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15/09/2019

Locédia, éphémère (22)

Je t'ai retrouvée, nonchalante aux regards des hommes. Nous nous sommes assis au fond d'un café circulaire, au dernier rang des fauteuils tournés vers la baie vitrée qui sépare de la rue et avons contemplé la lente promenade des passants. Assis presqu'au centre de gravité de la circonférence en mouvement du café, la vitesse de rotation de l'ensemble nous paraissait et permettait de suivre du regard les gens qui passaient dans le même sens. Tu regardais aussi, lointaine, la tête rejetée en arrière, abandonnée sur l'ombre de la banquette. Il n'y avait pas à proprement parié de silhouette, mais une multitude d'interférences lumineuses qui s'enchevêtraient en formes imprécises sur les murs envahis de glaces. Ton ombre se divisait, se pétalisait autour de ton corps, envahissait la salle. Je suivais d'un regard chaque ligne des formes que tu prenais dans l'espace, la courbe de ta nuque lorsque tu relèves tes cheveux, l'élancement arrondi de ton buste, image parfaitement symétrique à droite et à gauche. Je te voyais de face et de dos, je poursuivais la marche lente de tes mains courbées sur les objets, sur les gens assis. Tu caressais tour à tour la joue d'une petite fille tachetée qui buvait avidement un breuvage vert bouteille, le cou maigre d'un homme endormi sur une chaise basculante.

J'assimilais tes gestes, je m'en pénétrais laborieusement. Je te possédais dans tes formes multiples, mais si je voulais rétablir l'équilibre de nos deux formes st les fondre ensemble, je ne rencontrais que le vide et l'amertume. Nos deux silhouettes se superposaient, se déformaient, se reformaient sans qu'elles arrivassent à se confondre dans toutes leurs multiplications. Peut-être est-ce ce jour que je compris que tu resterais pour moi aussi inconsistante et fuyante que tes ombres. Tu ne t'abandonnais que pour redonner des formes à l'ombre que je poursuivais, pour m'emplir l'esprit de la réalité de tes contours, pour que le renforcement du contraste de ton image s'imprègne en relief plus prononcé dans mon imagination. Lorsque tu voyais que la lente érosion du temps avait presque comblé l'émouvante gravure que je m'étais fabriqué, tu t'éloignais pour creuser de nouveaux mirages. A quoi d'ailleurs t'abandonnais-tu ? Longtemps j'ai cru que c'était à moi, mais je ne sais plus. Tu t'abandonnais à une idée, à un rêve poursuivi inlassablement.

L'abandonnée ! Tu étais l'abandonnée du désir. Tu t'énonçais pesamment dans la torpeur de la multiplicité, lasse d'un jeu perpétuel que tu n'avais plus la force de jouer. Tu ne disais rien. Tu ne voyais rien. Tu m'oubliais et je me détachais à mon tour de toi. Je n'avais plus qu'un sentiment inconscient de ton existence à mes côtés. Le café tournait lentement sur la rue où une faune bariolée de mains, de pieds et de visages curieux défilait à pas lents. Un promeneur avançait pendant quelques instants à la même vitesse que celle de la rotation de la salle et nous le regardions se mouvoir sans avancer. Il allait comme une marionnette suspendue à ses ficelles, brassant l’atmosphère de ses bras et de ses jambes, tournant la tête vers nous, nageant un ballet étouffant. Nous nous attendions à tout instant à voir cette tête s'affaler sur sa poitrine, puis son corps se disloquer sur la chaussée avant d'être emporté au petit matin par les boueux.

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