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20/08/2016

Réminiscences

Il est des impressions fugitives qui marquent profondément l’existence, tel un rappel d’une vie passée dont on ne peut saisir ni le lieu, ni le moment, ni non plus les personnages qui sont en jeu. Ces impressions marquent et restent, même si elles n’ont durée qu’un instant.

Un homme se trouve dans la foule au sein d’une fête. Il y assiste sans autre intérêt que de faire plaisir à ses amis et à ceux qui l’accompagnent. Il attend que la cérémonie commence et il regarde autour de lui : chuchotements, couleurs, mouvements, agitations, avant le calme et le recueillement. Ses yeux errent de place en place parce qu’il faut bien regarder quelque chose. Ils ne voient pas. Ce n’est qu’un flou visuel qui ne parvient pas au cerveau, un brouillard d’images qui défilent sans susciter l’attention. S’installe assez loin de lui une famille, de rouge et d’orange vêtue. Il voit la femme, sans appréciation particulière, l’homme, de même, une très jeune fille, vêtue d’une robe couleur corail, et remarque son port de tête et sa silhouette. Il ne sait pourquoi, son regard devient attentif, il ne voit plus qu’elle, radieuse, encore enfant, déjà jeune fille, modeste malgré tout, ne parlant pas, ne bougeant pas, mais possédant une présence irréelle, un feu qu’il est peut-être seul à voir. Il ne peut s’empêcher de l’examiner et lui trouve un air connu, sa silhouette peut-être, son visage aussi. Mais non, son attitude sans doute qui à la fois ne lui rappelle rien, mais qu’il semble connaître presqu’intimement. Elle sourit et ce sourire l’enjôle. Au cours de la cérémonie, il ne peut que la regarder. Elle ne l’a pas vu, pas observé une seule fois. A la sortie non plus. Elle repart avec sa famille, mais il voit son auréole lumineuse dans la foule des convives et son cœur cogne dans sa poitrine, il ne sait pourquoi. Pendant le repas, il l’aperçoit. Elle semble insignifiante, mais elle est revêtue d’une telle présence qu’elle éclaire les personnes qui l’environnent.

Après le repas, une excursion est prévue dans la montagne pour se réveiller, parler, rire, s’épuiser sainement. Elle est là, au pied du massif, toujours vêtue de sa robe corail, grande et menue, pas de réels seins, des tétons pointus, les jambes fluettes et les pieds nus. Elle va marcher sur le chemin de pierres coupantes qui monte vers le sommet les pieds nus et cela ne la gêne pas. Quelle prouesse ! Oui, elle part ainsi, inconsciente, comme si elle était chaussée d’une paire de brodequins la protégeant  des cailloux. Il l’observe du coin de l’œil. Elle marche naturellement, sans parler à personne, ne semblant nullement souffrir de son absence de chaussures. Elle monte, inspirée par la fraîcheur de l’air après l’étouffement de la plaine. Elle respire, regardant la nature, souriante parfois, mais discrètement, et elle s’élève sans peine, semblant flotter sur le sol dont les pierres noires de la lave coupent les semelles des chaussures. Le groupe s’égrène le long du chemin, les premiers sont déjà au deux tiers du chemin, les derniers ne sont pas encore arrivés à la moitié et ils semblent vouloir s’arrêter, épuisés. Elle, superbe, monte sans effort, absente et pourtant d’une présence sans pareille, ne dit mot, ne court pas et flotte sur un tapis roulant. La dernière partie du trajet est difficile, la montée est rude. L’homme navigue entre les racines, montant haut les genoux, se tirant parfois avec une corde destinée à s’aider dans la montée et à se retenir dans la descente. Il est freiné par ceux qui ont du mal à se hisser. Elle est déjà en haut, contemplant le paysage comme si de rien n’était, même pas essoufflée, sereine, majestueuse. Elle avance vers l’autre face de la montagne, là où la pente devient impraticable, se penche, jette un œil sans sourciller, puis retourne auprès des autres. Elle daigne boire un peu d’eau et est déjà prête pour la descente.

Enfin, l’ensemble du groupe se prépare à redescendre. Ce sont les moins aguerris qui se lancent les premiers sachant qu’il leur faudra du temps pour franchir les premiers cent mètres, arrimés à la corde qui empêche de tomber. Derrière, l’homme piétine d’impatience. Quels maladroits, pense-t-il. Il arrive à la barrière de bois dans la clôture qui met fin à la descente vertigineuse. Cinq ou six personnes attendent de pouvoir franchir un échalier d’un mètre. Il décide de passer sous le barbelé, se roule dans l’herbe, se relève et part en courant dans la descente de plusieurs kilomètres. Il ne sait pourquoi il fait cela, une impulsion qu'il n'a pas contrôlée. Il se laisse griser par le vent, la fraîcheur de l’atmosphère, l’absence de bruit. Il prend garde à mettre ses pieds sur les touffes d’herbe et il court vite, se laissant descendre sans précaution, ne regardant que vers le bas, là où les personnes qui ne sont pas montés jusqu’en haut attendent. C’est loin, mais c’est si bon de courir sans but dans une montagne ouverte sur le monde. Il s’arrête à un moment donné pour chercher celle qui est restée en bas et qui l’attend. Est-elle là ou plus bas ? Il voit alors passer la petite jeune fille qui court comme il l’a fait, l’air de rien, sautant de cailloux en cailloux, les pieds nus, ne semblant nullement souffrir. Elle va presque aussi vite que lui, mais avec une légèreté sans pareille, sans bruit, sans un souffle, glissant sur le flanc de la montagne comme une plume au gré des vents. Il l’admire. C’est un elfe qui court près de lui. Il accélère, elle flanche un peu, garde sa vitesse sans s’émouvoir. Il repart et comme il court plus vite qu’elle, il l’a rattrape, la double, la regarde ; elle sourit, ne dit rien et poursuit sa course, sûre d’elle, dans un maintien impeccable, légère et vivace. Une fois en bas, là où se trouvent les voitures, il la voit arriver, rose, comme si elle sortait de son bain, sans une ombre de transpiration et commencer à parler avec un enfant qui attendait là. Rien ne laisse supposer qu’elle vient de descendre à un train d’enfer le flanc de la montagne qui s’étire devant elle.

Le soir, au repas, il se trouve derrière elle par hasard. Il ne peut s’empêcher de lui dire son admiration. Elle sourit sans rien dire, mais partage l’amour de la course, le regarde et ses yeux pétillent d’amusement au-delà de la fracture des générations. Une étincelle se produit, elle tremble, il sent en lui un souffle nouveau, il la connaît, elle l’a également reconnu, ils se sont rencontrés dans une autre vie, laquelle, il ne sait pas, mais ce regard de reconnaissance restera à jamais marqué en lui et probablement en elle. Ce n’est pas de l’amour, non, ce n’est pas même une admiration. C’est un souffle d’humanité qui les a pris et enrobés avant de les laisser repartir chacun de leur côté. Ils se connaissaient sans s’être jamais vus, se sont reconnus dans la course qui a ouvert une parenthèse dans le cours de leur existence, rompant avec l’habitude, comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage.

07/05/2011

L'art et la madeleine de Proust

 

On retrouve dans chaque œuvre d’art que l’on aime, consciemment ou inconsciemment, le goût de cette madeleine dont parle Proust. Discrètement, elle s’y tient cachée et éveille en nous cette particule d’inconscience qui nous la fait aimer.

J’en parlais l’autre jour avec quelqu’un qui disait n’aimer que les tableaux aux couleurs chaudes. Et, de fait, il s’était attardé, dans ce vaste musée, devant une petite icône représentant l’ascension d’Elie sur un char de feu : un disque rouge symbolisait le feu (très fréquent dans l’iconographie) où se dessinait le char et son attelage, le ciel était jaune pâle, le désert plus foncé. Les personnages, trois phases de la vie d’Elie, sa méditation dans le désert, sa mort et son enlèvement, étaient de toutes les possibilités de brun clair ou foncé. Le dessin était pur et simple, d’une sûreté de main extraordinaire.

Il se mêle forcément une influence psychologique à l’appréciation d’un œuvre d’art. Pour qu’elle émeuve, il faut qu’elle nous rappelle un fait, une sensation infime dont on n’a bien souvent pas conscience.

_ Mais, il a bien fallu, me dit-il, commencer un jour par aimer quelque chose pour elle-même, pour ensuite en garder inconsciemment le plaisir et le goût.

Certainement, mais c’est parce qu’on y a éprouvé un plaisir physique. A l’origine du plaisir de l’esprit vis-à-vis d’une œuvre d’art, il y a une sensation physique de bien-être qui s’est élevé à travers une graduation de sensations de moins en moins subjectives jusqu’à un goût spirituel qui finit par paraître objectif à tout rapport matériel.

Le problème n’est pas tellement, pour l’enfant, d’éveiller ses sens, mais bien plutôt d’élever graduellement ses sensations du corps à l’esprit. Non pas lui expliquer ses sensations, mais lui donner l’occasion de les éprouver, par expérience, jusqu’au moment imprévisible de l’extase. Sans doute ne le dira-t-il pas. La pudeur des enfants ne le permet pas. Mais son œil sera plus brillant et sa joie plus vivante.

 

Entrée dans une salle de musée. Coup d’œil périphérique. Les œuvres sont mortes et je passe, regardant passivement les tableaux exposés. Dans la salle suivante, au milieu de toiles accrochées, apparaît la lumière, l’œuvre qui d’un simple coup d’œil, déclenche en moi ce souffle incontrôlable qui annonce la magie de la symbiose, comme un grand vide dans la respiration et l’absence de pensées parasites. Bien souvent, je cherche quel est cet entendement immédiat avec le tableau  et j’ai du mal à trouver quelles en sont les raisons : un jeu de lumière ou inversement son absence qui la fait évoquer avec plus de force encore,, un trait qui donne au visage ou au paysage un involontaire effet particulier, une couleur qui peut se fondre dans les autres, mais évoque sans controverse la parcelle de tremblement que l’on souhaite éprouver. Bref, tout détail infime que l’on ne peut décrire parce qu’on le saisit plus tard, dans la réflexion intime d’un ruminement de l’œuvre une fois qu’elle a échappé à votre regard. Mais souvent ce sont vers vos propres souvenirs, enfouis au fin fond de la mémoire, que se porte l’entendement, comme cette madeleine qu’évoque Proust à Combray :

« Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité ; Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

(…)

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »