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17/10/2018

Ephistole Tecque (11)

N’allez cependant pas croire que Monsieur Tecque ne connut pas, ou n’ait pas connu, de plaisirs plus subtils dans l’échelle des sensations indirectes, des plaisirs mettant en jeu non seulement une certaine participation de la nature de l’être, mais également une technique appropriée impliquant un apprentissage poussé. Il en avait puisé toute la joie par ce constant effort de découverte et de mécanisation qu’ils impliquaient, avec une patience et une volonté à toute épreuve. Mais le jour où cette tension de l’être tout entier avait abouti, était arrivée à ce but tant souhaité, le plaisir c’était évanoui, volatilisé, sans même qu’il ait eu le temps d’y goûter et tous ces efforts lui avaient paru d’une vaine utilité.

Il avait pendant quelque temps  tenté de mettre au point une occupation raffinée, au plaisir impalpable, demandant une égale tension du corps et de l’esprit, une domination absolue de ses gestes depuis le contrôle du réflexe jusqu’à la mobilité consciente de chaque doigt par rapport à l’autre. L’idée lui en était venue un matin, quand après s’être rasé et lavé, après avoir bu une tasse de thé fade, il s’était habillé devant l’armoire à glace de sa chambre qui occupait une partie du pan de mur situé à gauche de la porte en entrant. Il s’habillait, encore un peu engourdi par le sommeil malgré le contact de l’eau chaude, ou plutôt tiède, qu’il récupérait en un mince filet au bout du robinet à pastille rouge et regardait ses doigts courir de bouton en bouton pour fermer prestement sa chemise, quand, par hasard, à la suite d’une erreur dans ce travail inconscient, il constata que voulant régler le mouvement de sa main dans la glace, il était incapable de passer le bouton dans la boutonnière. Il cherchait désespérément à placer le pouce sur le biais du bouton et à y exercer une pression tandis que l’index et le majeur s’entrouvraient légèrement pour permettre son passage sans toutefois entraîner avec lui l’étoffe où était bâtie la boutonnière. Une telle mésaventure vous est bien arrivée un jour ou l’autre, à la suite d’un dérèglement de vos gestes habituels pour lesquels vous aviez perdu l’habitude de réfléchir. Vous avez été profondément déçu de ne pouvoir aussitôt, par l’emploi de votre intelligence, résoudre une difficulté que l’automatisme vous avait cachée. Je vous ai vu d’ailleurs hésiter quelques secondes pour lacer convenablement une de vos chaussures après avoir été bousculé en pleine rue par une bande de gamins courant après un chien, bien que vous ayez pris la peine pour vous faciliter la tâche qui semblait plus difficile sous le choc de l’énervement, de poser votre pied sur un banc suffisamment haut. Amusé par cette constatation insolite, Ephistole avait décidé au cours du trajet de sa chambre au bureau, d’inaugurer un divertissement consistant à s’habiller devant la glace sans jamais jeter un coup d’œil sur la véritable dispersion dans l’espace de ses vêtements et de ses membres, c’est-à-dire de ne considérer ses mouvements que par symétrie à la réalité. Difficile apprentissage qui l’obligea pendant un temps à se laver quelques minutes plus tôt, mais qui eût l’avantage de lui interdire ce demi-sommeil qui succédait aux premiers pas en dehors du lit jusqu’à l’instant où il posait le pied sur le palier obscur au-delà de la porte close de sa chambre.

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