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24/09/2013

La Déesse des petites victoires, roman de Yannick Grannec

Un livre étrange où l’on passe de la plus haute mathématique aux soins d’une vieille dame à l’humeur inégale. Les premières pages (au moins une bonne cinquantaine) laissent le lecteur dérouté. 1980, à Princeton : première rencontre entre Anna Roth, une jeune documentaliste et Adèle Gödel, femme dulittérature, roman, mathématique, science, incertitude mathématicien Kurt Gödel, ami d’Einstein. La première est chargée de récupérer les archives que détient la seconde. Pour y arriver, elle devra devenir l’amie d’Adèle, petite femme coriace, au destin particulier : elle a veillé toute sa vie sur un des plus grands mathématiciens du siècle qui se comporte comme un enfant sans jugeote. Deuxième chapitre : Adèle, une jeune serveuse de bar, fait connaissance avec Kurt Gödel, un jeune homme au comportement bizarre qui réfléchit en marchant la nuit dans les rues de Vienne. Kurt et moi n’avions rien en commun, du moins si peu. J’avais sept ans de plus, je n’avais pas fait d’études ; il préparait son doctorat. (…) La promenade s’est achevée comme elle avait commencé, dans le très inconfortable silence où chacun cachait ses pensées. Même si je n’ai jamais été douée pour les mathématiques, je connais ce postulat : une toute petite inflexion de l’angle de départ fait une énorme différence à l’arrivée. Dans quelle dimension, quelle version de notre histoire, ne m’a-t-il pas raccompagnée ce soir-là ?

On ne comprend que plus loin que le livre s’organise entre la vraie vie d’Adèle et de Kurt (Vienne, fuite devant l’Allemagne nazie, installation aux Etats-Unis) et la vie d’Adèle devenue vieille, phagocytant la vie d’Anna, missionnée auprès d’elle pour obtenir le nachlass de Kurt (documents faisant figure d’héritage intellectuel recueillis de manière posthume). Un chapitre dans les années suivant la deuxième guerre mondiale, un chapitre dans les années 80.

Les mathématiciens sont comme des enfants qui empilent des briques de vérité les unes sur les autres pour construire le mur qui remplira le vide de l’espace. Ils se demandent si certaines sont vraiment solides, si elles ne vont pas s’écrouler ensemble. J’ai prouvé que sur une certaine partie du mur, certaines briques sont inaccessibles. On ne pourra donc jamais vérifier que tout le mur est solide. C’est ainsi que Kurt explique son travail sur le programme de Kilbert, liste de questions dont il a résolu une partie avec son théorème d’incomplétude prouvant que certaines résolutions étaient inaccessibles. Pour Kurt, les mathématiques sont la vraie beauté. Il s’interroge sur l’existence de l’infini. Il explique la théorie des ensembles à Adèle qui lui demandait si l’on invente les mathématiques ou si on les découvre. Et il ajoute : « Je cherche à établir la décidabilité de l’hypothèse du continu. (…) J’ai l’intuition, Adèle, que l’hypothèse du continu est fausse. Il nous manque des axiomes pour construire une définition correcte de l’infini. (…) Je dois savoir si cet infini que j’explore est une réalité ou une décision. Je veux témoigner de notre avancée dans un univers de plus en plus lisible. Je dois découvrir si Dieu a créé les nombres entiers et l’homme, et le reste. »

Mais Adèle est perdue devant ces réflexions : Je retournais à ma cuisine. Les larmes avaient monté malgré moi ; ils devaient me croire inquiète pour l’avenir de l’humanité, en réalité, je m’apitoyais sur mon sort. J’étais une enfant dans un monde d’adultes. (…) Je ne serais jamais d’ici ; je serais toujours une exilée au milieu de tous ces génies. J’atteignais l’âge où les hommes seraient plus charmés par ma cuisine que par mes jambes : l’âge de la résignation.

Kurt finit par mourir. Est-il décédé de malnutrition comme ils l’ont dit ? Non, plutôt d’un accident du travail : il interrogeait l’incertitude ; il était mort rongé par le doute. La vie n’est pas une science exacte ; tout y est fluctuant, indémontrable. Il ne pouvait la vérifier paramètre par paramètre. Il ne pouvait pas axiomiser l’existence.  Qu’avait-il cherché qui n’était pas dans son cœur, son ventre ou son sexe ? Il avait décidé de ne pas s’impliquer ; de se placer en dehors du monde pour le comprendre. Il y a des systèmes dont on ne peut s’exclure. Albert (Einstein) le savait, lui. S’exclure de la vie, c’est mourir.

Oui, un livre qui passe des plus hautes réflexions sur l’univers aux plus ordinaires sentiments d’une vieille femme qui s’accroche à son destin. Et pourtant : Je n’existais pas pour eux. Je n’ai jamais existé.