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23/09/2018

Ephistole Tecque (5)

Il était né dans une de ces rues rectilignes, anonymes malgré la plaque bleue sur laquelle s’inscrit un nom à moitié effacé, dans une de ces maisons de pierres moites qui laissent en automne couler quelques gouttes de sueur accumulées pendant les fortes chaleurs de l’été, peut-être dans un de ces appartements quatre pièces-cuisine-tout-confort, où le lavabo se trouve à côté de l’évier et la baignoire à proximité du vide ordure, à moins que ce ne fût dans une de ces chambres achevant la construction verticale de l’immeuble où s’entassent à côté d’objets hétéroclites, une table et un lit dans lequel s’enfonce le soir, épuisée, une de ces bonnes à tout faire qui font tout, même des enfants naturels. Sans doute est-ce d’une de ces filles quelconques dont la seule distraction est justement de recevoir des valets de chambre plus stylés qui, malgré l’abandon de la chambre, acceptent de partager leur lit, sûrement donc est-ce de l’une d’entre elles qu’il a eu le bonheur, ou le malheur, de voir le jour pour la première fois, ou plutôt une obscure lueur qui n’avait pas grand-chose à voir avec la véritable lumière du jour. Si j’avance une telle supposition (supposition de sa naissance dans une telle chambre, entre des draps défraichis, après une journée fatigante), c’est qu’il n’y a pas d’autres moyens d’expliquer son enfance à l’assistance publique, parmi d’autres gosses aussi éteints que lui.

Ensuite la trace d’Ephistole se perd jusqu’à l’acquisition de son diplôme d’ingénieur chimiste, quelques vingt ans après, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Diplômé, Ephistole semblait partir d’un bon pied dans la vie, solidement armé pour la bataille individuelle, prêt à lutter à grands coups de chiffres et d’équations. Il manquait quelque peu d’ambition, comme si l’acquisition de son diplôme avait éteint en lui tout désir d’accéder à un niveau plus élevé dans l’échelle sociale. A quoi bon, disait-il. Peut-être était-ce là le drame d’Ephistole ? C’est du moins ce qu’avait cru comprendre sa logeuse, car à chacune de ses questions concernant l’aménagement éventuel d’une des parties des deux chambres qu’il occupait, il avait vaguement haussé les épaules et répondu : à quoi bon.

_ Vous serez mieux, Monsieur Tecque, avait rétorqué la vieille femme étonnée.

_ Croyez-vous que le fait de mettre une nouvelle glace au-dessus de mon lavabo va changer quelque chose à mon existence ? Je ne pense pas, répondait-il de sa voix lasse.

22/09/2018

Maxime

 

L’homme a besoin de soucis

Tant qu’il n’a pas réalisé

Le vide divin qui l’aspire

Les soucis sont une assurance

Pour éviter la chute dans le néant

 

21/09/2018

Cloche

Quelle cloche !
Pourtant mieux vaut se taper la cloche
Plutôt que de plonger sans cloche
A l’ombre de l’horticole cloche,
Coiffé d’un ridicule chapeau cloche
Et se pavaner de sa noblesse de cloche !

Face à une courbe en cloche,
Le mathématicien utilise la cloche à oxygène,
Quitte à se faire sonner les cloches,
Pendant que d’autres déménagent à la cloche de bois,
Préférant passer pour une cloche.

Oui, qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son.
Il n’est pourtant pas cloche à ce point,
Aurait-il perdu sa cloche à oxygène ?
Mieux vaut pourtant entendre un autre son de cloche.

Faire une bonne cuisine sans cloche
C’est sans doute avoir la cloche fêlée.
Seules, les femmes aux jupes cloche
Sont capables de faire fondre leur cloche.

Mais… Qui donc n’a pas la cloche fêlée ?

 ©  Loup Francart

20/09/2018

Le nom de Dieu (3)

Alors comment donner un nom à l’ensemble des concepts relatifs à l'existence du Tout Autre :

* Dieu, Père, Créateur, Protecteur, etc.

* La « monade », terme employé en métaphysique, qui signifie étymologiquement « unité » (μονάς monas). C'est l'Unité parfaite qui est le principe absolu. C'est l'unité suprême (l'Un, Dieu, le Principe des nombres), mais ce peut être aussi, à l'autre bout, l'unité minimale, l'élément spirituel minimal. Plus subtilement, la notion de monade évoque un jeu de miroirs entre l'Un, la Monade comme unité maximale, et les monades, les éléments des choses ou les choses en tant qu'unités minimales, reflets, de l'Un ; une chose une est comme un microcosme, un reflet, un point de vue de l'Unité ; une âme dit partiellement ce qu'est l'Âme, celle du monde, ou l'Esprit.

* Le logos, au sens de Héraclite « le Un unifiant le Tout », synthèse entre la pensée et l’être (chez Platon, les stoïciens, Hegel, etc.). C’est la raison divine, sort, raison organisatrice, explicatrice de l'univers. C’est le Logos, terme que Pythagore, Platon et les premiers philosophes chinois ont également employé pour exprimer la manifestation de l'être ou de la raison suprême (Maine de Biran, Journal, 1823, p. 381).

* "Je suis". Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis ». Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle "Je Suis" m'a envoyé vers vous. (Exode 3).

Mais un nom permet-il d'englober un concept ou une vision aussi vaste que celle du Tout Autre ? Permet-il également d'avoir des certitudes ? Surement pas !

19/09/2018

Ephistole Tecque (4)

Ephistole était donc un homme tranquille. Le dimanche, quand aucun travail ne venait troubler le repos qu’on accordait bien qu’en fait il n’en éprouvât pas la nécessité, il lui arrivait d’enfiler un imperméable sur son costume de flanelle après s’être rasé d’un peu plus près que d’habitude, pour se rendre chez un ami dont la femme avait préparé à son intention quelques plats mijotés qu’il appréciait en connaisseur. Il arrivait aux environs de midi et demi après avoir traversé une partie de la ville ou même après être descendu dans ses profondeurs pour prendre le métro, praticable à cette heure. Il sonnait à la porte en tendant un bouquet de fleurs acheté la veille chez la fleuriste qui fait le coin de sa rue avec le boulevard, ou d’autres fois soutenant à la manière des garçons de café un carton enrobé de papier gonflant dans lequel se trouvaient côte à côte trois ou quatre tartelettes de cerise rouge passée. Il ne confiait jamais à cet ami d’occasion, bien qu’en fait ils se connaissent depuis longtemps, ses pensées sur l’art de vivre ou l’incertitude de la mort. Ils discourraient tranquillement un verre à la main des derniers projets de l’usine, des travaux en cours sur les grands boulevards ou encore de l’accident de la route survenu la veille (il y a toujours de tels sujets de conversation qui semblent occuper l’attention des gens, mêmes si ce qu’ils disent, ne les concerne pas).

Il repartait ensuite vers quatre heures, l’imperméable sous le bras ou légèrement entrouvert parce qu’il avait cessé de pleuvoir en début d’après-midi. Il rentrait chez lui à pied, lentement, grossissant le flot des promeneurs du dimanche qui ne se promènent que parce que c’est une nécessité ce jour-là, n’en ayant pas réellement ressenti le besoin. Si le temps était véritablement clément, il se dirigeait vers les jardins du Centre, sans doute pour voir quelques arbres à demi effeuillés ou pour sentir la terre meuble s’enfoncer sous ses pieds, ou encore pour regarder courir les enfants que les mères affolées appellent continuellement et qui paraissent sourds à toute réprimande. J’ai même pu voir Ephistole, un de ces dimanches où le soleil apparaissait pendant quelques minutes avant d’être à nouveau voilé entre les nuages, renvoyer à quelques gamins bruyants une balle venue s’égarer sous ses pieds. Mais jamais, si par hasard un des gamins renvoyait la balle dans sa direction, pour s’amuser, je ne l’ai vu renouveler ce geste du pied droit suivi d’un balancement du buste.

18/09/2018

L'arbre des possibles (2/2)

Et au fond, peut-on prétendre que l’une ou l’autre hypothèse (le séquoia ou le chêne touffu) est préférable, plus noble, plus humaine même ? Qui peut dire quelle est la meilleure part : persévérer jusqu’au triomphe (atteindre la place la plus élevée en fonction de son aptitude préférée) ou développer le maximum de possibilités en abandonnant la montée par lassitude ou envie de changement ?

Notons tout d’abord que, d’une manière générale, les attendus d’un homme ou d’une femme sont différents selon son âge. Il est possible de distinguer trois grands temps dans la vie d’un humain. Tout d’abord le temps de l’aventure, celui qui correspond à l’adolescence et au jeune adulte (16-35 ans). C’est le temps de la folie, où l’homme veut se distinguer des autres, accomplir son rêve quel qu’il soit. Cette aventure peut être orientée vers le sport, l’exploration, la mystique, la conduite des hommes et bien d’autres choses encore. Ce qui compte, c’est avant tout la passion que la jeunesse met à cet engagement. Il veut montrer de quoi il est capable. Cela marche ou non. Il s’est fait les dents aux dures réalités de la vie, mais il a pu s’exprimer et donner libre cours à ses envies. Progressivement vient le temps de la méthode, qui correspond à l’âge mûr (environ 35-60 ans). L’acquisition de la réflexion et d’une certaine connaissance conduit l’adulte à évoluer dans sa façon d’aborder le monde et de s’y distinguer. Il ne s’agit plus d’imposer sa fougue, mais de mettre en évidence sa méthode pour conduire vers une meilleure société, quel que soit son domaine d’activités. Cela lui permet de s’imposer socialement et familialement, de fabriquer son personnage social et de tisser des liens qui l’aideront à monter dans l’échelle sociale. Enfin, doit venir, plus tard, le temps de la créativité personnelle, mieux même, celui de la réalisation personnelle, c’est-à-dire le ou les grand(s) projet(s) qui ont muri progressivement au cours des temps précédents. Ce temps arrive vers 55-65 ans, peut m’être qu’un passe-temps, un hobby, la mise en valeur d’une vocation cachée, dans tous les cas un type d’engagement personnel et non plus sociétal, dans lequel l’homme exprime son être intime et le pose comme étant sa marque sur le monde. Les uns se mettent au service de leurs semblables, les autres au contraire s’enferment dans leur projet en se désintéressant de la société dans laquelle ils vivent. Ils peuvent se lancer dans des activités artistiques, des engagements dans des associations, se mettre au service d’activités familiales. C’est un monde très ouvert où il se réalise personnellement dans un domaine qui l’attire, l’occupe et lui donne un but dans sa nouvelle vie dégagée de la construction de son avenir dans la société.

Remarquons qu’il en est différemment pour la plupart des femmes pour lesquelles la nature s’impose plus vite que les hommes. Oui, de nos jours, elles vivent plus ou moins le temps de l’aventure, elles attendent et vivent avec intensité le temps de la méthode (jusque vers 45 ans) dans laquelle la réalisation sociétale passe le plus souvent par la construction d’une famille, le temps de la réalisation personnelle ne venant que lorsque les enfants ont également trouvé leur voie et se sont lancés dans leurs premières aventures individuelles.

Chaque homme et chaque femme vivent plus ou moins ces trois temps. Certains ne vivent que le premier, engagés dans leur fougue et l’aventure. D’autres esquissent ou même zappent le premier temps, s’engageant au plus vite dans le second, par manque d’intérêt pour le premier ou poussés par leur environnement social ; enfin, le troisième temps ne peut être vécu que par une préparation personnelle, encouragée au cours des deux temps précédents. Combien de personnes à la retraite voit-on démunies d’intérêts intimes qui les conduisent à une fin à la fois sociétale, sociale et personnelle.

Vivre ces trois temps à leur rythme, sans impatience ni excès, accepter le passage de l’un à l’autre comme faisant partie d’une vie bien remplie, se préparer même à ces changements en les anticipant sans cependant les déclencher en avance et choisir le moment du passage de l’un à l’autre en toute quiétude, telles doivent être la sagesse et finalement la joie d’une vie humaine bien remplie. Peu importe le barreau atteint dans l’échelle permettant de comparer les vies entre elles. Ce qui compte, c’est notre capacité à s’enrichir intérieurement de tous ces temps qui nous sont donnés pour devenir pleinement homme ou femme accompli(e).

17/09/2018

L'arbre des possibles (1/2)

Dans son livre L’identité (Gallimard, 1997), Milan Kundera évoque Chantal, l’héroïne du livre, qui reçoit des lettres anonymes aux réflexions philosophiques : En bas, elle ouvrit la boite où une nouvelle lettre l’attendait. Elle trouva un petit jardin public où elle s’assit sous l’immense ramure automnale d’un tilleul jaunissant, embrasé par le soleil. « …vos talons qui sonnent sur le trottoir me font penser aux chemins que je n’ai pas parcourus et qui se ramifient comme les branches d’un arbre. Vous avez réveillé en moi l’obsession de ma prime jeunesse. J’imaginais la vie devant moi comme un arbre. Je l’appelais alors l’arbre des possibilités. Ce n’est que pendant un court instant que l’on voit la vie ainsi. Ensuite, elle apparaît comme une route imposée une fois pour toutes, comme un tunnel d’où on ne peut sortir. Pourtant, l’ancienne apparition de l’arbre reste en nous sous la forme d’une indélébile nostalgie… »

Cet arbre des possibles de la vie d’un homme ou d’une femme naît en réalité avant même la naissance de la personne à laquelle il est associé. Il est déjà chargé du poids de l’histoire de la société et de la famille. Les possibles ne sont pas les mêmes selon les lieux, l’époque et les événements vécus autour de la personne. Ils ne sont pas non plus semblables selon le caractère hérité de sa famille. Enfin, ils dépendent de l’histoire de sa jeunesse et de ses réactions face aux aléas de la vie avant cet instant fatidique où elle se demande ce qu’elle va faire de sa vie. Kundera suggère, sans l’expliciter, que la vision de cet arbre est éphémère et que l’arbre n’atteint jamais sa maturité, restant cette perche droite et unique qui devient un tunnel, donc une prison. Est-ce si sûr ? N’avons-nous qu’un seul destin ?

Constatons d’abord que cette affirmation semble vraie. La plupart des gens choisissent un métier et s’y tiennent, malgré les déceptions et l’attrait d’autres possibilités. Cela leur donne une stabilité qui leur semble nécessaire pour accomplir leur vie dans un calme relatif, à l’abri des aléas toujours possibles. Sans doute est-ce pour cela que le fonctionnarisme a tant d’adeptes dans la population française. Dans cette prison qu’ils s’imposent à eux-mêmes, ils tentent de trouver leur liberté, se fermant progressivement les portes par leurs choix professionnels, familiaux (le mariage, les enfants…), les loisirs qu’ils pratiquent, les amis qu’ils fréquentent, etc. Pour les uns, ces choix sont libres, ils s’y tiennent et cela leur permet de construire leur vie selon leurs désirs. Pour d’autres, ces choix deviennent ligne droite, une route qui conduit vers la fin, inexorablement. Certains en sortent fiers de n’avoir pas variés, d’autres contemplent leur arbre avec nostalgie, comme le remarque Kundera.

Remarquons néanmoins qu’il existe d’autres perspectives et que certains arrivent à déployer les ramures de leur arbre sans scier les branches sur lesquelles ils sont assis. Un exemple ? Jacques Brel. Son nom me vient à l’idée parce que j’ai vu hier une émission de télévision qui racontait sa vie. Il refuse la carrière industrielle et familiale préparée par sa famille, il part à Paris et peine à s’imposer comme chanteur. Lorsque le succès est là, il abandonne la scène et tourne des films. Puis, il décide faire le tour du monde en voilier et devient, dans le même temps, pilote de bimoteur. Enfin, atteint d'un cancer du poumon, il se retire aux îles Marquises où il fait l’avion-taxi pour les populations. Nombreux sont les exemples de personnes ayant empruntées des embranchements très différents au long d’une vie chargée de rebondissements passionnés. Lesquels faut-il admirer : ceux qui n’ont qu’une route, imposée une fois pour toutes, ou ceux qui vagabondent de branche en branche et s’assiéront le soir de leur vie à l’ombre de leur chêne touffu ?