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03/02/2021

La mue (18 et fin)

Je repense à nos premiers jours et aussitôt je suis entraîné à cette même date et ce même lieu qu’il y a trois ans. Je lui caresse les mains et je vais l’embrasser. Il me semble que je suis pourvu d’une nouvelle faculté : je vis ce que je pense. Je peux me transporter dans l’espace et le temps instantanément selon ma pensée. Mieux même ! Dès que je cesse de penser, je suis transporté ailleurs.

Pourtant, un instant plus tard, sans y avoir pensé, je me trouve entouré de sages, en robe blanche également, qui me regardent. Leurs yeux me sondent jusqu’à l’âme.

– Approche Imer. C’est le jour de ton initiation. Désormais, tu n’auras ni souvenirs ni projets. Il est temps que tu montes dans la hiérarchie. Tu ne vivras plus que d’amour spirituel. L’amour humain est une impulsion qui vient d’en bas, de la matière et indirectement de l’énergie divine contenue en toutes choses. Cette énergie s’adresse à l’homme matériel. Elle peut parfois l’amener à se surpasser lui-même, puisqu’elle retourne à Dieu par l’homme. Cet amour est une énergie incontrôlable qui transforme, mais nous n’en sommes pas maîtres. En revanche, l’amour spirituel n’exclut personne. Il s’adresse à tous sans distinction d’affinité. L’homme empli de l’Esprit dilate son cœur et y inclut le monde. Toute chose, toute personne, est en lui individuellement comme le plus bel objet, le plus bel être. Cet homme ne possède rien, et dispose de tout. Il déborde d’amour pour son ennemi et voudrait lui venir en aide, lui donner la joie débordante qui l’habite. Devenu transparent, n’ayant plus d’être propre, il est le monde et plus que le monde. Il apporte à chacun sa part de lumière.

Un ange s’avance, s’arrête, puis dit solennellement, prenant les autres à témoin tout en me regardant intensément :

– Tu es désormais un ange. Tu as fini ton cycle humain et tu as franchi la porte de la sagesse. Tu n’es plus, car tu es plus. Tu es maintenant le messager du divin. Porte la nouvelle aux hommes et toujours aide-les en toutes circonstances.

C’est ainsi que moi, anciennement Rémi, devenu Imer, j’ai quitté le monde des hommes pour rejoindre un autre monde que j’avais longtemps ignoré.

 

30/01/2021

La mue (17)

Nous sommes le 3 septembre. Cela fait un peu plus d’un an que j’ai rencontré la colombe. Je n’ai pas de toit, je n’ai qu’un sac vide, je ne transporte pas de pierre pour reposer ma tête lorsque le soir tombe. Qu’ai-je fait ? Je ne peux vous le dire, c’est une affaire entre le ciel et moi. Je n’ai pas eu un instant de libre, mais je suis le plus libre des hommes. C’est un jour nouveau, mais particulier. Ce matin, j’ai reçu mon attestation. C’est la saison de la mue pour les oiseaux. Je ne suis pas inquiet. Je l’attends avec impatience, sans chercher à imaginer ce qu’elle sera. Ma vie continuera sous une autre forme et je serai toujours Imer.

5 septembre, je ressens les premières transformations. J’ai l’impression de retrouver mes jambes d’humain et je perds pas mal de plumes. C’est véritablement une mue. Qu’est-ce qui va les remplacer ? Mon bec devient mou, je ne peux plus casser une graine. Pourtant j’ai bien encore mes ailes et elles me soutiennent en l’air sans aucune difficulté. Elles semblent même plus agiles que d’habitude.

6 septembre. Je ne me sens pas bien. Reste sous ton arbre et attends, me disent mes compagnons. Je voudrai bien, mais je suis tiraillé sous ma peau. J’ai perdu presque toutes mes plumes, sauf sur les ailes, mais elles ont blanchi et deviennent plus lisses d’heure en heure. J’ai presque retrouvé mes jambes. Elles sont alertes, beaucoup plus qu’auparavant.

7 septembre. J’ai mué. Je suis un homme muni d’une paire d’ailes. Je n’ai pas la même tête qu’avant la première mue. Je ne me décrirai pas. J’ai trouvé une robe blanche au pied de l’arbre sur lequel je m’étais réfugié. Elle me va parfaitement. Si Joséphine me voyait ! Et en un instant, je me trouve aux côtés de Joséphine. Comment cela se fait-il ? Je n’ai fait que penser à elle et je suis auprès d’elle.

– Bonjour Joséphine. Alors, es-tu heureuse avec ton nouvel homme ?

Joséphine est étonnée. Elle se demande qui je suis. Je la regarde, resplendissante, mais elle est maintenant sans attrait pour moi. Elle n’est plus qu’un être humain avec ses instants de bonheur et de malheur, entraînée par les circonstances, tentant de comprendre ce qui lui arrive et dérivant entre ses interlocuteurs.

22/01/2021

La mue (16)

– Mais il faut du temps pour arriver à une telle chose, objecta quelqu’un.

– Non, il faut que vous soyez possédé par le sentiment de l’urgence : urgence à vivre la vraie vie, urgence à aider les autres à découvrir ce que j’avais découvert, urgence à transformer le monde par l’amour qui peut tout. Savoir qu’au bout du chemin existe la mort et ne rien faire jusque-là, c’est gâcher sa vie et celle des autres par absence d’attention. Néanmoins, je concède que le temps est indispensable pour parvenir au but.

– C’est quoi ce but ? dit un autre en équilibre sur un fil téléphonique.

– C’est le bonheur, quoi qu’il arrive dans notre vie. Cette compréhension demande du temps, certes, mais la transformation peut venir en un instant.

Je m’interroge. Comment cette colombe a-t-elle pu rallier tous ces oiseaux alors qu’hier j’étais pratiquement seul avec elle ? Serait-ce tout simplement qu’elle possède la conviction et que celle-ci entraîne les autres, qu’elle possède la pureté et que celle-ci convainc les autres. Et moi, et moi, que deviens-je dans tout cela ? C’est alors qu’il m’apparaît clairement que je suis directement concerné par ce que proclame la colombe. Je me tiens immobile et médite cette nouvelle vie qui s’ouvre devant moi. Je me sens le cœur léger, l’esprit aventurier. Mes réflexes d’homme moderne ne m’ont pas sauvé du désastre ; inversement, je suis encouragé par cette colombe qui me dit de tout abandonner, ce que je vais faire à partir d’aujourd’hui. Voilà, c’est fait, j’ai oublié mon passé et me tourne vers le présent et l’avenir. Non, je me tourne vers le néant et celui-ci est aimable et grand. Quelle idée ! Et pourtant, c’est vrai, ce vide m’attire et me donne la chair de poule. Adieu ma vie, en route pour la vraie vie.

La colombe prend son envol, tournoie autour de moi, plane et se pose à mes côtés. Elle me regarde avec tendresse, mais fermeté et dit :

– Toi, Rémi, je connais les événements qui t’ont conduit ici. Je vois tes efforts et ton cheminement intérieur. Tu as, par expérience, compris ce qu’est la vie, la vraie, celle qui est au-delà de ce que nous percevons et ressentons. Dorénavant tu ne t’appelleras plus Rémi, mais Imer. Tu te consolideras toi-même, tu flotteras pour aider les autres et tu connaîtras une nouvelle vie, la vraie, bientôt.

La colombe me caresse de son aile, me regarde une dernière fois et dit :

– Je ne te verrai plus. Tu en sais suffisamment pour voler de tes propres ailes. Sois fort, ta prochaine mue est pour bientôt.

Sur ces paroles que je ne comprends pas réellement, elle s’envole, fait un rond au-dessus de ma tête et s’éloigne. Je suis seul, mais je suis habité d’une nouvelle force qui me guide et me donne détermination et certitude. Je prends mon envol et pars, loin de mon appartement et de Joséphine. Le cordon est coupé, en avant !

18/01/2021

La mue (15)

Je me dirige vers mon appartement. Où irai-je autrement ? Elle est là, je vois son ombre dans la cuisine. Je m’approche de la fenêtre. Ah, elle n’est pas seule. Ça y est, il est adopté. Ça n’a pas duré longtemps. Mais, ayant maintenant un peu de recul, je constate que j’ai fait de même plusieurs mois auparavant. Alors, pourquoi reprocher à cet homme ce que j’ai fait moi-même ? Sur le rebord de la fenêtre, je médite : j’ai reçu Joséphine en cadeau du ciel, il l’a reçoit en cadeau, quoi de plus normal. Est-elle coupable ? Non, ce sont les circonstances qui l’ont conduite à cette attitude. Ma disparition de sa vie est logique et correspond à ce que recherchent les autorités. Alors, laissons-les, éloignons-nous et parcourons le monde pour y trouver la paix. Hum, plus facile à dire qu’à faire. Je m’installe non loin de là. Je ne suis pas encore suffisamment libre pour m’éloigner sans un regard.

Ce matin, je m’installe tôt sur le toit de l’église. Je ne veux pas rater la venue de la colombe. Elle n’est pas encore là. Mais je remarque plusieurs races d’oiseaux qui sont là. D’ordinaire, ils ne se côtoient pas. Aujourd’hui cela ne les gêne pas, chacun pépie dans son propre langage, le front haut, la plume légère. Tous semblent attendre. Attendraient-ils la colombe ?

Celle-ci apparaît, un brin d’olivier dans le bec, semblable à son image. Elle la dépose à ses pattes, regarde les oiseaux présents, les salue de la tête et leur parle dans leur cœur :

– Chers amis, je suis heureuse de vous retrouver. Cela prouve que vous avez médité mes paroles et que vous avez commencé à vous transformer. Je ne vous demande pas une métamorphose. Non, une simple mue. Restez ce que le créateur a fait de vous, chacun unique et possédant sa vocation propre. Mais transformez votre cœur, réveillez votre intelligence, ouvrez votre âme à la vie et celle-ci deviendra enrichissante et multiple. Ne vous souciez pas de ce que vous allez devenir, vivez que diable, sans aucune arrière-pensée. Soyez dans l’instant, là où vous êtes, sans penser à un autre temps ou un autre lieu. Faites le vide en vous et l’univers vous pénètrera. Vous vous unirez à lui ; vous ne serez plus, vous vivrez.

11/01/2021

La mue (14)

Je sais bien que je ne me parle pas à moi-même. Alors, qui est-ce ? Je regarde autour de moi. A côté, sur le même toit, je vois une colombe qui me regarde. Elle est arrivée sans bruit et s’est posée là, comme pour converser avec moi. Elle parle comme vous et moi alors que je ne comprends rien aux pépiements des autres oiseaux. Mieux même, elle me parle directement dans ma tête sans avoir besoin de la voix, organe naturel de la parole.

– Croyez-vous ma situation enviable ?

– Ce ne sont pas les situations qui comptent, mais la façon dont on les vit.

– …

– D’ici tu vois toute la ville, tu devines les peines et les joies selon les circonstances, mais tu sais intimement que ce n’est pas ça l’important. Ce qui compte, c’est ce que l’on fait de ce qui nous arrive. Fabrique-t-on du miel ou du fiel ? Et tu sais qu’il n’appartient qu’à toi de choisir, même si tu ne penses qu’à toi pour l’instant.

– Mais qui êtes-vous, vous qui me parlez ?

– Je ne suis qu’un simple pigeon. Ma seule liberté tient à l’amour. Celui-ci est tout puissant et universel. Je vole sur le monde sans m’attacher à ce qui se passe, mais à ce qui est vécu. Je ne connais que l’intérieur de l’homme et le laisse se saisir des situations. Il apprend dans l’expérience, il saisit dans la science, il comprend dans la conscience et enseigne l’obédience aux intuitions de l’âme.

Que répondre à cette déclaration ? L’ai-je d’ailleurs bien comprise ? Cette colombe est assurément plus qu’un simple pigeon ou une vulgaire tourterelle. Alors je m’efforce de la voir sous un autre jour. Mes yeux s’ouvrent, mon cœur éclate, ma rationalité cède et je découvre l’amour. Cette simple créature devient un être à part entière, plus qu’un humain, au-delà de son apparence physique au demeurant charmante.

– Va mon frère. Tu en as assez appris aujourd’hui. Médite ces paroles et reviens demain.

J’obéis et plonge dans le vide céleste apparu devant moi et qui me porte d’espérance. Je suis léger, détendu et plein d’énergie. La vie s’ouvre et devient nouvelle. Je la découvre et le monde devient autre.

06/01/2021

La mue (13)

Elle vient vers moi, retire le voile, me regarde sans animosité, mais sans amour. Je suis devenu un meuble de plus dans l’appartement qu’elle a adopté alors qu’il m’appartenait. C’est sans doute pour cela qu’elle ne me met pas à la porte. Elle n’ose pas. Je vois son œil noir. J’ai bien envie de me jeter dessus avec le bec et de le crever. Mais je ne bouge pas. Que se passerait-il si elle me mettait à la porte ?

Nous sommes mardi. La femme de ménage arrive après le départ de Joséphine. Elle aussi a pris l’habitude de recouvrir la cage du voile opaque. Elle peut fouiller dans nos affaires sans vergogne, personne ne la verra. Je l’entends farfouiller dans le secrétaire, là où je mets mes papiers. Que peut-elle bien faire ? Je l’entends ouvrir grand les fenêtres. Tout à coup, j’ai envie de promenades. J’ouvre la cage sans qu’elle me voie, je me glisse sous le voile, jette un œil et comme elle se trouve dans une autre pièce, je m’envole par la fenêtre. Enfin, de l’air frais et un peu de liberté ! C’est agréable de virevolter dans le soleil du matin, d’aller dans toutes les directions, de se poser sur une branche ou un toit et de rêver devant l’étendue de la ville et ses buildings.

Je suis présentement perché sur le toit de l’église, au soleil. Le clocher est haut ; il domine la ville et cela m’enchante. Je me sens élevé, plus spirituel, moins préoccupé par mes problèmes quotidiens. Je m’interroge sur ma vie. Qu’a-t-elle été jusqu’à maintenant ? Une succession d’événements, des joies et des peines, des gens à côtoyer ou à rejeter. Rien qui ne m’incline à réfléchir sur ce que j’ai fait ou même ce que je vais faire. Je ressens un grand vide lorsque je me penche sur tout cela, un vide un peu écœurant, très différent de ce que j’imaginais à vingt ans. J’avais alors la flamme de la jeunesse, le rêve des entrepreneurs, la richesse du début de l’existence, la tendresse envers ceux qui partageaient avec moi ces moments privilégiés d’un avenir non encore décidé. Je dévorais la vie à pleines dents et n’avais pas besoin de dentiste. Cela a changé depuis. Les émotions se sont tassées, les sensations se sont amoindries, les sentiments ont évolué, mon approche rationnelle des événements s’est même modifiée. L’infini n’est plus ouvert, il se referme peu à peu, surtout ces derniers temps. Il est même tellement fermé que je me demande ce que je fais sur terre. Prisonnier d’une cage ou libre de mourir seul, quel choix ridicule et malsain.

– Mon ami, pourquoi te rends-tu malade comme cela ? me dit tout à coup une voix dans ma tête.

02/01/2021

La mue (12)

Aujourd’hui, à huit heures du soir, je perçois la clé dans la serrure. La porte se referme. J’entends parler Joséphine. Je ne sais ce qu’elle dit, mais une voix d’homme lui répond, assez grave et douce. Puis j’entends « Chut ! » Elle vient vers moi, seule et l’air de rien. Elle prend le voile opaque et le met sur la cage. Je ne vois plus et entends très mal, d’autant plus qu’elle met une symphonie de Beethoven assez fort. J’ai beau tendre l’oreille, je ne comprends pas ce qu’ils se disent. J’ai beau faire du bruit, agiter mes ailes, cogner mon bec sur les barreaux, rien n’y fait. Je ne suis plus là pour elle et elle m’ignore totalement. Après leur dîner, il semble s’incruster. La musique devient douce et moderne. Un chanteur noir remplace le classique. Oui, ce n’est pas mal, mais que font-ils ? Je n’entends plus rien, sauf quelques soupirs de temps à autre. Je comprends que j’ai définitivement perdu l’amour de Joséphine ou du moins, que je suis remplacé comme prétendant. Cela me fait une drôle d’impression. C’est une deuxième rupture, presque plus pénible que celle de la mue. Joséphine, que fais-tu ? Je me souviens des nuits passées à nous raconter nos vies respectives, à nous caresser doucement, à échanger nos salives dans des baisers de feu, à explorer nos corps et à les rapprocher. Elle avait un grain de peau très doux, elle savait m’embrasser avec fougue, passer ses doigts sur mon dos pour le faire frémir. Je lui prenais la tête et baisais son cou qui sentait le caramel. Je lui imprimais mes mains sur ses seins et parfois m’aventurais plus bas. Et tout cela n’est plus. Je suis remplacé par un inconnu qui peut faire la même chose, sans vergogne. Non, je ne chanterai pas pour protester, je resterai silencieux. Je finis par m’endormir, blotti sur mon nid douillet.

Je me réveille. Je n’entends rien, ils doivent dormir. Ah, voici Joséphine. J’entends ses pieds nus sur le plancher. Elle va se faire un café à la cuisine. Elle passe devant ma cage. Je suis toujours sous le voile. Je pépie. Mais rien n’y fait. Elle fait semblant de ne pas entendre. Elle vit sa vie sans s’occuper de mon sort. Que vais-je devenir ? Je ressens l’angoisse des relégués, de l’employé que son patron cherche à virer, du sportif moins performant qui ne convient plus à son entraîneur, de l’amant évincé, de l’enfant sans parents. C’est dur cette vie inutile qui n’intéresse personne. Je pleure doucement derrière mon voile, hoquetant de petits gazouillis. J’entends l’homme se préparer à partir. Pourvu qu’elle ne parte pas avec lui. Non, la porte claque et je l’entends marcher.

29/12/2020

La mue (11)

Je sors avant qu’elle n’ait le temps de refermer. Oui, je la connais Joséphine, elle est juste un peu lente. Non, cela ne se voit pas, mais c’est suffisant pour me permettre de me glisser dehors. Elle est furieuse, mais n’ose encore pas le montrer. Elle m’appelle :

– Rémi, comment vas-tu ? Comme tu le vois, je t’ai préparé ton diner. Tu ne veux pas le prendre ?

Je fais non de la tête et lui pépie mes conditions. Je dois pouvoir ouvrir la cage quand je le veux. Elle doit me montrer comment je peux ouvrir. Elle fait semblant de ne pas comprendre, mais devant mon insistance, elle finit par céder. Elle me montre comment je peux ouvrir. C’est simple. Mais a-t-elle le pouvoir de bloquer le système. Oui, je le vois bien. Alors, je me jette sur sa tête et lui cogne deux fois celle-ci avec mon bec. Elle comprend et supprime sa possibilité. Je suis maintenant libre comme je le veux, tout en étant protégé par Joséphine. Que demander de mieux ?

Nous avons chacun pris notre indépendance tout en nous respectant mutuellement. Je prends garde de ne pas faire trop de bruit le matin alors que je suis réveillé tôt. Elle m’apporte chaque jour mes repas avec assiduité. Elle écoute parfois de la musique. Heureusement, elle a de l’oreille et du goût et ne consomme que de la musique classique. J’aime, particulièrement depuis que j’ai mué, la musique de Janequin (Le Chant des Oiseaux) ou Joseph Haydn avec La Poule. Elle me fait plaisir à petits prix et je peux m’exercer à triller tant et plus. Pendant la journée, j’ouvre la cage et je me promène dans l’appartement. Je dois faire attention de ne pas me laisser aller. Il y a deux jours, j’ai lâché une crotte au cours de mes vols et Joséphine était furieuse. Elle m’a recouvert d’un voile opaque pendant la journée et je n’ai rien pu faire. En rentrant le soir, elle m’a dit :

 – J’espère que tu as compris. Sinon je serai obligé de t’enfermer définitivement.

Je me suis mis en posture de soumission sur le nid et elle a paru rassurée.

21/12/2020

La mue (10)

Je lui explique par un vol imagé ma promenade dans la ville. Évidemment, je ne lui dis pas que je l’ai suivi ce matin. Elle fait semblant de comprendre, sourit et me prends dans ses mains. Comme c’est bon, presque autant que l’amour. Elle me fait entrer dans l’appartement, m’ouvre la cage qu’elle a achetée en prévision de ce qui s’est passé. Elle y a installé un petit nid douillet, un réservoir plein d’eau et un bac à graines qui est déjà rempli. Quel luxe. Lorsque j’ai fini, je mets mon bec au creux de la commissure de ses lèvres. Elle me prend, me dépose dans la cage et… elle referme. Je suis prisonnier. Je proteste doucement, puis un peu plus énergiquement en tapant du bec sur les barreaux. Mais rien n’y fait. Elle m’a déjà tourné le dos et se prépare son diner, un délicieux plat de pâte avec une sauce tomate italienne que je connais bien. Il ne me reste à moi que les graines et quelques gouttes d’eau. Je pépie, je pousse de petits cris, je piaille. Rien n’y fait. Je reste seul. Oublié Rémi. Il ne compte plus. Ce n’est qu’un oiseau de compagnie à qui l’on donne quelques graines pour qu’il vous enchante les oreilles.

Je rumine, je rumine. Il faut que j’apprenne à ouvrir cette cage, sinon je vais devenir fou. Je dois faire attention quand elle viendra remettre de l’eau ou des graines. Quand je pense qu’auparavant c’est moi qui allais faire les courses ! Joséphine, que se passe-t-il ? Tu as toujours été tendre avec moi. Tu m’attendais le soir dans le lit et tu l’ouvrais à mon arrivée. Je me jetais dans tes bras et nous partions ensemble au septième ciel. Quelle froideur tout d’un coup. Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Oui, c’est vrai, j’ai un peu changé, mais je suis toujours Rémi, ton amant, ton petit ami, ton compagnon, ton presque mari. Alors ?

Rien. Elle m’ignore. Je n’existe plus, ma parole. Vite, mangeons toutes les graines, qu’elle soit obligée de les remplacer. De même pour l’eau. Un quart d’heure après, je m’installe dans mon nid, le ventre lourd, la démarche peu assurée. Oui, j’ai trop mangé. Mais c’est pour la bonne cause. J’attends. Le soir est tombé. Elle a allumé la lampe au plafond. Elle est trop puissante et m’aveugle quelque peu. Peu importe. J’attends. Je l’entends entrer dans la salle de bain. Elle ne ferme plus la porte. Elle chantonne, revient dans la chambre, retourne se regarder dans la glace et, tout d’un coup, réapparaît nue, tranquille, comme si elle était seule. Elle passe sa main sous les bras : « non cela peut attendre, je me raserai dans deux ou trois jours », semble-t-elle se dire. Enfin, elle vient vers la cage, constate le  manque de nourriture et d’eau, va à la cuisine et ouvre la cage pour y glisser les deux contenus.

17/12/2020

La mue (9)

Effectivement, elle est entrée dans l’immeuble où elle travaille. Je n’ai jamais su exactement ce qu’elle fait. Elle me parle tantôt de communiqué, tantôt de messages publicitaires, tantôt d’avertissement, de quoi, je ne sais pas. J’attends, je vais probablement la voir à l’une des fenêtres. Je fais le tour du bâtiment, étage par étage. Ah, ça y est, la voilà ! Elle parle avec une copine tout en s’installant à sa table de travail. C’est drôle d’imaginer que je peux maintenant la voir au travail, l’air de rien. Elle rit. Oui, elle m’avait dit qu’elle s’amusait bien au travail et que les gens étaient sympas. Bon, je ne vais pas rester là toute la journée à l’attendre. Que faire ? Je décide de faire un tour de la ville avec la vision "Vue de Haut". Cela change tout. Vous voyez les gens beaucoup moins importants qu’ils ne le paraissent vus du sol. Il y a trois sortes de personnes : les chauves, comme un point blanc ou rose qui se promène sur le trottoir ; les chapeautés, surtout des femmes, mais on trouve aussi des hommes ; les chevelus, noirs, châtains ou blonds. De haut, on ignore leur condition sociale, hormis ceux qui tirent une charrette ou portent quelque chose sur leur dos. Ils s’agitent tous comme des fourmis. Ils entrent et sortent sans cesse d’un immeuble, d’un autobus, de la bouche du métro. Seuls les sages se tiennent assis au café. Oui, une ville ne ressemble pas à ce que nous connaissons lorsqu’on la regarde d’en haut. On dirait une pelouse bien tondue, avec des immeubles, voire des gratte-ciels, entre lesquels les insectes remuent avec célérité. Nous, les oiseaux, avons l’avantage de pouvoir nous trouver où nous le voulons, en hauteur et en largeur, pas en profondeur, car nous n’aimons la terre que parce qu’elle nourrit les vers. Tiens ! C’est la première fois que je pense en tant qu’oiseau. Ça va assez vite finalement !

C’est le milieu d’après-midi, je suis las. Je décide de rentrer à l’appartement, pour me reposer si je trouve une fenêtre ouverte, ou, au moins, pour attendre Joséphine. Malheureusement, tout est fermé. Je m’installe sur l’arbre face à l’entrée de l’immeuble et attends. Je repense à tout ce qui s’est passé en quinze jours. Quel bouleversement. J’ai réussi à tenir psychologiquement, mais non sans mal. Ce qui me chagrine le plus, c’est Joséphine. J’ai l’impression qu’elle se détache. Pourquoi m’a-t-elle fermé la porte au bec ? Ce n’est pas très gentil. Ah, elle arrive. Je prends mon envol et fait des tourbillons autour d’elle en pépiant. Elle finit par me reconnaître :

– Rémi, qu’as-tu fait de ta journée ?

12/12/2020

La mue (8)

Je pépie et trille à qui mieux mieux en agitant ma tête de haut en bas, une vieille habitude humaine pour acquiescer à ce que dit quelqu’un. Elle émet quelques larmes, m’embrasse sur le bec, me caresse à nouveau, puis me pose sur le rebord de la fenêtre et ferme celle-ci. Je suppose qu’elle va faire sa toilette et il ne faut pas la déranger, que l’on soit humain ou animal. Alors j’attends. Je l’imagine nue devant sa glace, auscultant les points noirs sur son nez ou le bouton sur son cou qui la gêne ou encore le bleu sur sa cuisse qu’elle s’est fait dans le métro. Elle sort sa trousse de maquillage, prépare les bons flacons et les crèmes ad hoc, et se prépare un corps de rêve, celui que j’ai apprécié les jours passés. Elle finit par quelques projections de parfum derrière l’oreille et sous les bras, noue son soutien-gorge sous les seins, passe l’attache dans son dos en le faisant tourner autour de son buste et le fait remonter de façon à les empaqueter et se sentir à l’aise. Elle enfile sa jupe et fixe les boutons qui la maintiennent à la taille ; enfin elle revêt un corsage immaculé. Ah, elle devrait sortir. Que fait-elle ? Cela dure plus longtemps que prévu. Enfin, la voilà. Elle se jette encore un coup d’œil dans la glace de la chambre, prend son sac et sort sans même regarder dans ma direction. Je crie intérieurement, mais ne sortent que quelques pépiements qu’elle n’entend bien sûr pas.

Je décide de la suivre. C’est facile pour un oiseau de surveiller un adulte marchant dans la rue et même entrant dans un immeuble. À un moment ou un autre, il réapparaîtra à une fenêtre pour contempler le temps qu’il fait ou surveiller un point précis dans la rue. Cela vous arrive souvent d’aller vers la fenêtre en pleine réflexion et de regarder sans voir les mouvements de vos contemporains. Pendant ce temps, votre esprit travaille, broie les idées, les fait passer dans des filtres, jusqu’à ce qu’elles ressortent taillées comme un diamant, rutilantes et faisant envie. Vous pouvez ensuite, en toute quiétude, vous emparer du clavier de votre ordinateur et taper sans difficulté jusqu’à l’épuisement de votre découverte. Aïe, c’est vrai, je ne peux plus le faire, à moins de taper avec le bec, ce qui est long et risque de le fissurer. Je dois garder en moi mes impressions, sentiments, raisonnements et attendre, plein d’idées qui ne pourront être mises en valeur. La vie d’oiseau est incomplète, surtout lorsqu’on est un intellectuel !

08/12/2020

La mue (7)

Réveil ce matin avant le lever du jour. Cela va devenir une habitude. Joséphine est dans le lit et dort. Elle est belle ainsi, dégagée de tout souci. Je suis couvert de plumes, mes jambes sont devenues des pattes, je n’ai plus que trois doigts de pied et une sorte d’ergot. Je n’ai plus de bras, ils sont remplacés par des ailes que je déploie. Ça va. Pas trop d’envergure, juste ce qu’il faut pour voler plusieurs centaines de mètres, rien de plus. Je vais dans la salle de bain. Heureusement, la porte était entrouverte, autrement je n’aurai pu l’ouvrir. Je me regarde dans la glace. Dieu, quel oiseau ! J’ai un beau bec ma foi. La fenêtre m’attire, j’avance mon long cou pour contrôler si personne ne me regarde. Je monte sur le rebord et, malgré une certaine appréhension, je me lance. Oui, aussitôt mes ailes se meuvent et tracent dans l’air un sillon. Je vole. Quelle étrange sensation ! Cela fait un peu mal au cœur, le manque d’habitude, sans doute. Je me perche sur une branche d’arbre. Ne pas perdre de vue la fenêtre d’où je viens. Oui, elle est là-bas, à cent mètres environ, au sixième étage. Tiens, Joséphine regarde par la fenêtre de la chambre, elle a dû me chercher dans l’appartement et, voyant la fenêtre ouverte, elle a peut-être compris ce qui se passe. Je vais aller la voir. J’espère qu’elle me reconnaîtra.

Je m’envole, déjà très à l’aise. Comme c’est pratique de se déplacer dans les airs. Tout est simple, peu d’obstacles, pas de rencontres inopportunes, on va en ligne droite, on se laisse planer dès qu’on a pris un peu de vitesse. Et encore, je ne suis que débutant ! Je passe une première fois devant Joséphine toujours à la fenêtre. Je fais un petit looping pour lui signaler ma présence. Oui, elle m’a repéré. Elle me regarde, intriguée. Elle ne semble pas me reconnaître. Je me mets à sa place. Imaginez-vous, vous imaginant un oiseau qui s’imagine être un homme. Il y a de quoi perdre son latin et même le grec appris par la suite. Allez, Joséphine, je te pardonne. C’est bien normal de ne pas m’avoir reconnu. Il faut pourtant que je me signale. Alors, je viens me poser sur son épaule, le plus doucement possible. Je fourre mon bec dans ses cheveux et émets un petit piaillement, le plus doux possible. Mais je ne contrôle pas encore ma voix, ni même mon vocabulaire. Je ne sais si elle va comprendre. Cependant elle sourit, me regarde, me prend avec douceur et me caresse la tête en me demandant de sa petite voix :

– C’est bien toi ?

04/12/2020

La mue (6)

Je me réjouis de cette promesse qui me semble vitale. Je saurai à quoi me raccrocher, où trouver un soutien indispensable pour endurer ces épreuves, comment supporter la mue qui s’avérait plus compliquée à affronter. Joséphine est émue, deux larmes coulent sur ses joues. Je m’approche pour les embrasser et lui montrer ma reconnaissance, mais elle a un tel mouvement de recul que je n’ose plus bouger. Je fais semblant de n’avoir rien remarqué et continue de me pencher comme pour me gratter la jambe. Oui, elle me craint ! Elle a peur de moi maintenant que la mue a commencé.

– Dis-moi, penses-tu que je peux toujours aller travailler dans l’état où je me trouve ? lui demandai-je.

–  Je me le demandais aussi. Franchement, je ne crois pas. Il faut aller te déclarer, il n’y a pas d’autre solution.

Je m’habille, enfile un vieux pardessus, en relève le col, me passe un foulard autour du cou et pars à la mairie pour effectuer ma déclaration.  C’est très simple. On vous raye de l’état civil, un point c’est tout. En tant qu’animal, vous n’avez aucune protection sociale et encore moins droit à une aide sécuritaire. Il faut vous être préparé à votre nouvelle vie sans même savoir ce qu’elle sera. Cette préparation est forcément très générale, du style « Être toujours plus agressif que votre agresseur » ou encore « faire front, ne jamais fuir ». Malheureusement, de tels adages ont des limites que leurs adeptes comprennent un peu trop tard. Bref, je ressors de la mairie sans identité et même si j’ai encore plus ou moins l’air d’un être humain, je n’en ai plus la qualification sociale. Arrivé à l’appartement, de dépit, je me couche et quand Joséphine arrive, je ne me lève même pas. Elle doit m’amener mon repas qu’elle laisse par terre au pied du lit. Ce sont encore des graines de quinoa. Curieux ! Comment peut-elle savoir que cela me plairait à nouveau ? Je me lève et, irrésistiblement, me met à genoux, me penche sur l’assiette et commence à becqueter les grains un à un. J’en éparpille pas mal à côté. Mais peu importe, je me sens à l’aise pour une fois. On dirait que j’ai fait cela toute ma vie. Comme je suis repu, je me couche en boule sur la moquette et m’endors sereinement sans plus penser à Joséphine.

30/11/2020

La mue (5)

La sonnerie du réveil… J’ai beaucoup de mal à émerger… Enfin, j’ouvre un œil. Très vite, je comprends que quelque chose a changé. Non, pas à l’extérieur, mais en moi. J’ai comme un éclair de lucidité. Je me lève d’un bond. Ma peau a pris une couleur sale, elle est pleine de boursouflures, comme de petits volcans qui n’osent pas exploser. J’en ai partout. Je me précipite dans la salle de bain. Oui, j’en ai également sur le visage. La mue a commencé et il n’y a rien à faire. Que vais-je devenir ? J’appelle Joséphine qui dort plus que de coutume depuis qu’elle est rentrée. Je vais jusqu’au lit et la secoue énergiquement :

– Regarde, cela commence. Mon Dieu, ce que je suis laid.

Elle met quelque temps à se réveiller, me regarde sans rien dire, n’ose se jeter à mon cou et me dit simplement :

– Oui, j’en ai bien l’impression. Mais tu es mignon comme cela. On dirait un petit perdreau qui prend son duvet. Non, peut-être un reptile qui revêt sa carapace.

Quelle idée de dire de telles choses ! Je trouve cela sec et ça manque de chaleur humaine. Elle pourrait au moins me serrer dans ses bras pour compatir tendrement à mon malheur. Mais, il est probable qu’elle n’éprouve plus aucune attirance envers mon corps et probablement moi-même en entier, corps et âme et toutes les subtilités que chaque homme ou femme détient au fond de soi. Sans cesse, on nous dit que l’habit ne fait pas le moine. C’est vrai, mais le corps est-il un habit ? J’étais un moine et je ne sais ce que je vais devenir.

Je dois partir au travail malgré tout. J’utilise la trousse de maquillage de Joséphine pour paraître normal. Oui, là au moins, l’habit sert à jouer le moine. Même mes collègues au bureau ne remarquent rien. Mais j’ai un mal de crâne terrible toute la journée. Je retrouve ma compagne pour le dîner. Elle a préparé une salade de quinoa. Je ne dis rien, mais cela me reste en travers de la gorge tant que je n’y ai pas goûté. J’ai toujours eu en horreur ces graines de blé ou d’autres céréales que l’on veut vous faire manger. Ah, mais… Elle est délicieuse. Quelles merveilleuses petites graines ! Je finis par ne manger que cela. Joséphine a beau me proposer une tranche de rôti qui semble appétissante. Je refuse en prétextant que je n’ai plus faim. Je n’aurai pu l’avaler. Nous nous couchons tôt, chacun dans ses pensées et nous tenons aux deux extrémités du lit.

27/11/2020

La mue (4)

Quelques jours plus tard, je suis étendu sur mon lit. Joséphine est partie passer une semaine chez une amie qui avait besoin d’elle. Soudain, j’ai une démangeaison sur tout le corps, comme une poussée sous la peau. La même impression que la première montée d’herbe au début du printemps. On ne voit rien venir, mais l’air est chargé d’odeurs délicates de surgeons frais. Pourtant je n’ai pas, je crois, d’odeur spécifique sur mon corps. C’est juste une sensation bizarre, une espèce d’exaltation  de la peau légèrement plus colorée que d’habitude. Et si c’était cela le début de la mue ? Je me redresse brusquement. Mons cœur bat à tout rompre. Oui, c’est possible. Je me lève et allume mon ordinateur. Il y a de nombreux forums consacrés à la mue, avec des récits parfois épouvantables. On trouve cependant des conseils intéressants pour se préparer à un changement fonctionnel et sans danger. Malheureusement, je ne trouve rien sur les démangeaisons. C’est trop vague comme impression pour accéder à des conseils précis. Je me lève donc et pars travailler comme chaque matin. J’échange un petit coup de fil avec Joséphine qui est auprès de son amie et lui parle de manière détachée de mes démangeaisons. Toujours pratique, elle me conseille d’acheter une crème calmante en pharmacie. Elle a l’art de ramener à leur juste proportion les incidents qui émaillent la vie.

Le lendemain, je m’éveille plus tôt que d’habitude. Je décide d’aller courir au bois, n’ayant pas la douceur de Joséphine pour me laisser errer dans mon lit. C’est vrai, les hommes qui font de grandes choses se lèvent tôt. Mais surtout, ils ne connaissent que peu ces moments divins des petits matins  lorsqu’une femme se tient près de vous et vous serre dans ses bras. Je me débarrasse du pyjama et veux enfiler mon short de sport. Mais il ne glisse pas sur la peau des jambes comme d’habitude. Non, ce ne sont pas mes poils qui gênent. C’est une sorte d’opposition douce, mais réelle. Ça y est ! J’y suis arrivé. Bizarre ! Je regarde mes jambes, elles paraissent normales. Ah, tiens ! Là, entre mes cuisses, des petits points noirs. Effectivement, en les touchant, ils raclent un peu. Même impression  que lorsqu’on s’essuie les pieds sur le paillasson avant de sonner chez un ami. Ma barbe pousserait-elle à cet endroit du corps généralement peu enclin à de telles manifestations ? Je me rends dans la salle de bain, prends une lame et rase l’endroit suspect de façon à retrouver la peau douce que j’ai normalement en ce lieu. Cela va mieux. Je pars en petites foulées et m’immerge au milieu des Parisiens qui se précipitent au travail. Quelle chance j’ai ! Disposer de mes heures comme je l’entends. Certes, je travaille parfois très tard ou très tôt, mais au rythme que j’ai choisi, ce qui me donne une impression de liberté que vous n’avez pas, vous, l’ensemble des mortels adultes.

23/11/2020

La mue (3)

J’en suis là de mes réflexions, lorsque Joséphine, réveillée, débarque dans la cuisine. C’est ma nouvelle petite amie. Elle est vive, a un cœur d’or et des boucles blondes qui font chavirer les cœurs. C’est vrai, parfois, elle prend trop de place et donne son avis sur tout. Mais je ne suis pas obligé de la suivre sur tous les points qu’elle propose.

– Tu m’as l’air d’avoir passé une mauvaise nuit. C’est encore ton attestation qui te tracasse ? De toute façon, on est obligé d’y passer. Alors cela ne sert à rien de faire sa mauvaise tête.

Évidemment, cela lui est facile. Elle a dix ans de moins que moi et a donc une autre vision, plus détachée. Je n’ai pas envie de parler de cela. Elle va tenter de me raisonner alors que je ne désire que me laisser aller et oublier. Je l’embrasse donc dans le cou, lui susurre quelques mots câlins, la serre dans mes bras et peut sentir au travers du tissu de sa robe de chambre ses seins qui frémissent. Oui, c’est vrai, elle sait adoucir mes jours, provoquer en moi l’oubli de mon personnage et même me donner une autre vision de ma vie, très différente de celle que j’ai lorsque je me regarde devant une glace. Je lui sers un café, la laisse boire tranquillement, échange quelques plaisanteries, puis l’entraîne vers la chambre pour passer encore quelques moments ensemble. Elle se laisse dénuder, l’œil brillant, un sourire aux lèvres, ce sourire qui m’a tant séduit un jour d’hiver à la devanture d’un magasin. Je me suis retourné, je l’ai vu et l’ai contemplé jusqu’à ce qu’elle me remarque et arrondisse le coin de ses lèvres. Nous avons parlé, nous sommes aventuré dans un café, avons pris deux grands crèmes et discuté jusqu’au déjeuner. Le soir même, elle s’installait chez moi, avec ses valises. Je ne l’ai pas regretté, même encore maintenant. Elle est distrayante et revient chaque soir pleine de joyeuses anecdotes à raconter.

Mais ma vie privée ne vous intéresse sans doute pas. Pardonnez-moi. C’est probablement le stress de l’attestation reçue dernièrement. Ce soir nous irons danser, cela nous fera du bien, à moi surtout. Joséphine s’est rendormie. Elle a une faculté sans égale à dormir à tout moment, en particulier après l’amour. Et ce n’est pas cinq minutes ! Mais plutôt une heure. Je m’habille et pars travailler. Il le faut bien, sinon mon patron va devoir me signaler à la police des mœurs, celle qui est en charge des « muants ». Sitôt sorti de l’appartement, je suis agressé par les images et les mots qui ne cessent de parler de cet événement qui m’attend, je ne sais quand.

19/11/2020

La mue (2)

je me réveille. Dieu soit loué ! Je l’ai échappé belle !

Mais ce n’est pas tout. Tout au long de la journée, j’ai droit à des rappels de ma condition de futur muant. Est-ce fait exprès, je ne sais pas, mais toujours est-il que cela me rappeler sans cesse l’urgence d’une bonne transformation. Tiens, tout à l’heure, juste après être sorti pour acheter ma baguette de la journée, j’ai été hélé par M Bougrenat, le marchand de chaussures qui me dit d’une voix doucereuse :

– Savez-vous ce qui est arrivé à M Rodogine hier ?

– Non, lui répondis-je.

– Eh ben, il a été transformé en bœuf à tout faire. Depuis, je m’attends à le voir passer chaque jour devant la porte et à devoir le saluer comme si de rien n’était alors qu’il transporte les légumes de tous les gens de la rue.

Vous me direz : « Mais pourquoi parle-t-on de muer plutôt que de dire qu’il y a une véritable métamorphose ? » Tout simplement par pudeur. La grande majorité des gens ne souhaite pas en parler, ni même entendre en parler. Alors plutôt que de dire qu’ils subissent une véritable renaissance, il parle de mue, ce qui n’est le cas que de quelques personnes parmi des milliers. L’exemple précédent vous donne une idée approximative des commentaires des gens. Ils ne font pas cela par bravade, mais plutôt par souci de vérité, fausse évidemment. Et puis l’habitude en est venue, en particulier de la part des plus jeunes. Eux ne risquent rien. Ce n’est que vers l’âge de quarante ans que le risque augmente terriblement d’être appelé. Et on ne peut pas refuser. J’ai connu des gens qui avaient fui  très loin, hors de France. Et bien, la police n’a pas mis huit jours pour les retrouver. Et si vous aviez vu ce qu’ils sont devenus après avoir été pris, vous n’auriez surtout pas tenté de fuir comme ils l’ont fait. L’un d’eux fut transformé en vers des sables, chaud en été, froid en hiver, le nez dans les grains, piétiné par les baigneurs, claqué sur la peau des femmes prenant leur bain de soleil. Un autre se retrouva cheval dans un puits de charbon, aveugle, ne pouvant respirer, devant tirer d’immenses bennes de charbon sur rails, se tordant les pieds entre les traverses et toussant comme un malheureux en raison de la poussière de la houille. Lorsqu’il remonta à la surface, il était méconnaissable et il s’est suicidé en se précipitant dans le puits d’où on venait de l’extraire. Enfin, le troisième se mua en ortie. Une grande tige pleine de poils urticants, des feuilles aux bords agressifs, coupée toutes les deux ou trois semaines et condamnée à repousser sans cesse pour se faire à nouveau couper, voire arracher. Oui, c’est vrai, j’avais oublié de vous le dire. Dans certains cas, on peut être transformé en plantes, généralement vénéneuses. Ce sont certes des cas extrêmes, mais ils existent. Enfin, une fois seulement, un homme fut transformé en pierre. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais il avait dû commettre de nombreuses fautes pour en arriver là. On n’a d’ailleurs jamais pu le retrouver dans la carrière où il avait été affecté, si bien qu’il n’a jamais pu avoir une autre mutation programmée. Je vous avertis, lecteurs. N’en arrivez pas à de telles extrémités. Laissez-vous faire, il ne sert à rien de lutter. Mieux vaut coopérer et attendre le jour où une nouvelle mutation aura lieu. Certains ont même fini politiques après quelques années de mutation imposée. Les politiques sont des hommes et des femmes privilégiés. Si dès la fin de leurs études, ils choisissent ce métier, ils ne reçoivent leur attestation qu’à l’âge canonique de soixante-dix ans, et ils peuvent choisir en quoi ils veulent muer. La plupart ne demandent que des changements insignifiants et avantageux, par exemple disposer d’une jambe supplémentaire pour mieux courir après les votes et se reposer dans les meetings. Quelques années plus tard, vous les retrouvez toujours en place, rajeunis, pas ou peu affectés par le fait d’avoir dû muer.

18/11/2020

La mue (1)

J’ai commencé à m’inquiéter le jour où la mairie m’a envoyé une attestation m’indiquant que la saison de la mue était arrivée pour moi. Seule l’administration a le pouvoir de choisir la date de la mue de chaque personne. Elle ne donne jamais le jour exact, mais la saison à laquelle celle-ci doit se produire. Il appartient ensuite à chacun d’être prêt le moment venu. Pourtant, à la réception de cette attestation, je n’en sais pas plus et il est évident que cela m’inquiète. Que va-t-il se passer ? Comment les premiers symptômes apparaissent-ils ?  J’ai toujours été un enfant fragile, quelque peu malingre, craignant le sport, un enfant qui se blesse facilement et met longtemps à s’en remettre. Comment voulez-vous que je ne sois pas inquiet ? Je me souviens de la fois où mes parents m’avaient laissé seul dans la cour de récréation avec les autres garçons. J’avais bien essayé de me cacher derrière le bosquet d’arbres près des toilettes, mais j’avais été repéré par un garçon entreprenant qui avait appelé les autres et tous s’étaient d’abord moqués de moi, m’avaient bousculé et battu. J’ai bien tenté de me protéger des coups de poing, mais ils m’ont alors assailli de coups de pied qui m’ont vraiment fait mal. Dès lors mes parents m’emmenaient chaque jour jusqu’à la maîtresse qui me rendait à eux le soir. Et, prochainement, m’attend une longue épreuve, d’autant plus inquiétante que personne ne sait ce qu’il va advenir au moment de sa mue. C’est très variable. Certains ont une mue très bénigne, il peut leur pousser un bras supplémentaire, un autre nez ou encore une queue. Ce n’est qu’une toute petite mue. D’autres se transforment carrément en un animal quelconque, pas seulement terrestre, mais également sous-marin ou aérien, mais plus rarement souterrain. Ceux-là, je les plains en raison des difficultés à respirer et de l’obscurité permanente dans laquelle ils doivent désormais vivre.

Ce matin, au lieu de me lever dès le réveil, je me laisse aller. À quoi bon faire des efforts si c’est pour finir en ver de terre ou en poisson ? Je m’imagine en toutes sortes d’animaux, mais j’ai beaucoup de mal à suivre les différentes étapes de la mue. Les poils ou les plumes poussent-ils en premier ? Comment vais-je devenir ovipare ou m’engendrer moi-même comme les petites cellules du corps humain ? Ces questions vous paraissent idiotes, mais je vous assure que lorsque le moment approche, elles créent des tensions invraisemblables, à la fois corporelles et psychiques, que vous êtes de plus incapables de dissocier. Alors, je laisse mon esprit vagabonder et le tourne vers des choses plus agréables : les vacances de l’an dernier dans le midi de la France, sur cette petite plage abritée par les pins. Mais aussitôt ma pensée je pense aux poux de plage, aux araignées et je m’imagine poilu et nu, affrontant les pieds énormes des enfants du voisin. Je change de sujet de délibération. Je suis pianiste et je joue dans un orchestre. Le basson crache énergiquement dans son instrument et je me vois petit microbe projeté au loin par l’air compressé, devenu sourd au passage dans les tuyaux. Bref, toujours je me vois plus petit que je ne suis, incapable de faire quoi que ce soit pour mon avenir, subissant sans résistance le broyage de ma vie passée. Qu’en sera-t-il le jour où la mue commencera ? J’ai beau me dire que si je m’en fais cela va encore plus mal se passer, rien n’y fait.  Ah ! Je me rendors… Un étrange animal vient se coller contre moi. Il ne sent pas bon et ses pattes velues commencent à m’enserrer. Je m’écarte, mais il revient près de moi. Que faire ? Au moment où je crois qu’il va m’embrasser ou me manger, je me réveille. Dieu soit loué ! Je l’ai échappé belle !

29/12/2016

Mémorandum

Étonnant que je puisse oublier (...) le principe à partir duquel seulement l'on peut écrire des œuvres intéressantes, et les écrire bien. [...]

Il faut d’abord se décider en faveur de son esprit et de son propre goût. Il faut ensuite prendre le temps, et le courage, d’exprimer toute sa pensée à propos du sujet choisi (et non pas seulement retenir les expressions qui vous semblent brillantes ou caractéristiques). Il faut enfin tout dire simplement, en se fixant pour but non les charmes, mais la conviction. »

Francis Ponge, Le parti pris des choses, suivi de proèmes, NRF Gallimard, collection Poésie, p. 109

 

Ponge invente le « proème » (Proêmes, 1948), mot forgé par contamination de PRO(se) et de (po)ÈME, mais qui reprend en réalité à la poésie grecque le terme de prooimon (« ce qui vient avant le chant » : oimè), qui désigne le prélude des joueurs de lyre (Dictionnaire mondial des littératures, entrée : “Francis Ponge”, Larousse). De manière plus simple, on peut dire qu’un proème est la partie introductive d'une œuvre, d'un poème, d'une prière ou d'un discours.

Ce mémorandum, c’est ainsi que l’appelle Francis Ponge, est justement l’introduction de son recueil Proèmes, c’est-à-dire ce qui ne doit pas être oublié avant de lire le reste. C’est bien en cela que l’auteur avance « le principe à partir duquel seulement l’on peut écrire des œuvres intéressantes et les écrire bien ». Il exprime sa conception de l’écriture qui est avant tout la conviction et non la recherche du style. Ce que les éditeurs appellent style est une manière d’écrire dans la mode du moment. Ils pensent que si vous n’avez pas de style, c’est que vos écrits ne valent rien. Ce fut et c’est vrai pour de nombreux auteurs, tels, par exemple, Proust, refusé aux éditions Gallimard par André Gide et Jean Schlumberger en 1912. Il faut attendre l’évolution progressive de la pensée de l’élite pour que le nouveau style instauré par l’auteur devienne Le Style.

Francis Ponge nous livre ici le fond de sa pensée : peu importe le style, c’est-à-dire la brillance ou les caractéristiques de l’écriture, seule compte la conviction de l’écrit et donc de l’auteur. Cette conviction s’acquiert d’abord par le choix, libre de toute mode et de toute influence, de ce que l’on veut écrire. On ne peut bien écrire que sur un sujet qui passionne et sur lequel on a réfléchi longuement. Ce n’est pas le sujet du jour, c’est vrai, mais peu importe, c’est un sujet qui vous intéresse, sur lequel vous vous êtes penché et que vous avez approfondi en vous questionnant en vous-même sans chercher à dire ce qu’en pensent les autres ou, peut-être même, en dépassant la pensée des autres. Dans Proèmes, Francis Ponge nous livre sa pensée avec sa conviction : « comment écrire pour exprimer quelque chose, c’est-à-dire soi-même, sa propre volonté de vivre par exemple, de vivre tout entier, avec les sentiments nobles et purs qui existent en vous » (Ibid p. 191). L’écriture est donc un engagement hors des conventions pour que l’auteur en exprimant sa vérité intérieure puisse trouver sa liberté et son épanouissement (même si elles sont difficiles à faire éclore).

Ponge ajoute qu’il faut « tout dire simplement, en se fixant pour but non les charmes, mais la conviction ». Dire simplement, tel est le mot d’ordre, et non chercher à briller ou être dans le goût du jour. Simplement ne veut pas dire, je le suppose, de manière simple, comme tout un chacun. Mais avec ses propres mots, sa propre manière de voir, et non déguiser sa pensée dans le moule des pensées du moment. C’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à faire : garder sa ligne de conduite, c’est-à-dire sa propre façon de voir plutôt que de la diluer dans le verbiage des autres.  Beaucoup objecteront, avec juste raison, que nombreux sont les auteurs qui ne réussissent pas parce qu’ils ne sont pas capables de produire un style agréable qui sied au lecteur du moment. C’est vrai. Mais le plus souvent, c’est plutôt par manque de réflexion et d’approfondissement que se produit ce dysfonctionnement entre l’auteur et le lecteur. L’auteur ne va pas au fond des choses. Le lecteur non plus. C’est l’échec. Le succès peut d’ailleurs ne venir que tard, même après la mort de l’auteur. On découvre ainsi des manuscrits qui se révèlent bons parce que le temps est passé sur les modes du moment.

Mais rassurons-nous, n’en est-il pas de même pour toute idée nouvelle, d’abord rejetée par sa nouveauté, puis adopter par quelques-uns, puis par tous, en oubliant d’ailleurs qui l’avait exprimé le premier ?

04/12/2016

Fleurs

Les femmes aiment qu’on leur offre des fleurs. Les hommes s’y plient, mais sans comprendre. Il ne trouve la plupart du temps que deux explications. D’une part, les femmes aiment les fleurs parce qu’elles aiment se parer et s’entourer de belles choses. D’autre part, socialement, c’est une coutume et une forme de politesse auxquelles ils doivent sacrifier pour rendre hommage aux femmes.

Mais ces deux explications n’expliquent rien. Elles ne sont qu’extérieures. Derrière se cachent des raisons intérieures qui sont à l’origine de ce qui est devenu une coutume.

Tout d’abord, les fleurs déclenchent chez une femme une sensation physique, écho de la sensation d’éveiller et de laisser s’épanouir en elle quelque chose de plus grand qui s’impose à elle. C’est la même sensation que celle de porter un enfant.

Plus profondément encore, les fleurs réveillent en elle un sentiment d’épanouissement, de plénitude face à la vie, d’ouverture et de fraîcheur intuitive que l’homme, plus conceptuel, ne perçoit plus en lui. Les fleurs sont symboles de jeunesse et d’étonnement du monde face à la grandeur et la beauté du divin qui créent et entretiennent la vie à chaque instant.

28/09/2014

Mariage

Hors de toute foi, j’étais convaincu que l’enjeu de la vie commune consiste à se découvrir soi-même en découvrant l’autre, et à favoriser chez l’autre la même découverte.

Le royaume, Emmanuel Carrère, p.21

 

L'amour est un mystère et il naît par le mystère : mystère de la nature masculine pour la femme et mystère de la nature féminine pour l'homme.

Le mariage consacre l'accession au mystère, la découverte de l'autre.

Cette découverte passe par plusieurs étapes :

  • La découverte du corps de l'autre,
  • L’épanouissement de notre propre nature,
  • la compréhension profonde des natures féminine et masculine. 

Par la consécration du mariage, la découverte du corps de l’autre acquiert une signification sacrée. C'est en effet le corps de l'autre qui devient maintenant le corps de "l'homme" ou le corps de la "femme". C'est dans ce seul corps que je réaliserai le mystère masculin ou féminin. Je n'ai pas besoin de connaître d'autres corps puisque celui-ci, dans sa nudité et son innocence amoureuse, symbolise tous les corps d'homme ou de femme. Le corps d'autres hommes ou d'autres femmes n'est plus source de désir puisque le corps de mon mari ou de mon épouse renferme à lui seul le mystère masculin ou féminin. Il est à chaque nouvelle rencontre source de découverte, d'émerveillement, d'épanouissement parce qu'il est la seule porte ouvrant sur le mystère.

          C'est pour cette raison qu'il n'est pas bon de déflorer le mystère avant le mariage. Contrairement à ce que disent de nombreux psychologues qui n'ont aucune idée de la notion de mystère et qui ne voient dans l'union des corps que la satisfaction du désir, le corps de l'autre doit être rêvé, idéalisé avant d'être doucement, avec pudeur, avec émotion, découvert. Ce n'est qu'alors que chaque rencontre sera une ouverture sur le mystère, une découverte sans cesse renouvelée, une source d'épanouissement et non de plaisir égocentrique.

Nous marchons sur le même chemin, d'un commun accord, avec le même amour et avec la même vision du chemin menant vers le bonheur, mais pas de la même manière. Cette différence tient à la nature sexuée de l'être. L'homme et la femme n'ont pas les mêmes réactions, les mêmes comportements, les mêmes schémas de pensée. Même si leur vision intellectuelle, leur explication du monde est semblable, la manière de sentir le monde et de le vivre est différente.

        Ce qu'auparavant j'aurai difficilement supporté (vivre avec quelqu'un d'aussi différent de nature), est maintenant pour moi source de joie et d'enrichissement. Là encore agit le mystère de l'amour. Je découvre en l'autre une nouvelle façon d'appréhender le monde, une nouvelle vision du monde. De même que le corps de l'aimé(e) devient symbole de l'homme ou de la femme, de même sa manière d'être m'ouvre au monde des hommes ou des femmes. A travers lui ou elle, je comprends maintenant ce qui jusqu'à présent m'avait échappé.

          Parallèlement à cette ouverture de mon propre monde vers celui des êtres de sexe opposé à travers l'aimé(e), la présence de celui-ci ou de celle-ci me confirme dans ma propre nature et l'épanouit. Les différentes tendances de celle-ci s'unissent, se resserrent, pour converger. Devant lui ou elle, je me confirme dans mon propre rôle d'homme ou de femme, parce qu'il ou elle attend cela de moi, comme moi j'attends cela de lui ou d'elle.

          Cette découverte de la nature de l'autre et l'épanouissement de sa propre nature doivent peu à peu rendre conscient ce qui jusqu'à présent était inconscient : la différence profonde de nature entre l'homme et la femme, et leur complémentarité. C'est cette compréhension de la différence et de la complémentarité des natures qui va permettre de cheminer en harmonie. Sans cette compréhension, la différence agace et peut conduire aux frictions. L'homme macho raille la sentimentalité féminine parce qu'il est incapable de sentiments. La femme couveuse resserre sa protection à tous les aspects de la vis du mari, neutralisant son besoin d'agir et de penser.

          La compréhension de la nature de l'autre, la perception de sa complémentarité, nécessitent un effort d'ouverture, de dépassement de l'égocentrisme, ce qui en soit est source d'épanouissement.

03/01/2013

Notre idéal de vie

En lisant « Le Petit Sauvage », roman d’Alexandre Jardin (nous en reparlerons), on en vient immanquablement à s’interroger sur sa vie d’adulte. Ai-je bien réalisé la vie dont j’ai rêvé enfant, ou plutôt l’idéal de vie qui constitue le plus profond de ce que j’ai rêvé d’être ? Alexandre choisit le retour à l’enfance de ses huit ou de ses treize ans. Mais il échoue, rattrapé par l’écoulement des ans. Le retour à l’enfance ne peut être un idéal de vie. Ce serait se rogner les ailes. La seule vraie enfance est celle qui reste devant nous. Mais encore faut-il ne pas la perdre de vue.

Ne jamais oublier l’idéal que nous nous sommes fixé. Mais d’abord quel est-il ? En y réfléchissant, il m’apparaît que l’important est de conduire au maximum de leurs possibilités chacune des parties de mon être, même si ce maximum n’atteint pas le niveau d’un prix Nobel. Tout le monde ne peut prétendre à cette récompense, ni même à une renommée internationale ou même nationale. Au fond, peu importe la reconnaissance que peuvent avoir les autres de ce que vous avez fait. L’essentiel est de l’avoir fait et de sentir que vous vous êtes épanoui à développer cette partie de vous-même.

La quête du graal, c’est la quête de soi-même. Vous courrez derrière jusqu’au jour où vous comprenez que l’important n’est pas de se trouver, mais de parcourir le chemin qui vous permettra de vous trouver. Epuiser toutes les possibilités de chacune des parties de son être, les amener à leur maximum, partie après partie, jusqu’à faire le tour de soi-même. Et si vous avez bien compris cet idéal de vie, vous n'atteindrez jamais ce tour de vous-même. Vous mourrez en cherchant encore et encore à améliorer telle ou telle partie de votre personnalité que vous n’avez pas encore développée.

En chemin, c’est-à-dire tout au long de la vie, ne pas se laisser attirer par ce qu’attendent les autres de vous. Ils vous voient à telle place, ou à telle autre, dans telle ou telle position sociale, professionnelle, familiale, etc. Non, être soi-même, c’est ne jamais déroger à la règle principale : se donner à fond pour toujours découvrir, embrasser le monde, lui apporter notre contribution, sans jamais chercher à en recueillir des intérêts. Et pour cela toujours s’améliorer, innover, s’enrichir sans esprit de patrimoine. Il suffit que chaque étape corresponde à une possibilité d’épanouissement pour vous-même.

Alors vous approchez du bonheur, sans jamais le saisir totalement. Vous avez sur vos lèvres cet avant-goût de paradis, vous buvez le lait de la félicité, mais sans jamais en profiter. Simplement, le laisser s’écouler et vous y baigner.

La vie est un apprentissage. Le jour où l’on n’a plus rien à apprendre, on meurt, même si l’on se croit toujours vivant.

17/11/2012

Gaité, joie ou bonheur ?

Paradoxe de la gaité : elle rend triste quand on en a perdu l’objet.

La joie n’a plus d’objet particulier. Elle se nourrit de tout. Elle est l’objet. L’école de la joie est une école de juste milieu.

Le bonheur n’a plus d’objet. Il est présent dans la durée par le fait qu’il n’est lié ni aux impressions, ni aux sentiments, ni même à la réflexion. Le bonheur est l’aboutissement d’une vie et sa transformation. C'est un instant de grâce qui se prolonge au-delà des jours.