelas, sans rien rencontrer. Doucement il fouilla des deux pieds le fond du lit. Rien. Pourtant la place était chaude.

– Isabelle, arrête de te moquer de moi !

– Mais je ne moque pas de toi, je suis là, à côté de toi.

– Mais non, tu n’es pas là, je ne touche rien. Oui, je t’entends, tu es surement dans la pièce et même pas loin du lit, mais tu n’es pas dedans. Reviens vite, je t’en supplie, la blague n’est pas drôle à cette heure.

– Je t’assure que je suis là, dans notre lit, à côté de toi. Tiens je touche ta main. Me sens-tu ?

– Oui, c’est vrai. Je sens ta caresse sur ma peau. Comment se fait-il que je ne puisse te toucher ?

– Je ne sais. Tu dois être encore endormi ou mal réveillé. Veux-tu que j’aille te faire un café ?

–Mais non, cela n’a rien à voir ! En tout cas, je ne peux te toucher. Pourtant, je t’entends et le drap est chaud de la chaleur de ton corps. Je veux ton corps. Qu’en as-tu fait ?

– Rien, il est là, près de toi.

  Mais je ne peux le toucher. Que se passe-t-il ?

Isabelle commençait à s’inquiéter : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle situation ».

– Mais enfin, Damien, cesse de plaisanter. Je viens de me réveiller et je ne suis pas prête à ce genre de blague. Je te touche, je te caresse et tu ne sens rien. Aurais-tu perdu toute sensibilité. Je n’ai jamais entendu une telle idiotie. Un mari qui ne peut saisir sa femme alors qu’elle est dans son lit. C’est absurde !

– C’est pourtant la réalité, je t’assure. Me permets-tu d’allumer. Ferme les yeux de façon à ne pas être aveuglé, puis ouvre-les progressivement.

Isabelle fit ce que Damien lui demandait. Elle le voyait à côté d’elle, l’air inquiet, blanc comme un linge. Il la voyait, elle était bien là, mais il ne pouvait la toucher. Il ne rencontrait que le vide. Il avança le bras, tendant son index avec douceur, mais rien. Comme si sa femme n’était pas là. Et pourtant il la voyait, parlait avec elle, sentait le poids de ses mains sur son corps. Elle s’approcha de lui et lui fit un baiser sur la joue, puis sur la bouche. Il les sentit, s’en trouva mieux, mais dès qu’il essaya de la prendre dans ses bras, il ne rencontra que le vide. Rien, un trou d’air.

– Ce n’est rien, mon chéri. Rendors-toi. Demain matin tout ceci sera passé. Je serai à toi et tu seras à moi, comme d’habitude.

Ne pouvant rien faire de plus, il finit par se laisser persuader que ce n’était qu’une impression passagère qui cesserait dès qu’il aurait à nouveau dormi. « Le réveil laisse parfois des restes de mauvais rêves qui sont longs à évacuer. Et puis, elle est là malgré tout. Elle me parle, elle me caresse, je la vois, je l’entends. Ah ! Est-ce que je sens toujours son parfum chanel N°5 ? » Il se pencha sur elle, ou plutôt sur l’endroit où il croyait qu’elle se trouvait. Oui, il retrouvait ce parfum élégant qui faisait sa personnalité. Il s’y était habitué. Mais aujourd’hui cette fragrance lui tournait la tête, réveillait en lui la chaleur de l’amour, l’association entre le toucher et l’odorat.

– Ma chérie, où es-tu ? Je te sens comme lorsque je j’enfouissais mon visage dans le creux de ton cou, mais je n’ai plus cette sensation d’appartenance qui fait de l’amour un don suprême. Comment allons-nous nous aimer maintenant que je ne peux te toucher ?

– Rendors-toi, attends demain. Tout ceci n’est qu’un mauvais rêve.

Elle se tourna sur le côté, gardant la main sur la cuisse de son mari qui, lui-même, se laissa réchauffer par ce geste féminin. Il eut du mal à s’endormir. Il fermait un œil et  se réveillait en sursaut. Enfin, il se laissa glisser dans un rêve sans fin le long d’un tunnel qui l’isolait de la réalité. Ce fut le noir jusqu’au matin.

06/03/2015

L'île Maurice

Il se promenait sur l’esplanade des Invalides quand une femme, encore jeune, élégante et vêtue de vert, se heurta à lui. Peut-être était-il distrait ? Il s’excusa de bonne grâce, dénonçant sa distraction. Elle le regarda et s’exclama :

– Emmanuel, je ne m’attendais pas à te trouver ici. 

Il la regarda sans la reconnaître. « Mais qui donc est cette femme ? » Incapable du moindre souvenir, il leva son chapeau et lui dit :

– Désolé, mais je ne crois pas que nous nous connaissions. 

– Voyons, tu es bien Emmanuel Lissacre. Nous nous sommes rencontrés à l’île Maurice, il y a quatre ans. Nous avons même déjeuné ensemble, nous sommes baignés et avons fini la soirée à Grand Baie. 

– Mais, je ne suis jamais allé à l’île Maurice.

Elle avait pourtant bien prononcé son nom. Il la regarda plus attentivement. Elle jouait de ses yeux de manière instinctive. Elle souriait aimablement, tout à fait à l’aise, inconsciente du malaise qui s’infiltrait en lui. Elle lui posa même la main sur l’avant-bras comme pour attester d’habitude de camaraderie, voire peut-être plus. Elle sortit son portefeuille, fouillant dans un tas de photos sans cependant arriver à retrouver celle-ci qu’elle désirait lui montrer.  Il la regardait d’un air quelque peu égaré, cherchant toujours en sa mémoire des souvenirs d’un séjour à l’île Maurice. Certes, il en avait bien entendu parlé, mais ce n’était que par amis interposés.  Pour se rassurer, il se dit que cette personne qu’elle croyait reconnaître était probablement un sosie. Cependant… Son nom… prononcé clairement devant lui… Peut-être l’avait-elle entendu peu avant dans la conversation qui avait précédé son départ du café où ses amis et lui-même se détendaient. Mais pourquoi serait-elle venue ensuite se heurter à lui ?

– Puis-je vous demander votre nom ?

– Je suis Claire Parfaite. Souvenez-vous, nous avons dansé ce soir-là et vous m’avez même sérieusement pris dans vos bras, puis nous avons marché le long de la côte en parlant si longtemps que vos amis sont partis à notre recherche. Ecoutez, si vous avez le temps, venez, j’habite à deux pas et je vous montrerai les photos que je croyais avoir sur moi.

– Pourquoi pas, répondis-je, intrigué par cette femme que je ne connaissais pas il y a cinq minutes.

Tout en me guidant dans les petites rues proches de l’esplanade, elle papotait sans arrêt, évoquant ces instants à Grand Baie où elle s’était sentie si bien, prétendait-elle. Arrivé à la porte de son immeuble, je croyais déjà la connaître, sa faconde faisant merveille. Claire monta au quatrième étage, sortit sa clé, ouvrit sa porte, entra, puis me fit pénétrer dans une grande salle encombrée de meubles hautains. Elle retira son manteau et se mit aussitôt à fouiller une sorte de coffre, fort beau d’ailleurs, qui contenait une multitude de photos entreposées en vrac. Elle en sortit moins d’une dizaine, ficelées ensemble, entourées d’un papier sur lequel était marqué « Ile Maurice, printemps 2004 ».

– Regardez, me dit-elle d’un ton convaincu.

En effet, la première photo qu’elle me montra laissait apparaître un groupe de jeunes gens où elle apparaissait au premier plan et moi, oui, c’était bien moi, derrière elle, une main sur son épaule. Une seconde photo nous montrait étendus sur la plage, riant et nous tenant la main. Aucun doute, non seulement nous nous connaissions, mais nous avions fait plus que connaissance. Elle me fit assoir sur le canapé, me dit de regarder à nouveau les photos et sortit préparer du café. J’étais troublé. Je n’avais aucun souvenir de cette femme, de l’île Maurice, de la plage exotique présente sur chaque photographie. Je cherchais à me rappeler ce que je faisais au printemps 2004. Oui, j’étais en Suède, en mission pour ma boîte, très pris et ne pouvant disposer de mon temps comme je l’aurais souhaité. Pourtant c’était bien moi, là à côté d’elle, lui souriant et semblant répondre à ces caresses. Elle revint, portant un plateau avec deux tasses et un présentoir contenant des petits gâteaux. Oui, elle était belle, ou plutôt mignonne avec son visage rond, les yeux mobiles, les lèvres charmeuses. Je me dis que j’aurai très certainement tenté de la séduire si je l’avais rencontré. Alors je me laissais tenter après l’avoir entendu me dire :

– Pour te prouver que je  te connais, je peux même te dire que tu as sur le haut de la cuisse droite une tache brune qui m’avait intrigué et séduite. Ai-je raison ?

Effectivement, cette tache se transmettait dans ma famille depuis plusieurs générations sans que nous en comprenions les raisons. Plutôt que de répondre, je me penchais sur ses lèvres et y déposais un baiser.

– Doucement, me fit-elle. Nous ne nous étions pas jurés fidélité et longue vie ensemble. Il convient de tout reprendre à zéro.

Mais rien ne se passa ainsi. J’eus beau chercher dans ma mémoire les instants évoqués par cette femme, j’étais sûr de ne pas la connaître, ni même de l’avoir déjà vue. Elle semblait persuadée du contraire. Je lui demandais comment nous nous étions connus.

– C’est très simple. Je me promenais sur Quay street lorsque je me suis heurté à un homme. Celui-ci m’accueilli d’un air enchanté : « Claire, que fais-tu là, je te croyais à Paris ! » J’étais pressé ayant un rendez-vous chez un marchand de biens et voulant conclure l’affaire assez vite. Je lui donnais rendez-vous en début d’après-midi. Nous nous revîmes et c’est ainsi que je fis ta connaissance, car cette personne, c’était toi.

– Pourriez-vous me remontrer les photos, s’il vous plaît.

Elles étaient là, sur la table basse. L’une d’elle avait été prise à l’aéroport. Je me souvenais subitement avoir vu sur le tarmac la queue d’un A380. En examinant à nouveau la photo je constatais qu’il en était bien ainsi. Or les A380 ont été mis en service en 2007. Nous étions en 2008 et elle m’avait dit que nous nous étions rencontré il y a quatre ans. C’était invraisemblable. Elle m’aurait rencontré dans le futur en évoquant une rencontre passée il y a quatre ans et nous devisions ensemble dans le présent de 2008, l’une persuadée de m’avoir connu dans le passé, moi-même certain de ne l’avoir jamais rencontrée. Ma tête allait exploser. Je me sentis mal et lui demandais un verre d’eau fraiche. En buvant, je la regardais. C’est vrai qu’elle est belle, me dis-je. Elle se pencha sur moi pour reprendre le verre, inquiète, mais rassurée de me voir reprendre vie. Elle portait un parfum fort qui imprégnait ses cheveux et je fus ensorcelé par cet arrière-goût d’ambre et de fruits verts. Je plongeais ma tête dans sa chevelure. Elle rit et se dégagea sans protestation.

Je ne lui fis pas part de ma découverte. Je l’avais connu dans un futur proche et c’est pour cela que je ne pouvais la reconnaître. Mais comment se retrouvait-elle dans ce présent qui, pour elle, était du passé ? Deux solutions s’offraient à moi. Soit elle seule avait été propulsée dans un avenir proche (ou encore avait-elle rêvé cet avenir ?), soit c’était moi-même qui était resté enfermé un moment dans le passé, peut-être au cours d’une nuit de sommeil plus longue que de coutume.

Je décidais de rien lui dire et de faire comme si nous nous connaissions réellement. Deux jours plus tard, avec quelques amis, nous partîmes pour Grand Baie en voiture. L’un de ceux-ci disposait d’un appareil photographique polaroid et ne cessait de prendre des clichés. A un moment, il me montra une photo de Claire et de moi-même que j’avais déjà vu. Mais je ne souvenais plus où. Etait-ce à Port Louis, était-ce ici, à Paris ? Fidèle à ma promesse, je ne dis rien. Nous sommes bien, je contemple Claire, je lui tiens la main, nous regardons nos compagnons se baigner. Je pose sur ses lèvres un baiser.

– Que le temps présent est bon, me dit-elle. Profitons-en !

– Oui, profitons-en, car on ne sait de quoi demain sera fait, lui répondis-je.

03/03/2015

Matinale 5

Avant de reprendre le chemin de la piscine, Emilie décida de faire de nouvelles recherches. Elle s’intéressa aux univers parallèles découverts par le physicien américain Hugh Everett en 1957. Elle se souvenait d’avoir lu un jour que quelques savants se posaient la question de savoir de quel lieu notre propre univers était issu et laissaient tomber la question plus subtile de l’existence d’une créateur démiurge. Le continuum se poursuivrait-il au-delà de ce que nous connaissons ? Y aurait-il des relations entre notre espace-temps-matière et d’autres spatialités-temporalités-matérialités ? Elle imaginait des trous noirs constituant des entrées dans ces autres univers, elle se sentait tout à coup prise dans le tourbillon attractif d’un grand vide qui conduisait vers un au-delà inimaginable, peuplé de créatures étranges ou même d’êtres humains semblables à nous ou sans doute nous-mêmes. Après un séjour sur terre, ils poursuivent leurs vies multiples en d’autres lieux et d’autres temps, peut-être sans matérialité. Insaisissable cette vision ! Mais elle aimait s’interroger sur cet aspect des choses. Feuilletant les pages d’Internet, elle découvrit que l’univers n’est plus seul et unique comme son nom l’indique. Grâce aux sciences mathématiques, nos savants ont découvert qu’il est très probable que l’univers soit multivers. De plus, elle lut que l’on commence à avoir des preuves de cette géniale intuition. Ainsi la bulle de notre univers, qui s’étend de plus en plus dans l’espace (mais peut-on encore parler d’espace ?), en expansion constante, côtoie d’autres univers qui naissent et meurent à côté de nous (tout est relatif, ce sont des milliards et des milliards d’années-lumière, immesurables !).

Andrei Linde, un des théoriciens de l’inflation, explique que notre univers est une bulle d’espace-temps noyée dans une mousse d’autres univers. Ainsi le big-bang n’est pas la naissance du cosmos à partir du rien, mais une expansion dans un « faux vide ». Ce faux vide se caractériserait par une énergie très élevée et un champ gravitationnel répulsif, une sorte de gravitation " négative " ou antigravitation : remplissez un ballon de faux vide, il se dégonfle ! Cette expansion de bulles donne naissance à des bébés univers possédant leur propre temps, espace et matière.

Elle dut arrêter sa lecture. La tête lui tournait, d’autant plus qu’elle se sentait à l’aise avec ces mondes multiples, ces temps qui se superposent, ces espaces qui gravitent ensemble, ces particules mouvantes qui arrivent à ne pas trébucher. Elle était attirée par ces champs gravitationnels, voire par des champs qui au contraire rejettent ce qui passent à proximité. Déjà, lorsqu’elle était petite, elle rêvait (mais était-ce du rêve ou une remémoration venant d’autres horizons ?) qu’elle pouvait se dédoubler, voler à hauteur du plafond, voire tenter de s’évader par la fenêtre fermée et voguer dans d’autres cieux, un monde différent qu’elle ne parvenait pas à reconstituer. Ce n’était qu’une question de volonté et d’entraînement. Mais ces rêves s’estompèrent au fil des ans jusqu’à ne plus être qu’un vague souvenir. Ils restaient au fond de ses souvenirs, tenaces et semblant toujours aussi réels.

Poursuivant ses investigations, elle s’intéressa à l’exploration de l’infiniment petit qui permettrait de comprendre l'infiniment grand. La théorie des cordes prétend que les particules fondamentales de l’univers sont des sortes de cordes vibrantes sous tension, à la manière d’un élastique. Leur degré de vibration engendrant des particules élémentaires qui sont à l’origine de notre univers. Dans ce concept (qui reste pour l’instant théorique), le monde serait non pas tridimensionnel, mais multidimensionnel. Et ces dimensions s’enroulent les unes dans les autres dans un tissu spatial dit espace de Calabi-Yau qui constitue une forme complexe de 6 dimensions. Ainsi, l'univers observable à quatre dimensions (la quatrième étant le temps) serait une sous-partie d’une Totalité disposant de dimensions supplémentaires, pouvant aller jusqu’à 11 pour certains.

La théorie des cordes suppose que l’univers est fondamentalement constitué de cordes d’énergie en vibrations constante. Elle voit l’univers comme une immense symphonie. Et cette comparaison sembla assez bonne à Emilie. Les dimensions de notre univers sont normalement décrites dans un système décimal (multiple et sous-multiple de dix) alors que la musique fonctionne autrement, de façon beaucoup plus complexe, et permet des variations et harmonies impossibles dans un système décimal.

Dans sa recherche, elle tomba sur un livre qui traitait de l’uchronie. Ce terme utilisé dans la fiction littéraire, fait appel à une réécriture de l’histoire à partir d’une modification d’un événement passé. Ce néologisme repose sur la similitude avec l’utopie, c’est-à-dire un U négatif et chronos. C’est donc un non-temps qi permet d’imaginer les différences conséquences possibles issues d’un effet domino influant sur le cours de l’histoire. C’est une histoire refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être qui commence au point de divergence choisi par l’auteur. Mais elle se rendit compte que cette diversion ne pouvait l’intéresser dans ses recherches. Le problème n'est pas le fait d’une uchronie qui survient à un moment donné, mais le fait de l’existence de deux mondes parallèles qui se retrouvent présents au même moment et en un même lieu. J’y réfléchirai plus tard, se dit-elle.

La sonnerie indiquant la fermeture de la bibliothèque retentit. Elle mit un certain temps à la percevoir, l’esprit trop occupé par toutes ces hypothèses aussi insolites que bizarres. Elle se leva à regret, rangea son bloc-note et ses crayons, l’œil vague, le corps engourdi, le cerveau flottant dans une mare d’impossibles réflexions. Elle rentra chez elle, reprenant peu à peu conscience du monde qui l’entourait, sursautant lorsqu’une voiture la frôlait ou lorsqu’un camion klaxonnait. Elle se coucha tôt, la tête encore pleine d’univers s’entrechoquant et d’humains sautant dans le vide pour atterrir elle ne savait où.

04/07/2014

Qui ai-je rencontré ?

Hier, il m’est arrivé une chose bien étrange. En route pour le quartier latin, en vélo comme à mon habitude, je me suis aventuré dans une petite impasse en pensant gagner du temps. Elle était joyeuse, emplie de restaurants et de magasins sympathiques. J’y croisai d’ailleurs quelques connaissances dont Madeleine que je n’avais pas vue depuis un moment. Enfourchant mon vélo, je repartais vers la sortie lorsque je fus brusquement projeté à terre par un choc entre les deux yeux. J’avais heurté un poteau signalétique portant l’inscription « Interdit aux cycles ». Encore égaré par ma chute, nageant dans un brouillard épais, je décidai de laisser mon vélo et de poursuivre à pied. Je reviendrai le chercher demain.

L’attachant au poteau, je me redressai pour me diriger vers la droite dans une étroite ruelle menant vers la sortie de l’impasse. Quelle ne fut pas ma surprise de voir un cycliste s’engager dans la ruelle de gauche, très décontracté, une main dans la poche, l’autre tenant de manière désinvolte son guidon. Il était habillé comme moi, ce qui m’intrigua. Je le regardai de manière plus détaillée. Même coupe de cheveux, même air un peu détaché et ahuri, mais décidé et allant de l’avant. Mais… Je ne comprends pas… On dirait que c’est moi… Mais oui, il n’y a pas de doute. Je tentai de courir derrière lui, mais il était déjà loin. Revenant sur mes pas, je réfléchis. Un sosie probablement. La chance de rencontrer son sosie est très faible. Je n’avais jusqu’à présent pas vu quelqu’un qui me ressemblait. Cette idée m’amusa. Je refis demi-tour et, en courant, essayai de rattraper l’homme. Peine perdu. Il avait disparu. J’interrogeai un garçon de café. Mais comment lui expliquer que je me cherchais moi-même ? Un client cependant pu me renseigner : « Il est passé là il y a deux minutes. Je l’ai regardé parce qu’il marchait bizarrement. Il semblait glisser sur le macadam. Ça m’a intrigué et puis j’ai pensé à autre chose ! » Je le remerciai et poursuivis dans la ruelle, courant à moitié. Il ne s’était pas trompé. Je le vis à cinquante mètres de là regardant une vitrine. Celle-ci était lumineuse. Un bouddha trônait en devanture, plantureux, doré à souhait. Je me dis : « Il me copie ! Il aime ou fait semblant d’aimer la tranquille sérénité de Siddhārtha Gautama, le plus grand éveillé. »

Il poursuivit sa route, regardant à droite et à gauche les curiosités des boutiques et les passants. Il tenait son vélo à la main et ne semblait pas importuné par son volume et son poids. Ah, il l’attache à une grille. Que va-t-il faire ? Il entra dans une boutique. Je me postai devant la sortie, bien décidé à lui poser la question de sa présence sur les lieux. Il sortit tenant à la main un petit paquet. « Excusez-moi, mais est-il possible d’acheter un double de ce que vous tenez dans la main ? » Il me regarda tranquillement, ne semblant pas comprendre ce que j’entendais par un double. « Oui, bien sûr. Il suffit de le demander. Entrez donc ! » Je l’observais avec curiosité, trouvant la ressemblance étonnante. Il ne semblait pas s’en apercevoir. J’étais pour lui quelqu’un croisé dans la rue avec qui on échange quelques mots anodins. Je voulais en être sûr, aussi lui posai-je la question qui me taraudait : « Excusez-moi, mais j’ai l’impression que nous connaissons. Pas vous ? » « Je ne crois pas. Votre tête ne me dit rien. Peut-être confondez-vous avec quelqu’un d’autre. » Là-dessus il me salua d’une inclinaison de tête et poursuivis sa route. J’en restai interloqué. Comment n’avait-il pas remarqué cette ressemblance extraordinaire entre lui et moi ?

Il reprit sa bicyclette et poursuivit en la tenant par le guidon, tranquillement. Je le regardais, étonné, ébahi même, car c’était bien moi. Certes, me voir sous le jour d’un autre me donna une nouvelle vision de moi-même. Je ne pensais pas ainsi pencher la tête légère chaque fois que je regardais quelque chose qui me plaisait. Je ne pensais pas non plus être si mobile dans mes attitudes, tantôt en ayant l’air fatigué, tantôt complètement éveillé et vif. Une vraie girouette ! Ah, il passe près d’un mendiant. Il poursuit son chemin comme si de rien n’était. Quel chien, pourtant il a de l’argent ! Cette fois il laisse passer une vieille femme qui marche avec lenteur et qui ne le remercie pas. Mais son sourire me dit qu’il n’en est en rien affecté.

Arrivé au bout de l’impasse, il entra dans une sorte de tunnel percé dans une maison et qui permettait de ressortir dans la rue. Je hâtai le pas pour ne pas le perdre de vue, mais à la sortie je le vis qui pédalait avec célérité, semblant prendre le chemin de mon appartement. Je ne vais tout de même pas le retrouver chez moi ! Je pris le métro, laissant mon vélo attaché, car je n’étais pas encore très sûr de mon équilibre. J’arrivai à mon adresse, montai quatre à quatre les escaliers, ouvris la porte de l’appartement. Rien ! J’étais bien seul. J’avoue que je me suis étendu sur mon lit, j’ai fermé les yeux et me suis endormi, épuisé et encore secoué par ma chute.

J’ai même rêvé que je rencontrais mon double, quel drôle de rêve !

05/05/2014

Une femme

Elle se tut. Plus rien ne pouvait la faire parler. Elle le regardait, horrifiée. Pourquoi lui parlait-il de César, cet homme qui fit le tour du monde sur un canot pneumatique. Il était mort une nuit d’été, sur une plage, après avoir traversé le Pacifique. On ne le retrouva que quinze jours plus tard, quasiment momifié par le soleil ardent. Il s’était étouffé avec sa langue qui avait grossi par manque d’eau potable. Au bord de la mer !

Elle l’avait connu à San Francisco, plus exactement à Sausalito. Il jouait de la guitare sur la plage, seul, chantant parfois ou plutôt fredonnant, à la manière de Glenn Gould, pour se donner du sentiment. Il l’avait vu, s’était levé, était allé vers elle, l’avait regardé dans les yeux et avait déposé sur ses joues deux baisers tendres. Ils s’étaient assis, il avait repris sa guitare et joué une passacaille de Bach. Elle avait été conquise et était restée avec lui.

Cet homme, César, jouait sans cesse. Le jour, la nuit, il faisait entendre sa complainte et les larmes montaient aux yeux de ceux qui l’écoutaient. Il faisait surgir dans la tête des auditeurs des images captivantes d’îles lointaines, aux falaises inaccessibles, où chacun se trouvait seul face à lui-même, sans peur. Quel réconfort, se voir tel que l’on est sans avoir crainte de souvenirs pénibles. Etait-ce des souvenirs d’ailleurs ? Sûrement pas ! Plutôt une nostalgie d’un passé révolu, une ombre sur la réalité qui doublait le vrai souvenir. Cette musique transformait les pensées, donnait de l’intelligence à ceux qui n’avait pas fait d’étude, rendait beau les hommes et les femmes médiocrement chatoyants, accordait à chacun un plus indéfinissable qui le transformait.

Mais César, un jour, sans crier gare, s’arrêta de jouer. Il perdit la délicatesse de son toucher, l’arrangement des notes entre elles qui charmait ceux qui l’écoutait, ce pincement au cœur qu’il apportait à tout un chacun, gratuitement. Que s’était-il passé ? Il ne sut le dire. Il pleura longuement sur cette perte, mais rien n’y fit. Il partit même en pèlerinage, espérant une faveur du ciel. Mais celui-ci resta muet et inactif. Elle vécut difficilement ces moments de découragement. Elle tentait de l’accompagner, de le soutenir, lui racontant des histoires d’amour et de bonheur. Mais rien ne consolait le musicien de la perte de son talent. Un matin, il lui dit :

– Je vais partir loin d’ici. Dieu m’a abandonné. Je dois tenter de le retrouver, même si j’y perds ma vie.

Elle aurait bien voulu le retenir, mais rien n’y fit. Il acheta un canot pneumatique, fit quelques provisions et un soir, alors que la nuit commençait à tomber, il lui dit au revoir de deux baisers tendres sur les joues, fermant ainsi les instants de bonheur dans une boucle du temps, une bulle intègre qui ne s’ouvrirait plus.

Elle apprit par le journal télévisé qu’il avait traversé l’Atlantique à bord de son zodiac et avait essuyé une tempête. Elle avait regardé sa photo, celle d’un homme usé, presqu’hagard, mais encore jeune et vert. Elle avait pleuré, mais elle savait qu’il était inutile de vouloir renouer. Il cherchait Dieu et il ne le trouvait toujours pas.

Il erra longuement le long des côtes d’Afrique, descendant jusqu’au Cap en plusieurs mois de mer. La photo montrait un homme amaigri, les cheveux rares, mais le regard toujours aussi brûlant. Comment fit-il pour gagner l’Australie ? Personne ne le sait. Un jour, elle vit César, à moitié nu, la peau tannée et parcouru de crevasses, à côté de son canot à Peppermint Grove Beach au sud de Bunbury, entouré de personnes qui le regardaient d’un air admiratif. Bien qu’affaibli, il gardait sa fierté rude qui le distinguait des autres. Il dut cependant se reposer plusieurs mois avant de reprendre la mer pour la grande traversée. La télévision annonça son départ. On le vit monter dans son canot, donner des coups de rames et s’enfoncer dans la brume. On n’entendit plus parler de lui pendant plusieurs mois, jusqu’au jour où le petit écran montra son cadavre desséché, les yeux ouverts sur le monde, raide et beau d’insolite et de désespoir.

Elle pleura quelques jours cet amour qui l’avait entraîné à partager avec lui plusieurs années. Elle rêva de plages inaccessibles, de mers démontées. Elle entendit la nuit des cris d’épouvante, elle eut soif chaque soir avant d’aller dormir, ou, au moins, se reposer sur un lit de fortune. Elle entendit une voix qui lui criait : « Viens, viens, viens… » Elle rencontra celui qui avait connu César lors de son périple. Elle l’écouta, le regarda et sa décision fut prise. Le lendemain, elle acheta un canot pneumatique, dit adieu à quelques amis, regarda une dernière fois le Golden Gate Bridge, et rama sans un regard en arrière, la musique plein la tête, les yeux rougis et le cœur léger. On ne la revit plus. Aucune trace d’elle ne fut retrouvée. Qu’est-elle devenue ? A-t-elle trouvé ce que César cherchait ? Nul ne le sait. Une chapelle fut érigée sur un promontoire. Une plaque gravée annonçait : « Elle n’a cru qu’à Lui, en un homme ou en Dieu ? »

23/03/2014

Le Mystère par excellence, d’Amélie Nothomb

Manuel est mon meilleur ami. C’est le meilleur des meilleurs amis. Nous nous sommes connus il y a dix ans, à la Faculté : nous avions dix-huit ans et nous avons vécu ce qu’il faut bien appeler le coup de foudre de l’amitié. Aussi, quand il m’annonça, il y a deux mois, qu’il venait d’éprouver son premier coup de foudre amoureux, cela me fit un choc.

– Elle s’appelle Hélène. Je l’aime, me dit-il avec ferveur.

 Ainsi commence ce court récit, concentré de dialogues et de réparties à la manière, inimitable, d’Amélie Nothomb. Quel est ce mystère ? Celui de l’amour d’un homme envers une femme ? Quelle banalité. Tellement banal que la nouvelle s’enlise. On sait ce qui va se passer, on le devine et cela arrive, jusqu’à la fin : ils s’aiment et vivent heureux, envers et contre tout et surtout à la stupéfaction du narrateur. Ainsi finit cette très courte nouvelle : Manuel est toujours mon meilleur ami ; le meilleur des meilleurs amis. Et il a épousé14-03-23 Le mystère par excellence.jpg Hélène. Il respire le bonheur. C’est à rien y comprendre, mais c’est comme ça. La seule chose que j’ai comprise dans cette étrange et banale histoire, c’est la phrase de Chardonne : « Le bonheur des autres fait pitié. »

Entre les deux, des échanges mi-figue, mi-raisin entre la belle (tout à fait ordinaire) et l’ami de l’amoureux, ce narrateur éberlué qui n’arrive pas à comprendre. Il va même jusqu’à tromper son ami pour voir jusqu’où elle ira. Et c’est d’une platitude !

Alors de quel mystère parle-t-on ? Certes le mystère de l’amour. Mais, au-delà, le mystère par excellence de l’engouement pour un auteur, quel qu’il soit. Cette nouvelle, en dehors du fait qu’elle a été écrite par Amélie Nothomb, est faite de clichés, de scènes sans rebondissement, de dialogues pauvres entre personnages sans consistance. Et cela fait un livre, petit certes en épaisseur, mais d’une triste qualité, à l’image de la secrétaire de direction dont il est question. Une seule phrase résume le livre : « Le bonheur des autres fait pitié. »

20/01/2014

L'odeur du thé et de la biscotte

Il fait nuit. C’est le matin, tôt encore. Il se lève dans le noir. La lueur blafarde du réverbère accroché à la maison lui suffit. Moment du retour. Une heure plus tard, il monte dans sa voiture et roule vers la gare. Il est réveillé. Mais en lui sommeille une nostalgie, celle de la campagne sur laquelle se lève doucement le soleil dans un ciel nuageux. Oui, retour à la ville. Arrivé au parking, il ferme sa voiture. Il aperçoit un couple de vieilles personnes qui font de même, avec un peu moins d’énergie. Il redresse la tête, heureux de se sentir encore jeune. S’il s’écoutait, il partirait en courant. Prendre son billet télépayé au guichet automatique, sortir de la gare, faire quelques pas dehors, puis revenir parce qu’il fait froid malgré tout. Il va s’assoir à côté de la marchande de journaux.

Il y a peu de gens. Le couple rencontré sur le parking est là, en attente du même train, probablement. La lueur crue des néons forme une auréole pâle. Un léger bruit de moteur dans une pièce voisine l’assourdit légèrement. Cette ambiance contribue à son endormissement. Il est dans une coquille de verre. Il regarde comme dans un film les mouvements dans la gare. Va et vient des voyageurs, peu nombreux. Premier regard pour le tableau d’affichage, électronique maintenant. Puis vers le guichet où deux personnes attendent pendant que la troisième fait face à l’employé. Tiens, un nouveau couple entre. Lui, encapuchonné dans un K-way, sombre. On ne voit que deux yeux noirs et une barbe grise. Il laisse tomber ses bagages, pose son sac à dos, retire sa capuche pendant que sa compagne s’installe. Il est mince, plus qu’il ne le pensait. Il sort un téléphone, écoute le répondeur, et vient s’assoir à ses côtés.

Une odeur de thé, mêlée à celle d’une biscotte sans doute. Elle l’envahit, le réveille, aiguise ses sens, le plonge dans des images d’enfance et dans une présence renforcée. Là, dans cette gare, il renaît aux odeurs, comme si depuis longtemps il ne savait plus  l’odeur de la vie. Peut-être est-ce parce qu’il a lu il y a deux jours une nouvelle de Tonino Benacquista intitulé le parfum des femmes (Tonino Benacquista, Nos gloires secrètes, Gallimard, 2013, p.111). Le narrateur en est un nez, très agé, seul, désemparé, qui fait connaissance avec sa voisine, une petite jeunesse, charmante. Elle sonne chez lui pour l’inviter et faire connaissance. Il parle, elle l’écoute. Elle parle, il l’écoute. Et chaque jour, lorsqu’elle descend l’escalier pour se rendre à son travail, il est derrière la porte,  ouvre et lui dit bonjour. Un jour il lui donne un flacon de parfum qu’il a fait à son intention. Elle descend tous les matins avec son odeur. Quelques jours plus tard, elle lui demande :   

– Dites, Monsieur Pierre, comment était Coco Chanel, dans la vie ? »

– J’ai envie de vous sentir, Louise.

–… Me sentir ?

–Vous sentir.

Elle sourit, interloquée. Innocente. Elle ne sait pas ce que le mot sentir recouvre. Quand, en fait, il recouvre tout. (…) Elle se lève, défait le premier bouton de son corsage, s’approche de moi. Et m’offre sa gorge.

– Ça, je l’ai depuis longtemps. Ce que je veux, c’est votre odeur brute. Votre essence même. L’essence de Louise. Celle qu’aucune fragrance n’a jamais altérée. C’est tout votre être que je veux.

– … ?

– Qu’avez-vous à craindre d’un vieillard comme moi ? Je ne vous toucherai même pas, ça ne prendra qu’un instant, et plus personne au monde ne vous sentira comme je l’aurai fait. Je vous aurai sentie.

Elle se lève, abasourdie, et quitte le salon en claquant la porte.

Elle évite maintenant de descendre le matin à la même heure. Elle passe plus tôt, discrètement. Il comprend. Trois jours plus tard, elle sonne à la porte. Elle entre vêtue d’une robe blanche. Elle se tint debout au milieu du salon. Elle laisse tomber sa robe à ses pieds, et s’étend sur le canapé. (…) J’approche mon visage, les yeux clos et, sans doute pour la dernière fois de mon existence, je rassemble toute ma science, toute la ferveur qu’il me reste.

Tout commence par une note de tête à forte tonalité ambrée, au départ boisée, puis balsamique. Suivie d’une variation de jasmins intenses, avec une trace de benjoin de Siam, suave, d’une grande ténacité. Puis une pointe de bois de santal stabilise un étrange mélange de civette, animale, intense, et un trait de vanilline qui constitue déjà la note de cœur. La note du fond, irisée, se prolonge dans un juste équilibre de cardamone et d’essence de litsea persistante.

Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux.

Encore ivre d’elle, je la vois saisir sa robe au passage et disparaître.

03/06/2013

"Marie ou la voix", dans « Des persiennes vert perroquet », récits de Jacques Tournier

Tu disposes de deux armes ; la mimique et la diction. La mimique, c’est un vocabulaire rituel pour la vue. Tu dois l’apprendre, geste à geste, et les enchaîner avec élégance. La diction s’adresse à l’oreille. Elle est au service d’un texte. Lorsque le public ne distingue plus ce qu’il entend de ce qu’il voit, tu asnouvelle,récit historique,tragédie rempli ton rôle et le spectacle existe. Maintenant travaillons.

Ainsi s’adresse à la future Champmeslé, comédienne et amante de théâtre de Jean Racine, son premier professeur, La Roque. Brève histoire de moins de vingt pages racontée de main de maître par Jacques Tournier. Elle a vingt-huit ans, lui trente et un. Il est prince des poètes. Elle sera bientôt reine sur le théâtre. A partir de là, ils vont tout partager : les coulisses et les chambres, les combats et la gloire, les influences et les rejets, et aller de triomphe en triomphe jusqu’à la rupture de Phèdre.

Il raconte son apprentissage, leur amour commun. Ils s’aimaient au théâtre. Il avait le génie. Elle avait la voix et la passion des rôles. C’est par elle et pour elle qu’il écrivait, à travers elle qu’il se faisait entendre et qu’il imposait sa révolution. (…) La Nature, Marie. Rapproche-toi de la Nature. Chaque sentiment exprimé a un ton bien à lui. La déclamation que je veux repose sur le naturel. C’est dans l’âme que le comédien trouve le feu de son talent.

 Ils se couvrent de gloire jusqu’au rôle de Phèdre. Et là, cela ne va plus. Elle a peur. Elle ne triomphe pas et abandonne. Elle revient pourtant, mais entre elle et lui tout est mort. Pourquoi ? Ni l’un ni l’autre ne le savent :

Mais je n’ai plus senti qu’un horrible mélange
D’os et de chair meurtrie et traînée dans la fange
De lambeaux pleins de sang et de membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
 

Un magnifique récit, émouvant de connaissance de la tragédie, d’équilibre entre noblesse et naturel, de simplicité dans la reconstitution.

07/04/2012

L’idiot de Shanghai, nouvelle de Pierre Péju

 

 

C’est une histoire à la chinoise, incompréhensible et impossible, mais qui est belle à lire et à méditer. Un homme de lettres est envoyé enlittérature,nouvelle,culture,civilisation Chine pour donner aux lecteurs d’un journal ses premières impressions sur l’évolution de la Chine. Tout est prévu à l’avance et il est accompagné d’une jeune fille, dénommé Lala, accompagnatrice qui le noie d’explications et l’emmène dans tous les lieux importants. Et toujours, toujours : « Avez-vous commencé à écrire vos impressions ? » Traversant un musée consacré à la peinture chinoise traditionnelle, il remarque une feuille de papier de riz représentant un paysage à peine esquissé, peint à l’encre de Chine. Il est magnifique et l’un des deux personnages représentés le ravit, huit virgules noires, tel un idiot poursuivi par une averse d’idéogrammes. Il était l’idiot de la montagne et l’auteur l’idiot de Shanghai.

Il ne souhaite plus qu’une chose avant son départ, rencontrer la dame de Shanghai, promesse faite à une douanière, qui doit lui donner un cadeau à ramener à Paris. Celle-ci, belle, élégante, sort pour lui remettre ce cadeau lorsqu’une immense bousculade les oblige à fuir la maison. Un jeune enfant lui remet une robe noire, couverte d’idéogrammes.

Voulant lire une adresse sur une carte de visite, il s’aperçoit qu’il ne sait plus lire. Il arrive à grand peine à sortir de Chine en utilisant des stratagèmes pour se faire expliquer pancartes et papiers à remplir. Arrivé en France, la douanière l’intercepte et prend la robe qui devait contenir des informations importantes sur les trafics entre l’Europe et la Chine. L’interprète éclate de rire, elle ne contient qu’un vieux conte chinois racontant l’histoire d’un lettré et d’un enfant inculte qui grimpent sur une montagne. Arrivé en haut, le lettré jette un à un les livres dans le vide au grand désespoir du tout jeune homme : « Tous ces classiques ! La parole des sages ! Jetés dans le vide ! » Le vieux lettré se met à rire. L’enfant tremble comme une feuille. Alors le vieillard prend un livre au hasard dans le lourd fardeau de son jeune compagnon. Toutes les pages sont vierges… Blancheur et silence…

 

L’histoire en elle-même semble assez creuse. Elle l’est. Peu d’intrigues, encore moins de dialogues, oui, des descriptions tout de même, mais pas quoi faire une véritable histoire digne d’être écrite. Et pourtant, tel un conte chinois, derrière l’apparente sobriété de l’écriture, on soupçonne, on devine la grandeur, l’immensité et le mystère de la ville de Shanghai. Cette nouvelle est belle par ce qui n’est pas dit : toute la psychologie de la Chine perçue dans l’absence de lettres et de mots et qui n’est décrite qu’au travers d’événements minuscules qui arrive à un européen perdu dans ce monde étrange de l’Extrême-Orient.