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17/12/2016

Une porte

Une porte est un passage entre deux mondes, celui que l’on connaît et un autre, inconnu avant de la franchir. Elle peut n’être faite que de brindilles séchées ou de chêne épais, ou même renforcée de ferrures, la porte reste un mystère, car elle cache ce deuxième monde, que l’on ne voit que lorsque la porte est ouverte.

Les grands se cachent derrière leur porte et la font garder. Nul ne sait ce qu’ils font et ce qu’ils vivent derrière. Les rois n’ouvrent jamais une porte. Elle leur est ouverte. Ils peuvent parfois saluer d’un signe de tête l’homme qui tourna la poignée et fit faire un quart de tour à la cloison. Mais le plus souvent ils passent sans s’en rendre compte d’un monde à l’autre sans qu’ils y trouvent le changement. C’est pourquoi les rois disposent d’une continuité de pouvoir que les autres humains n’ont pas. Pour eux, il n’y a pas de mystère. Notons qu’il en est de même des malheureux qui n’ont, eux, pas de porte. Ils errent dans le monde sans pouvoir en trouver d’autres, ils portent leur misère sur le dos et restent à leurs côtés, car elle est leur seule richesse.

Les autres humains, ces hommes et femmes normaux, sachant se servir de leur poigne pour faire faire un quart de tour à un rond de porcelaine ou à un levier rigide, usent et abusent de cette faculté notoire : passer d’un monde à l’autre sans savoir ce qui se trouve de l’autre côté. Il peut leur arriver d’étranges choses : trouver un cadavre fraîchement expédié, ouvrir sur une femme faisant sa toilette, surprendre un enfant les doigts pleins de confiture. C’est toujours un choc que cette rencontre avec l’inconnu.

Alors certains n’osent ouvrir, ils entrebâillent. Ils jettent un œil sur la partie visible de l’inconnu, croît connaître l’autre partie, entrent d’un pas assuré pour tomber dans un inconnu qui les surprend. Les plus malins n’entrent pas, ils ne passent que la tête. Certaines finissent au panier, guillotinées de surprise, les yeux ouverts sur l’inconnu pour toujours. D’autres enfin ne mettent que le pied dans cet entrebâillement, n’osant tirer plus en arrière la cloison, mais n’ayant pas non plus la force de la refermer, par faiblesse sans nul doute.

La mémoire reste un argument essentiel pour ce passage. La plupart connaissent ce qui se trouve au-delà de la ligne de la porte lorsqu’elle est fermée. Ils ne regardent même pas, ils poursuivent leur rêve ou leur dialogue mental et ne vivent ainsi qu’une vie, bien triste parce que toujours la même. Seuls quelques curieux, distraits, innocents ou éclairés, savourent cet instant où, la clenche cédant, l’inconnu se dévoile auréolé de sa splendeur occulte, voilée aux yeux des passants peu curieux qui restent du côté de la vie, refusant de plonger dans l’inconnu. À peine ouverte, la porte crée l’aspiration. Ils sont projetés de l’autre côté de la frontière, muets d’étonnement, sourds aux injonctions du passé encore présent, les bras tendus vers l’inconnu, aveuglés de déraison qui leur chatouille les idées. Nombreux sont ceux qui ne s’en remettent pas. Certains se figent sur la ligne, n’osant aller plus avant ; d’autres tombent de saisissement, les deux pieds dans le même sabot, peu entrent en majesté ou alors les yeux fermés. Ils retardent l’instant où l’inconnu se dévoile. Les écaillent tombent des globes oculaires, un jour nouveau apparaît, la vie nouvelle s’offre à eux, ils sont légers, neufs et nus devant le spectacle de la nouveauté.

Alfred de Musset, ce grand voyant devant l’éternel, avait raison de proclamer qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Quand on est chez soi, on est dans la rue, dit la marquise. Oui, seuls les rois et les indigents n’ont pas de chez eux !

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