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18/08/2017

Les confitures

Il y a deux jours, la fièvre culinaire s’empara de certains d’entre nous. Nous avions été invités à récolter les prunes d’un jardin du voisinage, tellement nombreuses qu’elles formaient un tapis de billes digne des garderies d’enfants des grandes surfaces. En cinq minutes, plus d’une dizaine de kilos furent ramassés, enfournés dans la voiture et ramenés à la maison. Les enfants en avaient mangé bien sûr. Ils s’étaient exclamés qu’elles étaient trop acides, frissonnant comme des phoques avant de les recracher en douce derrière un arbre. Les adultes n’y attachèrent que peu d’importance. On ne laisse pas tomber une telle aubaine sous le prétexte que les prunes sont acides. Mais germa dans l’esprit de certains l’idée de faire des confitures plutôt que de les manger telles quelles.

– A-t-on le temps ? Il était 6h du soir.

– C’est une affaire d’une heure maximum, précise l’un d’entre nous.

Sitôt dit, sitôt fait. Le partage des tâches fut organisé. L’un trie les prunes, car de nombreux fruits sont verts et acides, donc sans intérêt culinaire. Une à une, elles sont soupesées, admirées ou rejetées, selon sa souplesse au toucher. L’autre les dénoyaute. Quelle merveille que de prendre le fruit juteux et de l’ouvrir avec son couteau. La chair dorée résiste, attachée autour du noyau qui se révèle soudain d’un crissement de la lame qu’il faut reprendre à son compte et prolonger jusqu’à ce que le jus et les filaments de chair se détachent de l’origine et se perdent dans la marmite dont l’odeur devient de plus en plus tenace. Les ongles, les doigts, les bras même, sont couverts de chair sucrée, glissante et belle comme une robe de mariée. Tiens, une guêpe vient reconnaître ce qu’elle a humé de loin. Non, c’est interdit, sinon nous allons être envahis. Docile, elle s’éloigne, on ne la reverra plus.

Trois quarts d’heure plus tard, il ne reste rien dans le panier des prunes triées. Trois récipients sont à manipuler : la marmite aux trésors olfactifs, le plat creux où errent les noyaux devenus veufs, la caisse de prunes non employées parce que pas assez mûres. La première est mise sous le feu. L’alchimie commence. Comment ce brouet peu agréable à regarder va devenir une confiture à tartiner une tranche de pain devenue divine ? Ah, c’est vrai ! Il faut ajouter du sucre, autant de mélasse que de chair. Et pourtant cela ne double pas le volume. On remue doucement cette boue dans laquelle les mains se sont lavées, on se lèche les doigts, on se sent confits dans le sucre, submergés d’odeurs doucereuses et l’on rêve au geste de la guêpe, sucer délicatement du bout de ses lèvres pulpeuses, le jus intime des prunes comme la substance mystique qui ouvre les portes du paradis.

Cela fait maintenant une demi-heure que l’on tourne avec assiduité le brouet qui a pris entre-temps une couleur cuivrée et dont les vapeurs enchantent les narines. Cela semble cuit. « Mais non ! », rétorque l’autre. Elle est encore trop liquide. Le bras s’ankylose, la vue se brouille, les pieds traînent. « On va tourner encore longtemps », dit la petite, venue voir la confiture. Enfin, cela est à point. J’oubliais. Le troisième personnage de la pièce était en charge de préparer les bocaux. Nettoyage, essuyage, séchage des verres et des couvercles. Ils sont maintenant étalés en rang d’oignons prêts à recevoir le nectar coulant du bec de la casserole. Surtout ne pas goûter, on y laisserait le doigt, brûlé jusqu’au sang par la pulpe chatoyante, mais trop chaude. Premier bocal plein, puis le second, puis le troisième. Il y en a neuf, bien alignés, d’une couleur prune bien sûr. On les retourne après avoir bien fixé le couvercle. On les regarde, on s’extasie, on en approche les narines. Que ces bocaux sentent bon, même fermés. Les odeurs restent en nuages invisibles au-dessus de la table. Mettre un peu d’ordre tout de même ! dit avec un sourire l’aînée. Et chacun de prendre son ustensile, de le passer sous l’eau, de lui adjoindre la lessive, de faire mousser le fond jusqu’à ce qu’il devienne brillant de propreté, de l'essuyer et de le ranger dans le buffet. La cuisine est redevenue morne. Elle a besoin de repos après ce remue-ménage. Nous aussi ! Il est dix heures trente du soir. Ce fut plus long que prévu. Mais quelle excitation ! Oui, nous avons bien mérité un petit repos. Après un dernier coup d’œil aux pots étalés sur la table, nous éteignons et montons tout droit nous coucher.

La nuit fut peuplée d’odeurs, de goûts, de caresses collantes, d’éclatements des bulles sorties de la casserole. Un vrai feu d’artifice qui nous obligea  à nous lever tôt le matin pour venir voir le résultat de notre travail. Oui, la confiture fut une passion d’un jour qui restera dans les mémoires comme un jeu ensorcelant et collant.

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