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15/10/2016

Aveugles et sourds, ils vont…

Aveugles et sourds, ils vont sans savoir où, ou encore, inversement, ils s’arrêtent n’importe où. Ils portent à la main un rectangle plat, affublé de fils qui leur montent jusqu’aux oreilles. Ils le regardent sans cesse et ne voient que lui… Et rien d’autre, même pas les autres humains qu’ils croisent sans les voir. Ils ne vous entendent pas, ils n’écoutent que la musique qui déborde des petites boules qu’ils se mettent dans les oreilles. D’ailleurs, la plupart du temps, vous l’entendez alors qu’elle ne vous est pas destinée. Si vous voulez leur demander quelque chose, il faut vous mettre en travers de leur chemin, leur faire signe (encore faut-il qu’ils vous regardent) de dégager leur conduit auditif de façon à leur susurrer ce qui vous paraît important.

Le plus ennuyeux est leur absence totale de logique dans leurs déplacements et leurs arrêts. Commençons par les arrêts intempestifs, programmés par la machine suite à un rappel sonore ou visuel (oui, ça marche, car ils ont toujours le nez sur leur boitier). Dès la première sonnerie ou le premier flash, ils sursautent, se jettent sur leur écran, arrêtent leur addiction en cours pour zapper un changement non programmé. Ils s’arrêtent où ils sont, car eux, ne le savent pas, ne le voient pas, ne le sentent pas. Ils peuvent être au milieu de la chaussée, entre les voitures, dans un ascenseur où ils resteront jusqu’à la fin de leur conversation sans comprendre qu’ils montent et qu’ils descendent, ni même se souvenir où ils vont. Lorsqu’ils sont sur un trottoir, le plus souvent étroit, ils s’arrêtent au milieu et rien ne les fera bouger. Ils écoutent et ce qu’ils entendent est urgent, ils parlent et cette parole est sacrée. La queue se forme derrière eux, mais ils ne la voient pas. Quelqu’un tente de leur dire de s’écarter, mais c’est peine perdue. Enfin, un homme, plus fort que les autres, pousse la file qui contraint l’homme à s’écarter. Ils ne se rendent compte de rien, tout à leur conversation plus importante que celle d’un ministre.

Ces personnes, qui ne peuvent se déplacer qu’avec leur prothèse, atteignent le maximum de dangerosité lorsqu’ils se déplacent en regardant leur écran. Ils ne peuvent plus marcher droit, ils suivent des sinusoïdes compliquées et incalculables que vous tentez bien de prévoir, mais en vain. Si vous le croisez, vous arrivez à deviner plus ou moins sa tendance, droite ou gauche. Mais si vous le doublez, c’est autrement plus complexe. Vous esquissez un doublement par la droite, il bifurque à droite, vous changez et commencez un dépassement en pleine voie, et le voilà qui redresse et part en travers là où vous voulez aller. Vous finissez par le pousser fortement, mais ce n’est pas grave, il ne s’en rend pas compte.

– Mais qu’a-t-il donc ce petit rectangle ?
– Je suis en communication avec le monde !
– Malheureux, vous avez rompu toute conversation avec l’autre, votre voisin.
– Peu importe, je suis dans mon monde qui n’est pas le vôtre
Je communique, donc je suis !

13/10/2013

Première prise de fumée

Il y a des souvenirs corporels qui restent même si l’on en oublie les circonstances. Ainsi, lisant un livre où l’auteur évoque sa première cigarette, il se souvint de sa « première prise de fumée ». Au moulin, comme ils avaient coutume d’appeler le lieu de leurs ébats, on trouvait de nombreux sureaux dans la haie de séparation avec le voisin. Vous connaissez ces petits arbustes de bois souple et léger qui produisent des fleurs blanches et odorantes, puis des fruits noirs en grappes serrés.  Des fleurs, on peut faire des beignets au parfum sublime. Des fruits, on extrait de la gelée ou du sirop. Du bois, on tire d’excellentes cigarettes s’il est suffisamment sec. Ils ne le savaient pas. Un enfant du pays leur révéla l’intérêt de ces branches séchées et leur montra comment tirer au travers de ce tube pour fumer élégamment et tousser au mieux.

L’initiation faite, ils firent des provisions de branches de sureau, droites et grosses comme des cigares de la Havane. Ils les firent sécher à l’abri des regards des parents et quelques jours plus tard, prirent une après-midi pour fumer, comme les adultes prennent une heure ou deux dans un bistrot pour déguster un bon vin. Ils avaient dérobés dans la cuisine une boite d’allumettes. L’ainé s’essaya le premier à cette tâche nouvelle : tirer sur un morceau de bois pour en extraire une fumée foncée et lourde qui le fit immanquablement tousser. Qu’à cela ne tienne ! Tous voulurent s’éprouver. Les yeux piquants de cette fumée acide, les lèvres imprégnées de poussière de bois coupé, les poumons enflammés par cette vigueur bizarre qui leur faisait croire qu’ils goûtaient la drogue du diable, ils riaient et parlaient forts sous l’emprise de cette nouvelle addiction.

Ce n’était qu’une illusion qui avait le charme du prohibé. Pendant une année, ils se réservèrent des après-midis au fond du petit bois, à l’abri des regards soupçonneux, pour fumer à loisir. Ils en ressortaient fatigués, avec un mal de cœur obligatoire, mais heureux bien sûr de s’essayer à l’interdit.