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01/10/2017

L'artiste

Dans un petit livre intitulé Sur la falaise (Salvy éditeur, 1993), Gregor von Rezzori fait un constat amer. L’artiste expérimenté n’a pas d’autre objet que lui-même et pour entretenir cet objet, il bluffe. Certes, à un moment ou un autre, l’inspiration l’a sorti du lot. Il a trouvé la forme (il est sculpteur) parfaite, une forme jusqu’ici  jamais sortie du ciseau d’un artiste. Ce moment d’inspiration est devenu routine. Il reproduit la forme, les formes, sans que son public le remarque. Mais c’est toujours la même forme, unique, qui se défraîchit au fur et à mesure où l’envoûtement du public croît. L’artiste devient imitateur de lui-même. Il reproduit toujours la même idée qui peu à peu s’épuise et meurt. La forme devient sans forme, un tas de matière sans vie alors qu’auparavant elle rayonnait de puissance non feinte.

« Je connais trop bien l’art, c’est-à-dire les artifices, les astuces, dont ce sert un artiste pour produire quelque chose qui fasse figure d’œuvre d’art. Je connais l’art de donner un dernier coup de pouce qui fait la qualité ultime du produit, lui donne l’apparence d’être réussi », écrit Gregor von Rezzori. « Tout dépend de la qualité du bluff. »

Cet aveu semble sincère. L’artiste cache sa misère derrière l’arrogance de sa supériorité. Qui d’autre que lui pourrait faire de même, pense-t-il. Il se gonfle de sa présence ; la démultiplie, met en valeur son objet, lui-même, sous tous les angles, mais toujours lui-même, d’autant plus que l’objet artistique n’a rien à voir avec lui.

Quelle psychanalyse acerbe : je me regarde dans le miroir et ne vois que moi, toujours. Mais est-ce si vrai ? Ce pessimisme est-il le reflet de la réalité ? On pourrait penser au contraire que l’artiste donne au monde sa vision la plus détachée de lui-même, une vision qui lui semble universelle, loin de son petit personnage et de son moi encombrant. Il semble même que le véritable artiste doit être dépersonnalisé, c’est-à-dire si concentré sur son œuvre, qu’il s’en oublie lui-même. Alors, l’esprit du monde apparaît dans la forme particulière réalisée. La part de divin que détient chaque artiste, qu’il soit croyant ou non, transparaît, l’invisible devient visible par sa main. Ce n’est plus du bluff, mais l’effet de la grâce qui réalise l’œuvre parfaite qui non seulement contente l’artiste, mais également son public. Au-delà de l’ici et maintenant, apparaît l’absence qui rend plus présente la présence. Absence de soi, présence de l’autre, l’inconnu, le vide plein, le monde sans artifice.

12/10/2013

Le défi de l’artiste

« Un défi ? C’est d’avoir trente mille francs pour exécuter une œuvre monumentale et de sortir, pour ce même prix, une œuvre qui vaudrait dix fois plus si elle était réalisée par des gens salariés et protégés – et cela sans compter le prix de la conception de la forme.

Un défi permanent, c’est d’affirmer que notre temps de travail ne vaut rien par lui-même, que seule compte l’œuvre qui nous satisfait, c’est d’être capable sans sourciller de détruire un travail qui nous a pris deux mois d’exécution et de peine. Notre défi, jeunes Sculpteurs, c’est de ne pas compter, de ne jamais compter dans une société qui veut nous transformer en comptables. De ne pas plus compter nos efforts que nos victoires, que nos déceptions, que notre argent. Notre défi, c’est de donner notre vie à un métier qui n’a pratiquement plus de sens dans notre civilisation. » (Vincent Batbedat, Le prix de mon âme, Editions Alain Gorius, 2012, p.37)

 

Oui, on comprend l’auteur de ces lignes. Pour un artiste, le temps de travail compte peu. Quelle est l’œuvre produite ? La satisfait-il, lui ?

Le premier juge de ce qui est produit est le créateur lui-même. Certes, il est toujours enthousiasmé par ce qu’il a réussi à faire après de nombreuses heures d'exaltation mêlées d'inquiétudes. Il en connaît les courbes, les droites, la masse, les apparences et la réalité. Elles lui ont donné beaucoup de peine pour en arriver là.

Alors, selon son caractère, il montre sa composition à ceux qui connaissent la valeur du travail effectué et qui ont la capacité de juger de l’efficience et de la qualité de cette production. Ou encore il la dévoile à ses proches, juste pour voir l’effet produit, le coup de cœur ou le rejet.

Puis, quelques jours plus tard, il pourra à nouveau regarder son œuvre d’un œil neuf, avec les avis des uns ou des autres. Il y décèlera ce qu’il n’avait pas vu, tellement préoccupé par la finition. Il remarquera le léger défaut, si visible qu’il ne l’avait pas remarqué, ou si bien caché qu’il en est invisible. Il pourra ou non le corriger.

Il se remettra à l’ouvrage. Il aura à nouveau recours au pinceau, au burin, au stylo, pour affiner ce qu’il a chéri au cours des longues heures de sa création. Mais si c’est un défaut de conception, à l’origine de l’œuvre, il n’aura plus qu’à la détruire, irrémédiablement. Il considérera soit qu’elle n’est pas digne de lui parce que d'habitude il fait mieux, soit qu’il n’est pas digne d’elle, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’envergure pour produire ce qu’il avait cherché à créer. Au panier, à la décharge ! Ce n’est qu’un objet sans intérêt, un encombrant, un ouvrage fâcheux.

Et il repartira, toujours vaillant, les yeux révulsés, le tremblement dans les mains, la tête pleines d’images et d’idées, à la conquête d’une nouvelle phobie, toujours plus belle, toujours plus attirante, comme une femme rêvée, mais jamais tenue dans ses bras.