Matinale (9) (10/06/2015)
Elle remonta pour respirer. Elle ne pouvait faire autrement. Reprenant son souffle, elle fut tout à coup secouée en tous sens par un tremblement de l’eau, à la fois aspiration et propulsion d’une autre masse de liquide. Le maître-nageur lisait son journal, ne voyant pas cet orage venant du fond de la piscine. Elle eut envie de nager très vite jusqu’à l’échelle permettant de sortir de l’eau et de fuir cette masse fluide. Mais elle se dit que c’était peut-être l’unique occasion de savoir de quoi il s’agissait. Alors, elle prit de l’air et plongea.
C’était une véritable tornade. Les tangentiels se laissaient faire et paressaient habitués. Ils roulaient entre les bulles d’air, emportés comme des fétus de paille. Leurs bras et leurs jambes semblaient indépendants de leur corps, formant de véritables tentacules se mouvant d’eux-mêmes. Ils n’avaient pas l’air effrayés. Ils semblaient presque heureux, comme les gens sous l’emprise d’une drogue. Ils ne pensaient plus, libres de toute attache, de tout souvenir, de toute crainte. Amélie était elle-même secouée, emportée par cette furie qui se passait à l’intérieur de la piscine. Elle vit la jeune fille la regarder, lui crier quelque chose. Mais elle ne sut ce qu’elle voulait dire. Plusieurs tangentiels passèrent à travers elle, sans effort, comme si elle n’existait pas, sans un mot d’excuse. Les deux mondes se côtoyaient sans réellement se rencontrer, à la façon des allumettes frottées sur le grattoir. Cette friction formait une étincelle qui devenait flamme après la fin de la combustion instantanée. Ici, elle durait. Elle semblait ne pas vouloir ou ne pas pouvoir s’arrêter. Amélie perdait pied, se sentait impuissante à réagir et se laissait engourdir par ce tsunami. A un moment donné, elle fut aspirée vers le fond. Elle vit celui-ci s’ouvrir à la manière d’un trou fait par une balle de pistolet dans la carrosserie d’une voiture, un trou bien rond, au rebord déchiré vers l’extérieur tout noir, mais avec un reflet lumineux attirant l’œil. Elle se sentit dégrisée et lutta pour sortir de l’attraction que ce trou exerçait sur son propre corps. Elle fut prise dans une bulle d’air assez grande pour lui permettre de respirer, la sauvant ainsi de la noyade. Celle-ci l’entraîna vers la surface sans qu’elle eût besoin de nager. Elle regardait les tangentiels faire le chemin inverse, emportés par l’aspiration, et s’engouffrer dans la plaie ouvert du fond de la piscine.
L’eau se calma, la blessure se referma progressivement, laissant passer les retardataires, les dernières bulles s’échappèrent et firent surface avec Amélie. Elle se retrouva nageant tranquillement dans une eau parfaitement calme, comme si de rien n’était. Elle crut qu’elle avait rêvé. Même le maître-nageur n’avait rien vu, préoccupé par la lecture de son journal. Elle était seule et se dirigea vers l’échelle de sortie, calme en apparence. Son cœur battait vite cependant. Elle n’arrivait pas à reprendre ses esprits. Elle voyait la surface tourner et ne savait plus si elle était encore sous l’eau ou si l’horizontal devenait vertical. Elle atteignit l’échelle, s’y agrippa et s’efforça de monter. Elle s’assit sur le carrelage froid qui lui fit du bien, tenta de prendre sa serviette, mais s’évanouit avec un petit râle qui alerta le maître-nageur. Celui-ci se précipita, lui donna légèrement quelques claques, la couvrit d’un peignoir très épais et la conduisit vers une sorte de petite infirmerie. Etendue sur un lit d’examen médical, elle se laissait faire, ne pensant à rien, continuant de contempler le trou noir et lumineux qui s’était formé au fond de l’eau. Elle avait vu sa mort dans cette blessure et n’avait pas eu peur, loin de là. Elle avait même eu une attirance irréfléchie pour ce mélange d’obscurité et de luminosité, de noir et de blanc qui ne formaient pas du gris. C’était une autre couleur, inconnue, indéfinissable, attirante, qui semblait vous arracher le cœur et vous aspirer en elle. Amélie s’endormit sans en avoir conscience, un sourire béat sur ses lèvres.
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