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20/06/2015

Matinales (13 et fin)

Le lendemain, Amélie avait hâte de plonger et de retrouver ce monde qui s’offrait à elle. Elle avait eu du mal à s’endormir, pensant à sa propre vie. Oui, le jeune homme avait raison. Elle avait un problème et elle venait juste de comprendre lequel. Désormais elle se consacrerait à cette recherche, quitte à délaisser la vie quotidienne.

Elle s’habilla, prépara son sac à dos et prit le chemin de la piscine en courant. Cette course la réveilla. Les gens croisés avaient l’air heureux. Elle fit signe à une vieille dame qui lui répondit aimablement. Elle posa sa main sur les cheveux d’une petite fille qui lui sourit. Oui, le monde était transformé. Ou plutôt, elle était transformée. Lorsqu’elle arriva dans la rue de la piscine, elle vit de nombreux véhicules stationnés n’importe comment, des voitures de police et de pompiers dont les gyrophares tournaient sans cesse. Les habitants étaient aux fenêtres contemplant ce spectacle sans vraiment comprendre ce qu’il se passait. Elle s’approcha du policier qui semblait filtrer les personnes autorisées à pénétrer dans le cercle fermé par une bande d’interdiction rouge et blanche.

– Je suis une habituée. Je viens tous les jours et j’ai oublié quelque chose hier dans le vestiaire. Puis-je aller le chercher ?

– Vous ne pouvez entrer dans le bâtiment. Il risque de s’écrouler. Mais allez donc voir le maître-nageur, il vous dira ce qu’il en est.

– Merci.

Amélie avança, vit le maître-nageur, le salua et lui demanda ce qu’il se passait.

– Hier soir avant la fermeture, mais heureusement il n’y avait plus personne dans le bassin, j’ai vu un énorme bouillonnement se former à la surface de l’eau. Beaucoup plus fort que l’autre fois. Et progressivement, le bassin a commencé à se vider. Il a perdu un mètre en quelques minutes, puis deux, laissant à découvert le petit bain. Une sorte de siphon aspirait l’eau qui restait dans le grand bain, mais l’eau ne baissait plus. J’ai fait venir les pompiers, la police est arrivée. On craint que le bâtiment n’ait subi des dommages irréversibles. La piscine est bien sûr fermée. Elle ne rouvrira peut-être jamais. Les experts sont en train de l’examiner. Vous allez mieux ?

– Oui, je suis remise. Merci. Quel dommage. Il va falloir que je trouve une autre piscine.

Elle n’en dit pas plus, assommée par cette nouvelle qui la coupait de ce monde captivant dans lequel elle avait été plongée pendant quelques jours. Plus de contact. Plus jamais, probablement, se dit-elle.

Elle dit au revoir au maître-nageur, franchit en sens inverse la bande d’interdiction et partit en courant, souriant au monde des hommes, au soleil du matin et à cette vie nouvelle qui s’offrait à elle en ce jour nouveau. Elle savait que ce serait dur, qu’elle trébucherait. Mais elle avait désormais une certitude que personne ne pourrait lui enlever. Sa vie avait un sens.

19/06/2015

Matinales (12)

La femme l’attendait, flottant entre deux eaux. Elle n’avait pas bougé et elle souriait comme si elle voyait sa famille.

– Pourquoi dites-vous que votre petit garçon sait ? Lui demanda Amélie.

– Les enfants ont des capacités insoupçonnées. Ils gardent en eux le souvenir du vrai monde. Les adultes les trouvent affabulateurs, mais ils savent. Cela s’estompe progressivement entre la deuxième et la troisième année, lorsqu’ils commencent à s’ancrer dans l’univers. C’est à cet âge que commence leur mission, comme pour tous les hommes et les femmes sur terre. Cette transition est nécessaire. Elle met en eux la certitude d’un autre monde, même s’ils l’oublient ensuite. Cela reste en arrière-fond dans leur inconscient. Ils peuvent en rêver ou, lors d’un moment difficile, en avoir une faible réminiscence qui les aidera à se dépasser. Ils peuvent aussi, à moitié de leur vie, s’interroger sur eux-mêmes et se mettre à chercher. Ils se mettent en quête d’une autre vie, plus intime, plus tournée sur leur propre réalisation. Chacun réagit différemment, mais beaucoup d’entre eux sont travaillés par ce rappel à soi qui peut être brutal ou tout à fait inoffensif.

– Vous me parlez d’une mission que chaque homme doit accomplir. Mais c’est quoi cette mission ?

– Nous sommes tous uniques, dotés d’une personnalité intime et différente qu’il nous faut développer et qui nous rendra heureux pleinement si nous y arrivons. Celle-ci n’a rien à voir avec la réussite matérielle que la société met en avant et que beaucoup donnent en exemple. Non, c’est une sorte de contentement intérieur, un soleil secret qui éclaire au fil des jours le quotidien et qui sent le vrai monde. Vous avez déjà entendu cette expression, « en odeur de sainteté ». Et bien, elle est réelle et votre vie bascule, vous vivez déjà de l’autre côté en étant toujours de ce monde. Certes, il vous arrive très souvent de redevenir comme les autres, ceux qui n’ont pas fait cette expérience, mais vous savez et vous vous efforcez de la revivre.

– Moi aussi, j’ai donc cette expérience à faire ?

– Oui, bien sûr ! Tous, même les plus pauvres, même les plus handicapés, même les plus méchants ou les plus intelligents ont cette mission. Tous nous portons en nous ce trésor à découvrir et à exploiter. C’est le but de ce passage sur terre, le but de la vie.

– Et vous, l’avez-vous vécu cette expérience ?

– Oui et non. Cela s’est passé tellement vite. J’étais préoccupé par le fait que je ne pouvais avoir d’enfant. Cela devenait une obsession. Lorsqu’enfin nous en avons attendu un, je me suis entièrement consacré à lui. Mais je n’ai pas compris que cet intérêt était personnel et obsessionnel. J’ai ennuyé mon mari, mes parents, par cette attention permanente au fait qu’il grandisse en moi, qu’il allait voir le jour grâce à moi. Trois jours avant sa naissance j’ai commencé à ressentir les premières douleurs. Ce n’était pas encore le moment. Je n’ai rien dit, à personne. J’ai poursuivi mon travail et côtoyé mes proches sans rien leur dévoiler de mes douleurs. Un soir, mon mari est rentré du travail et m’a trouvé évanouie dans la cuisine. Je me suis réveillé sur la table d’accouchement, environnée de blouses blanches, ressentant une violente douleur au bas du ventre. J’ai en un instant compris mon erreur. Le soleil dont je vous parlais est apparu et a éclairé mes derniers moments. Cela m’a sauvé.

– C’est pour cela que vous cherchez à contacter votre famille ?

– Oui, je dois leur faire part de mon bonheur alors qu’ils s’imaginent que la fin de ma vie a été un cauchemar.

Amélie fit signe à la femme qu’elle devait remonter, manquant d’air. Elle lui promit d’aller voir sa famille et de lui faire part de ses derniers moments où elle rencontra le bonheur, puis remonta. Les scolaires étaient déjà là. Il était l’heure. Elle devait sortir du bassin. Je reviendrai demain, se dit-elle avant de s’essuyer avec sa serviette de bain.

18/06/2015

Matinales (11)

Alors elle prit la décision d’agir. Elle sortit, regarda l’eau claire et plongea. Ils étaient là !

Elle chercha la jeune fille, en vain. Sans doute avait-elle quitté le monde des tangentiels. Emilie le regretta, car elle aurait pu lui expliquer. Il fallait trouver un autre partenaire avec qui entrer en contact. Nageant doucement, elle passait devant chaque personne, leur faisant un signe, tentant de se faire remarquer. Ceux-ci ne la voyaient pas, continuant leur dialogue à deux ou trois. Enfin ! Une femme, la quarantaine, encore jolie, lui décocha un sourire. Elle l’avait vue. Elle mit du temps à entrer en relation avec Emilie. Celle-ci entendit sa voix, une voix faible, douce, qui naissait dans sa tête et entamait le dialogue intérieurement avec elle.

– Vous devriez rassembler vos cheveux, lui dit-elle. Nous n’aimons pas ces filaments qui flottent autour de vous. Ils risquent de nous capturer et de nous attirer vers la surface.

Amélie ne comprit pas et ne put rien faire. Elle n’avait pas d’élastique sous la main. Elle avait plongé sans réfléchir, mue par instinct et curiosité. Elle se rappela la mission qu’elle s’était donnée.

– En quoi puis-je vous être utile ?

– Je suis morte en couche. J’ai pu sauver mon bébé, mais le médecin n’a rien pu faire, je perdais mon sang et il n’a pas pu savoir pourquoi. Mon mari est seul maintenant avec mon petit garçon. Je les vois de temps en temps et cela me suffit pour être en paix malgré la position inconfortable de tangentielle. Je ne peux communiquer avec eux et il faut qu’ils sachent que je les vois et que je suis heureuse d’être là, près d’eux. Pour qu’ils soient sûrs que c’est bien moi, dites-leur que vous venez de la part de Mouche. Ils sauront que c’est moi. C’est le surnom que mon mari m’avait donné lorsque nous nous sommes mariés. Nous n’avons jamais divulgué ce surnom. Ils sauront ainsi que c’est bien moi.

– Mais pourquoi dites-vous nous ? Votre petit garçon ne parle pas et ne sait même pas que vous êtes morte.

– Si. Il vient de l’autre monde et il en est parfaitement conscient. Il ne sait pas encore communiquer avec l’univers matériel. Il faut qu’il fasse son apprentissage. Mais il sait parfaitement où il est et pourquoi. Ce n’est que progressivement qu’il oubliera notre monde pour ne plus connaître que le vôtre.

L’esprit d’Amélie s’ouvrit. Elle se souvint qu’étant petite, elle s’échappait en rêve et flottait au-dessus d’elle-même. Elle arrivait parfois à partir et à visiter les alentours en volant par le seul fait de sa volonté. Concentre-toi, se disait-elle. Elle bandait son cerveau et ses muscles et s’extrayait de la pesanteur. Lorsqu’elle était en forme, elle planait et écoutait les conversations, pénétrant au travers des maisons. Progressivement tout cela s’est estompé, puis complètement arrêté. Elle n’avait plus aucun souvenir de ces possibilités. Elle fit part de ces réflexions à la femme.

– Oui, beaucoup d’entre nous, très jeunes, ont des réminiscences d’une autre vie. La plupart les oublie très vite et n’en conserve aucun souvenir. Quelques-uns n’ont rien de précis, mais savent au fond d’eux-mêmes qu’il existe un autre monde. Ils ne savent pas pourquoi, ni ce qu’il est. Mais dans certaines circonstances de la vie, ils s’en souviennent et savent qu’ils ne peuvent faire telle ou telle chose. Très peu conservent des faits précis en mémoire. Ceux-là sont forts. Ils ne font peut-être rien de leur vie matérielle, mais ils sont de roc pour les autres grâce à leur certitude d’un au-delà.

Amélie se sentit très vite en harmonie avec cette femme, malgré leur différence d’âge, presque vingt ans. Elle parlait posément, de manière très vivante, non pas passionnée, mais pleine de certitude. Elle lui promit de contacter son mari et son fils de leur dire qu’elle veillait sur eux. Puis elle la questionna.

– Je ne comprends vraiment pas pourquoi à certains moments vous êtes là et à d’autres rien. Il y a bien une règle à cela ?

– Oui. Nous devons prendre contact avec nos anciennes connaissances pour diverses raisons. Cela est fatiguant, épuisant même. Alors nous avons besoin de repos. Même si nous n’avons plus notre corps réel, nous revêtons notre ancien corps pour quelques minutes, voire quelques heures. Puis nous repartons dans l’autre monde pour nous refaire des forces.

– De quel monde parlez-vous ? Comment est-il fait, que voyez-vous, que ressentez-vous ?

– Vous touchez une interdiction. Nous ne pouvons en parler. Sinon nous perdons le privilège de pouvoir entrer en contact avec vous et de faire passer notre message qui est notre seule motivation. Alors aucun de nous ne vous dira ce qu’il en est de cet autre monde. Mais rassurez-vous, vous êtes un des rares humains à voir des tangentiels. C’est déjà beaucoup.

– Comment faites-vous pour apparaître dans cette piscine ?

– Il existe d’autres lieux qui permettent d’établir le contact. Par exemple, au fin fond d’une forêt ou encore dans une grotte où les hommes ont vécu il y a très longtemps.

Amélie dut remonter respirer. Le maître-nageur lui fit le signe de sortir de l'eau, mais elle plongea à nouveau.

15/06/2015

Matinale (10)

Pendant deux jours, Amélie ne put prendre le chemin de la piscine. Ce n’est pas qu’elle avait peur, mais elle n’était pas prête à affronter à nouveau ce monde venant d’elle ne savait d’où. Il lui fallait être en pleine forme si elle voulait percer le mystère. La troisième nuit, elle fit un rêve. Elle était dans le train, regardant le paysage qui se déroulait tranquillement. La voie ferrée suivait une route. Elle vit la route s’éloigner légèrement, semblant prendre la tangente, puis s’ouvrir en deux routes plus petites. Un poteau indicateur donnait bien les directions, mais celui-ci se trouvait devant, sur la route principale, plus large, et était planté au milieu de la chaussée. Chaque automobiliste devait presque s’arrêter pour l’éviter. On voyait sur le poteau de nombreuses traces montrant à l’évidence qu’il était fréquemment percuté. Mais il restait là, vraisemblablement par la volonté de quelqu’un qui avait le pouvoir de ne rien changer malgré la forte occurrence des accidents. Au moment où le train allait passer à proximité, une voiture, roulant à vive allure, arriva. Elle dut freiner puissamment et ne s’arrêta qu’à quelques centimètres du poteau. Son conducteur émergea de l’habitacle, regarda le poteau, alla dans le coffre de sa voiture, en sortit une tronçonneuse, la mit en route et coupa l’épieu. Il le poussa non sans difficulté dans le fossé, puis remit l’appareil dans le coffre et démarra. Emilie ne sut jamais quelle route la voiture avait prise, car elle fut réveillée par le sifflet du train. A quel moment avait- elle commencé à rêver dans le songe qu’elle faisait ? Il n’était pas possible que le train ait suffisamment ralenti pour lui laisser voir toute la séquence de l’incident. Elle avait dû s’endormir à un moment quelconque, probablement lorsque la voiture s’était arrêtée devant le poteau indicateur. Elle avait rêvé la suite et se réveillait en raison de la stridence de l’avertisseur du train. Cependant elle comprit bien vite qu’il se passait quelque chose de bizarre. Elle aurait dû se réveiller dans le train. Or elle se trouvait dans son lit. Pourquoi avait-elle entendu le sifflet de la locomotive alors qu’il n’y avait pourtant aucune voie ferrée à proximité de sa maison ? Elle entrevue un décalage entre son rêve et ce qu’elle vivait. S’était-elle éveillée ? A quel moment l’avait-elle fait ? Avait-t-elle rêvé l’ensemble de la séquence ? Elle ne savait plus. Rêver qu’elle rêvait. Quelle bizarrerie ! Quand avait-elle pris la tangente ? Elle passa une partie de la nuit à tenter de comprendre, mais rien ne vint. Elle s’endormit tard, mais se réveilla de bonne humeur, reposé et entreprenante.

Ainsi le troisième matin, elle fut prête à prendre le chemin de la piscine. Elle emplit son sac de son maillot, de sa serviette de bain et d’un petit sandwich qu’elle dégusterait après s’être rhabillée. Puis elle sortit.

Arrivée devant la piscine, elle eut un moment d’hésitation. Encore une fois, l’inconnu ! Ai-je vraiment envie de savoir. Ne vaut-il pas mieux rester dans l’ignorance ? Ne risques-tu pas d’être aspirée dans cet enfer et ne plus pouvoir remonter ? Mais, vous commencez maintenant à la connaître, elle ne put résister à l’appel de ce monde délirant. Elle entra. Elle prit sa cabine habituelle, se changea en pensant à ce qui l’attendait, oublia de vérifier sa tenue, prit sa douche et courut vers le bassin. Elle allait plonger lorsqu’un frémissement parcouru la surface de l’eau, habituellement calme. C’étaient de petites vaguelettes qui ridaient la partie centrale du bassin et qui, rapidement, se transformèrent en turbulences. De grosses bulles crevaient la surface comme si l’eau se mettait à bouillir. Le maître-nageur se leva, les yeux écarquillés, bégayant et montrant du doigt le phénomène :

– Là… Là… Re-regardez… Que… Que se passe-t-il ?

Emilie contemplait cette étrangeté, se demandant si elle allait pouvoir ou non plonger. Elle regarda le fond. L’eau était transparente, de petites rides couraient vers les bords, créant des interférences qui empêchaient de bien distinguer le carrelage et les couloirs divisant la longueur. Rien ne semblait flotter dans le liquide, seules des bulles crevaient la surface, semblant sortir du fond. Très vite, cela s’arrêta. Les dernières bulles montèrent doucement, tremblantes, comme des larmes sortant d’un regard ouvert sur un autre monde. Le maître-nageur semblait subjugué. Il s’était penché sur l’eau, se tenant cependant à distance du bord. Il était effrayé et ne savait que faire. Il en oublia Emilie et se précipita vers son bureau. Elle le vit prendre le téléphone et composer un numéro, le doigt tremblant. La communication établit, il parla d’une voix forte, mais bredouillante, les mots se bousculant dans sa bouche. Ses émotions l’empêchaient de se faire comprendre. Il montrait d’un doigt tremblant le bassin, sans parvenir à être clair. Après un moment de silence pendant lequel il écouta son interlocuteur, il raccrocha, puis s’effondra sur sa table, la tête entre ses bras, secoué de sanglots qu’il ne maîtrisait pas. Emilie, impassible, le regardait, sans rien dire.

10/06/2015

Matinale (9)

Elle remonta pour respirer. Elle ne pouvait faire autrement. Reprenant son souffle, elle fut tout à coup secouée en tous sens par un tremblement de l’eau, à la fois aspiration et propulsion d’une autre masse de liquide. Le maître-nageur lisait son journal, ne voyant pas cet orage venant du fond de la piscine. Elle eut envie de nager très vite jusqu’à l’échelle permettant de sortir de l’eau et de fuir cette masse fluide. Mais elle se dit que c’était peut-être l’unique occasion de savoir de quoi il s’agissait. Alors, elle prit de l’air et plongea.

C’était une véritable tornade. Les tangentiels se laissaient faire et paressaient habitués. Ils roulaient entre les bulles d’air, emportés comme des fétus de paille. Leurs bras et leurs jambes semblaient indépendants de leur corps, formant de véritables tentacules se mouvant d’eux-mêmes. Ils n’avaient pas l’air effrayés. Ils semblaient presque heureux, comme les gens sous l’emprise d’une drogue. Ils ne pensaient plus, libres de toute attache, de tout souvenir, de toute crainte. Amélie était elle-même secouée, emportée par cette furie qui se passait à l’intérieur de la piscine. Elle vit la jeune fille la regarder, lui crier quelque chose. Mais elle ne sut ce qu’elle voulait dire. Plusieurs tangentiels passèrent à travers elle, sans effort, comme si elle n’existait pas, sans un mot d’excuse. Les deux mondes se côtoyaient sans réellement se rencontrer, à la façon des allumettes frottées sur le grattoir. Cette friction formait une étincelle qui devenait flamme après la fin de la combustion instantanée. Ici, elle durait. Elle semblait ne pas vouloir ou ne pas pouvoir s’arrêter. Amélie perdait pied, se sentait impuissante à réagir et se laissait engourdir par ce tsunami. A un moment donné, elle fut aspirée vers le fond. Elle vit celui-ci s’ouvrir à la manière d’un trou fait par une balle de pistolet dans la carrosserie d’une voiture, un trou bien rond, au rebord déchiré vers l’extérieur tout noir, mais avec un reflet lumineux attirant l’œil. Elle se sentit dégrisée et lutta pour sortir de l’attraction que ce trou exerçait sur son propre corps. Elle fut prise dans une bulle d’air assez grande pour lui permettre de respirer, la sauvant ainsi de la noyade. Celle-ci l’entraîna vers la surface sans qu’elle eût besoin de nager. Elle regardait les tangentiels faire le chemin inverse, emportés par l’aspiration, et s’engouffrer dans la plaie ouvert du fond de la piscine.

L’eau se calma, la blessure se referma progressivement, laissant passer les retardataires, les dernières bulles s’échappèrent et firent surface avec Amélie. Elle se retrouva nageant tranquillement dans une eau parfaitement calme, comme si de rien n’était. Elle crut qu’elle avait rêvé. Même le maître-nageur n’avait rien vu, préoccupé par la lecture de son journal. Elle était seule et se dirigea vers l’échelle de sortie, calme en apparence. Son cœur battait vite cependant. Elle n’arrivait pas à reprendre ses esprits. Elle voyait la surface tourner et ne savait plus si elle était encore sous l’eau ou si l’horizontal devenait vertical. Elle atteignit l’échelle, s’y agrippa et s’efforça de monter. Elle s’assit sur le carrelage froid qui lui fit du bien, tenta de prendre sa serviette, mais s’évanouit avec un petit râle qui alerta le maître-nageur. Celui-ci se précipita, lui donna légèrement quelques claques, la couvrit d’un peignoir très épais et la conduisit vers une sorte de petite infirmerie. Etendue sur un lit d’examen médical, elle se laissait faire, ne pensant à rien, continuant de contempler le trou noir et lumineux qui s’était formé au fond de l’eau. Elle avait vu sa mort dans cette blessure et n’avait pas eu peur, loin de là. Elle avait même eu une attirance irréfléchie pour ce mélange d’obscurité et de luminosité, de noir et de blanc qui ne formaient pas du gris. C’était une autre couleur, inconnue, indéfinissable, attirante, qui semblait vous arracher le cœur et vous aspirer en elle. Amélie s’endormit sans en avoir conscience, un sourire béat sur ses lèvres.

07/06/2015

Matinale 8

Scrupuleusement, elle accomplit son devoir. Elle chercha l’adresse de la jeune femme, s’y rendit et lui remit le mot de passe sans toutefois lui dire qu’elle avait vu son mari. C’était une belle femme, pas forcément une beauté ; mais elle possédait un certain charme. Elle écouta ce que lui dit Emilie, mais ne lui demanda pas comment elle connaissait l’existence de ce mot de passe. Elles cherchèrent ensemble dans l’ordinateur d’Adrien, son mari, et trouvèrent effectivement tout ce qui concernait les actions de la SOC. La jeune femme la remercia chaleureusement, lui dit qu’elle pouvait revenir quand elle voulait, qu’elle serait toujours la bienvenue. Elle n’eut pas une fois une interrogation quant à sa connaissance d’Adrien. Emilie repartit, heureuse d’avoir pu rendre ce service à une famille éplorée. Elle allait pouvoir passer à ce qui l’intéressait particulièrement : qu’en est-il de cette tangente dont avait parlé Adrien ?

Le lendemain, elle prit à nouveau le chemin de la piscine. Elle ne savait pas ce qui allait se passer. Les tangentiels seraient-ils là ? Elle ne comprenait pas qu’elles étaient les raisons de ces apparitions ou de ces disparitions. Un jour ils étaient là, un autre jour ils étaient absents. Adrien n’avait rien dévoilé de ce mystère et elle-même, malgré ses interrogations, continuait à n’y rien comprendre. Elle décida de se rendre à la piscine en courant. Elle prépara un petit sac à dos, y mit sa serviette de bain, son peigne, son maillot évidemment, enfila un short de sport, un tee-shirt et sortit. Dehors, il faisait frais. Elle courut doucement, puis accéléra en se laissant bercer par le rythme de sa course. Elle aimait cette cadence régulière qui lui permettait de réfléchir sans peine. Les idées lui venaient, indépendantes d’une démarche rationnelle et lui donnaient des réponses, parfois insolites, aux questions qu’elle se posait. Elle prolongea sa course en prenant un chemin de traverse et fit deux kilomètres de plus. Mais rien ne vint. La question de ce monde tangentiel restait inabordable à son esprit pourtant enfiévré.

Elle transpirait légèrement lorsqu’elle monta les marches de l’entrée à la piscine. Elle dut s’essuyer avec sa serviette avant de pouvoir enfiler son maillot. L’eau fraiche me fera du bien, pensa-t-elle. Tout ceci fut fait mécaniquement, sa pensée toujours fixée sur le monde tangentiel. Elle oublia de vérifier sa touffe et plongea aussitôt dans le bassin sans réfléchir. L’immersion fut brutale. Elle eut l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Plus de pensée… La froideur de l’eau, le frisson du contact, la chair de poule du saisissement. Les yeux fermés elle se laissa glisser comme si elle était entraînée entre les gouttes. Puis elle ouvrit les yeux. Ils étaient là. Ils ne la voyaient pas, ne se préoccupaient que d’eux, discourant à deux ou trois sans attention à ce qui les entouraient. Elle eut envie de leur crier « Regardez-moi, je suis là, prenez contact ! » Mais rien. Elle chercha alors Adrien. Il n’était pas là. Il était probablement délivré et était passé de l’autre côté du miroir sans possibilité de retour. Déçue de ne plus avoir de contact, elle était néanmoins heureuse de constater qu’elle avait aidé quelqu’un à franchir la ligne. Elle nageait, remontant périodiquement pour respirer, puis replonger et se laisser glisser entre les spectres. « Tiens ! Là… Une jeune fille qui me regarde. Oui… Elle me fait un signe. J’ai un nouveau contact. » Elle la contourna pour montrer son intérêt et s’arrêta en face d’elle, attendant qu’elle lui parle. Le contact fut établi sans qu’elle sache comment. La jeune fille lui parlait et les sons venaient de sa tête à elle et jaillissaient en dehors, leur donnant une résonance qui les rendant compréhensibles.

– Qui êtes-vous  et que faites-vous ici ? demanda la jeune fille.

– Je viens tous les jours m’entraîner. Un jour, j’ai aperçu vos compagnons. Cela m’a fait un coup. On ne s’attend pas à voir des êtres humains discourir tranquillement au fond d’une piscine comme si de rien n’était. Quelqu’un de chez vous m’a contacté et confié une mission. Je l’ai accompli, mais je n’ai pu retrouver cette personne. Je suppose qu’elle est partie dans l’autre monde ?

– Oui, c’est plus que vraisemblable. Moi, je vous ai remarqué à votre ombre, plus fluide et franche en même temps. La lumière que nous émettons ne passe généralement pas à travers vos corps. Vous ne la voyez pas, mais nous nous savons qui la capte et y est sensible. Vous l’êtes, aussi votre ombre apparaît à nos regards et nous parle de votre sensibilité. C’est pour cela que je vous ai remarqué lorsque vous êtes passé près de moi. Beaucoup parmi nous ne prenne pas garde à ce qui est insolite. Ils sont pour la plupart encombrés dans leurs pensées ou leurs conversations qui tournent toujours autour des mêmes thèmes : comment sortir de cette tangente dans laquelle nous sommes enfermés. Ils n’ont pas compris qu’il faut d’abord sortir de ses propres pensées. On ne le comprend que difficilement, par lassitude de parler et de penser.

– Vous, alors, que vous est-il arrivé ? demanda Amélie.

Elle vit la jeune fille fondre en larmes, puis, au bout d’un moment, lui sourire béatement.

– Vous vous intéressez à moi. Enfin ! Quelqu’un qui me voit et qui me parle. Je vais enfin pouvoir sortir de cette existence sans réelle vie. Merci mon Dieu. Merci.

Et la jeune fille sembla perdre sa consistance et se dissoudre dans l’eau. Dans une minute elle ne sera plus.

Comment la rattraper pour qu’elle m’explique, pensa Amélie.

04/06/2015

Matinale 7

Elle redescendit aussitôt, se retrouva à côté du jeune homme et lui fit signe. Il parut soulagé.

– J’ai cru que je vous avais perdu et m’en inquiétais. Vous êtes vraiment la première à qui je peux parler. Je suis enfin délivré ou plutôt je le serai lorsque vous aurez parlé à ma femme. Je pourrai alors m’éloigner de cette zone difficile à mi-chemin entre notre destination après la mort et le monde matériel dans lequel vous vivez. J’ai l’impression d’être écartelé et de tomber dans le vide. On y voit très peu de gens, qui tous, comme moi, attendent un possible contact avec le monde terrestre pour être délivré. Vous connaissez les fantômes bien sûr. Mais il n’y a pas qu’eux. Nombreux sont ceux qui tentent d’entrer en contact avec leurs anciennes connaissances. Chacun choisit sa stratégie. Ici, ce sont les tangentiels, comme on nous appelle de l’autre côté. Nous avons choisi de rester dans cette zone quasi matérielle jusqu’à ce que l’un de nous entre en contact avec un humain. En fait c’est un choix. Il se fait après le tunnel conduisant vers le lieu de lumière. Après l’examen de notre vie, il nous est donné de choisir ce que nous voulons faire en fonction de ce que nous avons fait dans notre vie : avancer sur le chemin, temporiser et réfléchir, laisser un signe à ses proches. C’est ce que j’ai choisi. Nous sommes en attente en un lieu difficile à définir, car nous ne sommes pas toujours conscients. De temps en temps, nous sommes propulsés aux abords du monde matériel, sans jamais cependant pouvoir y pénétrer entièrement. Il nous appartient de trouver le moyen de le contacter. On peut laisser un signe, déplacer des objets, parler de manière déguisée à quelqu’un, se montrer tout simplement sous forme de spectres, de fantômes, d’ectoplasmes. Mais cela suppose que de votre côté, quelqu’un soit attentif à ces signes, soit parce qu’il cherche, soit parce qu’il est curieux de nature, soit parce qu’il est dans une période psychologique difficile. Je pense que vous avez une difficulté dans la vie. Laquelle, je ne sais. Mais il faut la résoudre et vous n’aurez plus cette incertitude chronique qui vous conduit vous aussi près de cette tangente. C’est probablement pour cette raison que nous pouvons nous parler aujourd’hui. Ce ne sera peut-être plus possible demain.

– Et bien merci, s’exclama-t-elle. Ce n’est pas très gentil de me dire que j’ai un problème et que je dois le résoudre. Pourquoi en êtes-vous si sûr ? Cela va-t-il m’aider que vous me le disiez ? J’avoue ne pas comprendre. Je vous rends service, je vous délivre de vos cauchemars et pour me remercier vous me donnez une tâche à laquelle je ne m’attendais pas et qui va peser sur mon existence jusqu’à ce que je l’accomplisse. De quel droit faites-vous cela ?

– C’est plus qu’un droit. C’est un devoir auquel je ne peux me soustraire. Ceux qui s’engagent dans le choix d’être en tangente doivent prêter un serment moral. Dire la vérité à ceux qui leur viennent en aide, quelle qu’en soit les conséquences terrestres. Cela les sauvera probablement d’une vie post-mortelle pénible et incertaine.

Emilie ne sut que dire. Elle avait beaucoup de mal à suivre tout ce que lui expliquait l’homme. Cela lui paraissait à la fois extraordinaire et familier. Oui, quelque chose comme si l’on grattait une surface peinte pour dévoiler la vraie nature de l’objet. Tout à coup, elle se rappela :

– Attendez, il faut que je remonte.

Un coup de pied lui permit de repasser en surface pour respirer. Il lui semblait qu’elle avait oublié de le faire depuis un bon moment. Et pourtant cela ne lui avait pas manqué.

Elle replongea aussitôt, mais l’homme n’était plus là. Elle le chercha parmi les promeneurs qui discutaient entre eux. Elle parcourut la piscine, se rendit aux quatre coins. Il avait bel et bien disparu. Elle dut remonter à nouveau. Son souffle s’était accéléré, elle ne tenait plus la durée. Elle eut une impression d’étouffement qui la contraignit à regagner les bords de la piscine et à reprendre pied. Au même moment le maître-nageur siffla. C’était l’heure des scolaires qui entraient bruyamment en s’agitant. Elle vit à la surface une sorte de bouillonnement assez bref. « Ils sont repartis ! », se dit-elle, « et je suis la seule à le savoir ».

03/06/2015

Matinale 6

Reprenons la nouvelle "Matinale" dont la dernière parution date du 3 mars 2015. Elle était laissée pour compte, car je ne savais comment finir. La patience et l'application des phases de la recherche ont produit leurs fruits. Nous pouvons poursuivre.

 

Emilie reprit le lendemain le chemin de la piscine. Elle était quelque peu angoissée. Qu’allait-elle trouver dans cette piscine mystérieuse ? De nouveaux êtres insaisissables ou le vide normal de toute piscine sans humain. Arrivée à l’entrée, elle hésita, puis paya son entrée, se rendit au vestiaire, se déshabilla et enfila son maillot. Préoccupée par ses pensées, elle oublia de vérifier son entre-jambes. Elle se dirigea vers les douches, pressée d’en avoir le cœur net. Comme à son habitude, elle contempla un moment la surface de l’eau, limpide et sans une ride, puis elle plongea.

Le monde des morts était là, bien vivant, animé de personnages.

– Mais, pourquoi ?, se demanda-t-elle.

Remontant à la surface pour respirer, elle regarda l’au-dehors, puis l’au-dedans. Aucune rupture. Elle n’éprouva aucun changement d’impression, un léger décalage entre les deux regards, un déclic inaudible. Rien, un monde lisse et pourtant ô combien différent.

– Quelle superposition existe-t-il entre les mondes ? Et d’abord, y a-t-il deux mondes, celui des vivants et celui des morts ? Mes lectures ne m’ont rien appris. Je n’aurais sans doute jamais de réponse, mais je ne peux rester ainsi. Que faire ?

Plonger, jusqu’à savoir.

Elle se laissa couler, passant entre les spectres ou les morts ou les fantômes ou les personnes présentes, elle ne savait. Elle les regardait en face, les yeux dans les yeux. Et tout à coup, l’un d’eux lui donna un signe de reconnaissance. Ses yeux s’éclaircirent, il battit des paupières et ouvrit la bouche comme pour parler. Craintivement, elle s’approcha de lui. Elle ne pouvait parler, mais elle manifesta un grand intérêt à cette personne, comme si elle la connaissait. Elle n’avait aucun souvenir de lui, mais peu importait. Enfin, elle communiquait. Elle entendit alors, au plus profond d’elle-même, la voix de cet homme encore jeune. Il l’appelait et lui demandait de l’aider. Elle le regarda et vit sa détresse dans ses yeux. Elle lui fit signe qu’elle l’écoutait.

– Je ne sais qui vous êtes, mais vous êtes la première avec qui je peux entrer en contact. Pourquoi en est-il ainsi, je ne sais. Je ne sais non plus si cela durera, alors écoutez-moi, je vous en supplie. Je suis mort il y a trois mois dans un accident : une voiture folle dont les freins avaient lâché, qui a percuté le trottoir et m’a écrasé contre le mur d’une maison. Je n’étais pas beau à voir, une masse de chair sanguinolente mêlée à des habits déchirés. Ruth, ma femme, que j’aime toujours, n’a même pas pu me voir une dernière fois. Elle et mes trois enfants n’ont plus rien de moi, que l’appartement que je leur ai laissé. Pourtant, j’étais riche. J’avais acheté des actions de la Standard Oil Compagny et, suite à la découverte d’un immense gisement de pétrole en Alaska, le prix de celles-ci a été multiplié par dix. Ruth a bien regardé dans mon ordinateur, car elle savait que j’y tenais mes comptes. Mais j’avais mis un mot de passe qu’elle ignorait. Elle n’a plus d’avance et cherche du travail alors qu’elle pourrait vivre sans problème. Pouvez-vous lui donner le mot de passe ? Cela me permettrait de franchir réellement la ligne et de l’attendre de l’autre côté dans la sérénité pour une nouvelle vie.

Amélie fut interloquée. Tout s’embrouillait dans sa tête. Qui est cet homme ? Comment peut-il me parler ? Que signifie cette nouvelle vie dont il me parle ? Elle ne savait quoi répondre. Mais la question était pressante. Il semblait tellement mal en point. N’écoutant que son cœur, elle lui répondit qu’elle était prête à l’aider.

– Donnez-moi l’adresse de votre famille, j’irai la trouver, lui dirai l’intérêt de vos actions et lui donnerai votre mot de passe. Mais, en échange, je veux que vous m’expliquiez ce que je suis en train de vivre : ce monde imprévu qui s’ouvre devant moi, ces êtres que je vois au fond de cette piscine, tous morts et pourtant si vivants. Pourquoi à certains moments ils se dévoilent et à d’autres rien n’apparaît ?

 Elle avait dicté ses conditions sans y penser. Celles-ci étaient venues toutes seules et elle en fut heureuse. Elle ne sut pas comment elle lui avait répondu. Etant sous l’eau, elle ne pouvait parler. Ces paroles s’échangeaient par la pensée, beaucoup plus vite que dans la réalité, quasi instantanément. Elle commençait à être à court d’air et fit signe au jeune homme qu’elle remontait s’approvisionner en air, puis redescendrait. Un coup de talon la projeta dans l’autre monde, le vrai. Elle ouvrit les yeux, reprit son souffle, contempla la surface parfaitement lisse de la piscine, reconnu le maître-nageur assis sur sa chaise qui ne se doutait de rien. « Est-ce possible ? », se demanda-t-elle.

03/03/2015

Matinale 5

Avant de reprendre le chemin de la piscine, Emilie décida de faire de nouvelles recherches. Elle s’intéressa aux univers parallèles découverts par le physicien américain Hugh Everett en 1957. Elle se souvenait d’avoir lu un jour que quelques savants se posaient la question de savoir de quel lieu notre propre univers était issu et laissaient tomber la question plus subtile de l’existence d’une créateur démiurge. Le continuum se poursuivrait-il au-delà de ce que nous connaissons ? Y aurait-il des relations entre notre espace-temps-matière et d’autres spatialités-temporalités-matérialités ? Elle imaginait des trous noirs constituant des entrées dans ces autres univers, elle se sentait tout à coup prise dans le tourbillon attractif d’un grand vide qui conduisait vers un au-delà inimaginable, peuplé de créatures étranges ou même d’êtres humains semblables à nous ou sans doute nous-mêmes. Après un séjour sur terre, ils poursuivent leurs vies multiples en d’autres lieux et d’autres temps, peut-être sans matérialité. Insaisissable cette vision ! Mais elle aimait s’interroger sur cet aspect des choses. Feuilletant les pages d’Internet, elle découvrit que l’univers n’est plus seul et unique comme son nom l’indique. Grâce aux sciences mathématiques, nos savants ont découvert qu’il est très probable que l’univers soit multivers. De plus, elle lut que l’on commence à avoir des preuves de cette géniale intuition. Ainsi la bulle de notre univers, qui s’étend de plus en plus dans l’espace (mais peut-on encore parler d’espace ?), en expansion constante, côtoie d’autres univers qui naissent et meurent à côté de nous (tout est relatif, ce sont des milliards et des milliards d’années-lumière, immesurables !).

Andrei Linde, un des théoriciens de l’inflation, explique que notre univers est une bulle d’espace-temps noyée dans une mousse d’autres univers. Ainsi le big-bang n’est pas la naissance du cosmos à partir du rien, mais une expansion dans un « faux vide ». Ce faux vide se caractériserait par une énergie très élevée et un champ gravitationnel répulsif, une sorte de gravitation " négative " ou antigravitation : remplissez un ballon de faux vide, il se dégonfle ! Cette expansion de bulles donne naissance à des bébés univers possédant leur propre temps, espace et matière.

Elle dut arrêter sa lecture. La tête lui tournait, d’autant plus qu’elle se sentait à l’aise avec ces mondes multiples, ces temps qui se superposent, ces espaces qui gravitent ensemble, ces particules mouvantes qui arrivent à ne pas trébucher. Elle était attirée par ces champs gravitationnels, voire par des champs qui au contraire rejettent ce qui passent à proximité. Déjà, lorsqu’elle était petite, elle rêvait (mais était-ce du rêve ou une remémoration venant d’autres horizons ?) qu’elle pouvait se dédoubler, voler à hauteur du plafond, voire tenter de s’évader par la fenêtre fermée et voguer dans d’autres cieux, un monde différent qu’elle ne parvenait pas à reconstituer. Ce n’était qu’une question de volonté et d’entraînement. Mais ces rêves s’estompèrent au fil des ans jusqu’à ne plus être qu’un vague souvenir. Ils restaient au fond de ses souvenirs, tenaces et semblant toujours aussi réels.

Poursuivant ses investigations, elle s’intéressa à l’exploration de l’infiniment petit qui permettrait de comprendre l'infiniment grand. La théorie des cordes prétend que les particules fondamentales de l’univers sont des sortes de cordes vibrantes sous tension, à la manière d’un élastique. Leur degré de vibration engendrant des particules élémentaires qui sont à l’origine de notre univers. Dans ce concept (qui reste pour l’instant théorique), le monde serait non pas tridimensionnel, mais multidimensionnel. Et ces dimensions s’enroulent les unes dans les autres dans un tissu spatial dit espace de Calabi-Yau qui constitue une forme complexe de 6 dimensions. Ainsi, l'univers observable à quatre dimensions (la quatrième étant le temps) serait une sous-partie d’une Totalité disposant de dimensions supplémentaires, pouvant aller jusqu’à 11 pour certains.

La théorie des cordes suppose que l’univers est fondamentalement constitué de cordes d’énergie en vibrations constante. Elle voit l’univers comme une immense symphonie. Et cette comparaison sembla assez bonne à Emilie. Les dimensions de notre univers sont normalement décrites dans un système décimal (multiple et sous-multiple de dix) alors que la musique fonctionne autrement, de façon beaucoup plus complexe, et permet des variations et harmonies impossibles dans un système décimal.

Dans sa recherche, elle tomba sur un livre qui traitait de l’uchronie. Ce terme utilisé dans la fiction littéraire, fait appel à une réécriture de l’histoire à partir d’une modification d’un événement passé. Ce néologisme repose sur la similitude avec l’utopie, c’est-à-dire un U négatif et chronos. C’est donc un non-temps qi permet d’imaginer les différences conséquences possibles issues d’un effet domino influant sur le cours de l’histoire. C’est une histoire refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être qui commence au point de divergence choisi par l’auteur. Mais elle se rendit compte que cette diversion ne pouvait l’intéresser dans ses recherches. Le problème n'est pas le fait d’une uchronie qui survient à un moment donné, mais le fait de l’existence de deux mondes parallèles qui se retrouvent présents au même moment et en un même lieu. J’y réfléchirai plus tard, se dit-elle.

La sonnerie indiquant la fermeture de la bibliothèque retentit. Elle mit un certain temps à la percevoir, l’esprit trop occupé par toutes ces hypothèses aussi insolites que bizarres. Elle se leva à regret, rangea son bloc-note et ses crayons, l’œil vague, le corps engourdi, le cerveau flottant dans une mare d’impossibles réflexions. Elle rentra chez elle, reprenant peu à peu conscience du monde qui l’entourait, sursautant lorsqu’une voiture la frôlait ou lorsqu’un camion klaxonnait. Elle se coucha tôt, la tête encore pleine d’univers s’entrechoquant et d’humains sautant dans le vide pour atterrir elle ne savait où.

17/05/2014

Tim Eitel, peintre allemand

https://www.youtube.com/watch?v=d3MKxh8BJug

De la réalité à une fiction plus forte que le réel ou de la photographie à la peinture. « Il travaille à partir de photographies prises dans la rue et ses toiles deviennent des fictions sobres et minutieuses qui représentent des personnages solitaires au milieu d’espaces sans noms, mais toujours ancrés dans une réalité contemporaine » (France Culture)

Autre réalité toujours anonyme : un bord de mer, mais est-ce sûr ? Un personnage, une jeune femme, très réelle, qui se noie dans ce paysage et semble errer depuis des jours. Son regard est attiré par l’eau qui reflète le ciel.

Là c’est l’ombre qui produit l’effet insolite de la toile. Une ombre qui envahit la moitié inférieur de la toile et presque toute la partie supérieure. Deux trous dans ces ombres, le green qui marque son territoire stable sur lequel les deux personnages se trouvent et le ciel, pur, presque blanc. Et ce contraste crée toute l’ambiance du tableau.

Ils s’échappent du monde et fuient en ramant  vers l’inconnu. Mais on ne sait de quoi il s’agit. Un mur ou une ouverture sur une autre dimension ?

C’est beau de suggestions latentes. Cette simplicité devient enchantement et transcende la réalité.

30/11/2011

Robert des noms propres, roman d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2002

 

Une petite fille, encore bébé, est recueillie par sa tante parce qCouv Robert des noms propres.jpgue sa véritable mère s’est suicidée. Elle ne sait pas qu’elle ne constitue qu’une pièce rapportée dans la famille et vit perplexe, regardant gravement, profondément les êtres qui l’entourent. Parce que ce regard gênait la maîtresse, elle est renvoyée de la maternelle. Ses parents adoptifs sont fous d’elle, car elle est tellement différente de ses deux présumés sœurs. Son ambition : être danseuse. Elle est inscrite au cours de danse et devient la coqueluche de tous les admirateurs du pas de deux. Mais à cinq ans, sa tante dut se résoudre à la mettre en classe. Ce fut le drame.

– Tu en mets du temps à réagir ! dit la maîtresse. Tous les enfants s’étaient retournés pour regarder celle qui avait été prise en faute. C’était une sensation atroce. La petite danseuse se demanda quel était son crime. –  C’est moi qu’il faut regarder, et pas la fenêtre ! conclut la femme. Comme il n’y avait rien à répondre, l’enfant se tut. – On  dit : « Oui, Madame » ! – Oui, Madame. – Comment t’appelles-tu ? demanda l’institutrice, l’air de penser : « Je t’ai à l’œil, toi ! » – Plectrude. –Pardon ? –Plectrude, articula-t-elle d’une voix claire. (…)– Eh bien, si tu cherches à faire ton intéressante, c’est réussi.

Elle ne s’intéressait pas à l’apprentissage de la lecture, et sa maîtresse désespérait. Or, un jour, elle lut comme une première de classe de dix ans. La maîtresse étonnée téléphona à ses parents. – Nous n’avons rien fait du tout. Nous lui avons seulement montré un livre assez beau pour lui donner envie de lire. C’est ce qui lui manquait. Nulle en mathématiques, Plectrude devint la bête noire de sa maîtresse. Ainsi, elle avait deux vies bien distinctes. Il y avait la vie de l’école, où elle était seule contre tous, et la vie du cours de ballet, où elle était la vedette. Fort heureusement, Roselyne, une danseuse du cours de ballet, arriva à l’école et devint l’amie de Plectrude.

Après quelques mois, elles inventent des jeux dangereux : se laisser ensevelir par la neige sans bouger, se laisser foncer dessus par un camion. Plectrude était à ce point danseuse qu’elle vivait les moindres scènes de sa vie comme des ballets. Les chorégraphies autorisaient que le sens du tragique se manifestât à tout bout de champ : ce qui, dans le quotidien, était grotesque, ne l’était pas à l’opéra et l’était encore moins en danse. « Je me suis donné à la neige dans le jardin, je me suis couchée sous elle et elle a élevé une cathédrale autour de moi, je l’ai vu construire lentement les murs, puis les voûtes, j’étais le gisant avec la cathédrale pour moi seul, ensuite les portes se sont refermées et la mort est venue me chercher, elle était d’abord blanche et douce, puis noire et violente, elle allait s’emparer de moi quand mon ange gardien est venu me sauver, à la dernière seconde. »

A douze ans, Plectrude cultivait son enfance. Elle se laissait aller au versant favori de son être ; consciente que, l’année suivante, elle ne le pourrait plus. Arriva un nouveau dans la classe. Mathieu Saladin avait une cicatrice partant de la lèvre. Elle en conclut qu’il s’était battu au sabre. La nuit qui suivit cette première rencontre, Plectrude se tint ce discours : « Il est pour moi. Il est à moi. Peu importe que ce soit dans un mois ou dans vingt ans. Je me le jure. »

Rien n’allait plus à l’école, mais Plectrude fut admise à l’école des rats. Le premier jour fut digne d’une boucherie : « Les minces, c’est bien, continuez comme ça. Les normales, ça va, mais je vous ai à l’œil. Les grosses vaches, soit vous maigrissez, soit vous partez : il n’y a pas de place ici pour les truies. » (…) « Huit heures à la barre par jour et un régime de famine, cela ne paraîtra dur qu’à celles qui n’ont pas assez envie de danser. Alors, que celles qui veulent encore partir partent ! »

Et Plectrude dansa, à avoir mal partout, sans manger. En trois mois, elle perdit cinq kilos. Elle se décalcifiât. Ce qui devait arriver arriva. Un matin de novembre, comme Plectrude venait de se lever en mordant son chiffon pour ne pas hurler de douleur, elle s’effondra : elle entendit un craquement dans sa cuisse. Hospitalisée, les médecins lui disent qu’elle ne pourra plus jamais danser. Revenue à la maison, elle finit progressivement par prendre plaisir à manger, mais sa mère dépérit et lui en veut de grossir. Elle lui parle sèchement à tel point que Plectrude lui demande : « Pourquoi me parles-tu comme ça ? Ne suis-je plus ta fille ? – Tu n’as jamais été ma fille.  Et sa mère lui raconte tout. Tout s’effondrait. Elle n’avait plus de destin, elle n’avait plus de parents, elle n’avait plus rien.

Alors Plectrude se lance dans le théâtre et veut un enfant, comme sa mère, au même âge, dix-neuf ans. Après son accouchement, son œuvre étant accompli, elle décide de se suicider en sautant du pont Alexandre III. Au moment où elle allait sauter, elle entend : « Plectrude ! ». C’était Mathieu. Ils s’aiment. Ils se marient. Mais la fin du livre laisse sur sa faim, elle est non seulement insolite, mais difficilement compréhensible. Et à l’heure qu’il est, Plectrude et Mathieu n’ont toujours pas trouvé la solution.

 

Une fois encore, Amélie Nothomb nous interpelle. Une histoire menée tambour battant, plus de vingt ans de vie en quelques deux cent pages, des dialogues saisissants et opiniâtres, des rebondissements. Cependant la fin surprend, est insaisissable et laisse une impression d’incompréhension qui s’étend à l’ensemble du livre. Quel dommage !