15/04/2015
L’art en creux 2
Un autre aspect de l’évolution de l’art et donc de sa vision en creux est son passage d’une conception élitiste à une conception protéiforme, non seulement dans l’idée même de l’œuvre, mais également dans ses techniques et ses matériaux. Il y a un siècle, l’art utilisait comme support un matériel dédié aux artistes : toiles tendues sur des cadres, bois, murs, etc. De nos jours tout support peut être utilisé, y compris le corps humain, la boue, les déchets, etc. La peinture était le médium de l’art pictural. Elle devient accessoire, utilisée avec d’autres moyens ou même remplacée par le verre, le plastique, l’espace (on met en scène une galerie vide) et bien d’autres choses encore. Tout sert à l’art, tout est art en puissance, ce qui brouille les cartes et contraint les amateurs et professionnels à un élargissement périlleux de leur savoir et de leur conception de l’art. Du coup, l’art apparaît comme dérision, mise en scène, sans aucun effort d’élévation et de recherche de beauté. Un exemple : Darren Almond travaille sur le passage, la durée et l’expérience du temps. Il analyse le paradoxe qui veut qu’un moment passe lentement ou rapidement selon les circonstances dans lesquelles on se trouve. Il s’intéresse également aux différences entre les représentations analogiques et numériques du temps (Art Now, Taschen, 2005, p.20). Ici l’idée de l’œuvre importe plus que sa représentation purement matérialiste telle qu’une pièce avec deux portes et un immense ventilateur au plafond. Autre exemple avec le Body Art : mise en scène photographique de scarification avec une lame de rasoir, de Gina Pane (Azione Psyche, 1974, Performance à la galerie Stadler à Paris).
L’art est aussi protéiforme parce qu’il se veut beaucoup plus proche de la réalité qu’auparavant (les sujets empruntent à tous les aspects de la vie) et, en même temps, séparé de la réalité. Les frontières de l’art repoussent la réalité et permettent d’aller plus loin, dans des zones soit mystérieuses, soit dangereuses parce que choquantes. Maurizio Cattelan exhibe ainsi Hitler à genoux en train de prier, le pape Jean-Paul II, couché, tenant sa croix, écrasé par une météorite apparemment tombée du ciel (des éclats de verre sur le sol en témoignent).
Bref, tout est art et rien ne devrait empêcher l’art de conquérir le monde. On peut se demander si ce ne serait pas un des buts inavoués des artistes contemporains. Magnifier le monde et leur personne en les transformant en idéal à atteindre. Ce serait bien sûr un idéal en creux, l’inverse d’une élévation dans laquelle l’artiste sort de lui-même pour devenir universel par sa puissance créatrice. Le nouveau regard de l’art sur le monde serait alors plutôt un regard nombriliste : l’art permet n’importe quoi, pourvu qu’il exalte la propre représentation du monde de l’artiste. C’est bien un mouvement inverse de l’élévation que le marché de l’art est en train de promouvoir, au travers des artistes, des galeristes, des marchands et des spectateurs, voyeurs et autres humains.
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13/04/2015
L’art en creux 1
Longtemps l’art est apparu aux hommes comme une construction positive s’échappant au dessus de l’horizon et montant vers le ciel pour émerveiller l’homme et lui montrer la voie de la beauté et donc de la sagesse. L’art dessinait au-dessus du quotidien une ville imaginaire où tout n’était que grâce.
Cette nuit, en un éclair subtil, l’art m’est apparu en creux, s’enfonçant dans le globe, le creusant de sillons profonds. Une inversion de sa recherche primordiale. Quelle image ! Cela signifie-t-il quelque chose ou non ?
En premier lieu, on peut naturellement s’interroger sur la dégradation de la notion d’art. L’art peut-il abaisser ? Quitte à passer pour rétrograde, je pense que oui. Mais cette tendance de l’art a toujours existé. L’art a toujours généré des tricheurs, des voleurs d’idées, des initiateurs de fausses vérités, des profiteurs, un marché et ses conséquences à moyen terme sur la notion d’art. Sans doute cette tendance s’est développée avec l’évolution de la société, les technologies de reproduction, la photographie, l’enregistrement, le cinéma, Internet et tout ce qui permet de reproduire et diffuser l’art, voire de fabriquer de l’art, quel qu’il soit. L’art peut abaisser, dégrader l’homme dès l’instant où il perd de vue sa priorité : l’expression de la beauté.
Mais s’arrêter à cette image négative d’une dégénérescence de l’art resterait surement insuffisant pour expliquer cette vision. La deuxième moitié du XIXème siècle et une bonne partie du XXème siècle a vu s’établir le mouvement moderne. Incontesté durant six décennies, il a perdu à son tour sa suprématie, mais il n’a pas été remplacé par une seule et unique orthodoxie. La quatrième de couverture du livre d’Edward Lucie-Smith, intitulé L’art aujourd’hui (Editions Phaidon, 1999), explique que les artistes, les critiques et le public sont désormais confrontés à une situation d’une variété et d’une complexité sans précédent. L’argument central de l’acteur est que le monde de l’art n’est plus hiérarchique, mais pluriel, et que ses structures, si tant est qu’elles existent, sont provisoires. L’art dresse aujourd’hui dresse la carte d’un monde instable. Pour étayer sa thèse, il établit une cartographie de toutes les tendances de l’art depuis les années 1960-70. Cela passe des survivances de l’art moderne, tels que les suites du pop art, la survivance de l’abstraction, l’art minimal et l’art conceptuel, le Land Art, le Body Art,, le Néo-Dada, le néo-expressionisme, à une analyse géographique : la peinture figurative britannique, le nouvel art de New-York, l’art américain hors de New-York, l’Amérique latine, l’art de la pérestroïka, l’Extrême-Orient, l’art africain et l’art afro-antillais, et enfin une analyse sociologique : les minorités raciales, l’art féministe et l’art homosexuel. Cette profusion de mouvements et de conceptions de l’art s’attaque à l’image même de l’art. L’art s’attache à tout ce qui fait l’homme et non plus seulement à ses impressions, aux sentiments et idées qu’il fait naître dans la société. L’art s’est élargi jusqu’à perdre son âme, pour certains, ou à embrasser le monde, pour d’autres. Il explore tous les aspects de la société et ne cherche plus seulement à en donner une image. Alors, il apparaît normal que de nombreuses facettes de cette nouvelle vision de l’art apparaissent en creux.
(suite à venir)
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