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25/10/2011

Contrepoint, roman d’Anna Enquist, Actes Sud, 2010

 

C'est une visite particulière des variations Goldberg, vue par une femme :

La femme s'appelait tout simplement "femme", peut-être "mère". Il y avait des problèmes d'appellation. Il y avait beaucoup de problèmes. Dans le conscient de la femme, des problèmes de mémoire affleuraient. L’aria qu'elle examinait, le thème à partir duquel Bach a composé ses Variations Goldberg rappelait à la femme des périodes pendant lesquelles elle avait étudié cette musique. Quand les enfants étaient petits. Avant. Après. Elle n’était pas à l'affût de ces souvenirs. Sur chaque cuisse un enfant, puis se débrouiller tant bien que mal, les bras autour de leurs corps, pour produire ce thème ; pénétrer dans la petite salle du Concertgebouw, voir le pianiste entrer sur scène, attendre le souffle coupé l’octave dépouillée de l'attaque - sentir le coude de la fille : "Maman, c'est notre air !" Ce n'était pas le moment. Elle voulait seulement penser à la fille. La fille quand elle était bébé, fillette, jeune femme.

 

Aria, des variations Goldberg, joué par Glenn Gould :

http://www.youtube.com/watch?v=Gv94m_S3QDo

 

Cette femme est musicienne, concertiste même. On ne comprend qu’à la fin du livre qu’elle a eu un grave accident au cours duquel sa fille, la fille, a perdu la vie. Cette visite des variations Goldberg, une par une, effeuillant des sentiments et des souvenirs selon la variation, est une thérapie qui permet d’évoquer l’être disparu, bébé, petite fille, jeune fille, femme, sans jamais tomber dans le sentimentalisme, la morbidité ou même l’asthénie. C’est, à travers l’analyse de chaque variation l’évocation de souvenirs tendres, simples, si simples qu’on ne se rend pas compte qu’il s’agit d’une évocation d’évènements douloureux.

Tiens, prends les Variations Goldberg, par exemple. Tu joues l'aria. Mais non, pensa la femme, je ne jouerai jamais plus cette aria. Bon, mets-le au passé, tu as joué l'aria, cet air tranquille, tragique. C'est une sarabande, écoute, un rythme solennel et l'accent sur chaque deuxième temps, une danse lente, peut-être majestueuse. Tu jouais l'aria avec ardeur, avec passion, avec l'obligation d’un sans faute. Les notes prolongées se multipliaient vers la fin en guirlandes de doubles croches, sans pour autant que la cadence perde de son sérieux. Tu ne cédais pas à la tentation de te mettre à jouer plus doucement, en chuchotant à la fin, de conclure par un soupir à peine audible. Non, même à l’époque déjà, tu laissais ces tristes festons aller crescendo au-dessus de la ligne de basse progressant tranquillement, il ne fallait pas se précipiter, et même plutôt ralentir imperceptiblement - mais le tout avec force. Jusqu'à la fin.

C’est un journal qui ne le dit pas, un journal au fil des partitions, tantôt lent, calme, serein, tantôt pressé, courant de souvenirs en souvenirs. Et la femme se reconstruit dans cette analyse des variations de Bach :

L’étude obsessionnelle lui avait permis de savoir jouer les variations, mieux que jamais auparavant, mieux que lorsqu'elle était en bonne santé et complète. Cela aussi l’étonnait, il aurait dû être impossible qu'une pianiste abîmée et amputée puisse connaître sur le bout des doigts cette œuvre compliquée. Elle y était parvenue, en dépit de et grâce à la blessure. Son cerveau endommagé avait réussi à s'imprégner des notes et à distinguer les mélodies. Au rythme de la musique, elle avait chaque jour pu respirer un certain temps naïvement. Par des voies détournées, Bach lui avait donné accès à sa mémoire : chaque variation évoquait des souvenirs de l'enfant, qu'elle notait dans 1e cahier. Avec méfiance, car les souvenirs sont des mensonges. Avec retenue, car elle ne voulait pas faire de sentiment.

Ce n’est que dans les dernières pages que l’on comprend ce lent cheminement au travers la musique si bien construite de Bach, si pleine de calme physique, de douceur des émotions, d’équilibre d’une rationalité invisible, d’ouverture mystique.

Le voyage interminable pour rentrer à la maison, en état de choc total. Les trains, les avions. Les amis attendant en silence dans le hall de l'aéroport. L’enfant froide. La maison pleine de monde, un soir après l'autre. Les pourvoyeurs de repas, les scripteurs d'adresses. Les aides.

L’enfant froide. (…)

La toilette, l'habillage, les soins et la disposition. La petite couverture, la poupée. L’adieu. La levée. Le transfert. Le port. L’installation dans l'endroit où elle va désormais rester. La prise de possession du cimetière comme annexe au salon. Le trépignement devant la grille fermée après quatre heures.

Et comme dans les variations Goldberg, le livre s’achève par une méditation sur l’aria final comme il avait commencé sur l’aria introductive.

Derrière les fenêtres l'été est brûlant. A l'intérieur, il fait sombre et frais. Elle allume la lampe du piano. "Allez viens, dit-elle à sa fille. Je vais te jouer un morceau. Je l'ai beaucoup travaillé. Ecoute." Puis s’épanouit l'aria. Les sons de l'ensemble des trente variations vibrent à chaque note ; l'air simple entraîne derrière lui sans peine un cortège de souvenirs. Il se déploie avec une évidence désarmante. Il contient tout ce qu'aime la femme. (…)

L’avenir s'est retiré dans le recoin le plus éloigné de la pièce. Dehors, la vie continue son insoutenable progression. Dans un petit monde, détaché de l'espace et du temps, la mère joue un air pour son enfant. Pour la première et la dernière fois. La jeune fille s'appuie contre son épaule. "C'est notre air", dit-elle. La mère acquiesce et amorce le crescendo des dernières mesures ; imperturbable, elle fonce vers la fin. A la toute dernière mesure, elle sautera la reprise et aboutira sans ornement à la double octave vide. Dans ce vide se trouve tout. Maintenant elle joue, maintenant et toujours la femme joue l'air pour sa fille.

 

Contreproint 3_Aria fin.jpg

 

Contrepoint est un beau livre, discret, intime, qui dévoile le cœur d’une artiste et d’une mère avec douceur, dans le déroulement quotidien des faits simples et l’étude ardue des partitions. Cet entremêlement de la musique et de la vie devient une thérapie douce qui conduit la femme du désespoir à l’acceptation. Le roman est parfois un peu long, un peu lent, mais, au-delà de la femme, on découvre la vie intérieure de Jean-Sébastien Bach, celle de la naissance de ses œuvres, de son architecture musicale dévoilée par la méditation de chacune des variations.


 

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